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Vol de Nuit, XIV

XIV

La femme de Fabien téléphona.

La nuit de chaque retour elle calculait la marche du courrier de Patagonie : « Il décolle de Trelew... » Puis se rendormait. Un peu plus tard : « Il doit approcher de San Antonio, il doit voir ses lumières... » Alors elle se levait, écartait les rideaux, et jugeait le ciel : « Tous ces nuages le gênent... » Parfois la lune se promenait comme un berger. Alors la jeune femme se recouchait, rassurée par cette lune et ces étoiles, ces milliers de présences autour de son mari. Vers une heure, elle le sentait proche : « Il ne doit plus être bien loin, il doit voir Buenos Aires... » Alors, elle se levait encore, et lui préparait un repas, un café bien chaud : « Il fait si froid, là-haut... » Elle le recevait toujours, comme s'il descendait d'un sommet de neige : « Tu n'as pas froid? — Mais non! — Réchauffe-toi quand même... » Vers une heure et quart tout était prêt. Alors elle téléphonait.

Cette nuit, comme les autres, elle s'informa :

— Fabien a-t-il atterri?

Le secrétaire qui l'écoutait se troubla un peu :

— Qui parle?

— Simone Fabien.

— Ah! une minute...

Le secrétaire, n'osant rien dire, passa l'écouteur au chef de bureau.

— Qui est là?

— Simone Fabien.

— Ah!... que désirez-vous, Madame?

— Mon mari a-t-il atterri?

Il y eut un silence qui dut paraître inexplicable, puis on répondit simplement :

— Non.

— Il a du retard?

— Oui...

Il y eut un nouveau silence.

— Oui... du retard.

— Ah!...

C'était un « Ah! » de chair blessée. Un retard ce n'est rien... ce n'est rien... mais quand il se prolonge...

— Ah!... Et à quelle heure sera-t-il ici?

— A quelle heure il sera ici? Nous... Nous ne savons pas.

Elle se heurtait maintenant à un mur. Elle n'obtenait que l'écho même de ses questions.

— Je vous en prie, répondez-moi! Où se trouve-t-il?...

Cette inertie lui faisait mal. Il se passait quelque chose, là, derrière ce mur.

On se décida :

— Il a décollé de Commodoro à dix-neuf heures trente.

— Et depuis?

— Depuis?... Très retardé... Très retardé par le mauvais temps...

— Ah! Le mauvais temps...

Quelle injustice, quelle fourberie dans cette lune étalée là, oisive, sur Buenos Aires! La jeune femme se rappela soudain qu'il fallait deux heures à peine pour se rendre de Commodoro à Trelew.

— Et il vole depuis six heures vers Trelew! Mais il vous envoie des messages! Mais que dit-il?...

— Ce qu'il nous dit? Naturellement par un temps pareil... vous comprenez bien... ses messages ne s'entendent pas.

— Un temps pareil!

— Alors, c'est convenu, Madame, nous vous téléphonons dès que nous savons quelque chose.

— Ah! vous ne savez rien...

— Au revoir, Madame...

— Non! non! Je veux parler au Directeur!

— M. le Directeur est très occupé, Madame, il est en conférence...

— Ah! ça m'est égal! Ça m'est bien égal! Je veux lui parler!

Le chef de bureau s'épongea :

— Une minute...

Il poussa la porte de Rivière :

— C'est Mme Fabien qui veut vous parler.

« Voilà, pensa Rivière, voilà ce que je craignais. » Les éléments affectifs du drame commençaient à se montrer. Il pensa d'abord les récuser : les mères et les femmes n'entrent pas dans les salles d'opération. On fait taire l'émotion aussi sur les navires en danger. Elle n'aide pas à sauver les hommes. Il accepta pourtant :

— Branchez sur mon bureau.

Il écouta cette petite voix lointaine, tremblante, et tout de suite il sut qu'il ne pourrait pas lui répondre. Ce serait stérile, infiniment, pour tous les deux, de s'affronter.

— Madame, je vous en prie, calmez-vous! Il est si fréquent, dans notre métier, d'attendre longtemps des nouvelles.

Il était parvenu à cette frontière où se pose, non le problème d'une petite détresse particulière, mais celui-là même de l'action. En face de Rivière se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie. Rivière ne pouvait qu'écouter, que plaindre cette petite voix, ce chant tellement triste, mais ennemi. Car ni l'action, ni le bonheur individuel n'admettent le partage : ils sont en conflit. Cette femme parlait elle aussi au nom d'un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. Celui d'une clarté de lampe sur la table du soir, d'une chair qui réclamait sa chair, d'une patrie d'espoirs, de tendresses, de souvenirs. Elle exigeait son bien et elle avait raison. Et lui aussi, Rivière, avait raison, mais il ne pouvait rien opposer à la vérité de cette femme. Il découvrait sa propre vérité, à la lumière d'une humble lampe domestique, inexprimable et inhumaine.

— Madame...

Elle n'écoutait plus. Elle était retombée, presque à ses pieds, lui semblait-il, ayant usé ses faibles poings contre le mur.

* * *

Un ingénieur avait dit un jour à Rivière, comme ils se penchaient sur un blessé, auprès d'un pont en construction : « Ce pont vaut-il le prix d'un visage écrasé? » Pas un des paysans, à qui cette route était ouverte, n'eût accepté, pour s'épargner un détour par le pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. Et pourtant l'on bâtit des ponts. L'ingénieur avait ajouté : « L'intérêt général est formé des intérêts particuliers : il ne justifie rien de plus. » — « Et, pourtant, lui avait répondu plus tard Rivière, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine... Mais quoi? »

Et Rivière, songeant à l'équipage, eut le coeur serré. L'action, même celle de construire un pont, brise des bonheurs; Rivière ne pouvait plus ne pas se demander : « Au nom de quoi? »

« Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-être disparaître, auraient pu vivre heureux. » Il voyait des visages penchés dans le sanctuaire d'or des lampes du soir. « Au nom de quoi les en ai-je tirés? » Au nom de quoi les a-t-il arrachés au bonheur individuel? La première loi n'est-elle pas de protéger ces bonheurs-là? Mais lui-même les brise. Et pourtant un jour, fatalement, s'évanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La vieillesse et la mort les détruisent, plus impitoyables que lui-même. Il existe peut-être quelque chose d'autre à sauver et de plus durable; peut-être est-ce à sauver cette part-là de l'homme que Rivière travaille? Sinon l'action ne se justifie pas.

* * *

« Aimer, aimer seulement, quelle impasse! » Rivière eut l'obscur sentiment d'un devoir plus grand que celui d'aimer. Ou bien il s'agissait aussi d'une tendresse, mais si différente des autres. Une phrase lui revint : « Il s'agit de les rendre éternels... » Où avait-il lu cela? « Ce que vous poursuivez en vous-même meurt. » Il revit un temple au dieu du soleil des anciens Incas du Pérou. Ces pierres droites sur la montagne. Que resterait-il, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids de ses pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un remords? « Au nom de quelle dureté, ou de quel étrange amour, le conducteur de peuples d'autrefois, contraignant ses foules à tirer ce temple sur la montagne, leur imposa-t-il donc de dresser leur éternité? » Rivière revit encore en songe les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque à musique : « Cette sorte de bonheur, ce harnais... » pensa-t-il. Le conducteur de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-être pas pitié de la souffrance de l'homme, eut pitié, immensément, de sa mort. Non de sa mort individuelle, mais pitié de l'espèce qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le désert.

XIV XIV XIV XIV XIV

La femme de Fabien téléphona. Fabien's wife phoned.

La nuit de chaque retour elle calculait la marche du courrier de Patagonie : « Il décolle de Trelew... » Puis se rendormait. On the night of each return journey, she would calculate the route of the Patagonian mail: "It's taking off from Trelew...". Then she'd go back to sleep. Un peu plus tard : « Il doit approcher de San Antonio, il doit voir ses lumières... » Alors elle se levait, écartait les rideaux, et jugeait le ciel : « Tous ces nuages le gênent... » Parfois la lune se promenait comme un berger. A little later: "He must be approaching San Antonio, he must see its lights..." Then she'd get up, part the curtains, and judge the sky: "All these clouds are bothering him..." Sometimes the moon would wander out like a shepherd. Alors la jeune femme se recouchait, rassurée par cette lune et ces étoiles, ces milliers de présences autour de son mari. So the young woman went back to bed, reassured by the moon and stars, the thousands of people around her husband. Vers une heure, elle le sentait proche : « Il ne doit plus être bien loin, il doit voir Buenos Aires... » Alors, elle se levait encore, et lui préparait un repas, un café bien chaud : « Il fait si froid, là-haut... » Elle le recevait toujours, comme s'il descendait d'un sommet de neige : « Tu n'as pas froid? Around one o'clock, she could feel him approaching: "He can't be far now, he must be seeing Buenos Aires..." Then she'd get up again, and fix him a meal, a hot cup of coffee: "It's so cold up there..." She always greeted him as if he were coming down from a snowy peak: "Aren't you cold? — Mais non! — Réchauffe-toi quand même... » Vers une heure et quart tout était prêt. - Warm up anyway..." By a quarter past one, everything was ready. Alors elle téléphonait. So she phoned.

Cette nuit, comme les autres, elle s'informa : Nessa noite, como em todas as outras, ela perguntou:

— Fabien a-t-il atterri? - Has Fabien landed? - O Fabien já aterrou?

Le secrétaire qui l'écoutait se troubla un peu : The secretary who was listening to him became a little confused: A secretária, que o estava a ouvir, ficou um pouco confusa:

— Qui parle? - Quem está a falar?

— Simone Fabien. - Simone Fabien.

— Ah! une minute...

Le secrétaire, n'osant rien dire, passa l'écouteur au chef de bureau. A secretária, sem se atrever a dizer nada, passou o auscultador ao chefe de escritório.

— Qui est là?

— Simone Fabien.

— Ah!... que désirez-vous, Madame? O que é que deseja, minha senhora?

— Mon mari a-t-il atterri? - O meu marido já aterrou?

Il y eut un silence qui dut paraître inexplicable, puis on répondit simplement : There was a silence that must have seemed inexplicable, and then came the simple reply: Houve um silêncio que deve ter parecido inexplicável, e depois veio a resposta simples:

— Non.

— Il a du retard? - Ele está atrasado?

— Oui...

Il y eut un nouveau silence.

— Oui... du retard. - Sim... tarde.

— Ah!...

C'était un « Ah! » de chair blessée. "of wounded flesh. "de carne ferida. Un retard ce n'est rien... ce n'est rien... mais quand il se prolonge... Um atraso não é nada... não é nada... mas quando é prolongado...

— Ah!... Et à quelle heure sera-t-il ici? E a que horas é que ele chega?

— A quelle heure il sera ici? Nous... Nous ne savons pas.

Elle se heurtait maintenant à un mur. She was now hitting a wall. Agora estava encostada a uma parede. Elle n'obtenait que l'écho même de ses questions. All she got was the very echo of her questions.

— Je vous en prie, répondez-moi! - Por favor, responda-me! Où se trouve-t-il?... Where is he?...

Cette inertie lui faisait mal. This inertia hurt him. Il se passait quelque chose, là, derrière ce mur. Something was going on, there, behind that wall.

On se décida : We decided:

— Il a décollé de Commodoro à dix-neuf heures trente. - Descolou de Commodoro às 19:30.

— Et depuis?

— Depuis?... Très retardé... Très retardé par le mauvais temps...

— Ah! Le mauvais temps...

Quelle injustice, quelle fourberie dans cette lune étalée là, oisive, sur Buenos Aires! What injustice, what deceit in that moon lying idle over Buenos Aires! La jeune femme se rappela soudain qu'il fallait deux heures à peine pour se rendre de Commodoro à Trelew. The young woman suddenly remembered that it took just two hours to get from Commodoro to Trelew.

— Et il vole depuis six heures vers Trelew! - E ele está a voar para Trelew há seis horas! Mais il vous envoie des messages! But he sends you messages! Mais que dit-il?... But what does he say?... Mas o que é que ele está a dizer?

— Ce qu'il nous dit? "What does he tell us?" Naturellement par un temps pareil... vous comprenez bien... ses messages ne s'entendent pas. Of course in such weather...you understand...his messages don't get through. Naturalmente, com este tempo... compreende-se... que as suas mensagens não sejam ouvidas.

— Un temps pareil! - Weather like this! - Um tempo como este!

— Alors, c'est convenu, Madame, nous vous téléphonons dès que nous savons quelque chose. - So, it's agreed, Madame, we'll call you as soon as we know something. - Portanto, está combinado, Senhora Deputada, telefonar-lhe-emos assim que soubermos alguma coisa.

— Ah! vous ne savez rien...

— Au revoir, Madame...

— Non! non! Je veux parler au Directeur!

— M. le Directeur est très occupé, Madame, il est en conférence...

— Ah! ça m'est égal! I don't care! Ça m'est bien égal! It makes no difference! Je veux lui parler!

Le chef de bureau s'épongea : The office manager mopped up: O diretor do escritório limpou-se com uma esponja:

— Une minute...

Il poussa la porte de Rivière : He pushed open Rivière's door: Abriu a porta de Rivière:

— C'est Mme Fabien qui veut vous parler.

« Voilà, pensa Rivière, voilà ce que je craignais. Aí está", pensou Rivière, "era disso que eu tinha medo. » Les éléments affectifs du drame commençaient à se montrer. "The emotional elements of the drama were beginning to show. "Os elementos emocionais do drama estavam a começar a aparecer. Il pensa d'abord les récuser : les mères et les femmes n'entrent pas dans les salles d'opération. At first, he thought of turning them away: mothers and wives don't go into operating theatres. No início, pensou que podia recusá-las: as mães e as esposas não entram nos blocos operatórios. On fait taire l'émotion aussi sur les navires en danger. Emotion is also silenced on ships in danger. As emoções também estão a ser silenciadas quando se trata de navios em perigo. Elle n'aide pas à sauver les hommes. Il accepta pourtant : Mas ele aceitou:

— Branchez sur mon bureau. - Plug into my desk. - Ligar à minha secretária.

Il écouta cette petite voix lointaine, tremblante, et tout de suite il sut qu'il ne pourrait pas lui répondre. Ele ouviu aquela voz pequena, distante e trémula, e soube imediatamente que não podia responder-lhe. Ce serait stérile, infiniment, pour tous les deux, de s'affronter. It would be infinitely sterile for both of us to confront each other. Seria infinitamente estéril para ambos confrontarmo-nos.

— Madame, je vous en prie, calmez-vous! - Senhora, por favor, acalme-se! Il est si fréquent, dans notre métier, d'attendre longtemps des nouvelles. É muito comum na nossa profissão ter de esperar muito tempo por notícias.

Il était parvenu à cette frontière où se pose, non le problème d'une petite détresse particulière, mais celui-là même de l'action. He had arrived at this frontier where the problem arises, not of a little particular distress, but that of action itself. Chegou a essa fronteira em que o problema não é uma pequena angústia particular, mas uma ação. En face de Rivière se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie. Opposite Rivière stood, not Fabien's wife, but another sense of life. Em frente de Rivière estava, não a mulher de Fabien, mas um outro sentido da vida. Rivière ne pouvait qu'écouter, que plaindre cette petite voix, ce chant tellement triste, mais ennemi. Rivière could only listen, only feel sorry for this little voice, this song so sad, but hostile. Rivière só podia ouvir, só podia ter pena desta vozinha, desta canção tão triste, mas inimiga. Car ni l'action, ni le bonheur individuel n'admettent le partage : ils sont en conflit. For neither action nor individual happiness admits of sharing: they are in conflict. Porque nem a ação nem a felicidade individual permitem a partilha: estão em conflito. Cette femme parlait elle aussi au nom d'un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. This woman also spoke in the name of an absolute world and its duties and rights. Esta mulher também falou em nome de um mundo absoluto e dos seus deveres e direitos. Celui d'une clarté de lampe sur la table du soir, d'une chair qui réclamait sa chair, d'une patrie d'espoirs, de tendresses, de souvenirs. That of the light of a lamp on the evening table, of flesh reclaiming its flesh, of a homeland of hopes, tenderness and memories. O da luz de uma lâmpada na mesa de cabeceira, o da carne que clama por carne, o de uma pátria de esperanças, de ternura e de recordações. Elle exigeait son bien et elle avait raison. She demanded what was hers, and she was right. Ela exigiu o que era dela e tinha razão. Et lui aussi, Rivière, avait raison, mais il ne pouvait rien opposer à la vérité de cette femme. And he too, Rivière, was right, but he could oppose nothing to this woman's truth. E também ele, Rivière, tinha razão, mas não podia fazer nada contra a verdade da mulher. Il découvrait sa propre vérité, à la lumière d'une humble lampe domestique, inexprimable et inhumaine. He was discovering his own truth, by the light of a humble domestic lamp, inexpressible and inhuman. Estava a descobrir a sua própria verdade, à luz de uma humilde lâmpada doméstica, inexprimível e inumana.

— Madame... - Senhora...

Elle n'écoutait plus. Ela já não estava a ouvir. Elle était retombée, presque à ses pieds, lui semblait-il, ayant usé ses faibles poings contre le mur. She had fallen back, almost to her feet, it seemed to him, having worn down her feeble fists against the wall. Ella había caído de espaldas, casi de pie, le pareció a él, tras haber desgastado sus débiles puños contra la pared. Ela tinha caído para trás, quase de pé, pareceu-lhe, depois de ter batido com os seus fracos punhos contra a parede.

* * * * * *

Un ingénieur avait dit un jour à Rivière, comme ils se penchaient sur un blessé, auprès d'un pont en construction : « Ce pont vaut-il le prix d'un visage écrasé? An engineer had once said to Riviere, as they were leaning over a wounded man near a bridge under construction: "Is this bridge worth the price of a crushed face?" Um engenheiro disse um dia a Rivière, enquanto se debruçavam sobre um ferido ao lado de uma ponte em construção: "Esta ponte vale o preço de uma cara esmagada? » Pas un des paysans, à qui cette route était ouverte, n'eût accepté, pour s'épargner un détour par le pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. "Not one of the peasants, to whom this road was open, would have agreed to mutilate this appalling face in order to save himself a detour to the next bridge. "Nenhum dos camponeses a quem esta estrada estava aberta teria concordado em mutilar este rosto horrível para se poupar a um desvio para a ponte seguinte. Et pourtant l'on bâtit des ponts. And yet bridges are being built. E, no entanto, estão a ser construídas pontes. L'ingénieur avait ajouté : « L'intérêt général est formé des intérêts particuliers : il ne justifie rien de plus. The engineer had added: “The general interest is made up of particular interests: it justifies nothing more. O engenheiro acrescentou: "O interesse geral é constituído por interesses individuais: não justifica mais nada. » — « Et, pourtant, lui avait répondu plus tard Rivière, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine... Mais quoi? E no entanto", respondeu Rivière mais tarde, "se a vida humana não tem preço, agimos sempre como se houvesse algo mais valioso do que a vida humana... Mas o quê? » "

Et Rivière, songeant à l'équipage, eut le coeur serré. And Rivière's heart sank as he thought of the crew. E o coração de Rivière afundou-se ao pensar na tripulação. L'action, même celle de construire un pont, brise des bonheurs; Rivière ne pouvait plus ne pas se demander : « Au nom de quoi? Action, even that of building a bridge, shatters happiness; Rivière could no longer avoid asking himself: "In the name of what? A ação, mesmo a de construir uma ponte, destrói a felicidade; Rivière já não pode deixar de se perguntar: "Em nome de quê? »

« Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-être disparaître, auraient pu vivre heureux. These men," he thought, "who may soon disappear, could have lived happily ever after. Estes homens", pensou, "que se calhar vão desaparecer, podiam ter vivido felizes para sempre. » Il voyait des visages penchés dans le sanctuaire d'or des lampes du soir. "He saw faces bent in the golden sanctuary of the evening lamps. "Viu rostos curvados no santuário dourado das lâmpadas da noite. « Au nom de quoi les en ai-je tirés? "Why did I pull them out? "Porque é que os tirei? » Au nom de quoi les a-t-il arrachés au bonheur individuel? "Em nome de quê é que ele os afastou da felicidade individual? La première loi n'est-elle pas de protéger ces bonheurs-là? Isn't the first law to protect such happiness? A primeira lei não é para proteger essa felicidade? Mais lui-même les brise. But he himself breaks them. Et pourtant un jour, fatalement, s'évanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La vieillesse et la mort les détruisent, plus impitoyables que lui-même. Old age and death destroy them, more merciless than himself. A velhice e a morte destroem-nos, mais impiedosos do que ele próprio. Il existe peut-être quelque chose d'autre à sauver et de plus durable; peut-être est-ce à sauver cette part-là de l'homme que Rivière travaille? Maybe there's something else to save, something more enduring; maybe it's saving this part of man that Rivière is working on? Talvez haja outra coisa a salvar, algo mais duradouro; talvez seja para salvar esta parte do homem que Rivière está a trabalhar? Sinon l'action ne se justifie pas. Caso contrário, não há justificação para a ação.

* * *

« Aimer, aimer seulement, quelle impasse! "To love, to love only, what a dead end! "Amar, amar apenas, que beco sem saída! » Rivière eut l'obscur sentiment d'un devoir plus grand que celui d'aimer. "Rivière had an obscure feeling of a greater duty than that of loving. Ou bien il s'agissait aussi d'une tendresse, mais si différente des autres. Une phrase lui revint : « Il s'agit de les rendre éternels... » Où avait-il lu cela? A phrase came back to him: "It's all about making them eternal..." Where had he read that? « Ce que vous poursuivez en vous-même meurt. "What you pursue within yourself dies. "O que perseguimos dentro de nós morre. » Il revit un temple au dieu du soleil des anciens Incas du Pérou. "He saw again a temple to the sun god of the ancient Incas of Peru. "Ele viu um templo para o deus sol dos antigos Incas no Peru. Ces pierres droites sur la montagne. Those straight stones on the mountain. Aquelas pedras rectas na montanha. Que resterait-il, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids de ses pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un remords? Without them, what would be left of a mighty civilization whose stones weighed down today's man like a remorse? Sem eles, o que restaria de uma poderosa civilização cujas pedras pesavam sobre o homem moderno como um remorso? « Au nom de quelle dureté, ou de quel étrange amour, le conducteur de peuples d'autrefois, contraignant ses foules à tirer ce temple sur la montagne, leur imposa-t-il donc de dresser leur éternité? "In the name of what hardness, or of what strange love, did the ruler of peoples of old, compelling his crowds to draw this temple on the mountain, thus impose upon them to erect their eternity? "Em nome de que dureza, ou de que estranho amor, o soberano dos povos antigos, obrigando as suas multidões a desenhar este templo na montanha, impôs-lhes que erigissem a sua eternidade? » Rivière revit encore en songe les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque à musique : « Cette sorte de bonheur, ce harnais... » pensa-t-il. "Rivière again dreamed of the small-town crowds milling around the bandstand in the evening: "That kind of happiness, that harness..." he thought. "Rivière volta a sonhar com as multidões das pequenas cidades, que se aglomeram à noite nos seus coretos: "Esta felicidade, este arnês...", pensa. Le conducteur de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-être pas pitié de la souffrance de l'homme, eut pitié, immensément, de sa mort. The ruler of peoples of old, while he may not have had pity on man's suffering, did have pity, immensely, on his death. O governante dos povos antigos pode não se ter compadecido do sofrimento do homem, mas compadeceu-se imenso da sua morte. Non de sa mort individuelle, mais pitié de l'espèce qu'effacera la mer de sable. Not his individual death, but pity for the species that the sea of sand will wipe out. Não a morte individual, mas a pena pelas espécies que o mar de areia vai eliminar. Et il menait son peuple dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le désert. And he led his people at least to erect stones, which the desert would not bury. E levou o seu povo, pelo menos, a erguer pedras que não seriam enterradas no deserto.