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MÉRIMÉE, Prosper : Colomba, MÉRIMÉE, Prosper : Colomba -chapitre III

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba -chapitre III

La nuit était belle, la lune se jouait sur les flots, le navire voguait doucement au gré d'une brise légère. Miss Lydia n'avait point envie de dormir, et ce n'était que la présence d'un profane qui l'avait empêchée de goûter ces émotions qu'en mer et par un clair de lune tout être humain éprouve quand il a deux grains de poésie dans le cœur. Lorsqu'elle jugea que le jeune lieutenant dormait sur les deux oreilles, comme un être prosaïque qu'il était, elle se leva, prit une pelisse, éveilla sa femme de chambre et monta sur le pont. Il n'y avait personne, qu'un matelot au gouvernail, lequel chantait une espèce de complainte dans le dialecte corse, sur un air sauvage et monotone. Dans le calme de la nuit, cette musique étrange avait son charme. Malheureusement miss Lydia ne comprenait pas parfaitement ce que chantait le matelot. Au milieu de beaucoup de lieux communs, un vers énergique excitait vivement sa curiosité, mais bientôt, au plus beau moment, arrivaient quelques mots de patois dont le sens lui échappait. Elle comprit pourtant qu'il était question d'un meurtre. Des imprécations contre les assassins, des menaces de vengeance, l'éloge du mort, tout cela était confondu pêle-mêle. Elle retint quelques vers; je vais essayer de les traduire:

... Ni les canons, ni les baïonnettes - n'ont fait pâlir son front, - serein sur un champ de bataille - comme un ciel d'été. - il était le faucon ami de l'aigle - miel des sables pour ses amis, - pour ses ennemis la mer en courroux. - Plus haut que le soleil, - plus doux que la lune. - Lui que les ennemis de la France - n'attendirent jamais, - des assassins de son pays - l'ont frappé pax derrière, - comme Vitiolo tua Sampiero Corso (1). *[Jamais ils n'eussent osé la regarder en face. - ... Placez sur la muraille, devant mon lit, - ma croix d'honneur bien gagnée. - Rouge en est le ruban. - Plus rouge ma chemise. - À mon fils, mon fils en lointain pays, - gardez ma croix et ma chemise sanglante. - Il y verra deux trous. Pour chaque trou, un trou dans une autre chemise. Mais la vengeance sera-t-elle faite alors? - Il me faut la main qui a tiré, - l'oeil qui a visé, - le cœur qui a pensé... » -- (1) Voyez Filippini, liv. XI, - Le nom de Vittolo est encore en exécration parmi les Corses. C'est aujourd'hui un synonyme de traître.]

Le matelot s'arrêta tout à coup.

- Pourquoi ne continuez-vous pas, mon ami? demanda miss Nevil.

Le matelot, d'un mouvement de tête, lui montra une figure qui sortait d'un grand panneau de la goëlette: c'était Orso qui venait jouir du clair de lune.

- Achevez donc votre complainte, dit Miss Lydia, elle me faisait grand plaisir.

Le matelot se pencha vers elle et dit fort bas - je ne donne le rimbecco à personne.

- Comment? le... ?

Le matelot, sans répondre, se mit à siffler.

- Je vous prends à admirer notre Méditerranée, miss Nevil, dit Orso s'avançant vers elle. Convenez qu'on ne voit point ailleurs cette lune-ci.

- Je ne la regardais pas. J'étais tout occupée à étudier le corse. Ce matelot, qui chantait une complainte des plus tragiques, s'est arrêté au plus beau moment.

Le matelot se baissa comme pour mieux lire sur la boussole, et tira rudement la pelisse de miss Nevil. Il était évident que sa complainte ne pouvait être chantée devant le lieutenant Orso.

- Que chantais-tu là, Paolo Francè? dit Orso; est-ce une ballata? un vocero (1)? Mademoiselle te comprend et voudrait entendre la fin. -- *(1) [Lorsqu'un homme est mort, particulièrement lorsqu'il a été assassiné, on place son corps sur une table, et les femmes de sa famille, à leur défaut, des amies, ou même des femmes étrangères connues pour leur talent poétique, improvisent devant un auditoire nombreux des complaintes en vers dans le dialecte du pays. On nomme ces femmes voceratrici, ou, suivant la prononciation corse, buceratrici, et la complainte s'appelle vocero, buceru, buceratu, sur ta côte orientale; ballata, sur la côte opposée. Le mot vocero, ainsi que ses dérivés vocerar, voceratrice, vient du latin vociferare. Quelquefois, plusieurs femmes improvisent tour à tour, et souvent la femme ou la fille du mort chante elle-même la complainte funèbre.]

Je l'ai oubliée, Ors' Anton', dit le matelot. Et sur-le-champ il se mit à entonner à tue-tête un cantique à la Vierge.

Miss Lydia écouta le cantique avec distraction et ne pressa pas davantage le chanteur, se promettant bien toutefois de savoir plus tard le mot de l'énigme. Mais sa femme de chambre, qui, étant de Florence, ne comprenait pas mieux que sa maîtresse le dialecte corse, était aussi curieuse de s'instruire; s'adressant à Orso avant que celle-ci pût l'avertir par un coup de coude:

- Monsieur le capitaine, dit-elle, que veut dire donner le rimbecco (1)? -- *(1) [Rimbeccare, en italien, signifie renvoyer, riposter, rejeter. Dans le dialecte corse, cela veut dire: adresser un reproche offensant et public. - On donne le rimbecco au fils d'un homme assassiné en lui disant que son père n'est pas vengé. Le rimbecco est une espèce de mise en demeure pour l'homme qui n'a pas encore lavé une injure dans le sang. - La loi génoise punissait très sévèrement l'auteur d'un rimbecco...]

- Le rimbecco! dit Orso; mais c'est faire la plus mortelle injure à un Corse: c'est lui reprocher de ne pas s'être vengé. Qui vous a parlé de rimbecco?

- C'est hier à Marseille, répondit miss Lydia avec empressement, que le patron de la goëlette s'est servi de ce mot.

- Et de qui parlait-il? demanda Orso avec vivacité.

- Oh! il nous contait une vieille histoire... du temps de... oui, je crois que c'était à propos de Vannina d'Ornano?

- La mort de Vannina, je le suppose, mademoiselle, ne vous a pas fait beaucoup aimer notre héros, le brave Sampiero?

- Mais trouvez-vous que ce soit bien héroïque?

- Son crime a pour excuse les mœurs sauvages du temps; et puis Sampiero faisait une guerre à mort aux Génois: quelle confiance auraient pu avoir en lui ses compatriotes, s'il n'avait pas puni celle qui cherchait à traiter avec Gênes?

- Vannina, dit le matelot, était partie sans la permission de son mari; Sampiero a bien fait de lui tordre le cou.

- Mais, dit miss Lydia, c'était pour sauver son mari, c'était par amour pour lui, qu'elle allait demander sa grâce aux Génois.

- Demander sa grâce, c'était l'avilir! s'écria Orso.

- Et la tuer lui-même! poursuivit miss Nevil. Quel monstre ce devait être!

- Vous savez qu'elle lui demanda comme une faveur de périr de sa main. Othello, mademoiselle, le regardez-vous aussi comme un monstre?

- Quelle différence! il était jaloux; Sampiero n'avait que de la vanité.

- Et la jalousie, n'est-ce pas aussi de la vanité? C'est la vanité de l'amour, et vous l'excuserez peut-être en faveur du motif?

Miss Lydia lui jeta un regard plein de dignité, et, s'adressant au matelot, lui demanda quand la goëlette arriverait au port.

- Après-demain, dit-il, si le vent continue.

- Je voudrais déjà voir Ajaccio, car ce navire m'excède.

Elle se leva, prit le bras de sa femme de chambre et fit quelques pas sur le tillac. Orso demeura immobile auprès du gouvernail, ne sachant s'il devait se promener avec elle ou bien cesser une conversation qui paraissait l'importuner.

- Belle fille, par le sang de la Madone! dit le matelot; si toutes les puces de mon lit lui ressemblaient, je ne me plaindrais pas d'en être mordu!

Miss Lydia entendit peut-être cet éloge naïf de sa beauté et s'en effaroucha, car elle descendit presque aussitôt dans sa chambre. Bientôt après Orso se retira de son côté. Dès qu'il eut quitté le tillac, la femme de chambre remonta, et, après avoir fait subir un interrogatoire au matelot, rapporta les renseignements suivants à sa maîtresse: la ballata interrompue par la présence d'Orso avait été composée à l'occasion de la mort du colonel della Rebbia, père du susdit, assassiné il y avait deux ans. Le matelot ne doutait pas qu'Orso ne revînt en Corse pour faire la vengeance, c'était son expression, et affirmait qu'avant peu on verrait de la viande fraîche dans le village de Pietranera. Traduction faite de ce terme national, il résultait que le seigneur Orso se proposait d'assassiner deux ou trois personnes soupçonnées d'avoir assassiné son père, lesquelles, à la vérité, avaient été recherchées en justice pour ce fait, mais s'étaient trouvées blanches comme neige, attendu qu'elles avaient dans leur manche juges, avocats, préfet et gendarmes.

- Il n'y a pas de justice en Corse, ajoutait le matelot, et je fais plus de cas d'un bon fusil que d'un conseiller à la cour royale. Quand on a un ennemi, il faut choisir entre les trois S (1). -- *(1) [Expression nationale, c'est-à-dire schioppetto, stiletto, strada, fusil, stylet, fuite.]

Ces renseignements intéressants changèrent d'une façon notable les manières et les dispositions de miss Lydia à l'égard du lieutenant della Rebbia. Dès ce moment il était devenu un personnage aux yeux de la romanesque Anglaise. Maintenant cet air d'insouciance, ce ton de franchise et de bonne humeur, qui d'abord l'avaient prévenue défavorablement, devenaient pour elle un mérite de plus, car c'était la profonde dissimulation d'une âme énergique, qui ne laisse percer à l'extérieur aucun des sentiments qu'elle renferme. Orso lui parut une espèce de Fiesque, cachant de vastes desseins sous une apparence de légèreté; et, quoiqu'il soit moins beau de tuer quelques coquins que de délivrer sa patrie, cependant une belle vengeance est belle; et d'ailleurs les femmes aiment assez qu'un héros ne soit pas homme politique. Alors seulement miss Nevil remarqua que le jeune lieutenant avait de fort grands yeux, des dents blanches, une taille élégante, de l'éducation et quelque usage du monde. Elle lui parla souvent dans la journée suivante, et sa conversation l'intéressa. Il fut longuement questionné sur son pays, et il en parlait bien. La Corse, qu'il avait quittée fort jeune, d'abord pour aller au collège, puis à l'école militaire, était restée dans son esprit parée de couleurs poétiques. Il s'animait en parlant de ses montagnes, de ses forêts, des coutumes originales de ses habitants. Comme on peut le penser, le mot de vengeance se présenta plus d'une fois dans ses récits, car il est impossible de parler des Corses sans attaquer ou sans justifier leur passion proverbiale. Orso surprit un peu miss Nevil en condamnant d'une manière générale les haines interminables de ses compatriotes. Chez les paysans, toutefois, il cherchait à les excuser, et prétendait que la vendette est le duel des pauvres. « Cela est si vrai, disait-il, qu'on ne s'assassine qu'après un défi en règle. « Garde-toi, je me garde, » telles sont les paroles sacramentelles qu'échangent deux ennemis avant de se tendre des embuscades l'un à l'autre. Il y a plus d'assassinats chez nous, ajoutait-il, que partout ailleurs; mais jamais vous ne trouverez une cause ignoble à ces crimes. Nous avons, il est vrai, beaucoup de meurtriers, mais pas un voleur. Lorsqu'il prononçait les mots de vengeance et de meurtre, miss Lydia le regardait attentivement, mais sans découvrir sur ses traits la moindre trace d'émotion. Comme elle avait décidé qu'il avait la force d'âme nécessaire pour se rendre impénétrable à tous les yeux, les siens exceptés, bien entendu, elle continua de croire fermement que les mânes du colonel della Rebbia n'attendraient pas longtemps la satisfaction qu'elles réclamaient.

Déjà la goëlette était en vue de la Corse. Le patron nommait les points principaux de la côte, et, bien qu'ils fussent tous parfaitement inconnus à miss Lydia, elle trouvait quelque plaisir à savoir leurs noms. Rien de plus ennuyeux qu'un paysage anonyme. Parfois la longue-vue du colonel faisait apercevoir quelque insulaire, vêtu de drap brun, armé d'un long fusil, monté sur un petit cheval, et galopant sur des pentes rapides. Miss Lydia, dans chacun, croyait voir un bandit, ou bien un fils allant venger la mort de son père, mais Orso assurait que c'était quelque paisible habitant du bourg voisin voyageant pour ses affaires; qu'il portait un fusil moins par nécessité que par galanterie, par mode, de même qu'un dandy ne sort qu'avec une canne élégante. Bien qu'un fusil soit une arme moins noble et moins poétique qu'un stylet, miss Lydia trouvait que, pour un homme, cela était plus élégant qu'une canne, et elle se rappelait que tous les héros de lord Byron meurent d'une balle et non d'un classique poignard.

Après trois jours de navigation, on se trouva devant les Sanguinaires, et le magnifique panorama du golfe d'Ajaccio se développa aux yeux de nos voyageurs. C'est avec raison qu'on le compare à la baie de Naples; et au moment où la goëlette entrait dans le port, un maquis en feu, couvrant de fumée la Punta di Girato, rappelait le Vésuve et ajoutait à la ressemblance. Pour qu'elle fût complète, il faudrait qu'une armée d'Attila vînt s'abattre sur les environs de Naples; car tout est mort et désert autour d'Ajaccio. Au lieu de ces élégantes fabriques qu'on découvre de tous côtés depuis Castellamare jusqu'au cap Misène, on ne voit, autour du golfe d'Ajaccio, que de sombres maquis, et derrière, des montagnes pelées. Pas une villa, pas une habitation. Seulement, çà et là, sur les hauteurs autour de la ville, quelques constructions blanches se détachent isolées sur un fond de verdure; ce sont des chapelles funéraires, des tombeaux de famille. Tout, dans ce paysage, est d'une beauté grave et triste. L'aspect de la ville, surtout à cette époque, augmentait encore l'impression causée par la solitude de ses alentours. Nul mouvement dans les rues, où l'on ne rencontre qu'un petit nombre de figures oisives, et toujours les mêmes. Point de femmes, sinon quelques paysannes qui viennent vendre leurs denrées. On n'entend point parler haut, rire, chanter, comme dans les villes italiennes. Quelquefois, à l'ombre d'un arbre de la promenade, une douzaine de paysans armés jouent aux cartes, ou regardent jouer. Ils ne crient pas, ne se disputent jamais; si le jeu s'anime, on entend alors des coups de pistolet, qui toujours précèdent la menace. Le Corse est naturellement grave et silencieux. Le soir, quelques figures paraissent pour jouir de la fraîcheur, mais les promeneurs du Cours sont presque tous des étrangers. Les insulaires restent devant leurs portes; chacun semble aux aguets comme un faucon sur son nid.


MÉRIMÉE, Prosper : Colomba -chapitre III MÉRIMÉE, Prosper: Colomba -chapter III MÉRIMÉE, Prosper: Colomba - глава III 普罗斯珀-梅里美:《科隆巴》--第三章

La nuit était belle, la lune se jouait sur les flots, le navire voguait doucement au gré d’une brise légère. The night was beautiful, the moon was playing on the waves, the ship sailed gently with a light breeze. Miss Lydia n’avait point envie de dormir, et ce n’était que la présence d’un profane qui l’avait empêchée de goûter ces émotions qu’en mer et par un clair de lune tout être humain éprouve quand il a deux grains de poésie dans le cœur. Miss Lydia did not want to sleep, and it was only the presence of a layman who had prevented her from tasting these emotions at sea and by a moonlight every human being experiences when he has two grains of poetry in the heart. Lorsqu’elle jugea que le jeune lieutenant dormait sur les deux oreilles, comme un être prosaïque qu’il était, elle se leva, prit une pelisse, éveilla sa femme de chambre et monta sur le pont. When she judged that the young lieutenant slept on both ears, as a prosaic figure he was, she got up, took a fur coat, woke her maid, and got on deck. Il n’y avait personne, qu’un matelot au gouvernail, lequel chantait une espèce de complainte dans le dialecte corse, sur un air sauvage et monotone. Dans le calme de la nuit, cette musique étrange avait son charme. Malheureusement miss Lydia ne comprenait pas parfaitement ce que chantait le matelot. Au milieu de beaucoup de lieux communs, un vers énergique excitait vivement sa curiosité, mais bientôt, au plus beau moment, arrivaient quelques mots de patois dont le sens lui échappait. In the midst of many commonplaces, an energetic verse excited his curiosity, but soon, at the most beautiful moment, came a few words of dialect whose meaning eluded him. Elle comprit pourtant qu’il était question d’un meurtre. Des imprécations contre les assassins, des menaces de vengeance, l’éloge du mort, tout cela était confondu pêle-mêle. Elle retint quelques vers; je vais essayer de les traduire:

... Ni les canons, ni les baïonnettes - n’ont fait pâlir son front, - serein sur un champ de bataille - comme un ciel d’été. - il était le faucon ami de l’aigle - miel des sables pour ses amis, - pour ses ennemis la mer en courroux. - he was the hawk friend of the eagle - honey of the sands for his friends, - for his enemies the sea in wrath. - Plus haut que le soleil, - plus doux que la lune. - Lui que les ennemis de la France - n’attendirent jamais, - des assassins de son pays - l’ont frappé pax derrière, - comme Vitiolo tua Sampiero Corso (1). ***[Jamais ils n’eussent osé la regarder en face. - ... Placez sur la muraille, devant mon lit, - ma croix d’honneur bien gagnée. - Rouge en est le ruban. - Red is the ribbon. - Plus rouge ma chemise. - À mon fils, mon fils en lointain pays, - gardez ma croix et ma chemise sanglante. - To my son, my son in a far country, - keep my cross and my bloody shirt. - Il y verra deux trous. - He will see two holes there. Pour chaque trou, un trou dans une autre chemise. Mais la vengeance sera-t-elle faite alors? - Il me faut la main qui a tiré, - l’oeil qui a visé, - le cœur qui a pensé... » -- (1) Voyez Filippini, liv. XI, - Le nom de Vittolo est encore en exécration parmi les Corses. C’est aujourd’hui un synonyme de traître.]

Le matelot s’arrêta tout à coup.

- Pourquoi ne continuez-vous pas, mon ami? demanda miss Nevil.

Le matelot, d’un mouvement de tête, lui montra une figure qui sortait d’un grand panneau de la goëlette: c’était Orso qui venait jouir du clair de lune.

- Achevez donc votre complainte, dit Miss Lydia, elle me faisait grand plaisir. - Finish your complaint, said Miss Lydia, it made me very happy.

Le matelot se pencha vers elle et dit fort bas - je ne donne le rimbecco à personne. The sailor leaned towards her and said very low - I did not give rimbecco to anyone.

- Comment? le... ?

Le matelot, sans répondre, se mit à siffler.

- Je vous prends à admirer notre Méditerranée, miss Nevil, dit Orso s’avançant vers elle. Convenez qu’on ne voit point ailleurs cette lune-ci. Agree that this moon is not seen elsewhere.

- Je ne la regardais pas. J’étais tout occupée à étudier le corse. Ce matelot, qui chantait une complainte des plus tragiques, s’est arrêté au plus beau moment. This sailor, who sang a most tragic lament, stopped at the best moment.

Le matelot se baissa comme pour mieux lire sur la boussole, et tira rudement la pelisse de miss Nevil. The sailor bent down as if to read better on the compass, and roughly pulled Miss Nevil's coat. Il était évident que sa complainte ne pouvait être chantée devant le lieutenant Orso.

- Que chantais-tu là, Paolo Francè? dit Orso; est-ce une ballata? un vocero (1)? Mademoiselle te comprend et voudrait entendre la fin. -- ***(1) [Lorsqu’un homme est mort, particulièrement lorsqu’il a été assassiné, on place son corps sur une table, et les femmes de sa famille, à leur défaut, des amies, ou même des femmes étrangères connues pour leur talent poétique, improvisent devant un auditoire nombreux des complaintes en vers dans le dialecte du pays. - *** (1) [When a man is dead, particularly when he has been murdered, his body is placed on a table, and the women of his family, failing them, friends, or even women foreigners known for their poetic talent, improvise before a large audience of complaints in verse in the country's dialect. On nomme ces femmes voceratrici, ou, suivant la prononciation corse, buceratrici, et la complainte s’appelle vocero, buceru, buceratu, sur ta côte orientale; ballata, sur la côte opposée. Le mot vocero, ainsi que ses dérivés vocerar, voceratrice, vient du latin vociferare. Quelquefois, plusieurs femmes improvisent tour à tour, et souvent la femme ou la fille du mort chante elle-même la complainte funèbre.] Sometimes several women take turns improvising, and often the wife or daughter of the dead man herself sings the funeral lament.]

Je l’ai oubliée, Ors' Anton', dit le matelot. Et sur-le-champ il se mit à entonner à tue-tête un cantique à la Vierge. And immediately he began to chant a song to the Virgin at the top of his voice.

Miss Lydia écouta le cantique avec distraction et ne pressa pas davantage le chanteur, se promettant bien toutefois de savoir plus tard le mot de l’énigme. Mais sa femme de chambre, qui, étant de Florence, ne comprenait pas mieux que sa maîtresse le dialecte corse, était aussi curieuse de s’instruire; s’adressant à Orso avant que celle-ci pût l’avertir par un coup de coude: But his maid, who, being from Florence, understood no better than his mistress the Corsican dialect, was also curious to learn; speaking to Orso before she could warn him with a nudge:

- Monsieur le capitaine, dit-elle, que veut dire donner le rimbecco (1)? -- ***(1) [Rimbeccare, en italien, signifie renvoyer, riposter, rejeter. Dans le dialecte corse, cela veut dire: adresser un reproche offensant et public. In the Corsican dialect, this means: addressing an offensive and public reproach. - On donne le rimbecco au fils d’un homme assassiné en lui disant que son père n’est pas vengé. - The rimbecco is given to the son of a murdered man, telling him that his father is not avenged. Le rimbecco est une espèce de mise en demeure pour l’homme qui n’a pas encore lavé une injure dans le sang. Rimbecco is a kind of formal notice for the man who has not yet washed an insult in the blood. - La loi génoise punissait très sévèrement l’auteur d’un rimbecco...]

- Le rimbecco! dit Orso; mais c’est faire la plus mortelle injure à un Corse: c’est lui reprocher de ne pas s’être vengé. Qui vous a parlé de rimbecco?

- C’est hier à Marseille, répondit miss Lydia avec empressement, que le patron de la goëlette s’est servi de ce mot. "It was yesterday in Marseilles," replied Miss Lydia, eagerly, "that the owner of the schooner used this word.

- Et de qui parlait-il? demanda Orso avec vivacité.

- Oh! il nous contait une vieille histoire... du temps de... oui, je crois que c’était à propos de Vannina d’Ornano?

- La mort de Vannina, je le suppose, mademoiselle, ne vous a pas fait beaucoup aimer notre héros, le brave Sampiero?

- Mais trouvez-vous que ce soit bien héroïque?

- Son crime a pour excuse les mœurs sauvages du temps; et puis Sampiero faisait une guerre à mort aux Génois: quelle confiance auraient pu avoir en lui ses compatriotes, s’il n’avait pas puni celle qui cherchait à traiter avec Gênes? - His crime has as an excuse the savage customs of the time; and then Sampiero waged a death war against the Genoese: what confidence could his compatriots have had in him, if he had not punished the one who sought to deal with Genoa?

- Vannina, dit le matelot, était partie sans la permission de son mari; Sampiero a bien fait de lui tordre le cou.

- Mais, dit miss Lydia, c’était pour sauver son mari, c’était par amour pour lui, qu’elle allait demander sa grâce aux Génois.

- Demander sa grâce, c’était l’avilir! s’écria Orso.

- Et la tuer lui-même! poursuivit miss Nevil. Quel monstre ce devait être!

- Vous savez qu’elle lui demanda comme une faveur de périr de sa main. Othello, mademoiselle, le regardez-vous aussi comme un monstre?

- Quelle différence! il était jaloux; Sampiero n’avait que de la vanité. he was jealous; Sampiero had only vanity.

- Et la jalousie, n’est-ce pas aussi de la vanité? C’est la vanité de l’amour, et vous l’excuserez peut-être en faveur du motif?

Miss Lydia lui jeta un regard plein de dignité, et, s’adressant au matelot, lui demanda quand la goëlette arriverait au port.

- Après-demain, dit-il, si le vent continue.

- Je voudrais déjà voir Ajaccio, car ce navire m’excède.

Elle se leva, prit le bras de sa femme de chambre et fit quelques pas sur le tillac. Orso demeura immobile auprès du gouvernail, ne sachant s’il devait se promener avec elle ou bien cesser une conversation qui paraissait l’importuner.

- Belle fille, par le sang de la Madone! dit le matelot; si toutes les puces de mon lit lui ressemblaient, je ne me plaindrais pas d’en être mordu! said the sailor; if all the fleas on my bed looked like him, I wouldn't complain about being bitten!

Miss Lydia entendit peut-être cet éloge naïf de sa beauté et s’en effaroucha, car elle descendit presque aussitôt dans sa chambre. Miss Lydia perhaps heard this naive praise of her beauty and was frightened by it, for she went down almost immediately to her room. Bientôt après Orso se retira de son côté. Dès qu’il eut quitté le tillac, la femme de chambre remonta, et, après avoir fait subir un interrogatoire au matelot, rapporta les renseignements suivants à sa maîtresse: la ballata interrompue par la présence d’Orso avait été composée à l’occasion de la mort du colonel della Rebbia, père du susdit, assassiné il y avait deux ans. As soon as he had left the tillac, the chambermaid went upstairs, and, after having subjected the sailor to interrogation, reported the following information to his mistress: the ballata interrupted by the presence of Orso had been composed on the occasion of the death of Colonel della Rebbia, father of the above, murdered two years ago. Le matelot ne doutait pas qu’Orso ne revînt en Corse pour faire la vengeance, c’était son expression, et affirmait qu’avant peu on verrait de la viande fraîche dans le village de Pietranera. The sailor had no doubt that Orso would return to Corsica to take revenge, that was his expression, and said that before long we would see fresh meat in the village of Pietranera. Traduction faite de ce terme national, il résultait que le seigneur Orso se proposait d’assassiner deux ou trois personnes soupçonnées d’avoir assassiné son père, lesquelles, à la vérité, avaient été recherchées en justice pour ce fait, mais s’étaient trouvées blanches comme neige, attendu qu’elles avaient dans leur manche juges, avocats, préfet et gendarmes. Translation made of this national term, it followed that the lord Orso proposed to assassinate two or three people suspected of having assassinated his father, who, in truth, had been sought in justice for this fact, but had been found white as snow, since they had judges, lawyers, prefect and gendarmes in their sleeves.

- Il n’y a pas de justice en Corse, ajoutait le matelot, et je fais plus de cas d’un bon fusil que d’un conseiller à la cour royale. "There is no justice in Corsica," added the sailor, "and I make more of a good rifle than an adviser to the royal court." Quand on a un ennemi, il faut choisir entre les trois S (1). -- ***(1) [Expression nationale, c’est-à-dire schioppetto, stiletto, strada, fusil, stylet, fuite.] - *** (1) [National expression, that is to say schioppetto, stiletto, strada, rifle, stylet, flight.]

Ces renseignements intéressants changèrent d’une façon notable les manières et les dispositions de miss Lydia à l’égard du lieutenant della Rebbia. Dès ce moment il était devenu un personnage aux yeux de la romanesque Anglaise. Maintenant cet air d’insouciance, ce ton de franchise et de bonne humeur, qui d’abord l’avaient prévenue défavorablement, devenaient pour elle un mérite de plus, car c’était la profonde dissimulation d’une âme énergique, qui ne laisse percer à l’extérieur aucun des sentiments qu’elle renferme. Now that air of carelessness, this tone of frankness and good humor, which at first had warned her unfavorably, became for her one more merit, because it was the deep concealment of an energetic soul, which does not leave pierce outside any of the feelings it contains. Orso lui parut une espèce de Fiesque, cachant de vastes desseins sous une apparence de légèreté; et, quoiqu’il soit moins beau de tuer quelques coquins que de délivrer sa patrie, cependant une belle vengeance est belle; et d’ailleurs les femmes aiment assez qu’un héros ne soit pas homme politique. Orso seemed to him a sort of Fiesque, hiding vast designs under an appearance of lightness; and, although it is less beautiful to kill some rascals than to deliver his country, however a beautiful revenge is beautiful; and besides women like it enough that a hero is not a politician. Alors seulement miss Nevil remarqua que le jeune lieutenant avait de fort grands yeux, des dents blanches, une taille élégante, de l’éducation et quelque usage du monde. Only then did Miss Nevil notice that the young lieutenant had very large eyes, white teeth, an elegant figure, education, and some use for the world. Elle lui parla souvent dans la journée suivante, et sa conversation l’intéressa. Il fut longuement questionné sur son pays, et il en parlait bien. La Corse, qu’il avait quittée fort jeune, d’abord pour aller au collège, puis à l’école militaire, était restée dans son esprit parée de couleurs poétiques. Il s’animait en parlant de ses montagnes, de ses forêts, des coutumes originales de ses habitants. Comme on peut le penser, le mot de vengeance se présenta plus d’une fois dans ses récits, car il est impossible de parler des Corses sans attaquer ou sans justifier leur passion proverbiale. As one might think, the word revenge appeared more than once in his stories, because it is impossible to speak of Corsicans without attacking or justifying their proverbial passion. Orso surprit un peu miss Nevil en condamnant d’une manière générale les haines interminables de ses compatriotes. Chez les paysans, toutefois, il cherchait à les excuser, et prétendait que la vendette est le duel des pauvres. Among the peasants, however, he sought to excuse them, and claimed that the vendette was the duel of the poor. « Cela est si vrai, disait-il, qu’on ne s’assassine qu’après un défi en règle. "This is so true," he said, "that one does not kill oneself until after a challenge in good standing. « Garde-toi, je me garde, » telles sont les paroles sacramentelles qu’échangent deux ennemis avant de se tendre des embuscades l’un à l’autre. "Guard yourself, I guard myself," these are the sacramental words exchanged by two enemies before ambushing each other. Il y a plus d’assassinats chez nous, ajoutait-il, que partout ailleurs; mais jamais vous ne trouverez une cause ignoble à ces crimes. There are more assassinations here, he added, than anywhere else; but you will never find an ignoble cause for these crimes. Nous avons, il est vrai, beaucoup de meurtriers, mais pas un voleur. Lorsqu’il prononçait les mots de vengeance et de meurtre, miss Lydia le regardait attentivement, mais sans découvrir sur ses traits la moindre trace d’émotion. When he spoke the words of revenge and murder, Miss Lydia looked at him attentively, but without discovering the slightest trace of emotion in his features. Comme elle avait décidé qu’il avait la force d’âme nécessaire pour se rendre impénétrable à tous les yeux, les siens exceptés, bien entendu, elle continua de croire fermement que les mânes du colonel della Rebbia n’attendraient pas longtemps la satisfaction qu’elles réclamaient. As she had decided that he had the strength of soul necessary to make himself impenetrable to all eyes, hers excepted, of course, she continued to firmly believe that the spirits of Colonel della Rebbia would not wait long for the satisfaction that 'they demanded.

Déjà la goëlette était en vue de la Corse. The schooner was already in sight of Corsica. Le patron nommait les points principaux de la côte, et, bien qu’ils fussent tous parfaitement inconnus à miss Lydia, elle trouvait quelque plaisir à savoir leurs noms. Rien de plus ennuyeux qu’un paysage anonyme. Parfois la longue-vue du colonel faisait apercevoir quelque insulaire, vêtu de drap brun, armé d’un long fusil, monté sur un petit cheval, et galopant sur des pentes rapides. Miss Lydia, dans chacun, croyait voir un bandit, ou bien un fils allant venger la mort de son père, mais Orso assurait que c’était quelque paisible habitant du bourg voisin voyageant pour ses affaires; qu’il portait un fusil moins par nécessité que par galanterie, par mode, de même qu’un dandy ne sort qu’avec une canne élégante. Bien qu’un fusil soit une arme moins noble et moins poétique qu’un stylet, miss Lydia trouvait que, pour un homme, cela était plus élégant qu’une canne, et elle se rappelait que tous les héros de lord Byron meurent d’une balle et non d’un classique poignard.

Après trois jours de navigation, on se trouva devant les Sanguinaires, et le magnifique panorama du golfe d’Ajaccio se développa aux yeux de nos voyageurs. C’est avec raison qu’on le compare à la baie de Naples; et au moment où la goëlette entrait dans le port, un maquis en feu, couvrant de fumée la Punta di Girato, rappelait le Vésuve et ajoutait à la ressemblance. It is rightly compared to the Bay of Naples; and the moment the schooner entered the port, a burning maquis, covering the Punta di Girato with smoke, recalled Vesuvius and added to the resemblance. Pour qu’elle fût complète, il faudrait qu’une armée d’Attila vînt s’abattre sur les environs de Naples; car tout est mort et désert autour d’Ajaccio. In order for it to be complete, an army of Attila would have to fall on the outskirts of Naples; because everything is dead and deserted around Ajaccio. Au lieu de ces élégantes fabriques qu’on découvre de tous côtés depuis Castellamare jusqu’au cap Misène, on ne voit, autour du golfe d’Ajaccio, que de sombres maquis, et derrière, des montagnes pelées. Instead of these elegant factories that we discover on all sides from Castellamare to Cape Misene, we see, around the Gulf of Ajaccio, only dark maquis, and behind, peeled mountains. Pas une villa, pas une habitation. Not a villa, not a dwelling. Seulement, çà et là, sur les hauteurs autour de la ville, quelques constructions blanches se détachent isolées sur un fond de verdure; ce sont des chapelles funéraires, des tombeaux de famille. Only, here and there, on the heights around the city, some white constructions stand out isolated against a background of greenery; these are funeral chapels, family tombs. Tout, dans ce paysage, est d’une beauté grave et triste. L’aspect de la ville, surtout à cette époque, augmentait encore l’impression causée par la solitude de ses alentours. The appearance of the city, especially at that time, further increased the impression caused by the loneliness of its surroundings. Nul mouvement dans les rues, où l’on ne rencontre qu’un petit nombre de figures oisives, et toujours les mêmes. No movement in the streets, where we meet only a small number of idle figures, and always the same. Point de femmes, sinon quelques paysannes qui viennent vendre leurs denrées. No women, if not a few peasants who come to sell their food. On n’entend point parler haut, rire, chanter, comme dans les villes italiennes. We do not hear loud talk, laugh, sing, as in Italian cities. Quelquefois, à l’ombre d’un arbre de la promenade, une douzaine de paysans armés jouent aux cartes, ou regardent jouer. Sometimes, in the shade of a tree on the promenade, a dozen armed peasants play cards, or watch them play. Ils ne crient pas, ne se disputent jamais; si le jeu s’anime, on entend alors des coups de pistolet, qui toujours précèdent la menace. They don't cry, never quarrel; if the game comes alive, we hear pistol shots, which always precede the threat. Le Corse est naturellement grave et silencieux. Le soir, quelques figures paraissent pour jouir de la fraîcheur, mais les promeneurs du Cours sont presque tous des étrangers. In the evening, some figures appear to enjoy the freshness, but the walkers of the Cours are almost all foreigners. Les insulaires restent devant leurs portes; chacun semble aux aguets comme un faucon sur son nid.