SÉNÈQUE : De la brièveté de la vie - Chapitre XVII
1) Leurs plaisirs mêmes sont agités ; ils sont en proie à mille terreurs ; et au sein de leurs jouissances cette pensée importune se présente à leur esprit : « Combien ce bonheur doit-il durer ?
» triste réflexion qui a souvent fait gémir sur leur puissance les rois, moins satisfaits de leur grandeur présente qu'effrayés de l'idée de son terme. (2) Lorsque dans des plaines immenses Xerxès déployait son armée tellement nombreuse, que, ne pouvant en faire le dénombrement, il la mesurait par l'étendue du terrain qu'elle couvrait, ce monarque si orgueilleux ne put retenir ses larmes, en songeant que de cette multitude d'hommes à la fleur de l'âge, aucun n'existerait dans cent ans.
Mais lui, qui pleurait ainsi, il allait dans un bien court intervalle, faire périr soit sur terre, soit sur mer, dans le combat ou dans la fuite, ces mêmes hommes pour lesquels il redoutait la révolution d'un siècle. (3) Mais que dis-je ?
leurs joies mêmes sont inquiètes ; car elles ne reposent pas sur des fondements solides : la même vanité qui les fait naître, les trouble. Que doivent être, pensez-vous, les moments de leur vie, qui, de leur aveu même, sont malheureux, si ceux dont ils s'enorgueillissent et qui semblent les élever au-dessus de l'humanité, sont loin de leur offrir un bonheur sans mélange ? (4) Les plus grands biens ne sont point exempts de sollicitude, et la plus haute fortune doit inspirer le moins de confiance.
Le bonheur est nécessaire pour conserver le bonheur, et les vœux exaucés exigent d'autres vœux. Tout ce que donne le hasard est peu stable ; et plus il vous élève, plus haut il vous suspend au bord du précipice. Or, personne ne doit se complaire à des biens si fragiles. Elle est donc non seulement très courte, mais aussi très malheureuse la vie de ceux qui se procurent avec de grands efforts ce qu'ils ne peuvent conserver qu'avec des efforts plus grands encore. (5) Ils acquièrent avec peine ce qu'ils désirent, et possèdent avec inquiétude ce qu'ils ont acquis.
On ne tient cependant aucun compte d'un temps qui ne doit plus revenir : à d'anciennes occupations on en substitue de nouvelles ; un espoir accompli fait naître un autre espoir ; l'ambition provoque l'ambition. On ne cherche point la fin des peines, seulement on en change l'objet. S'est-on tourmenté pour parvenir aux honneurs, on perd plus de temps encore, afin d'y faire arriver les autres. Candidats, sommes-nous à la fin de nos brigues, nous devenons solliciteurs pour autrui. Avons- nous déposé la pénible fonction d'accusateur ; nous aspirons à celle de juge. A-t-on cessé d'être juge, on veut présider le tribunal. Cet agent mercenaire a vieilli pour gérer la fortune d'un autre : maintenant la sienne l'absorbe tout entier. (6) Marius a quitté la chaussure du soldat : il devient consul.
Quintius se hâte de déposer la dictature : il va bientôt être encore une fois arraché à sa charrue. Il marchera contre les Carthaginois, dès avant l'âge requis pour une si grande entreprise ; Scipion vainqueur d'Annibal, vainqueur d'Antiochus, ornement de son propre consulat, caution de celui de son frère ; et si lui-même n'y met obstacle, il sera placé à côté de Jupiter. Plus fard, des citoyens séditieux n'en poursuivront pas moins le sauveur de Rome ; et après qu'il aura dédaigné dans sa jeunesse des honneurs qui l'eussent égalé aux dieux, sa vieillesse ambitieuse se complaira dans un exil sans terme. Jamais on ne manquera de motifs heureux ou malheureux de sollicitude : les affaires nous interdiront le repos toujours désiré, jamais obtenu.