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SÉNÈQUE : De la brièveté de la vie, SÉNÈQUE : De la brièveté de la vie - Chapitre II

SÉNÈQUE : De la brièveté de la vie - Chapitre II

(1) Pourquoi ces plaintes contre la nature ?

elle s'est montrée si bienveillante ! pour qui sait l'employer, la vie est assez longue. Mais l'un est dominé par une insatiable avarice ; l'autre s'applique laborieusement à des travaux frivoles ; un autre se plonge dans le vin ; un autre s'endort dans l'inertie ; un autre nourrit une ambition toujours soumise aux jugements d'autrui ; un autre témérairement passionné pour le négoce est poussé par l'espoir du gain sur toutes les terres, par toutes les mers ; quelques-uns, tourmentés de l'ardeur des combats, ne sont jamais sans être occupés ou du soin de mettre les autres en péril ou de la crainte d'y tomber eux-mêmes. On en voit qui, dévoués à d'illustres ingrats, se consument dans une servitude volontaire.

(2) Plusieurs convoitent la fortune d'autrui ou maudissent leur destinée ; la plupart des hommes, n'ayant point de but certain, cédant à une légèreté vague, inconstante, importune à elle-même, sont ballottés sans cesse en de nouveaux desseins ; quelques- uns ne trouvent rien qui les attire ni qui leur plaise : et la mort les surprend dans leur langueur et leur incertitude.

Aussi cette sentence sortie comme un oracle de la bouche d'un grand poète me parait-elle incontestable : Nous ne vivons que la moindre partie du temps de notre vie ; car tout le reste de sa durée n'est point de la vie, mais du temps.

(3) Les vices nous entourent et nous pressent de tous côtés : ils ne nous permettent ni de nous relever, ni de reporter nos yeux vers la contemplation de la vérité ; ils nous tiennent plongés abîmés dans la fange des passions.

Il ne nous est jamais permis de revenir à nous, même lorsque le hasard nous amène quelque relâche. Nous flottons comme sur une mer, profonde où, même après le vent, on sent encore le roulis des vagues ; et jamais à la tourmente de nos passions on ne voit succéder le calme.

(4) Vous croyez que je ne parle que de ceux dont chacun publie les misères, mais considérez ces heureux du jour, autour desquels la foule se presse ; leurs biens les étouffent.

Combien d'hommes que l'opulence accable ; combien d'autres pour cette éloquence, qui dans une lutte de chaque jour les force à déployer leur génie, ont épuisé leur poitrine ; combien sont pâles de leurs continuelles débauches ; que de grands à qui le peuple des clients toujours autour d'eux empressé ne laisse aucune liberté ! Enfin parcourez tous les rangs de la société, depuis les plus humbles jusqu'aux plus élevés : l'un réclame votre appui en justice, l'autre vous y assiste ; celui-ci voit sa vie en péril, celui-là le défend, cet autre est juge : nul ne s'appartient ; chacun se consume contre un autre. Informez-vous de ces clients dont les noms s'apprennent par cœur, vous verrez a quels signes on les reconnaît : celui-ci rend ses devoirs à un tel, celui-là à tel autre, personne ne s'en rend à soi-même.

(5) Enfin rien de plus extravagant que les colères de quelques-uns ; ils se plaignent de la hauteur des grands qui n'ont pas eu le temps de les recevoir.

Comment ose-t-il se plaindre de l'orgueil d'un autre, celui qui jamais ne trouve un moment pour lui-même ! Cet homme, quel qu'il soit, avec son visage dédaigneux, vous a du moins regardé, il a prêté l'oreille à vos discours, vous a fait placer à ses côtés ; et vous, jamais vous n'avez daigné tourner un regard sur vous-même, ni vous donner audience.

SÉNÈQUE : De la brièveté de la vie - Chapitre II SENECKO: Von der Kürze des Lebens - Kapitel II SÉNÈQUE: On the brevity of life - Chapter II سنکا: در مورد کوتاهی زندگی - فصل دوم SÉNÈQUE : Sulla brevità della vita - Capitolo II SÉNÈQUE : Sobre a brevidade da vida - Capítulo II SÉNÈQUE : Yaşamın kısalığı üzerine - Bölüm II 塞内卡:论生命的短暂 - 第二章

(1) Pourquoi ces plaintes contre la nature ? (1) Warum diese Beschwerden gegen die Natur? (1) Why these complaints against nature? (1) Waarom deze klachten tegen de natuur?

elle s'est montrée si bienveillante ! Sie war so gütig! she has shown herself so benevolent! pour qui sait l'employer, la vie est assez longue. Für diejenigen, die wissen, wie man es benutzt, ist das Leben lang genug. for who knows how to use it, life is long enough. Mais l'un est dominé par une insatiable avarice ; l'autre s'applique laborieusement à des travaux frivoles ; un autre se plonge dans le vin ; un autre s'endort dans l'inertie ; un autre nourrit une ambition toujours soumise aux jugements d'autrui ; un autre témérairement passionné pour le négoce est poussé par l'espoir du gain sur toutes les terres, par toutes les mers ; quelques-uns, tourmentés de l'ardeur des combats, ne sont jamais sans être occupés ou du soin de mettre les autres en péril ou de la crainte d'y tomber eux-mêmes. Aber man wird von einem unersättlichen Geiz beherrscht; der andere widmet sich mühsam der frivolen Arbeit; ein anderer ist in Wein getaucht; ein anderer schläft in Trägheit ein; ein anderer nährt einen Ehrgeiz, der immer den Urteilen anderer unterliegt; Eine andere rücksichtslose Leidenschaft für den Handel wird von der Hoffnung auf Gewinn in allen Ländern und auf allen Meeren angetrieben. Einige, die von der Begeisterung des Kampfes gequält werden, sind niemals ohne Beschäftigung oder mit der Sorgfalt, andere in Gefahr zu bringen oder mit der Angst, selbst in sie zu fallen. But one is dominated by insatiable greed; the other laboriously applies to frivolous works; another is immersed in wine; another falls asleep in inertia; another nourishes an ambition always subject to the judgments of others; another recklessly passionate for trading is driven by the hope of gain on all lands, by all the seas; some, tormented by the ardor of combat, are never without being occupied, or the care of putting others in danger, or the fear of falling into it themselves. Pero uno está dominado por una avaricia insaciable; otro se aplica laboriosamente a trabajos frívolos; otro se sumerge en el vino; otro se adormece en la inercia; otro alimenta una ambición siempre sujeta a los juicios de los demás; Algunos, atormentados por el ardor de la batalla, no dejan de preocuparse por poner a otros en peligro o de temer caer ellos mismos en él. On en voit qui, dévoués à d'illustres ingrats, se consument dans une servitude volontaire. We see who, devoted to illustrious ungrateful men, consume themselves in voluntary servitude.

(2) Plusieurs convoitent la fortune d'autrui ou maudissent leur destinée ; la plupart des hommes, n'ayant point de but certain, cédant à une légèreté vague, inconstante, importune à elle-même, sont ballottés sans cesse en de nouveaux desseins ; quelques- uns ne trouvent rien qui les attire ni qui leur plaise : et la mort les surprend dans leur langueur et leur incertitude. (2) Many covet the fortune of others or curse their destiny; most men, having no definite purpose, yielding to a vague, inconstant lightness, intrusive to themselves, are ceaselessly thrown into new designs; some find nothing that attracts them or pleases them; and death surprises them in their languor and their uncertainty.

Aussi cette sentence sortie comme un oracle de la bouche d'un grand poète me parait-elle incontestable : Nous ne vivons que la moindre partie du temps de notre vie ; car tout le reste de sa durée n'est point de la vie, mais du temps. And so this sentence, issued as an oracle from the mouth of a great poet, seems to me incontestable: We live only the least part of the time of our life; for all the rest of its duration is not life, but time.

(3) Les vices nous entourent et nous pressent de tous côtés : ils ne nous permettent ni de nous relever, ni de reporter nos yeux vers la contemplation de la vérité ; ils nous tiennent plongés abîmés dans la fange des passions. (3) The vices surround us and press us on all sides: they do not allow us to raise ourselves up, nor to postpone our eyes to the contemplation of the truth; they keep us immersed in the mire of passions.

Il ne nous est jamais permis de revenir à nous, même lorsque le hasard nous amène quelque relâche. Wir dürfen niemals zu uns selbst kommen, auch wenn der Zufall uns etwas Entspannung bringt. We are never allowed to come back to us, even when chance brings us some relaxation. Nous flottons comme sur une mer, profonde où, même après le vent, on sent encore le roulis des vagues ; et jamais à la tourmente de nos passions on ne voit succéder le calme. We float like on a deep sea where, even after the wind, we still feel the rolling waves; and never to the turmoil of our passions does one succeed to calm.

(4) Vous croyez que je ne parle que de ceux dont chacun publie les misères, mais considérez ces heureux du jour, autour desquels la foule se presse ; leurs biens les étouffent. (4) You believe that I speak only of those whose misery everyone publishes, but consider those happy of the day, around which the crowd is pressed; their property suffocates them.

Combien d'hommes que l'opulence accable ; combien d'autres pour cette éloquence, qui dans une lutte de chaque jour les force à déployer leur génie, ont épuisé leur poitrine ; combien sont pâles de leurs continuelles débauches ; que de grands à qui le peuple des clients toujours autour d'eux empressé ne laisse aucune liberté ! How many men opulence overwhelms; how many others for this eloquence, which in a struggle of every day forces them to display their genius, have exhausted their breasts; how pale are their continual debauches; how great to whom the people of the customers always around them eagerly leaves no freedom! Enfin parcourez tous les rangs de la société, depuis les plus humbles jusqu'aux plus élevés : l'un réclame votre appui en justice, l'autre vous y assiste ; celui-ci voit sa vie en péril, celui-là le défend, cet autre est juge : nul ne s'appartient ; chacun se consume contre un autre. Finally, go through all the ranks of society, from the most humble to the highest: one claims your support in justice, the other assists you; the latter sees his life in peril, he defends it, that other is a judge: no one belongs to himself; each is consumed against another. Informez-vous de ces clients dont les noms s'apprennent par cœur, vous verrez a quels signes on les reconnaît : celui-ci rend ses devoirs à un tel, celui-là à tel autre, personne ne s'en rend à soi-même. Ask about those customers whose names are learned by heart, you will see what signs they are recognized: it makes his duties to such, that one to another, no one goes to see them. even.

(5) Enfin rien de plus extravagant que les colères de quelques-uns ; ils se plaignent de la hauteur des grands qui n'ont pas eu le temps de les recevoir. (5) Finally nothing more extravagant than the anger of a few; they complain of the height of the great who have not had time to receive them.

Comment ose-t-il se plaindre de l'orgueil d'un autre, celui qui jamais ne trouve un moment pour lui-même ! How dare he complain of the pride of another, the one who never finds a moment for himself! Cet homme, quel qu'il soit, avec son visage dédaigneux, vous a du moins regardé, il a prêté l'oreille à vos discours, vous a fait placer à ses côtés ; et vous, jamais vous n'avez daigné tourner un regard sur vous-même, ni vous donner audience. This man, whoever he may be, with his disdainful face, has at least looked at you; he listened to your speeches, placed you at his side; and you have never deigned to look at yourself or to give yourself an audience.