×

We use cookies to help make LingQ better. By visiting the site, you agree to our cookie policy.


image

Le Grand Meaulnes, Le Grand Meaulnes - chapitre 7 : Le gilet de soie

Le Grand Meaulnes - chapitre 7 : Le gilet de soie

Notre chambre était, comme je l'ai dit, une grande mansarde.

A moitié mansarde, à moitié chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était éclairé par une lucarne. Il était impossible de fermer complètement la porte, qui frottait sur le plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre bougie que menaçaient tous les courants d'air de la grande demeure, chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous étions obligés d'y renoncer. Et, toute la nuit, nous sentions autour de nous, pénétrant jusque dans notre chambre, le silence des trois greniers. C'est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et moi, le soir de ce même jour d'hiver.

Tandis qu'en un tour de main j'avais quitté tous mes vêtements et les avais jetés en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon, sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller.

Du lit de fer aux rideaux de cretonne décorés de pampres, où j'étais monté déjà, je le regardais faire. Tantôt il s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux. Tantôt il se levait et marchait de long en large, tout en se dévêtant. La bougie, qu'il avait posée sur une petite table d'osier tressée par des bohémiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque. Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air distrait et amer, mais avec soin, ses habits d'écolier.

Je le revois plaquant sur une chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier sa blouse noire extraordinairement fripée et salie; retirant une espèce de paletot gros bleu qu'il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos, pour l'étaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se redressa et se retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet à boutons de cuivre, qui était d'uniforme sous le paletot, un étrange gilet de soie, très ouvert, que fermait dans le bas un rang serré de petits boutons de nacre. C'était un vêtement d'une fantaisie charmante, comme devaient en porter les jeunes gens qui dansaient avec nos grand'mères, dans les bals de mil huit cent trente.

Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier paysan, nu-tête, car il avait soigneusement posé sa casquette sur ses autres habits--visage si jeune, si vaillant et si durci déjà.

Il avait repris sa marche à travers la chambre lorsqu'il se mit à déboutonner cette pièce mystérieuse d'un costume qui n'était pas le sien. Et il était étrange de le voir, en bras de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant la main sur ce gilet de marquis. Dès qu'il l'eut touché, sortant brusquement de sa rêverie il tourna la tête vers moi et me regarda d'un oeil inquiet.

J'avais un peu envie de rire. Il sourit en même temps que moi et son visage s'éclaira. "Oh!

Dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, à voix basse. Où l'as-tu pris? Mais son sourire s'éteignit aussitôt.

Il passa deux fois sur ses cheveux ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot sa vareuse qu'il boutonna solidement et sa blouse fripée; puis il hésita un instant, en me regardant de côté... Finalement, il s'assit sur le bord de son lit, quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment sur le plancher; et, tout habillé comme un soldat au cantonnement d'alerte, il s'étendit sur son lit et souffla la bougie. Vers le milieu de la nuit je m'éveillai soudain.

Meaulnes était au milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tête, et il cherchait au portemanteau quelque chose--une pèlerine qu'il se mit sur le dos... La chambre était très obscure. Pas même la clarté que donne parfois le reflet de la neige. Un vent noir et glacé soufflait dans le jardin mort et sur le toit. Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:

"Meaulnes!

Tu repars? Il ne répondit pas.

Alors, tout à fait affolé, je dis: "Eh bien, je pars avec toi.

Il faut que tu m'emmènes". Et je sautai à bas.

Il s'approcha, me saisit par le bras, me forçant à m'asseoir sur le rebord du lit, et il me dit:

"Je ne puis pas t'emmener, François.

Si je connaissais bien mon chemin, tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je le retrouve sur le plan, et je n'y parviens pas. --Alors, tu ne peux pas partir non plus?

--C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec découragement.

Allons, recouche-toi. Je te promets de ne pas repartir sans toi". Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre.

Je n'osais plus rien dire. Il marchait, s'arrêtait, repartait plus vite, comme quelqu'un qui, dans sa tête, recherche ou repasse des souvenirs, les confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouvé; puis de nouveau lâche le fil et recommence à chercher... Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le bruit de ses pas, je le trouvai ainsi, vers une heure du matin, déambulant à travers la chambre et les greniers--comme ces marins qui n'ont pu se déshabituer de faire le quart et qui, au fond de leurs propriétés bretonnes, se lèvent et s'habillent à l'heure réglementaire pour surveiller la nuit terrienne.

A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la première quinzaine de février, je fus ainsi tiré de mon sommeil.

Le grand Meaulnes était là, dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le dos, prêt à partir, et chaque fois, au bord de ce pays mystérieux où une fois déjà il s'était évadé, il s'arrêtait, hésitait. Au moment de lever le loquet de la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine qu'il eût facilement ouverte sans que personne ne l'entendit, il reculait une fois encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit, fiévreusement, il arpentait, en réfléchissant, les greniers abandonnés. Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même qui m'éveilla en me posant doucement la main sur l'épaule.

La journée avait été fort agitée.

Meaulnes, qui délaissait complètement tous les jeux de ses anciens camarades, était resté, durant la dernière récréation du soir, assis sur son banc, tout occupé à établir un mystérieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement, sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de table en table, franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On savait qu'il ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il travaillait ainsi; cependant, comme la récréation se prolongeait, deux ou trois gamins du bourg, par manière de jeu, s'approchèrent à pas de loup et regardèrent par-dessus son épaule. L'un d'eux s'enhardit jusqu'à pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux autres avaient pu s'échapper. ...

C'était ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le grand Meaulnes, à qui il cria rageusement:

"Grand lâche!

ça ne m'étonne pas qu'ils sont tous contre toi, qu'ils veulent te faire la guerre!..." et une foule d'injures auxquelles nous répondîmes, sans avoir bien compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi qui criais le plus fort, car j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il y avait maintenant comme un pacte entre nous. La promesse qu'il m'avait faite de m'emmener avec lui, sans me dire, comme tout le monde, "que je ne pourrais pas marcher", m'avait lié à lui pour toujours. Et je ne cessais de penser à son mystérieux voyage. Je m'étais persuadé qu'il avait dû rencontrer une jeune fille. Elle était sans doute infiniment plus belle que toutes celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on apercevait dans le jardin des religieuses par le trou de la serrure; et que Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde; et que Jenny, la fille de la châtelaine, qui était admirable, mais folle et toujours enfermée. C'est à une jeune fille certainement qu'il pensait la nuit, comme un héros de roman. Et j'avais décidé de lui en parler, bravement, la première fois qu'il m'éveillerait... Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre heures, nous étions tous les deux occupés à rentrer des outils du jardin, des pics et des pelles qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous entendîmes des cris sur la route.

C'était une bande de jeunes gens et de gamins, en colonne par quatre, au pas de gymnastique, évoluant comme une compagnie parfaitement organisée, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un autre que nous ne connûmes point. Ils nous avaient aperçus et ils nous huaient de la belle façon. Ainsi tout le bourg était contre nous, et l'on préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous étions exclus. Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la bêche et la pioche qu'il avait sur l'épaule...

Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je m'éveillais en sursaut.

"Lève-toi, dit-il, nous partons.

--Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout?

--J'en connais une bonne partie.

Et il faudra bien que nous trouvions le reste! répondit-il, les dents serrées. --Ecoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon séant.

Ecoute-moi: nous n'avons qu'une chose à faire; c'est de chercher tous les deux en plein jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque. --Mais cette portion-là est très loin d'ici.

--Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès que les journées seront longues".

Il y eut un silence prolongé qui voulait dire qu'il acceptait.

"Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi d'elle".

Il s'assit sur le pied de mon lit.

Je voyais dans l'ombre sa tête penchée, ses bras croisés et ses genoux. Puis il aspira l'air fortement, comme quelqu'un qui a eu gros coeur longtemps et qui va enfin confier son secret...


Le Grand Meaulnes - chapitre 7 : Le gilet de soie Le Grand Meaulnes - chapter 7: The silk vest

Notre chambre était, comme je l’ai dit, une grande mansarde.

A moitié mansarde, à moitié chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis d’adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était éclairé par une lucarne. There were windows in the other deputies' quarters; we do not know why it was lit by a skylight. Il était impossible de fermer complètement la porte, qui frottait sur le plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre bougie que menaçaient tous les courants d’air de la grande demeure, chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous étions obligés d’y renoncer. When we went up there in the evening, sheltering our candle, which was threatened by all the drafts of the great house, each time we tried to close this door, each time we were obliged to give it up. Et, toute la nuit, nous sentions autour de nous, pénétrant jusque dans notre chambre, le silence des trois greniers. And, all night long, we felt around us, penetrating into our room, the silence of the three attics. C’est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et moi, le soir de ce même jour d’hiver.

Tandis qu’en un tour de main j’avais quitté tous mes vêtements et les avais jetés en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon, sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller. While in a jiffy I had left all my clothes and had thrown them in a pile on a chair at the end of my bed, my companion, without saying a word, slowly began to undress.

Du lit de fer aux rideaux de cretonne décorés de pampres, où j’étais monté déjà, je le regardais faire. From the iron bed to the cretonne curtains decorated with vines, where I had already climbed, I watched him do it. Tantôt il s’asseyait sur son lit bas et sans rideaux. Sometimes he would sit on his low bed without curtains. Tantôt il se levait et marchait de long en large, tout en se dévêtant. Sometimes he would get up and walk up and down, while undressing. La bougie, qu’il avait posée sur une petite table d’osier tressée par des bohémiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque. The candle, which he had placed on a little wicker table woven by gypsies, cast its wandering and gigantic shadow on the wall. Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d’un air distrait et amer, mais avec soin, ses habits d’écolier. Unlike me, he folded and put away his school clothes with a distracted and bitter air, but with care.

Je le revois plaquant sur une chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier sa blouse noire extraordinairement fripée et salie; retirant une espèce de paletot gros bleu qu’il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos, pour l’étaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu’il se redressa et se retourna vers moi, je vis qu’il portait, au lieu du petit gilet à boutons de cuivre, qui était d’uniforme sous le paletot, un étrange gilet de soie, très ouvert, que fermait dans le bas un rang serré de petits boutons de nacre. I see him plating his heavy belt on a chair; folding her extraordinarily wrinkled and soiled black blouse over the back; removing a sort of coarse blue overcoat he had under his blouse, and leaning over with his back to me, to spread it out on the foot of his bed ... But when he straightened up and turned towards me, I I saw that he was wearing, instead of the little waistcoat with copper buttons, which was uniform under the overcoat, a strange silk waistcoat, very open, closed at the bottom by a tight row of little mother-of-pearl buttons. C’était un vêtement d’une fantaisie charmante, comme devaient en porter les jeunes gens qui dansaient avec nos grand’mères, dans les bals de mil huit cent trente. It was a charmingly fancy garment, such as the young people who danced with our grandmothers must wear at balls of one thousand eight hundred and thirty.

Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier paysan, nu-tête, car il avait soigneusement posé sa casquette sur ses autres habits--visage si jeune, si vaillant et si durci déjà. I remember at that moment the tall peasant schoolboy, bareheaded, for he had carefully placed his cap over his other clothes - a face so young, so brave and so hard already.

Il avait repris sa marche à travers la chambre lorsqu’il se mit à déboutonner cette pièce mystérieuse d’un costume qui n’était pas le sien. He had resumed his walk through the room when he began to unbutton this mysterious piece of a costume that was not his. Et il était étrange de le voir, en bras de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant la main sur ce gilet de marquis. And it was strange to see him, in shirt sleeves, with his trousers too short, his muddy shoes, putting his hand on that marquis waistcoat. Dès qu’il l’eut touché, sortant brusquement de sa rêverie il tourna la tête vers moi et me regarda d’un oeil inquiet. As soon as he touched it, suddenly coming out of his reverie, he turned his head towards me and looked at me worriedly.

J’avais un peu envie de rire. I wanted to laugh a little. Il sourit en même temps que moi et son visage s’éclaira. He smiled at the same time as I did and his face lit up. "Oh!

Dis-moi ce que c’est, fis-je, enhardi, à voix basse. Tell me what it is, I said, emboldened, in a low voice. Où l’as-tu pris? Where did you get it? Mais son sourire s’éteignit aussitôt. But his smile died immediately.

Il passa deux fois sur ses cheveux ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu’un qui ne peut plus résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot sa vareuse qu’il boutonna solidement et sa blouse fripée; puis il hésita un instant, en me regardant de côté... Finalement, il s’assit sur le bord de son lit, quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment sur le plancher; et, tout habillé comme un soldat au cantonnement d’alerte, il s’étendit sur son lit et souffla la bougie. He passed his heavy hand twice over his cropped hair, and all of a sudden, like someone who could no longer resist his desire, he put on his jacket again, which he buttoned firmly and his blouse wrinkled; then he hesitated for a moment, looking at me sideways ... Finally, he sat down on the edge of his bed, took off his shoes which fell noisily on the floor; and, fully dressed like a soldier in the warning quarter, he stretched out on his bed and blew out the candle. Vers le milieu de la nuit je m’éveillai soudain. Towards the middle of the night I suddenly awoke.

Meaulnes était au milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tête, et il cherchait au portemanteau quelque chose--une pèlerine qu’il se mit sur le dos... La chambre était très obscure. Meaulnes was in the middle of the room, standing, his cap on his head, and he was looking on the coat rack for something - a cape that he put on his back ... The room was very dark. Pas même la clarté que donne parfois le reflet de la neige. Not even the clarity that the reflection of snow sometimes gives. Un vent noir et glacé soufflait dans le jardin mort et sur le toit. A black, icy wind was blowing through the dead garden and on the roof. Je me dressai un peu et je lui criai tout bas: I stood up a little and I shouted to him softly:

"Meaulnes!

Tu repars? You're leaving again? Il ne répondit pas. He didn't answer.

Alors, tout à fait affolé, je dis: So, quite distraught, I say: "Eh bien, je pars avec toi.

Il faut que tu m’emmènes". You have to take me ". Et je sautai à bas. And I jumped down.

Il s’approcha, me saisit par le bras, me forçant à m’asseoir sur le rebord du lit, et il me dit: He walked over, grabbed me by the arm, forcing me to sit on the edge of the bed, and he said:

"Je ne puis pas t’emmener, François. "I can't take you, Francois.

Si je connaissais bien mon chemin, tu m’accompagnerais. If I knew my way well, you would come with me. Mais il faut d’abord que je le retrouve sur le plan, et je n’y parviens pas. But first I have to find it on the map, and I can't. --Alors, tu ne peux pas partir non plus? - So you can't go either?

--C’est vrai, c’est bien inutile... fit-il avec découragement. "It's true, it's quite useless ..." he said discouragingly.

Allons, recouche-toi. Come on, go back to bed. Je te promets de ne pas repartir sans toi". I promise not to leave without you ". Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. And he resumed his walk up and down the room.

Je n’osais plus rien dire. I didn't dare say anything anymore. Il marchait, s’arrêtait, repartait plus vite, comme quelqu’un qui, dans sa tête, recherche ou repasse des souvenirs, les confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouvé; puis de nouveau lâche le fil et recommence à chercher... He walked, stopped, started again faster, like someone who, in his head, searches or goes over memories, confronts them, compares them, calculates, and suddenly thinks he has found; then let go of the thread again and start looking again ... Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le bruit de ses pas, je le trouvai ainsi, vers une heure du matin, déambulant à travers la chambre et les greniers--comme ces marins qui n’ont pu se déshabituer de faire le quart et qui, au fond de leurs propriétés bretonnes, se lèvent et s’habillent à l’heure réglementaire pour surveiller la nuit terrienne. It was not the only night when, awakened by the sound of his footsteps, I found him like this, around one in the morning, wandering through the room and the attics - like those sailors who could not get used to doing the quarter and who, in the depths of their Breton properties, get up and get dressed at the regulation hour to watch the earthly night.

A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la première quinzaine de février, je fus ainsi tiré de mon sommeil. On two or three occasions, during the month of January and the first half of February, I was thus roused from my sleep.

Le grand Meaulnes était là, dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le dos, prêt à partir, et chaque fois, au bord de ce pays mystérieux où une fois déjà il s’était évadé, il s’arrêtait, hésitait. The great Meaulnes was there, erect, fully equipped, his cape on his back, ready to leave, and each time, at the edge of this mysterious country where once he had already escaped, he stopped, hesitated. Au moment de lever le loquet de la porte de l’escalier et de filer par la porte de la cuisine qu’il eût facilement ouverte sans que personne ne l’entendit, il reculait une fois encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit, fiévreusement, il arpentait, en réfléchissant, les greniers abandonnés. As he lifted the latch on the staircase door and made his way through the kitchen door, which he could easily have opened without anyone hearing him, he backed up once more ... Then, during the long hours in the middle of the night, feverishly, he paced, thinking, the abandoned attics. Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même qui m’éveilla en me posant doucement la main sur l’épaule. Finally one night, around February 15, it was he himself who woke me up by gently placing his hand on my shoulder.

La journée avait été fort agitée. It had been a very busy day.

Meaulnes, qui délaissait complètement tous les jeux de ses anciens camarades, était resté, durant la dernière récréation du soir, assis sur son banc, tout occupé à établir un mystérieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement, sur l’atlas du Cher. Meaulnes, who completely abandoned all the games of his former comrades, had remained, during the last evening recess, seated on his bench, quite occupied in establishing a mysterious little plan, by following with his finger, and by calculating at length, on the atlas of the Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la cour et la salle de classe. There was a constant back and forth between the courtyard and the classroom. Les sabots claquaient. The hooves were clicking. On se pourchassait de table en table, franchissant les bancs et l’estrade d’un saut... On savait qu’il ne faisait pas bon s’approcher de Meaulnes lorsqu’il travaillait ainsi; cependant, comme la récréation se prolongeait, deux ou trois gamins du bourg, par manière de jeu, s’approchèrent à pas de loup et regardèrent par-dessus son épaule. We chased each other from table to table, leaping over the benches and the platform ... We knew that it was not good to approach Meaulnes when he was working like this; however, as recess continued, two or three village kids, as a game of play, stealthily approached and looked over his shoulder. L’un d’eux s’enhardit jusqu’à pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux autres avaient pu s’échapper. One of them grew bold enough to push the others on Meaulnes ... He abruptly closed his atlas, hid his sheet and grabbed the last of the three guys, while the other two had been able to escape. ...

C’était ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le grand Meaulnes, à qui il cria rageusement: It was this surly Giraudat, who took on a mournful tone, tried to kick, and, in the end, was kicked out by the tall Meaulnes, to whom he shouted angrily:

"Grand lâche! "Great coward!

ça ne m’étonne pas qu’ils sont tous contre toi, qu’ils veulent te faire la guerre!..." it doesn't surprise me that they are all against you, that they want to make war on you! ... " et une foule d’injures auxquelles nous répondîmes, sans avoir bien compris ce qu’il avait voulu dire. and a host of insults to which we replied, without having fully understood what he had meant. C’est moi qui criais le plus fort, car j’avais pris le parti du grand Meaulnes. It was I who cried the loudest, because I had sided with the great Meaulnes. Il y avait maintenant comme un pacte entre nous. There was now like a pact between us. La promesse qu’il m’avait faite de m’emmener avec lui, sans me dire, comme tout le monde, "que je ne pourrais pas marcher", m’avait lié à lui pour toujours. The promise he had made to me to take me with him, without telling me, like everyone else, "that I could not walk", had bound me to him forever. Et je ne cessais de penser à son mystérieux voyage. And I kept thinking about his mysterious journey. Je m’étais persuadé qu’il avait dû rencontrer une jeune fille. I had convinced myself that he must have met a young girl. Elle était sans doute infiniment plus belle que toutes celles du pays, plus belle que Jeanne, qu’on apercevait dans le jardin des religieuses par le trou de la serrure; et que Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde; et que Jenny, la fille de la châtelaine, qui était admirable, mais folle et toujours enfermée. She was undoubtedly infinitely more beautiful than all those in the country, more beautiful than Jeanne, who could be seen in the nuns' garden through the keyhole; and that Madeleine, the baker's daughter, all pink and all blonde; and that Jenny, the girl of the lord, who was admirable, but mad and always locked up. C’est à une jeune fille certainement qu’il pensait la nuit, comme un héros de roman. He was certainly thinking of a young girl at night, like a hero in a novel. Et j’avais décidé de lui en parler, bravement, la première fois qu’il m’éveillerait... And I had decided to speak to him, bravely, the first time he woke me up ... Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre heures, nous étions tous les deux occupés à rentrer des outils du jardin, des pics et des pelles qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous entendîmes des cris sur la route. The evening of this new battle, after four hours, we were both busy bringing in garden tools, picks and shovels that had been used to dig holes, when we heard screams on the road.

C’était une bande de jeunes gens et de gamins, en colonne par quatre, au pas de gymnastique, évoluant comme une compagnie parfaitement organisée, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un autre que nous ne connûmes point. It was a band of young people and kids, in a column of four, at a gymnastic step, evolving like a perfectly organized company, led by Delouche, Daniel, Giraudat, and another whom we did not know. Ils nous avaient aperçus et ils nous huaient de la belle façon. They had seen us and they were hootin 'at us beautifully. Ainsi tout le bourg était contre nous, et l’on préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous étions exclus. So the whole town was against us, and we were preparing some kind of war game from which we were excluded. Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la bêche et la pioche qu’il avait sur l’épaule... Meaulnes, without saying a word, put back under the shed the spade and the pickaxe he had on his shoulder ...

Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je m’éveillais en sursaut. But, at midnight, I felt his hand on my arm, and I awoke with a start.

"Lève-toi, dit-il, nous partons. “Get up,” he said, “we are leaving.

--Connais-tu maintenant le chemin jusqu’au bout? - Do you now know the way to the end?

--J’en connais une bonne partie. --I know a lot of it.

Et il faudra bien que nous trouvions le reste! And we'll have to find the rest! répondit-il, les dents serrées. he replied, his teeth clenched. --Ecoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon séant. "Listen, Meaulnes," I said, sitting up.

Ecoute-moi: nous n’avons qu’une chose à faire; c’est de chercher tous les deux en plein jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque. Listen to me: we only have one thing to do; it is to seek both in broad daylight, using your plan, the part of the road which we miss. --Mais cette portion-là est très loin d’ici. --But that portion is very far from here.

--Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès que les journées seront longues". --Well, we will go by car this summer as soon as the days are long.

Il y eut un silence prolongé qui voulait dire qu’il acceptait. There was a prolonged silence which meant he accepted.

"Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi d’elle". "Since we will try together to find the young girl you love, Meaulnes, I added at last, tell me who she is, tell me about her".

Il s’assit sur le pied de mon lit. He sat down on the foot of my bed.

Je voyais dans l’ombre sa tête penchée, ses bras croisés et ses genoux. I saw in the shadows his bowed head, his arms crossed and his knees. Puis il aspira l’air fortement, comme quelqu’un qui a eu gros coeur longtemps et qui va enfin confier son secret... Then he inhaled the air strongly, like someone who has had a big heart for a long time and who is finally going to confide his secret ...