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"LE NEZ D'UN NOTAIRE" - Edmond About, Chapter 1

Chapter 1

LE NEZ D'UN NOTAIRE Edmond About

A M. ALEXANDRE BIXIO

Permettez-moi, monsieur, d'inscrire en tête de ce petit livre le nom cher et honoré d'un homme qui a consacré toute sa vie à la cause du progrès, d'un père qui a offert ses deux fils à la délivrance de l'Italie, d'un ami qui est venu entre les premiers me donner une preuve de sympathie le lendemain de Gaetana. Edmond About

I.

L'ORIENT ET L'OCCIDENT SONT AUX PRISES LE SANG COULE Maître Alfred L'Ambert, avant le coup fatal qui le contraignit à changer de nez, était assurément le plus brillant notaire de France. En ce temps-là, il avait trente-deux ans; sa taille était noble, ses yeux grands et bien fendus; son front olympien, sa barbe et ses cheveux du blond le plus aimable. Son nez (premier du nom) se recourbait en bec d'aigle.. Me croira qui voudra, mais la cravate blanche lui allait dans la perfection. Est-ce parce qu'il la portait depuis l'âge le plus tendre, ou parce qu'il se fournissait chez la bonne faiseuse? Je suppose que c'était pour ces deux raisons à la fois. Autre chose est de se nouer autour du cou un mouchoir de poche roulé en corde; autre chose de former avec art un beau nœud de batiste blanche dont les deux bouts égaux, empesés sans excès, se dirigent symétriquement vers la droite et la gauche.

Une cravate blanche bien choisie et bien nouée n'est pas un ornement sans grâce; toutes les dames vous le diront. Mais il ne suffit point de la mettre; il faut encore la bien porter : c'est une affaire d'expérience. Pourquoi les ouvriers paraissent-ils si gauches et si empruntés le jour de leurs noces? Parce qu'ils se sont affublés d'une cravate blanche sans aucune étude préparatoire. On s'accoutume en un rien de temps à porter les coiffures les plus exorbitantes ; une couronne, par exemple. Le soldat Bonaparte en ramassa une que le roi de France avait laissé tomber sur la place Louis XV. Il s'en coiffa lui-même, sans avoir pris leçon de personne, et l'Europe déclara qu'un tel bonnet ne lui allait pas mal. Bientôt même il mit la couronne à la mode dans le cercle de sa famille et de ses amis intimes. Tout le monde autour de lui la portait ou la voulait porter. Mais cet homme extraordinaire ne fut jamais qu'un porte-cravate assez médiocre. M. le vicomte de G*". auteur de plusieurs poèmes en prose, avait étudié la diplomatie, ou l'art de se cravater avec fruit. Il assista, en 1815, à la revue de notre dernière armée, quelques jours avant la campagne de Waterloo.

Savez-vous ce qui frappa son esprit dans cette fête héroïque où éclatait l'enthousiasme désespéré d'un grand peuple? C'est que la cravate de Bonaparte n'allait pas bien. Peu d'hommes, sur ce terrain pacifique, auraient pu se mesurer avec maître Alfred L'Ambert. Je dis L'Ambert, et non Lambert : il y a décision du conseil d'État. Maître L'Ambert, successeur de son père, exerçait le notariat par droit de naissance. Depuis deux siècles et plus, cette glorieuse famille se transmettait de mâle en mâle l'étude de la rue de Verneuil avec la plus haute clientèle du faubourg Saint-Germain. La charge n'était pas cotée, n'étant jamais sortie de la famille ; mais, d'après le produit des cinq dernières années, on ne pouvait l'estimer moins de trois cent mille écus. C'est dire qu'elle rapportait, bon an, mal an, quatre-vingt-dix mille livres. Depuis deux siècles et plus, tous les aînés de la famille avaient porté la cravate blanche aussi naturellement que les corbeaux portent la plume noire, les ivrognes le nez rouge, ou les poètes l'habit râpé. Légitime héritier d'un nom et d'une fortune considérables, le jeune Alfred avait sucé les bons principes avec le lait. Il méprisait dûment toutes les nouveautés politiques qui se sont introduites en France depuis la catastrophe de 1789. A ses yeux, la nation française se composait de trois classes : le clergé, la noblesse et le tiers état. Opinion respectable et partagée encore aujourd'hui par un petit nombre de sénateurs. Il se rangeait modestement parmi les premiers du tiers état, non sans quelques prétentions secrètes à la noblesse de robe. Il tenait en profond mépris le gros de la nation française, ce ramassis de paysans et de manœuvres qu'on appelle le peuple, ou la vile multitude. Il les approchait le moins possible, par égard pour son aimable personne, qu'il aimait et soignait passionnément. Svelte, sain et vigoureux comme un brochet de rivière, il était convaincu que ces gens-là sont du fretin de poisson blanc, créé tout exprès par la Providence pour nourrir MM. les brochets.

Charmant homme au demeurant, comme presque tous les égoïstes; estimé au Palais, au cercle, à la chambre des notaires, à la conférence de Saint-Vincent de Paul et à la salle d'armes, beau tireur de pointe et de contre-pointe; beau buveur, amant généreux, tant qu'il avait le cœur pris; ami sûr avec les hommes de son rang; créancier des plus gracieux, tant qu'il touchait les intérêts de son capital; délicat dans ses goûts, recherché dans sa toilette, propre comme un louis neuf, assidu le dimanche aux offices de Saint-Thomas d'Aquin, les lundis, mercredis et vendredis au foyer de l'Opéra, il eût été le plus parfait gentleman de son temps au physique comme au moral, sans une déplorable myopie qui le condamnait à porter des lunettes. Est-il besoin d'ajouter que ses lunettes étaient d'or, et les plus fines, les plus légères, les plus élégantes qu'on eût fabriquées chez le célèbre Mathieu Luna, quai des Orfèvres? Il ne les portait pas toujours, mais seulement à l'étude ou chez le client, lorsqu'il avait des actes à lire. Croyez que les lundis, mercredis et vendredis, lorsqu'il entrait au foyer de la danse, il avait soin de démasquer ses beaux yeux.

Aucun verre biconcave ne voilait alors l'éclat de son regard. Il n'y voyait goutte, j'en conviens, et saluait quelquefois une marcheuse pour une étoile; mais il avait l'air résolu d'un Alexandre entrant à Babylone. Aussi les petites filles du corps de ballet, qui donnent volontiers des sobriquets aux personnes, l'avaient-elles surnommé Vainqueur. Un bon gros Turc, secrétaire à l'ambassade, avait reçu le nom de Tranquille, un conseiller d'État s'appelait Mélancolique; un secrétaire général du ministère de *** , vif et brouillon dans ses allures, se nommait M. Turlu. C'est pourquoi la petite Élise Champagne, dite aussi Champagne II reçut le nom de Turlurette lorsqu'elle sortit des coryphées pour s'élever au rang de sujet. Mes lecteurs de province (si tant est que ce récit dépasse jamais les fortifications de Paris) vont méditer une minute ou deux sur le paragraphe qui précède.

J'entends d'ici les mille et une questions qu'ils adressent mentalement à l'auteur. « Qu'est-ce que le foyer de la danse? Et le corps de ballet? Et les étoiles de l'Opéra? Et les coryphées? Et les sujets? Et les marcheuses? Et les secrétaires généraux qui s'égarent dans un tel monde, au risque d'y attraper des sobriquets? Enfin par quel hasard un homme posé, un homme rangé, un homme de principes, comme maître Alfred L'Ambert, se trouvait-il trois fois par semaine au foyer de la danse? Eh!

chers amis, c'est précisément parce qu'il était un homme posé, un homme rangé et un homme de principes. Le foyer de la danse était alors un vaste salon carré, entouré de vieilles banquettes de velours rouge et peuplé de tous les hommes les plus considérables de Paris. On y rencontrait non-seulement des financiers, des conseillers d'État, des secrétaires généraux, mais encore des ducs et des princes, des députés, des préfets, et les sénateurs les plus dévoués au pouvoir temporel du pape; il n'y manquait que des prélats. On y voyait des ministres mariés, et même les plus complètement mariés entre tous nos ministres. Quand je dis on y voyait, ce n'est pas que je les aie vus moi-même ; vous pensez bien que les pauvres diables de journalistes n'entraient pas là comme au moulin. Un ministre tenait en main les clefs de ce salon des Hespérides; nul n'y pénétrait sans l'aveu de Son Excellence. Aussi fallait-il voir les rivalités, les jalousies et les intrigues ! Combien de cabinets on a culbutés sous les prétextes les plus divers, mais au fond parce que tous les hommes d'État veulent régner sur le foyer de la danse ! N'allez pas croire au moins que ces personnages y fussent attirés par l'appât des plaisirs défendus! Ils brûlaient d'encourager un art éminemment aristocratique et politique. La marche des années a peut-être changé tout cela, car les aventures de maître L'Ambert ne datent point de cette semaine. Elles ne remontent pourtant pas à l'antiquité la plus reculée. Mais des raisons de haute convenance me défendent de préciser l'année exacte où cet officier ministériel échangea son nez aquilin contre un nez droit. C'est pourquoi j'ai dit vaguement en ce temps-là, comme les fabulistes. Contentez-vous de savoir que l'action se place, dans les annales du monde, entre l'incendie de Troie par les Grecs et l'incendie du palais d'Été à Pékin par l'armée anglaise, deux mémorables étapes de la civilisation européenne. Un contemporain et un client de maître L'Ambert, M. le marquis d'Ombremule, disait un soir au café Anglais: — Ce qui nous distingue du commun des hommes, c'est notre fanatisme pour la danse. La canaille raffole de musique. Elle bat des mains aux opéras de Rossini, de Donizetti et d'Auber: il paraît qu'un million de petites notes mises en salade a quelque chose qui flatte l'oreille de ces gens-là. Ils poussent le ridicule jusqu'à chanter eux-mêmes de leur grosse voix éraillée, et la police leur permet de se réunir dans certains amphithéâtres pour écorcher quelques ariettes. Grand bien leur fasse ! Quant à moi, je n'écoute point un opéra; je le regarde: j'arrive pour le divertissement, et je me sauve après. Ma respectable aïeule m'a conté que toutes les grandes dames de son temps n'allaient à l'Opéra que pour le ballet. Elles ne refusaient aucun encouragement à MM. les danseurs. Notre tour est venu; c'est nous qui protégeons les danseuses: honni soit qui mal y pense! La petite duchesse de Biétry, jeune, jolie et délaissée, eut la faiblesse de reprocher à son mari les habitudes d'Opéra qu'il avait prises. — N'êtes-vous pas honteux, lui disait-elle, de m'abandonner dans ma loge avec tous vos amis pour courir je ne sais où? — Madame, répondit-il, lorsqu'on espère une ambassade, ne doit-on pas étudier la politique? — Soit; mais il y a, je pense, de meilleures écoles dans Paris.

— Aucune.

Apprenez, ma chère enfant, que la danse et la politique sont jumelles. Chercher à plaire, courtiser le public, avoir l'œil sur le chef d'orchestre, composer son visage, changer à chaque instant de couleur et d'habit, sauter de gauche à droite et de droite à gauche, se retourner lestement, retomber sur ses pieds, sourire avec des larmes plein les yeux, n'est-ce pas en quelques mots le programme de la danse et de la politique? La duchesse sourit, pardonna, et prit un amant.

Les grands seigneurs comme le duc de Bietry, les hommes d'État comme le baron de F..., les gros millionnaires comme le petit M. St..., et les simples notaires comme le héros de cette histoire se coudoient pêle-mêle au foyer de la danse et dans les coulisses du théâtre. Ils sont tous égaux devant l'ignorance et la naïveté de ces quatre-vingts petites ingénues qui composent le corps de ballet. On les appelle MM. les abonnés, on leur sourit gratis, on bavarde avec eux dans les petits coins, on accepte leurs bonbons et même leurs diamants comme des politesses sans conséquence et qui n'engagent à rien celle qui les reçoit. Le monde s'imagine bien à tort que l'Opéra est un marché de plaisir facile et une école de libertinage. On y trouve des vertus en plus grand nombre que dans aucun autre théâtre de Paris : et pourquoi? parce que la vertu y est plus chère que partout ailleurs.

N'est-il pas intéressant d'étudier de près ce petit peuple de jeunes filles, presque toutes parties de fort bas et que le talent ou la beauté peut en un rien de temps élever assez haut? Fillettes de quatorze à seize ans pour la plupart, nourries de pain sec et de pommes vertes dans une mansarde d'ouvrière ou dans une loge de concierge, elles viennent au théâtre en tartan et en savates et courent s'habiller furtivement. Un quart d'heure après, elles descendent au foyer radieuses, étincelantes,couvertes de soie, de gaze et de fleurs, le tout aux frais de l'État, et plus brillantes que les fées, les anges et les houris de nos rêves. Les ministres et les princes leur baisent les mains et blanchissent leur habit noir à la céruse de leurs bras nus. On leur débite à l'oreille des madrigaux vieux et neufs qu'elles comprennent quelquefois. Quelques-unes ont de l'esprit naturel et causent bien; celles-là, on se les arrache. Un coup de sonnette appelle les fées au théâtre; la foule des abonnés les poursuit jusqu'à l'entrée de la scène, les retient et les accapare derrière les portants de coulisses. Vertueux abonné qui brave la chute des décors, les taches d'huile des quinquets et les miasmes les plus divers pour le plaisir d'entendre une petite voix légèrement enrouée murmurer ces mots charmants: — Gré nom!

j'ai-t-il mal aux pieds! La toile se lève, et les quatre-vingts reines d'une heure s'ébattent joyeusement sous les lorgnettes d'un public enflammé. Il n'y en a pas une qui ne voie ou ne devine dans la salle deux, trois, dix adorateurs connus ou inconnus. Quelle fête pour elles jusqu'à la chute du rideau! Elles sont jolies, parées, lorgnées, admirées, et elles n'ont rien à craindre de la critique ni des sifflets. Minuit sonne : tout change comme dans les féeries.

Cendrillon remonte avec sa mère ou sa sœur aînée vers les sommets économiques de Batignolles ou de Montmartre. Elle boite un tantinet, pauvre petite ! et elle éclabousse ses bas gris. La bonne et sage mère de famille, qui a placé toutes ses espérances sur la tête de cette enfant, rabâche,chemin faisant, quelques leçons de sagesse:

— Marchez droit dans la vie, ô ma fille, et ne vous laissez jamais choir !

ou, si le destin veut absolument qu'un tel malheur vous arrive, ayez soin de tomber sur un lit en bois de rose! Ces conseils de l'expérience ne sont pas toujours suivis. Le cœur parle quelquefois. On a vu des danseuses épouser des danseurs. On a vu des petites filles, jolies comme la Vénus Anadyomène, économiser cent mille francs de bijoux pour conduire à l'autel un employé à deux mille francs. D'autres abandonnent au hasard le soir de leur avenir, et font le désespoir de leur famille. Celle-ci attend le 10 avril pour disposer de son cœur, parce qu'elle s'est juré à elle-même de rester sage jusqu'à dix-sept ans. Celle-là trouve un protecteur à son goût et n'ose le dire : elle craint la vengeance d'un conseiller référendaire qui a promis de la tuer et de se suicider ensuite si elle aimait un autre que lui. 11 plaisantait, comme vous pensez Lien; mais on prend les paroles au sérieux dans ce petit monde. Qu'elles sont naïves et ignorantes de tout! on a entendu deux grandes filles de seize ans se disputer sur la noblesse de leur origine et le rang de leurs familles:

— Voyez un peu cette demoiselle !

disait la plus grande. Les boucles d'oreilles de sa mère sont en argent, et celles de mon père sont en or! Maître Alfred L'Ambert, après avoir longtemps voltigé de la brune à la blonde, avait fini par s'éprendre d'une jolie brunette aux yeux bleus.- Mademoiselle Victorine Tompain était sage, comme on l'est généralement à l'Opéra, jusqu'à ce qu'on ne le soit plus. Bien élevée d'ailleurs, et incapable de prendre une résolution extrême, sans consulter ses parents. Depuis tantôt six mois, elle se voyait serrée d'assez près par le beau notaire et par Ayvaz-Bey, ce gros Turc de vingt-cinq ans que l'on désignait par le sobriquet de Tranquille. L'un et l'autre lui avaient tenu des discours sérieux, où il était question de son avenir. La respectable madame Tompain maintenait sa fille dans un sage milieu, en attendant qu'un des deux rivaux se décidât à lui parler affaires. Le Turc était un bon garçon, honnête, posé et timide. Il parla cependant et fut écouté. Tout le monde apprit bientôt ce petit événement, excepté maître L'Ambert, qui enterrait un oncle dans le Poitou. Lorsqu'il revint à l'Opéra, mademoiselle Victorine Tompain avait un bracelet de brillants, des dormeuses de brillants et un cœur de brillants pendu au cou comme un lustre. Le notaire était myope; je crois vous l'avoir dit dès le début. Il ne vit rien de ce qu'il aurait dû voir, pas même les sourires malins qui le saluèrent à sa rentrée. Il tournoya, babilla et brilla comme à son ordinaire, attendant avec impatience la fin du ballet et la sortie des enfants. Ses calculs étaient faits: l'avenir de mademoiselle Victorine se trouvait assuré, grâce à cet excellent oncle de Poitiers qui était mort juste à point. Ce qu'on appelle à Paris le passage de l'Opéra est un réseau de galeries larges ou étroites, éclairées ou obscures, de niveaux forts divers qui relient le boulevard, la rue Lepeletier, la rue Drouot et la rue Rossini. Un long couloir, découvert dans sa plus grande partie, s'étend de la rue Drouot à la rue Lepeletier, perpendiculairement aux galeries du Baromètre et de l'Horloge. C'est dans sa partie la plus basse, à deux pas de la rue Drouot, que s'ouvre la porte secrète du théâtre, l'entrée nocturne des artistes. Tous les deux jours. a minuit, un flot de 300 à 400 personnes s'écoule tumultueusement sous les yeux du digne papa Monge, concierge de ce paradis. Machinistes, comparses, marcheuses, choristes, danseurs et danseuses, ténors et soprani, auteurs, compositeurs, administrateurs, abonnés, se ruent pêle-mêle; Les uns descendent vers la rue Drouot, les autres remontent l'escalier qui conduit par une galerie découverte à la rue Lepeletier. Vers le milieu du passage découvert, au bout de la galerie du Baromètre, Alfred L'Ambert fumait un cigare et attendait. A dix pas plus loin, un petit homme rond, coiffé du tarbouch écarlate, aspirait par bouffées égales la fumée d'une cigarette de tabac turc, plus grosse que le petit doigt. Vingt autres flâneurs intéressés piétinaient ou attendaient autour d'eux, chacun pour soi, sans nul souci du voisin. Et les chanteurs traversaient en fredonnant, et les sylphes mâles, traînant un peu la savate, passaient en boitant, et, de minute en minute, une ombre féminine enveloppée de noir, de gris ou de marron, glissait entre les rares becs de gaz, méconnaissable à tous les yeux, excepté aux yeux de l'amour. On se rencontre, on s'aborde, on s'enfuit, sans prendre congé de la compagnie. Halte-là! voici un bruit étrange et un tumulte inusité. Deux ombres légères ont passé, deux hommes ont couru, deux flammes de cigare se sont approchées; on a entendu des éclats de voix et comme le bruit d'une rapide querelle. Les promeneurs se sont amassés sur un point ; mais ils n'ont plus trouvé personne. Et maître Alfred L'Ambert redescend tout seul vers sa voiture, qui l'attendait au boulevard. Il hausse les épaules et regarde machinalement cette carte de visite tachée d'une large goutte de sang: Ayvaz-bey

Secrétaire de l'ambassade ottomane, Rue de Grenelle Saint-Germain, 10V.

Écoutez ce qu'il dit entre ses dents, le beau notaire de la rue de Verneuil: — La sotte affaire!

Du diable si je savais qu'elle eût donné des droits à cet animal de Turc!... car c'est bien lui... Aussi pourquoi n'avais-je pas mis mes lunettes?... Il paraît que je lui ai donné un coup de poing sur le nez? Oui, sa carte est tachée et mes gants le sont aussi. Me voilà un Turc sur les bras par une simple maladresse ; car je ne lui en veux pas, à ce garçon... La petite m'est fort indifférente, après tout... Il l'a, qu'il la garde! Deux honnêtes gens ne vont pas s'égorger pour mademoiselle Victorine Tompain... C'est ce maudit 'coup de poing qui gâte tout... Voilà ce qu'il disait entre ses dents, ses trente deux dents, plus blanches et plus aiguës que celles d'un jeune loup. Il renvoya son cocher à la maison et se dirigea à pied, au petit pas, vers le cercle des Chemins de fer. Là, il trouva deux amis et leur conta son aventure. Le vieux marquis de Villemaurin, ancien capitaine de la garde royale, et le jeune Henri Steimbourg, agent de change, jugèrent unanimement que le coup de poing gâtait tout.


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LE NEZ D'UN NOTAIRE THE NOSE OF A NOTARY Edmond About Edmond About

A M. ALEXANDRE BIXIO To Mr. ALEXANDRE BIXIO

Permettez-moi, monsieur, d'inscrire en tête de ce petit livre le nom cher et honoré d'un homme qui a consacré toute sa vie à la cause du progrès, d'un père qui a offert ses deux fils à la délivrance de l'Italie, d'un ami qui est venu entre les premiers me donner une preuve de sympathie le lendemain de Gaetana. Allow me, sir, to inscribe at the head of this little book the dear and honored name of a man who devoted his whole life to the cause of progress, of a father who offered his two sons for the deliverance of Italy, from a friend who came among the first to give me a proof of sympathy the day after Gaetana. Edmond About

I.

L'ORIENT ET L'OCCIDENT SONT AUX PRISES LE SANG COULE THE EAST AND THE WEST ATTACHED, BLOOD IS RUNNING ВОСТОК И ЗАПАД ВЦЕПИЛИСЬ ДРУГ ДРУГУ В ГЛОТКИ, ЛЬЕТСЯ КРОВЬ Maître Alfred L'Ambert, avant le coup fatal qui le contraignit à changer de nez, était assurément le plus brillant notaire de France. Maître Alfred L'Ambert, before the fatal blow which forced him to change his nose, was undoubtedly the most brilliant notary in France. До рокового удара, заставившего его сменить нос, мэтр Альфред Л'Амбер был, несомненно, самым блестящим нотариусом Франции. En ce temps-là, il avait trente-deux ans; sa taille était noble, ses yeux grands et bien fendus; son front olympien, sa barbe et ses cheveux du blond le plus aimable. At that time he was thirty-two years old; his figure was noble, his eyes large and well slit; his Olympian forehead, his beard and his hair the loveliest blond. Son nez (premier du nom) se recourbait en bec d'aigle.. Me croira qui voudra, mais la cravate blanche lui allait dans la perfection. His nose (the first of his name) curved into an eagle's beak. Whoever will believe me, but the white tie suited him perfectly. Его нос (первый в своем роде) был изогнут, как орлиный клюв. Хотите верьте, хотите нет, но белый галстук подходил ему как нельзя лучше. Est-ce parce qu'il la portait depuis l'âge le plus tendre, ou parce qu'il se fournissait chez la bonne faiseuse? Is it because he wore it from the most tender age, or because he bought it from the good maker? Потому ли, что он носил его с раннего детства, или потому, что он купил его у правильного производителя? Je suppose que c'était pour ces deux raisons à la fois. I suppose it was for both reasons. Autre chose est de se nouer autour du cou un mouchoir de poche roulé en corde; autre chose de former avec art un beau nœud de batiste blanche dont les deux bouts égaux, empesés sans excès, se dirigent symétriquement vers la droite et la gauche. It's one thing to tie a pocket handkerchief, rolled into a rope, around your neck; it's another to artfully form a beautiful white batiste knot, the two equal ends of which, weighted down without excess, point symmetrically to right and left.

Une cravate blanche bien choisie et bien nouée n'est pas un ornement sans grâce; toutes les dames vous le diront. A well-chosen and well-tied white cravat is not a graceless adornment; all the ladies will tell you that. Mais il ne suffit point de la mettre; il faut encore la bien porter : c'est une affaire d'expérience. But it is not enough to put it on; it is still necessary to carry it well: it is a matter of experience. Но мало просто надеть его, нужно еще и хорошо носить: это вопрос опыта. Pourquoi les ouvriers paraissent-ils si gauches et si empruntés le jour de leurs noces? Why do workers look so awkward and borrowed on their wedding day? Почему в день свадьбы работники выглядят так неловко и заемно? Parce qu'ils se sont affublés d'une cravate blanche sans aucune étude préparatoire. Because they dressed up in a white tie without any preparatory study. On s'accoutume en un rien de temps à porter les coiffures les plus exorbitantes ; une couronne, par exemple. You quickly get used to wearing the most exorbitant hairstyles; a crown, for example. Le soldat Bonaparte en ramassa une que le roi de France avait laissé tomber sur la place Louis XV. Soldier Bonaparte picked up one that the French king had dropped in Place Louis XV. Солдат Бонапарт подобрал одну из них, которую король Франции обронил на площади Людовика XV. Il s'en coiffa lui-même, sans avoir pris leçon de personne, et l'Europe déclara qu'un tel bonnet ne lui allait pas mal. He wore it himself, without taking any lessons from anyone, and Europe declared that such a cap did not suit him badly. Bientôt même il mit la couronne à la mode dans le cercle de sa famille et de ses amis intimes. Tout le monde autour de lui la portait ou la voulait porter. Everyone around him wore it or wanted to wear it. Mais cet homme extraordinaire ne fut jamais qu'un porte-cravate assez médiocre. But this extraordinary man was never more than a rather mediocre tie-bearer. M. le vicomte de G*". auteur de plusieurs poèmes en prose, avait étudié la diplomatie, ou l'art de se cravater avec fruit. автор ряда стихотворений в прозе, изучал дипломатию, или искусство связывать себя узами успеха. Il assista, en 1815, à la revue de notre dernière armée, quelques jours avant la campagne de Waterloo.

Savez-vous ce qui frappa son esprit dans cette fête héroïque où éclatait l'enthousiasme désespéré d'un grand peuple? Do you know what struck his mind at that heroic feast where the desperate enthusiasm of a great people burst forth? C'est que la cravate de Bonaparte n'allait pas bien. It's because Bonaparte's tie wasn't going well. Галстук Бонапарта был не совсем подходящим. Peu d'hommes, sur ce terrain pacifique, auraient pu se mesurer avec maître Alfred L'Ambert. Few men, on this peaceful ground, could have measured themselves against Master Alfred L'Ambert. Je dis L'Ambert, et non Lambert : il y a décision du conseil d'État. Maître L'Ambert, successeur de son père, exerçait le notariat par droit de naissance. Depuis deux siècles et plus, cette glorieuse famille se transmettait de mâle en mâle l'étude de la rue de Verneuil avec la plus haute clientèle du faubourg Saint-Germain. La charge n'était pas cotée, n'étant jamais sortie de la famille ; mais, d'après le produit des cinq dernières années, on ne pouvait l'estimer moins de trois cent mille écus. The charge was not listed, having never left the family; but, according to the product of the last five years, it could not be estimated at less than three hundred thousand crowns. Офис не был внесен в реестр, так как никогда не выходил за пределы семьи, но, судя по доходам за последние пять лет, он не мог быть оценен менее чем в триста тысяч экю. C'est dire qu'elle rapportait, bon an, mal an, quatre-vingt-dix mille livres. Depuis deux siècles et plus, tous les aînés de la famille avaient porté la cravate blanche aussi naturellement que les corbeaux portent la plume noire, les ivrognes le nez rouge, ou les poètes l'habit râpé. Légitime héritier d'un nom et d'une fortune considérables, le jeune Alfred avait sucé les bons principes avec le lait. The rightful heir to a considerable name and fortune, young Alfred had sucked the good principles with the milk. Il méprisait dûment toutes les nouveautés politiques qui se sont introduites en France depuis la catastrophe de 1789. He duly despised all the political novelties which have been introduced into France since the catastrophe of 1789. A ses yeux, la nation française se composait de trois classes : le clergé, la noblesse et le tiers état. In his eyes, the French nation was composed of three classes: the clergy, the nobility and the third estate. Opinion respectable et partagée encore aujourd'hui par un petit nombre de sénateurs. Il se rangeait modestement parmi les premiers du tiers état, non sans quelques prétentions secrètes à la noblesse de robe. Il tenait en profond mépris le gros de la nation française, ce ramassis de paysans et de manœuvres qu'on appelle le peuple, ou la vile multitude. He held in profound contempt the bulk of the French nation, that collection of peasants and laborers who are called the people, or the vile multitude. Il les approchait le moins possible, par égard pour son aimable personne, qu'il aimait et soignait passionnément. He approached them as little as possible, out of respect for his amiable person, whom he loved and cared for passionately. Svelte, sain et vigoureux comme un brochet de rivière, il était convaincu que ces gens-là sont du fretin de poisson blanc, créé tout exprès par la Providence pour nourrir MM. Slender, healthy and vigorous as a river pike, he was convinced that these people were white fish fry, created expressly by Providence to feed MM. les brochets.

Charmant homme au demeurant, comme presque tous les égoïstes; estimé au Palais, au cercle, à la chambre des notaires, à la conférence de Saint-Vincent de Paul et à la salle d'armes, beau tireur de pointe et de contre-pointe; beau buveur, amant généreux, tant qu'il avait le cœur pris; ami sûr avec les hommes de son rang; créancier des plus gracieux, tant qu'il touchait les intérêts de son capital; délicat dans ses goûts, recherché dans sa toilette, propre comme un louis neuf, assidu le dimanche aux offices de Saint-Thomas d'Aquin, les lundis, mercredis et vendredis au foyer de l'Opéra, il eût été le plus parfait gentleman de son temps au physique comme au moral, sans une déplorable myopie qui le condamnait à porter des lunettes. Est-il besoin d'ajouter que ses lunettes étaient d'or, et les plus fines, les plus légères, les plus élégantes qu'on eût fabriquées chez le célèbre Mathieu Luna, quai des Orfèvres? Need I add that his spectacles were of gold, and the finest, lightest, most elegant that had been made by the famous Mathieu Luna, Quai des Orfèvres? Il ne les portait pas toujours, mais seulement à l'étude ou chez le client, lorsqu'il avait des actes à lire. Croyez que les lundis, mercredis et vendredis, lorsqu'il entrait au foyer de la danse, il avait soin de démasquer ses beaux yeux.

Aucun verre biconcave ne voilait alors l'éclat de son regard. No biconcave glass then veiled the brilliance of his gaze. Il n'y voyait goutte, j'en conviens, et saluait quelquefois une marcheuse pour une étoile; mais il avait l'air résolu d'un Alexandre entrant à Babylone. He saw nothing of it, I agree, and sometimes saluted a walker for a star; but he had the resolute air of an Alexander entering Babylon. Он ничего не видел, я согласен, и иногда окликал ходока за звезду; но у него был решительный вид Александра, входящего в Вавилон. Aussi les petites filles du corps de ballet, qui donnent volontiers des sobriquets aux personnes, l'avaient-elles surnommé Vainqueur. Поэтому маленькие девочки из кордебалета, которые любят давать людям прозвища, прозвали его Vainqueur. Un bon gros Turc, secrétaire à l'ambassade, avait reçu le nom de Tranquille, un conseiller d'État s'appelait Mélancolique; un secrétaire général du ministère de \*\*\* , vif et brouillon dans ses allures, se nommait M. Turlu. C'est pourquoi la petite Élise Champagne, dite aussi Champagne II reçut le nom de Turlurette lorsqu'elle sortit des coryphées pour s'élever au rang de sujet. Именно поэтому маленькой Элизе Шампань, известной также как Шампань II, дали имя Турлюрет, когда она покинула корифеев и стала подданной. Mes lecteurs de province (si tant est que ce récit dépasse jamais les fortifications de Paris) vont méditer une minute ou deux sur le paragraphe qui précède. My readers from the provinces (if this story ever goes beyond the fortifications of Paris) will meditate for a minute or two on the preceding paragraph.

J'entends d'ici les mille et une questions qu'ils adressent mentalement à l'auteur. I hear from here the thousand and one questions that they mentally address to the author. « Qu'est-ce que le foyer de la danse? “What is the focus of dance? "Что такое дом танца? Et le corps de ballet? And the corps de ballet? Et les étoiles de l'Opéra? Et les coryphées? Et les sujets? Et les marcheuses? Et les secrétaires généraux qui s'égarent dans un tel monde, au risque d'y attraper des sobriquets? And the general secretaries who get lost in such a world, at the risk of picking up nicknames? Enfin par quel hasard un homme posé, un homme rangé, un homme de principes, comme maître Alfred L'Ambert, se trouvait-il trois fois par semaine au foyer de la danse? Eh!

chers amis, c'est précisément parce qu'il était un homme posé, un homme rangé et un homme de principes. Le foyer de la danse était alors un vaste salon carré, entouré de vieilles banquettes de velours rouge et peuplé de tous les hommes les plus considérables de Paris. The dance hall was then a large square salon, surrounded by old red velvet benches and populated by all the most important men in Paris. On y rencontrait non-seulement des financiers, des conseillers d'État, des secrétaires généraux, mais encore des ducs et des princes, des députés, des préfets, et les sénateurs les plus dévoués au pouvoir temporel du pape; il n'y manquait que des prélats. On y voyait des ministres mariés, et même les plus complètement mariés entre tous nos ministres. Quand je dis on y voyait, ce n'est pas que je les aie vus moi-même ; vous pensez bien que les pauvres diables de journalistes n'entraient pas là comme au moulin. Un ministre tenait en main les clefs de ce salon des Hespérides; nul n'y pénétrait sans l'aveu de Son Excellence. Aussi fallait-il voir les rivalités, les jalousies et les intrigues ! Also it was necessary to see the rivalries, the jealousies and the intrigues! Combien de cabinets on a culbutés sous les prétextes les plus divers, mais au fond parce que tous les hommes d'État veulent régner sur le foyer de la danse ! N'allez pas croire au moins que ces personnages y fussent attirés par l'appât des plaisirs défendus! Do not at least believe that these characters were drawn there by the lure of forbidden pleasures! Ils brûlaient d'encourager un art éminemment aristocratique et politique. La marche des années a peut-être changé tout cela, car les aventures de maître L'Ambert ne datent point de cette semaine. The march of the years may have changed all that, for the adventures of Master L'Ambert do not date from this week. Elles ne remontent pourtant pas à l'antiquité la plus reculée. They do not, however, date back to the remotest antiquity. Mais des raisons de haute convenance me défendent de préciser l'année exacte où cet officier ministériel échangea son nez aquilin contre un nez droit. C'est pourquoi j'ai dit vaguement en ce temps-là, comme les fabulistes. Contentez-vous de savoir que l'action se place, dans les annales du monde, entre l'incendie de Troie par les Grecs et l'incendie du palais d'Été à Pékin par l'armée anglaise, deux mémorables étapes de la civilisation européenne. Un contemporain et un client de maître L'Ambert, M. le marquis d'Ombremule, disait un soir au café Anglais: — Ce qui nous distingue du commun des hommes, c'est notre fanatisme pour la danse. — What distinguishes us from ordinary men is our fanaticism for dancing. La canaille raffole de musique. Elle bat des mains aux opéras de Rossini, de Donizetti et d'Auber: il paraît qu'un million de petites notes mises en salade a quelque chose qui flatte l'oreille de ces gens-là. Ils poussent le ridicule jusqu'à chanter eux-mêmes de leur grosse voix éraillée, et la police leur permet de se réunir dans certains amphithéâtres pour écorcher quelques ariettes. They go so far as to sing in their own grating voices, and the police allow them to meet in certain amphitheatres to sing a few ariettas. Grand bien leur fasse ! Good for them! Quant à moi, je n'écoute point un opéra; je le regarde: j'arrive pour le divertissement, et je me sauve après. Ma respectable aïeule m'a conté que toutes les grandes dames de son temps n'allaient à l'Opéra que pour le ballet. My respectable grandmother told me that all the great ladies of her time only went to the Opera for the ballet. Elles ne refusaient aucun encouragement à MM. They refused no encouragement to MM. les danseurs. Notre tour est venu; c'est nous qui protégeons les danseuses: honni soit qui mal y pense! Our turn has come; it is we who protect the dancers: shame on who thinks ill of it! La petite duchesse de Biétry, jeune, jolie et délaissée, eut la faiblesse de reprocher à son mari les habitudes d'Opéra qu'il avait prises. — N'êtes-vous pas honteux, lui disait-elle, de m'abandonner dans ma loge avec tous vos amis pour courir je ne sais où? 'Aren't you ashamed,' she said to him, 'to abandon me in my dressing room with all your friends to run I don't know where?' — Madame, répondit-il, lorsqu'on espère une ambassade, ne doit-on pas étudier la politique? "Madame," he answered, "when one hopes for an embassy, shouldn't one study politics?" — Soit; mais il y a, je pense, de meilleures écoles dans Paris.

— Aucune.

Apprenez, ma chère enfant, que la danse et la politique sont jumelles. Chercher à plaire, courtiser le public, avoir l'œil sur le chef d'orchestre, composer son visage, changer à chaque instant de couleur et d'habit, sauter de gauche à droite et de droite à gauche, se retourner lestement, retomber sur ses pieds, sourire avec des larmes plein les yeux, n'est-ce pas en quelques mots le programme de la danse et de la politique? La duchesse sourit, pardonna, et prit un amant.

Les grands seigneurs comme le duc de Bietry, les hommes d'État comme le baron de F..., les gros millionnaires comme le petit M. St..., et les simples notaires comme le héros de cette histoire se coudoient pêle-mêle au foyer de la danse et dans les coulisses du théâtre. Grand seigneurs like the Duc de Bietry, statesmen like the Baron de F..., fat millionaires like the little Mr. St..., and simple notaries like the hero of this story all rub shoulders in the foyer of the dance hall and backstage at the theater. Ils sont tous égaux devant l'ignorance et la naïveté de ces quatre-vingts petites ingénues qui composent le corps de ballet. They're all equally ignorant and naive when it comes to the eighty little ingénues who make up the corps de ballet. On les appelle MM. les abonnés, on leur sourit gratis, on bavarde avec eux dans les petits coins, on accepte leurs bonbons et même leurs diamants comme des politesses sans conséquence et qui n'engagent à rien celle qui les reçoit. subscribers, we smile at them for free, chat with them in little corners, accept their sweets and even their diamonds as inconsequential courtesies that don't commit the recipient to anything. Le monde s'imagine bien à tort que l'Opéra est un marché de plaisir facile et une école de libertinage. The world is under the mistaken impression that opera is a market for easy pleasure and a school for libertinism. On y trouve des vertus en plus grand nombre que dans aucun autre théâtre de Paris : et pourquoi? There are more virtues here than in any other theater in Paris: and why? parce que la vertu y est plus chère que partout ailleurs. because virtue is dearer there than anywhere else.

N'est-il pas intéressant d'étudier de près ce petit peuple de jeunes filles, presque toutes parties de fort bas et que le talent ou la beauté peut en un rien de temps élever assez haut? Isn't it interesting to take a close look at this little people of young girls, almost all of whom started from very low beginnings and whose talent or beauty can raise them to great heights in no time at all? Fillettes de quatorze à seize ans pour la plupart, nourries de pain sec et de pommes vertes dans une mansarde d'ouvrière ou dans une loge de concierge, elles viennent au théâtre en tartan et en savates et courent s'habiller furtivement. Girls, most of them aged between fourteen and sixteen, fed on dry bread and green apples in a worker's garret or concierge's lodge, they come to the theater in tartans and slippers and run to get dressed stealthily. Un quart d'heure après, elles descendent au foyer radieuses, étincelantes,couvertes de soie, de gaze et de fleurs, le tout aux frais de l'État, et plus brillantes que les fées, les anges et les houris de nos rêves. Les ministres et les princes leur baisent les mains et blanchissent leur habit noir à la céruse de leurs bras nus. Ministers and princes kiss their hands and whitewash their black suits with the ceruse of their bare arms. On leur débite à l'oreille des madrigaux vieux et neufs qu'elles comprennent quelquefois. Old and new madrigals are spouted in their ears, which they sometimes understand. Quelques-unes ont de l'esprit naturel et causent bien; celles-là, on se les arrache. Un coup de sonnette appelle les fées au théâtre; la foule des abonnés les poursuit jusqu'à l'entrée de la scène, les retient et les accapare derrière les portants de coulisses. A buzzer calls the fairies to the theater; the crowd of subscribers chases them to the stage door, holding them back and cornering them behind the backstage doors. Звон колокольчика созывает фей в театр, толпа подписчиков преследует их до дверей сцены, задерживает и монополизирует за кулисами. Vertueux abonné qui brave la chute des décors, les taches d'huile des quinquets et les miasmes les plus divers pour le plaisir d'entendre une petite voix légèrement enrouée murmurer ces mots charmants: — Gré nom! - Great name! - Отличное название!

j'ai-t-il mal aux pieds! my feet hurt! La toile se lève, et les quatre-vingts reines d'une heure s'ébattent joyeusement sous les lorgnettes d'un public enflammé. The canvas rises, and the eighty queens of an hour frolic merrily under the spyglass of an enthralled audience. Il n'y en a pas une qui ne voie ou ne devine dans la salle deux, trois, dix adorateurs connus ou inconnus. There's not one of them who doesn't see or guess two, three, ten known or unknown worshippers in the room. Quelle fête pour elles jusqu'à la chute du rideau! What a party for them until the curtain falls! Elles sont jolies, parées, lorgnées, admirées, et elles n'ont rien à craindre de la critique ni des sifflets. They're pretty, they're adorned, they're ogled, they're admired, and they have nothing to fear from critics or whistles. Minuit sonne : tout change comme dans les féeries. Midnight strikes and everything changes, just like in a fairy tale.

Cendrillon remonte avec sa mère ou sa sœur aînée vers les sommets économiques de Batignolles ou de Montmartre. Cinderella climbs with her mother or older sister to the economic heights of Batignolles or Montmartre. Elle boite un tantinet, pauvre petite ! She's got a bit of a limp, poor thing! et elle éclabousse ses bas gris. and splashes on her gray stockings. La bonne et sage mère de famille, qui a placé toutes ses espérances sur la tête de cette enfant, rabâche,chemin faisant, quelques leçons de sagesse: The good and wise mother of the family, who has placed all her hopes on this child, repeats a few lessons of wisdom along the way:

— Marchez droit dans la vie, ô ma fille, et ne vous laissez jamais choir ! - Walk straight through life, O my daughter, and never let yourself fall!

ou, si le destin veut absolument qu'un tel malheur vous arrive, ayez soin de tomber sur un lit en bois de rose! Ces conseils de l'expérience ne sont pas toujours suivis. Le cœur parle quelquefois. On a vu des danseuses épouser des danseurs. On a vu des petites filles, jolies comme la Vénus Anadyomène, économiser cent mille francs de bijoux pour conduire à l'autel un employé à deux mille francs. We've seen little girls, as pretty as Venus Anadyomene, save up a hundred thousand francs' worth of jewelry to walk a two-thousand-franc employee down the aisle. D'autres abandonnent au hasard le soir de leur avenir, et font le désespoir de leur famille. Others leave the evening of their future to chance, to the despair of their families. Celle-ci attend le 10 avril pour disposer de son cœur, parce qu'elle s'est juré à elle-même de rester sage jusqu'à dix-sept ans. She waits until April 10 to dispose of her heart, because she has sworn to herself that she will remain a good girl until she is seventeen. Celle-là trouve un protecteur à son goût et n'ose le dire : elle craint la vengeance d'un conseiller référendaire qui a promis de la tuer et de se suicider ensuite si elle aimait un autre que lui. This one finds a protector to her liking and doesn't dare say it: she fears the revenge of a referendum councillor who has promised to kill her and then himself if she loves anyone other than him. 11 plaisantait, comme vous pensez Lien; mais on prend les paroles au sérieux dans ce petit monde. 11 was joking, as you think Lien; but we take words seriously in this little world. Qu'elles sont naïves et ignorantes de tout! How naive and ignorant they are of everything! on a entendu deux grandes filles de seize ans se disputer sur la noblesse de leur origine et le rang de leurs familles:

— Voyez un peu cette demoiselle ! - Take a look at this young lady!

disait la plus grande. Les boucles d'oreilles de sa mère sont en argent, et celles de mon père sont en or! Maître Alfred L'Ambert, après avoir longtemps voltigé de la brune à la blonde, avait fini par s'éprendre d'une jolie brunette aux yeux bleus.- Mademoiselle Victorine Tompain était sage, comme on l'est généralement à l'Opéra, jusqu'à ce qu'on ne le soit plus. Maître Alfred L'Ambert, who had long flitted from brunette to blonde, had finally fallen in love with a pretty, blue-eyed brunette - Mademoiselle Victorine Tompain was a good girl, as one usually is at the Opéra, until one is not. Bien élevée d'ailleurs, et incapable de prendre une résolution extrême, sans consulter ses parents. Depuis tantôt six mois, elle se voyait serrée d'assez près par le beau notaire et par Ayvaz-Bey, ce gros Turc de vingt-cinq ans que l'on désignait par le sobriquet de Tranquille. For the past six months, she had been squeezed in quite closely by the handsome notary and Ayvaz-Bey, the fat, twenty-five-year-old Turk known by the nickname of Tranquille. L'un et l'autre lui avaient tenu des discours sérieux, où il était question de son avenir. La respectable madame Tompain maintenait sa fille dans un sage milieu, en attendant qu'un des deux rivaux se décidât à lui parler affaires. The respectable Madame Tompain kept her daughter in a wise middle ground, waiting for one of the two rivals to decide to talk business with her. Le Turc était un bon garçon, honnête, posé et timide. Il parla cependant et fut écouté. He spoke, however, and was heard. Tout le monde apprit bientôt ce petit événement, excepté maître L'Ambert, qui enterrait un oncle dans le Poitou. Everyone soon learned of this little event, except for Maître L'Ambert, who was burying an uncle in Poitou. Lorsqu'il revint à l'Opéra, mademoiselle Victorine Tompain avait un bracelet de brillants, des dormeuses de brillants et un cœur de brillants pendu au cou comme un lustre. Le notaire était myope; je crois vous l'avoir dit dès le début. Il ne vit rien de ce qu'il aurait dû voir, pas même les sourires malins qui le saluèrent à sa rentrée. Il tournoya, babilla et brilla comme à son ordinaire, attendant avec impatience la fin du ballet et la sortie des enfants. It twirled and chattered and shone as usual, eagerly awaiting the end of the ballet and the children's exit. Ses calculs étaient faits: l'avenir de mademoiselle Victorine se trouvait assuré, grâce à cet excellent oncle de Poitiers qui était mort juste à point. His calculations were made: Mademoiselle Victorine's future was assured, thanks to that excellent uncle from Poitiers, who had just died. Ce qu'on appelle à Paris le passage de l'Opéra est un réseau de galeries larges ou étroites, éclairées ou obscures, de niveaux forts divers qui relient le boulevard, la rue Lepeletier, la rue Drouot et la rue Rossini. Un long couloir, découvert dans sa plus grande partie, s'étend de la rue Drouot à la rue Lepeletier, perpendiculairement aux galeries du Baromètre et de l'Horloge. A long corridor, most of which is uncovered, stretches from rue Drouot to rue Lepeletier, perpendicular to the galleries of the Barometer and the Clock. C'est dans sa partie la plus basse, à deux pas de la rue Drouot, que s'ouvre la porte secrète du théâtre, l'entrée nocturne des artistes. Tous les deux jours. a minuit, un flot de 300 à 400 personnes s'écoule tumultueusement sous les yeux du digne papa Monge, concierge de ce paradis. Machinistes, comparses, marcheuses, choristes, danseurs et danseuses, ténors et soprani, auteurs, compositeurs, administrateurs, abonnés, se ruent pêle-mêle; Les uns descendent vers la rue Drouot, les autres remontent l'escalier qui conduit par une galerie découverte à la rue Lepeletier. Vers le milieu du passage découvert, au bout de la galerie du Baromètre, Alfred L'Ambert fumait un cigare et attendait. A dix pas plus loin, un petit homme rond, coiffé du tarbouch écarlate, aspirait par bouffées égales la fumée d'une cigarette de tabac turc, plus grosse que le petit doigt. Ten paces away, a short, round man in a scarlet tarbouch was puffing evenly on a Turkish tobacco cigarette larger than his little finger. Vingt autres flâneurs intéressés piétinaient ou attendaient autour d'eux, chacun pour soi, sans nul souci du voisin. Et les chanteurs traversaient en fredonnant, et les sylphes mâles, traînant un peu la savate, passaient en boitant, et, de minute en minute, une ombre féminine enveloppée de noir, de gris ou de marron, glissait entre les rares becs de gaz, méconnaissable à tous les yeux, excepté aux yeux de l'amour. On se rencontre, on s'aborde, on s'enfuit, sans prendre congé de la compagnie. Halte-là! voici un bruit étrange et un tumulte inusité. Deux ombres légères ont passé, deux hommes ont couru, deux flammes de cigare se sont approchées; on a entendu des éclats de voix et comme le bruit d'une rapide querelle. Two light shadows passed, two men ran, two cigar flames approached; we heard bursts of voices and like the sound of a quick quarrel. Les promeneurs se sont amassés sur un point ; mais ils n'ont plus trouvé personne. The walkers gathered at one point, but found no one there. Et maître Alfred L'Ambert redescend tout seul vers sa voiture, qui l'attendait au boulevard. Il hausse les épaules et regarde machinalement cette carte de visite tachée d'une large goutte de sang: Ayvaz-bey Ayvaz-bey

Secrétaire de l'ambassade ottomane, Rue de Grenelle Saint-Germain, 10V.

Écoutez ce qu'il dit entre ses dents, le beau notaire de la rue de Verneuil: — La sotte affaire!

Du diable si je savais qu'elle eût donné des droits à cet animal de Turc!... car c'est bien lui... Aussi pourquoi n'avais-je pas mis mes lunettes?... Il paraît que je lui ai donné un coup de poing sur le nez? Apparently I punched him in the nose? Oui, sa carte est tachée et mes gants le sont aussi. Me voilà un Turc sur les bras par une simple maladresse ; car je ne lui en veux pas, à ce garçon... La petite m'est fort indifférente, après tout... Il l'a, qu'il la garde! I've got a Turk on my hands through sheer clumsiness, because I don't hold a grudge against the boy... I don't care about the girl after all... He's got her, let him keep her! Deux honnêtes gens ne vont pas s'égorger pour mademoiselle Victorine Tompain... C'est ce maudit 'coup de poing qui gâte tout... Voilà ce qu'il disait entre ses dents, ses trente deux dents, plus blanches et plus aiguës que celles d'un jeune loup. That's what he was saying between his teeth, his thirty teeth, whiter and sharper than those of a young wolf. Il renvoya son cocher à la maison et se dirigea à pied, au petit pas, vers le cercle des Chemins de fer. Là, il trouva deux amis et leur conta son aventure. Le vieux marquis de Villemaurin, ancien capitaine de la garde royale, et le jeune Henri Steimbourg, agent de change, jugèrent unanimement que le coup de poing gâtait tout. The old Marquis de Villemaurin, a former captain in the Royal Guard, and the young Henri Steimbourg, a stockbroker, unanimously agreed that the punch spoiled everything.