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Candide by Voltaire Part 2 (Read by Bernard), Candide: Chapitre 25

Candide: Chapitre 25

Visite chez le seigneur Pococurante, noble vénitien.

Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta, et arrivèrent au palais du noble Pococurante.

Les jardins étaient bien entendus, et ornés de belles statues de marbre ; le palais d'une belle architecture. Le maître du logis, homme de soixante ans, fort riche, reçut très poliment les deux curieux, mais avec très peu d'empressement, ce qui déconcerta Candide, et ne déplut point à Martin. D'abord deux filles jolies et proprement mises servirent du chocolat, qu'elles firent très bien mousser. Candide ne put s'empêcher de les louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce, et sur leur adresse. Ce sont d'assez bonnes créatures, dit le sénateur Pococurante ; je les fais quelquefois coucher dans mon lit ; car je suis bien las des dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs querelles, de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de leurs sottises, et des sonnets qu'il faut faire ou commander pour elles ; mais, après tout, ces deux filles commencent fort à m'ennuyer. Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue galerie, fut surpris de la beauté des tableaux.

Il demanda de quel maître étaient les deux premiers.

Ils sont de Raphaël, dit le sénateur ; je les achetai fort cher par vanité, il y a quelques années ; on dit que c'est ce qu'il y a de plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du tout : la couleur en est très rembrunie, les figures ne sont pas assez arrondies, et ne sortent point assez ; les draperies ne ressemblent en rien à une étoffe : en un mot, quoi qu'on en dise, je ne trouve point là une imitation vraie de la nature. Je n'aimerai un tableau que quand je croirai voir la nature elle-même : il n'y en a point de cette espèce. J'ai beaucoup de tableaux, mais je ne les regarde plus. Pococurante, en attendant le dîner, se fit donner un concerto.

Candide trouva la musique délicieuse. Ce bruit, dit Pococurante, peut amuser une demi-heure ; mais s'il dure plus long-temps, il fatigue tout le monde, quoique personne n'ose l'avouer. La musique aujourd'hui n'est plus que l'art d'exécuter des choses difficiles, et ce qui n'est que difficile ne plaît point à la longue. J'aimerais peut être mieux l'opéra, si on n'avait pas trouvé le secret d'en faire un monstre qui me révolte. Ira voir qui voudra de mauvaises tragédies en musique, où les scènes ne sont faites que pour amener très mal à propos deux ou trois chansons ridicules qui font valoir le gosier d'une actrice ; se pâmera de plaisir qui voudra ou qui pourra, en voyant un châtré fredonner le rôle de César et de Caton, et se promener d'un air gauche sur des planches : pour moi, il y a long-temps que j'ai renoncé à ces pauvretés qui font aujourd'hui la gloire de l'Italie, et que des souverains paient si chèrement. Candide disputa un peu, mais avec discrétion. Martin fut entièrement de l'avis du sénateur. On se mit à table ; et, après un excellent dîner, on entra dans la bibliothèque.

Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié, loua l'illustrissime sur son bon goût. Voilà, dit-il, un livre qui fesait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de l'Allemagne. Il ne fait pas les miennes, dit froidement Pococurante : on me fit accroire autrefois que j'avais du plaisir en le lisant ; mais cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre, et qui à peine est une actrice de la pièce ; cette Troie qu'on assiège et qu'on ne prend point ; tout cela me causait le plus mortel ennui. J'ai demandé quelquefois à des savants s'ils s'ennuyaient autant que moi à cette lecture : tous les gens sincères m'ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu'il fallait toujours l'avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de l'antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce. Votre excellence ne pense pas ainsi de Virgile ?

dit Candide.

Je conviens, dit Pococurante, que le second, le quatrième, et le sixième livre de son Énéide, sont excellents ; mais pour son pieux Énée, et le fort Cloanthe, et l'ami Achates, et le petit Ascanius, et l'imbécile roi Latinus, et la bourgeoise Amata, et l'insipide Lavinia, je ne crois pas qu'il y ait rien de si froid et de plus désagréable. J'aime mieux le Tasse et les contes à dormir debout de l'Arioste. Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous n'avez pas un grand plaisir à lire Horace ? Il y a des maximes, dit Pococurante, dont un homme du monde peut faire son profit, et qui, étant resserrées dans des vers énergiques, se gravent plus aisément dans la mémoire : mais je me soucie fort peu de son voyage à Brindes, et de sa description d'un mauvais dîner, et de la querelle de crocheteurs entre je ne sais quel Pupilus[1] dont les paroles, dit-il, _étaient pleines de pus_, et un autre dont les paroles _étaient du vinaigre_[2]. Je n'ai lu qu'avec un extrême dégoût ses vers grossiers contre des vieilles et contre des sorcières ; et je ne vois pas quel mérite il peut y avoir à dire à son ami Mecenas que, s'il est mis par lui au rang des poètes lyriques, il frappera les astres de son front sublime[3]. Les sots admirent tout dans un auteur estimé. Je ne lis que pour moi ; je n'aime que ce qui est à mon usage. Candide, qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même, était fort étonné de ce qu'il entendait ; et Martin trouvait la façon de penser de Pococurante assez raisonnable. Oh !

voici un Cicéron, dit Candide : pour ce grand homme-là, je pense que vous ne vous lassez point de le lire. Je ne le lis jamais, répondit le Vénitien. Que m'importe qu'il ait plaidé pour Rabirius ou pour Cluentius ? J'ai bien assez des procès que je juge ; je me serais mieux accommodé de ses œuvres philosophiques ; mais quand j'ai vu qu'il doutait de tout, j'ai conclu que j'en savais autant que lui, et que je n'avais besoin de personne pour être ignorant. Ah !

voilà quatre-vingts volumes de recueils d'une académie des sciences, s'écria Martin ; il se peut qu'il y ait là du bon. Il y en aurait, dit Pococurante, si un seul des auteurs de ces fatras avait inventé seulement l'art de faire des épingles ; mais il n'y a dans tous ces livres que de vains systèmes, et pas une seule chose utile. Que de pièces de théâtre je vois là, dit Candide, en italien, en espagnol, en français !

Oui, dit le sénateur, il y en a trois mille, et pas trois douzaines de bonnes.

Pour ces recueils de sermons, qui tous ensemble ne valent pas une page de Sénèque, et tous ces gros volumes de théologie, vous pensez bien que je ne les ouvre jamais, ni moi, ni personne. Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais.

Je crois, dit-il, qu'un républicain doit se plaire à la plupart de ces ouvrages écrits si librement. Oui, répondit Pococurante, il est beau d'écrire ce qu'on pense ; c'est le privilège de l'homme. Dans toute notre Italie, on n'écrit que ce qu'on ne pense pas ; ceux qui habitent la patrie des Césars et des Antonins n'osent avoir une idée sans la permission d'un jacobin. Je serais content de la liberté qui inspire les génies anglais, si la passion et l'esprit de parti ne corrompaient pas tout ce que cette précieuse liberté a d'estimable. Candide apercevant un Milton, lui demanda s'il ne regardait pas cet auteur comme un grand homme. Qui ? dit Pococurante, ce barbare, qui fait un long commentaire du premier chapitre de la Genèse, en dix livres de vers durs ?

ce grossier imitateur des Grecs, qui défigure la création, et qui, tandis que Moïse représente l'Etre éternel produisant le monde par la parole, fait prendre un grand compas par le Messiah dans une armoire du ciel pour tracer son ouvrage ? Moi, j'estimerais celui qui a gâté l'enfer et le diable du Tasse ; qui déguise Lucifer tantôt en crapaud, tantôt en pygmée ; qui lui fait rebattre cent fois les mêmes discours ; qui le fait disputer sur la théologie ; qui, en imitant sérieusement l'invention comique des armes à feu de l'Arioste, fait tirer le canon dans le ciel par les diables ? Ni moi ni personne en Italie n'a pu se plaire à toutes ces tristes extravagances. Le _Mariage du Péché et de la Mort_, et les couleuvres dont le Péché accouche, font vomir tout homme qui a le goût un peu délicat ; et sa longue description d'un hôpital n'est bonne que pour un fossoyeur. Ce poëme obscur, bizarre, et dégoûtant, fut méprisé à sa naissance ; je le traite aujourd'hui comme il fut traité dans sa patrie par les contemporains[4]. Au reste je dis ce que je pense, et je me soucie fort peu que les autres pensent comme moi.

Candide était affligé de ces discours ; il respectait Homère, il aimait un peu Milton. Hélas ! dit-il tout bas à Martin, j'ai bien peur que cet homme-ci n'ait un souverain mépris pour nos poètes allemands. Il n'y aurait pas grand mal à cela, dit Martin. Oh !

quel homme supérieur ! disait encore Candide entre ses dents, quel grand génie que ce Pococurante ! rien ne peut lui plaire. Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils descendirent dans le jardin.

Candide en loua toutes les beautés. Je ne sais rien de si mauvais goût, dit le maître ; nous n'avons ici que des colifichets : mais je vais dès demain en faire planter un d'un dessin plus noble. Quand les deux curieux eurent pris congé de son excellence : Or çà, dit Candide à Martin, vous conviendrez que voilà le plus heureux de tous les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu'il possède. Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu'il est dégoûté de tout ce qu'il possède ? Platon a dit, il y a long-temps, que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments. Mais, dit Candide, n'y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes croient voir des beautés ? C'est-à-dire, reprit Martin, qu'il y a du plaisir à n'avoir pas de plaisir ? Oh bien ! dit Candide, il n'y a donc d'heureux que moi, quand je reverrai mademoiselle Cunégonde. C'est toujours bien fait d'espérer, dit Martin. Cependant les jours, les semaines, s'écoulaient ; Cacambo ne revenait point, et Candide était si abîmé dans sa douleur, qu'il ne fit pas même réflexion que Paquette et frère Giroflée n'étaient pas venus seulement le remercier.


Candide: Chapitre 25 Candide: Kapitel 25 Candide: Chapter 25 Cándido: Capítulo 25

Visite chez le seigneur Pococurante, noble vénitien.

Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta, et arrivèrent au palais du noble Pococurante.

Les jardins étaient bien entendus, et ornés de belles statues de marbre ; le palais d'une belle architecture. The gardens were well laid out and adorned with marble statues; the palace was architecturally beautiful. Le maître du logis, homme de soixante ans, fort riche, reçut très poliment les deux curieux, mais avec très peu d'empressement, ce qui déconcerta Candide, et ne déplut point à Martin. The master of the house, a wealthy man of sixty, received the two onlookers very politely, but with very little eagerness, which disconcerted Candide, and did not displease Martin. D'abord deux filles jolies et proprement mises servirent du chocolat, qu'elles firent très bien mousser. Candide ne put s'empêcher de les louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce, et sur leur adresse. Candide couldn't resist praising them for their beauty, their good grace and their skill. Ce sont d'assez bonnes créatures, dit le sénateur Pococurante ; je les fais quelquefois coucher dans mon lit ; car je suis bien las des dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs querelles, de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de leurs sottises, et des sonnets qu'il faut faire ou commander pour elles ; mais, après tout, ces deux filles commencent fort à m'ennuyer. They're good enough creatures," says Senator Pococurante; "I sometimes make them sleep in my bed, for I'm quite tired of the ladies of the city, of their coquetries, their jealousies, their quarrels, their moods, their pettiness, their pride, their foolishness, and the sonnets I have to make or order for them; but, after all, these two girls are beginning to bore me. Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue galerie, fut surpris de la beauté des tableaux.

Il demanda de quel maître étaient les deux premiers. He asked whose master the first two were.

Ils sont de Raphaël, dit le sénateur ; je les achetai fort cher par vanité, il y a quelques années ; on dit que c'est ce qu'il y a de plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du tout : la couleur en est très rembrunie, les figures ne sont pas assez arrondies, et ne sortent point assez ; les draperies ne ressemblent en rien à une étoffe : en un mot, quoi qu'on en dise, je ne trouve point là une imitation vraie de la nature. They're by Raphael," said the senator; "I bought them a few years ago for a lot of money out of vanity; they're said to be the most beautiful in Italy, but I don't like them at all: the color is very muted, the figures aren't rounded enough, and don't stand out enough; the draperies don't resemble fabric at all: in a word, whatever they say, I don't find them a true imitation of nature. Son de Rafael -dijo el senador-; las compré por mucho dinero hace unos años por vanidad; dicen que son las más bellas de Italia, pero a mí no me gustan nada: el color es muy apagado, las figuras no son lo bastante redondeadas y no destacan lo suficiente; los cortinajes no se parecen en nada a la tela: en una palabra, diga lo que diga la gente, no me parecen una verdadera imitación de la naturaleza. Je n'aimerai un tableau que quand je croirai voir la nature elle-même : il n'y en a point de cette espèce. I won't love a painting until I think I'm seeing nature itself: there are none of that kind. J'ai beaucoup de tableaux, mais je ne les regarde plus. I have a lot of paintings, but I don't look at them anymore. Pococurante, en attendant le dîner, se fit donner un concerto. While waiting for dinner, Pococurante had a concerto performed for him.

Candide trouva la musique délicieuse. Ce bruit, dit Pococurante, peut amuser une demi-heure ; mais s'il dure plus long-temps, il fatigue tout le monde, quoique personne n'ose l'avouer. This noise," says Pococurante, "may amuse for half an hour; but if it lasts longer, it tires everyone, though no one dares admit it. La musique aujourd'hui n'est plus que l'art d'exécuter des choses difficiles, et ce qui n'est que difficile ne plaît point à la longue. Music today is no more than the art of performing difficult things, and what is only difficult does not please in the long run. J'aimerais peut être mieux l'opéra, si on n'avait pas trouvé le secret d'en faire un monstre qui me révolte. Maybe I'd like opera better if someone hadn't found the secret of making it into a monster that revolts me. Ira voir qui voudra de mauvaises tragédies en musique, où les scènes ne sont faites que pour amener très mal à propos deux ou trois chansons ridicules qui font valoir le gosier d'une actrice ; se pâmera de plaisir qui voudra ou qui pourra, en voyant un châtré fredonner le rôle de César et de Caton, et se promener d'un air gauche sur des planches : pour moi, il y a long-temps que j'ai renoncé à ces pauvretés qui font aujourd'hui la gloire de l'Italie, et que des souverains paient si chèrement. Go and see bad tragedies set to music, where the scenes are designed only to bring about two or three ridiculous songs that show off an actress's throat; swoon with pleasure if you like, or if you can, when you see a castrated man humming the role of Caesar and Cato, and strolling clumsily across the stage : for me, I long ago gave up those poverties which today make the glory of Italy, and which sovereigns pay so dearly for. Vaya a ver quien quiera ver malas tragedias musicadas, en las que las escenas están diseñadas sólo para provocar dos o tres ridículas canciones que exhiban la garganta de una actriz; desmaye de placer quien quiera o pueda ver a un hombre castrado tarareando el papel de César y Catón, y paseándose torpemente por el escenario: En lo que a mí respecta, hace tiempo que renuncié a la pobreza que ahora es la gloria de Italia, y por la que los soberanos pagan tan caro. Candide disputa un peu, mais avec discrétion. Candide argued a little, but discreetly. Martin fut entièrement de l'avis du sénateur. On se mit à table ; et, après un excellent dîner, on entra dans la bibliothèque. We sat down to dinner and, after an excellent meal, entered the library.

Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié, loua l'illustrissime sur son bon goût. Candide, on seeing a beautifully bound Homer, praised the illustrissime for his good taste. Voilà, dit-il, un livre qui fesait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de l'Allemagne. Here," he says, "is a book that was the delight of the great Pangloss, Germany's greatest philosopher. Il ne fait pas les miennes, dit froidement Pococurante : on me fit accroire autrefois que j'avais du plaisir en le lisant ; mais cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre, et qui à peine est une actrice de la pièce ; cette Troie qu'on assiège et qu'on ne prend point ; tout cela me causait le plus mortel ennui. It doesn't do mine," said Pococurante coldly: I was once led to believe that I enjoyed reading it; but this continual repetition of battles that are all alike, these gods who always act to do nothing decisive, this Helen who is the subject of the war, and who is barely an actress in the play; this Troy that is besieged and not taken; all this caused me the most mortal boredom. A mí no me sirve -dijo fríamente Pococurante-: una vez me hicieron creer que disfrutaba leyéndolo; pero esta continua repetición de batallas que son todas iguales, estos dioses que siempre están actuando para no conseguir nada decisivo, esta Helena que es el tema de la guerra, y que apenas es una actriz en la obra; esta Troya que es asediada y no tomada; todo esto me causaba el más mortal aburrimiento. J'ai demandé quelquefois à des savants s'ils s'ennuyaient autant que moi à cette lecture : tous les gens sincères m'ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu'il fallait toujours l'avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de l'antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce. I have sometimes asked scholars if they are as bored as I am with this reading: all sincere people have admitted to me that the book falls out of their hands, but that you should always have it in your library, like a monument of antiquity, and like those rusty medals that cannot be traded. Votre excellence ne pense pas ainsi de Virgile ? Your Excellency does not think so of Virgil?

dit Candide.

Je conviens, dit Pococurante, que le second, le quatrième, et le sixième livre de son Énéide, sont excellents ; mais pour son pieux Énée, et le fort Cloanthe, et l'ami Achates, et le petit Ascanius, et l'imbécile roi Latinus, et la bourgeoise Amata, et l'insipide Lavinia, je ne crois pas qu'il y ait rien de si froid et de plus désagréable. I agree, says Pococurante, that the second, fourth, and sixth books of his Aeneid are excellent; but for his pious Aeneas, and the strong Cloanthe, and the friendly Achates, and the little Ascanius, and the imbecile king Latinus, and the bourgeois Amata, and the insipid Lavinia, I don't think there's anything so cold and unpleasant. J'aime mieux le Tasse et les contes à dormir debout de l'Arioste. I prefer Tasso and Ariosto's bedtime stories. Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous n'avez pas un grand plaisir à lire Horace ? Il y a des maximes, dit Pococurante, dont un homme du monde peut faire son profit, et qui, étant resserrées dans des vers énergiques, se gravent plus aisément dans la mémoire : mais je me soucie fort peu de son voyage à Brindes, et de sa description d'un mauvais dîner, et de la querelle de crocheteurs entre je ne sais quel Pupilus[1] dont les paroles, dit-il, _étaient pleines de pus_, et un autre dont les paroles _étaient du vinaigre_[2]. There are maxims, says Pococurante, which a man of the world can profit by, and which, being compressed into energetic verses, are more easily engraved in the memory: but I care very little for his journey to Brundus, and his description of a bad dinner, and the quarrel of crocheters between I don't know which Pupilus[1] whose words, he says, _were full of pus_, and another whose words _were vinegar_[2]. Je n'ai lu qu'avec un extrême dégoût ses vers grossiers contre des vieilles et contre des sorcières ; et je ne vois pas quel mérite il peut y avoir à dire à son ami Mecenas que, s'il est mis par lui au rang des poètes lyriques, il frappera les astres de son front sublime[3]. I have only read with extreme disgust his coarse verses against old women and witches; and I don't see what merit there can be in telling his friend Mecenas that, if he is put by him in the rank of lyric poets, he will strike the stars with his sublime forehead[3]. Les sots admirent tout dans un auteur estimé. Fools admire everything in an esteemed author. Je ne lis que pour moi ; je n'aime que ce qui est à mon usage. I only read for myself; I only like what I can use. Candide, qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même, était fort étonné de ce qu'il entendait ; et Martin trouvait la façon de penser de Pococurante assez raisonnable. Candide, who had been brought up never to judge anything for himself, was astonished by what he heard, and Martin found Pococurante's way of thinking quite reasonable. Oh !

voici un Cicéron, dit Candide : pour ce grand homme-là, je pense que vous ne vous lassez point de le lire. Here's a Cicero," says Candide: for this great man, I don't think you'll ever tire of reading him. Je ne le lis jamais, répondit le Vénitien. Que m'importe qu'il ait plaidé pour Rabirius ou pour Cluentius ? What do I care if he argued for Rabirius or Cluentius? ¿Qué me importa si defendió a Rabirius o a Cluentius? J'ai bien assez des procès que je juge ; je me serais mieux accommodé de ses œuvres philosophiques ; mais quand j'ai vu qu'il doutait de tout, j'ai conclu que j'en savais autant que lui, et que je n'avais besoin de personne pour être ignorant. I've had enough of the trials I judge; I would have been better off with his philosophical works; but when I saw that he doubted everything, I concluded that I knew as much as he did, and that I didn't need anyone to be ignorant. Pero cuando vi que dudaba de todo, concluí que yo sabía tanto como él, y que no necesitaba a nadie para ser ignorante. Ah !

voilà quatre-vingts volumes de recueils d'une académie des sciences, s'écria Martin ; il se peut qu'il y ait là du bon. here are eighty volumes of collections from an academy of sciences," exclaimed Martin; "there may be some good stuff in there. Il y en aurait, dit Pococurante, si un seul des auteurs de ces fatras avait inventé seulement l'art de faire des épingles ; mais il n'y a dans tous ces livres que de vains systèmes, et pas une seule chose utile. There would be," says Pococurante, "if only one of the authors of this jumble had invented the art of making pins; but in all these books there are only vain systems, and not a single useful thing. Que de pièces de théâtre je vois là, dit Candide, en italien, en espagnol, en français !

Oui, dit le sénateur, il y en a trois mille, et pas trois douzaines de bonnes. Yes," says the senator, "there are three thousand of them, and not three dozen good ones.

Pour ces recueils de sermons, qui tous ensemble ne valent pas une page de Sénèque, et tous ces gros volumes de théologie, vous pensez bien que je ne les ouvre jamais, ni moi, ni personne. As for those collections of sermons, which together aren't worth a page of Seneca, and all those thick volumes of theology, you can be sure that I never open them, nor anyone else. Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais. Martin saw shelves loaded with English books.

Je crois, dit-il, qu'un républicain doit se plaire à la plupart de ces ouvrages écrits si librement. I believe," he says, "that a republican must enjoy most of these works written so freely. Oui, répondit Pococurante, il est beau d'écrire ce qu'on pense ; c'est le privilège de l'homme. Yes," replied Pococurante, "it's beautiful to write what you think; it's a man's privilege. Dans toute notre Italie, on n'écrit que ce qu'on ne pense pas ; ceux qui habitent la patrie des Césars et des Antonins n'osent avoir une idée sans la permission d'un jacobin. Je serais content de la liberté qui inspire les génies anglais, si la passion et l'esprit de parti ne corrompaient pas tout ce que cette précieuse liberté a d'estimable. I'd be happy with the freedom that inspires English geniuses, if passion and partisanship didn't corrupt everything that precious freedom has to offer. Candide apercevant un Milton, lui demanda s'il ne regardait pas cet auteur comme un grand homme. Candide spotted a Milton and asked him if he didn't consider this author a great man. Qui ? dit Pococurante, ce barbare, qui fait un long commentaire du premier chapitre de la Genèse, en dix livres de vers durs ?

ce grossier imitateur des Grecs, qui défigure la création, et qui, tandis que Moïse représente l'Etre éternel produisant le monde par la parole, fait prendre un grand compas par le Messiah dans une armoire du ciel pour tracer son ouvrage ? this crude imitator of the Greeks, who disfigures creation, and who, while Moses represents the Eternal Being producing the world by word, has the Messiah take a large compass from a cupboard in heaven to trace his work? Moi, j'estimerais celui qui a gâté l'enfer et le diable du Tasse ; qui déguise Lucifer tantôt en crapaud, tantôt en pygmée ; qui lui fait rebattre cent fois les mêmes discours ; qui le fait disputer sur la théologie ; qui, en imitant sérieusement l'invention comique des armes à feu de l'Arioste, fait tirer le canon dans le ciel par les diables ? Would I esteem the man who has spoiled hell and the devil in Tasso; who disguises Lucifer sometimes as a toad, sometimes as a pygmy; who makes him repeat the same speeches a hundred times; who makes him argue about theology; who, in serious imitation of Ariosto's comic invention of firearms, makes the devils shoot the cannon into the sky? Yo, por mi parte, estimaría a quien ha estropeado el infierno y el diablo en Tasso; a quien disfraza a Lucifer unas veces de sapo, otras de pigmeo; a quien le hace repetir cien veces los mismos discursos; a quien le hace discutir sobre teología; a quien, imitando seriamente la invención cómica de Ariosto sobre las armas de fuego, hace que los diablos disparen el cañón en el cielo...". Ni moi ni personne en Italie n'a pu se plaire à toutes ces tristes extravagances. Le _Mariage du Péché et de la Mort_, et les couleuvres dont le Péché accouche, font vomir tout homme qui a le goût un peu délicat ; et sa longue description d'un hôpital n'est bonne que pour un fossoyeur. Ce poëme obscur, bizarre, et dégoûtant, fut méprisé à sa naissance ; je le traite aujourd'hui comme il fut traité dans sa patrie par les contemporains[4]. This obscure, bizarre and disgusting poem was despised at its birth; I treat it today as it was treated in its homeland by contemporaries[4]. Au reste je dis ce que je pense, et je me soucie fort peu que les autres pensent comme moi.

Candide était affligé de ces discours ; il respectait Homère, il aimait un peu Milton. Hélas ! dit-il tout bas à Martin, j'ai bien peur que cet homme-ci n'ait un souverain mépris pour nos poètes allemands. he said quietly to Martin, I'm afraid this man has a great contempt for our German poets. Il n'y aurait pas grand mal à cela, dit Martin. There's no harm in that," says Martin. No habría mucho de malo en ello", dice Martin. Oh !

quel homme supérieur ! disait encore Candide entre ses dents, quel grand génie que ce Pococurante ! said Candide between his teeth, what a great genius this Pococurante is! rien ne peut lui plaire. nothing can please him. Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils descendirent dans le jardin.

Candide en loua toutes les beautés. Je ne sais rien de si mauvais goût, dit le maître ; nous n'avons ici que des colifichets : mais je vais dès demain en faire planter un d'un dessin plus noble. I don't know anything in such bad taste," said the master, "we only have trinkets here, but tomorrow I'm going to have one planted in a nobler design. Quand les deux curieux eurent pris congé de son excellence : Or çà, dit Candide à Martin, vous conviendrez que voilà le plus heureux de tous les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu'il possède. When the two onlookers had taken leave of his Excellency: "Or çà," said Candide to Martin, "you will agree that this is the happiest of all men, for he is above all that he possesses. Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu'il est dégoûté de tout ce qu'il possède ? Can't you see," says Martin, "that he's disgusted with everything he owns? Platon a dit, il y a long-temps, que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments. Mais, dit Candide, n'y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes croient voir des beautés ? But," says Candide, "isn't it fun to criticize everything, to feel faults where other men think they see beauties? C'est-à-dire, reprit Martin, qu'il y a du plaisir à n'avoir pas de plaisir ? In other words," Martin continued, "there's pleasure in not having pleasure? Oh bien ! dit Candide, il n'y a donc d'heureux que moi, quand je reverrai mademoiselle Cunégonde. C'est toujours bien fait d'espérer, dit Martin. It's always good to hope," says Martin. Cependant les jours, les semaines, s'écoulaient ; Cacambo ne revenait point, et Candide était si abîmé dans sa douleur, qu'il ne fit pas même réflexion que Paquette et frère Giroflée n'étaient pas venus seulement le remercier. But as the days and weeks went by, Cacambo didn't return, and Candide was so overwhelmed by grief that he didn't even notice that Paquette and Brother Giroflée hadn't just come to thank him.