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Enlevé Kidnapped, Chapitre 8

Chapitre 8

VIII. La dunette

Un soir, vers onze heures, un homme de la bordée de M. Riach (qui était sur le pont) descendit chercher sa vareuse ; et aussitôt après on chuchota par tout le gaillard d'avant que « Shuan l'avait eu, pour finir ». Pas besoin de nommer la victime : nous la connaissions tous ; mais nous n'avions pas encore eu le temps de nous bien enfoncer l'idée dans la tête, ni même d'en parler, quand le capot se rouvrit, et le capitaine Hoseason descendit l'échelle. Il jeta vivement un regard circulaire sur les couchettes, à la lumière vacillante de la lampe ; puis j'eus la surprise de le voir s'avancer vers moi et m'adresser la parole d'un ton bienveillant.

– Mon ami, dit-il, nous avons besoin de vos services dans la dunette. Vous allez prendre la place de Ransome. Allons, vite à l'arrière.

Il parlait encore que deux matelots apparurent au haut de l'échelle, portant Ransome entre leurs bras ; et, comme à cet instant le navire faisait une embardée, la lampe oscilla et sa lumière tomba en plein sur la face du garçon. Elle était blanche comme une cire, et on eût cru y voir une sorte d'effrayant sourire. Mon sang se figea dans mes veines, et je retins mon souffle comme si j'avais reçu un coup.

– Allons, vous, à l'arrière, vite, filez donc ! me cria Hoseason.

Et, laissant là les matelots et le garçon (qui ne parlait ni ne remuait), je grimpai l'échelle en hâte.

Le brick se démenait par embardées vives et capricieuses à travers une houle longue, écumeuse. Il courait une bordée sur tribord, et à gauche, sous l'arche qui faisait la grand-voile, je vis le soleil encore très haut. À cause de l'heure tardive, cela me surprit beaucoup ; mais j'étais trop ignorant pour tirer cette juste conclusion : – que nous avions contourné l'Écosse, et nous nous étions maintenant à son nord-ouest, entre les Orcades et les Shetland, après avoir évité les dangereux courants du Pentland Firth. Pour moi, qui avais été enfermé si longtemps, et ne savais rien des vents debout, je nous croyais déjà plus d'à moitié chemin de l'Atlantique. Du reste, une fois passé mon étonnement de ce soleil tardif, je n'y fis plus attention, et m'en allai le long du pont. Je courais dans l'intervalle des coups de mer, me retenant à des cordages, mais néanmoins, sans un des hommes en haut, qui avait toujours été bon pour moi, j'aurais passé par-dessus bord.

La dunette, où j'allais désormais coucher et servir, était élevée de six pieds au-dessus du pont, et, vu la taille du brick, de bonnes dimensions. Elle contenait une table et un banc fixés au plancher, et deux couchettes, l'une pour le capitaine, et l'autre pour les deux seconds, alternativement. Elle était du haut en bas garnie de tiroirs renfermant les effets des officiers et une partie des provisions du bord ; il y avait au-dessus un second magasin, où l'on accédait par une écoutille située au milieu du pont ; en fait, le meilleur des vivres et de la boisson, avec la totalité de la poudre, étaient réunis en cet endroit ; et toutes les armes à feu, excepté les deux caronades de bronze réglementaires, s'alignaient dans un râtelier, au fond de la dunette. La plupart des coutelas se trouvaient ailleurs.

Une petite fenêtre munie de deux volets latéraux, et un vasistas au plafond l'éclairaient pendant le jour ; et, dès l'obscurité, une lampe y brûlait sans interruption. Elle brûlait quand j'y pénétrai, peu brillamment, il est vrai, mais assez pour me faire voir M. Shuan assis à la table, devant sa bouteille de brandy et un gobelet d'étain. C'était un homme grand, bien bâti et très basané, et il regardait devant lui d'un air stupide.

Il ne s'aperçut pas de mon arrivée, il ne fit pas un mouvement lorsque le capitaine entra derrière moi et s'accouda sur la couchette voisine, en regardant le second d'un air sombre. J'avais très peur de Hoseason, et non sans raison ; mais quelque chose me disait qu'alors même je n'avais rien à craindre ; aussi je lui glissai dans l'oreille : « Comment va-t-il ? » Il hocha la tête comme s'il ne savait pas et ne voulait pas savoir, et ses traits se contractèrent.

Ensuite M. Riach entra. Il lança au capitaine un regard signifiant que le garçon était mort, aussi clair que la parole, et prit place parmi nous ; en sorte que nous étions tous trois muets, à dévisager M. Shuan, lequel, de son côté, restait assis sans mot dire, les yeux fixés sur la table.

Soudain, il avança la main pour prendre la bouteille. M. Riach s'élança, et la lui retira, plus par surprise que par violence, s'écriant, avec un juron, que cela suffisait pour aujourd'hui, et qu'il finirait par attirer la vengeance de Dieu sur le navire. Et, tout en parlant ainsi (les portes de gros temps étaient ouvertes sur leurs glissières), il lança la bouteille à l'eau.

M. Shuan fut debout en un clin d'œil ; il gardait son air absent, mais il était prêt à tuer, et il l'aurait fait pour la deuxième fois de la nuit, si le capitaine ne s'était interposé entre lui et sa victime prétendue.

– Assis ! hurla le capitaine. Brute de porc ! ne savez-vous donc pas ce que vous avez fait ? Vous avez assassiné le garçon.

M. Shuan sembla comprendre, car il se rassit, et porta sa main à son front.

– Mais, dit-il, il m'avait apporté un gobelet sale !

À ces mots, le capitaine, M. Riach et moi, nous entre-regardâmes une seconde d'un air effaré ; puis Hoseason marcha sur son premier officier, l'empoigna par l'épaule, le poussa sur sa couchette, et lui ordonna de se déshabiller et de dormir, comme on le ferait avec un enfant méchant. Le meurtrier se rebiffa un peu, mais il se mit en devoir d'obéir, et retira ses bottes.

– Ah ! s'écria M. Riach, d'une voix lugubre, vous auriez dû l'empêcher depuis longtemps. C'est trop tard, à présent !

– Monsieur Riach, dit le capitaine, ce qui s'est passé cette nuit ne doit jamais être connu à Dysart. Le mousse a passé par-dessus bord, monsieur ; voilà tout ; et je donnerais cinq livres de ma poche pour que cela fût vrai ! (Il se retourna vers la table.) Pourquoi diantre avez-vous jeté cette bonne bouteille ? ajouta-t-il. C'est absurde. Allons, David, donnez-m'en une autre. Elles sont dans l'armoire du bas. (Et il me tendit une clef.) Vous avez besoin aussi d'en boire un verre, monsieur, dit-il à Riach. C'était un bien vilain spectacle.

Tous deux se mirent donc à boire ; et, cependant, le meurtrier, qui s'était couché, se releva sur un coude pour nous examiner, eux et moi, l'un après l'autre.

Dès le lendemain, j'étais assez bien au courant de mes nouvelles fonctions. Elles consistaient à servir les repas, que le capitaine prenait à des heures régulières, s'attablant avec l'officier qui n'était pas de service ; tout le long du jour, il me fallait courir porter à boire à l'un ou à l'autre de mes trois maîtres ; et la nuit, je dormais dans une couverture à même le plancher, au fond de la dunette, et juste dans le courant d'air des deux portes. Ce genre de couche était fort froid et dur ; on ne m'y laissait même pas dormir tranquille ; car l'un ou l'autre s'en venait du pont chercher à boire, et, lors des changements de quart, ils s'asseyaient à deux et quelquefois trois ensemble pour faire du punch. Comment ils ne tombaient pas malades, et moi aussi, je me le demande.

Par ailleurs, du reste, mon service était facile. Pas de nappe à mettre ; les repas consistaient en porridge d'avoine ou en salaisons, à part deux fois la semaine où on faisait le pudding. J'étais assez maladroit ; et (faute d'avoir le pied marin) je tombais quelquefois avec ce que j'apportais ; mais M. Riach et le capitaine se montraient d'une patience remarquable. Ils s'efforçaient, croyais-je, d'apaiser leur conscience, et sans doute n'auraient-ils pas été aussi bons pour moi, s'ils n'avaient été pires avec Ransome.

Quant à M. Shuan, la boisson, le souvenir de son crime, ou les deux, avaient dû lui détraquer la cervelle. Il ne me paraissait plus avoir toute sa raison. Il ne s'habituait pas à ma présence, me regardait sans cesse avec de grands yeux, et, plus d'une fois, il recula devant ce que je lui servais avec une sorte de terreur. Je compris fort bien tout de suite qu'il ne se rendait pas un compte exact de ce qu'il avait fait, et dès mon second jour de dunette, j'en eus la preuve. J'étais seul avec lui, et il venait de me considérer longuement, lorsque tout à coup, le voilà qui se dresse, pâle comme la mort, et s'approche de moi, à ma grande épouvante. Mais il ne me voulait pas de mal.

– Vous n'étiez pas ici, avant ? interrogea-t-il.

– Non, monsieur.

– C'était un autre mousse ? redemanda-t-il ; et, sur ma réponse, – Ah ! je le pensais ! Puis il alla se rasseoir, sans un mot de plus, sauf pour réclamer du brandy.

On peut trouver la chose bizarre, mais, en dépit de l'horreur qu'il m'inspirait, je m'apitoyais sur lui. Il était marié, et sa femme habitait Leith ; mais j'ai oublié s'il avait ou non des enfants ; j'espère que non.

En somme, cette vie ne me fut pas trop pénible, tant qu'elle dura, et (comme on va le lire) ce ne fut pas long. Je mangeais comme eux du meilleur ; leurs pickles même, qui étaient la grande friandise, j'en avais ma part ; et si j'avais voulu, j'aurais été ivre du matin au soir, grâce à M. Shuan. J'avais aussi de la compagnie, – une bonne compagnie en son genre. M. Riach, qui avait fait ses études, causait avec moi comme un ami, quand il n'était pas dans ses humeurs noires, et me parlait d'un tas de choses curieuses, et souvent instructives. Même le capitaine, encore qu'il me tînt à distance la plupart du temps, se déridait parfois un peu, et me disait les beaux pays qu'il avait visités.

L'ombre du pauvre Ransome, en tout cas, pesait sur nous quatre, et en particulier sur M. Shuan et moi, très lourdement. Et de plus j'avais mes propres soucis. J'étais là, faisant cette vile besogne pour trois individus que je méprisais, et dont l'un, au moins, avait mérité la potence ; ceci pour le présent ; et pour l'avenir, je ne pouvais que me voir esclave parmi des nègres, à cultiver du tabac. M. Riach, par prudence peut-être, ne me laissait plus dire un mot de mon histoire ; le capitaine, à la première ouverture, m'envoya promener comme un chien, sans vouloir m'écouter. À mesure que les jours passaient, je tombais dans un désespoir plus profond, et je finis par bénir le travail qui m'empêchait de penser.

Chapitre 8 Chapter 8 Capítulo 8

VIII. La dunette

Un soir, vers onze heures, un homme de la bordée de M. Riach (qui était sur le pont) descendit chercher sa vareuse ; et aussitôt après on chuchota par tout le gaillard d’avant que « Shuan l’avait eu, pour finir ». One evening, at around eleven o'clock, a man from Mr. Riach's party (who was on deck) went down to fetch his jacket, and immediately afterwards it was whispered throughout the forecastle that "Shuan had got it, finally". Pas besoin de nommer la victime : nous la connaissions tous ; mais nous n’avions pas encore eu le temps de nous bien enfoncer l’idée dans la tête, ni même d’en parler, quand le capot se rouvrit, et le capitaine Hoseason descendit l’échelle. There was no need to name the victim: we all knew him; but we hadn't yet had time to get the idea into our heads, or even talk about it, when the hood opened again, and Captain Hoseason climbed down the ladder. Il jeta vivement un regard circulaire sur les couchettes, à la lumière vacillante de la lampe ; puis j’eus la surprise de le voir s’avancer vers moi et m’adresser la parole d’un ton bienveillant. He glanced round the bunks in the flickering light of the lamp; then I was surprised to see him come up to me and address me in a benevolent tone.

– Mon ami, dit-il, nous avons besoin de vos services dans la dunette. - My friend," he says, "we need your services on the poop deck. Vous allez prendre la place de Ransome. You're going to take Ransome's place. Allons, vite à l’arrière. Come on, quickly to the back.

Il parlait encore que deux matelots apparurent au haut de l’échelle, portant Ransome entre leurs bras ; et, comme à cet instant le navire faisait une embardée, la lampe oscilla et sa lumière tomba en plein sur la face du garçon. He was still talking when two sailors appeared at the top of the ladder, carrying Ransome between their arms; and, as the ship swerved at that moment, the lamp oscillated and its light fell squarely on the boy's face. Elle était blanche comme une cire, et on eût cru y voir une sorte d’effrayant sourire. It was white as wax, and you could have seen a kind of frightening smile. Mon sang se figea dans mes veines, et je retins mon souffle comme si j’avais reçu un coup. My blood froze in my veins, and I held my breath as if I'd been hit.

– Allons, vous, à l’arrière, vite, filez donc ! - Come on, you, in the back, quick, go! me cria Hoseason. shouted Hoseason.

Et, laissant là les matelots et le garçon (qui ne parlait ni ne remuait), je grimpai l’échelle en hâte. And, leaving the sailors and the boy (who neither spoke nor stirred), I hurried up the ladder.

Le brick se démenait par embardées vives et capricieuses à travers une houle longue, écumeuse. The brig lurched and lurched through a long, frothy swell. Il courait une bordée sur tribord, et à gauche, sous l’arche qui faisait la grand-voile, je vis le soleil encore très haut. She tacked to starboard, and to the left, under the mainsail arch, I saw the sun still very high. À cause de l’heure tardive, cela me surprit beaucoup ; mais j’étais trop ignorant pour tirer cette juste conclusion : – que nous avions contourné l’Écosse, et nous nous étions maintenant à son nord-ouest, entre les Orcades et les Shetland, après avoir évité les dangereux courants du Pentland Firth. Because of the late hour, this surprised me greatly; but I was too ignorant to draw this just conclusion: - that we had rounded Scotland, and were now northwest of it, between Orkney and Shetland, having avoided the dangerous currents of the Pentland Firth. Pour moi, qui avais été enfermé si longtemps, et ne savais rien des vents debout, je nous croyais déjà plus d’à moitié chemin de l’Atlantique. For me, who had been cooped up for so long, and knew nothing of the upwinds, I thought we were already more than halfway to the Atlantic. Du reste, une fois passé mon étonnement de ce soleil tardif, je n’y fis plus attention, et m’en allai le long du pont. Besides, once I'd got over my astonishment at the late sun, I took no further notice of it, and made my way along the deck. Je courais dans l’intervalle des coups de mer, me retenant à des cordages, mais néanmoins, sans un des hommes en haut, qui avait toujours été bon pour moi, j’aurais passé par-dessus bord. I ran in the interval of the sea-strokes, holding on to ropes, but nevertheless, if it hadn't been for one of the men upstairs, who had always been good to me, I would have gone overboard.

La dunette, où j’allais désormais coucher et servir, était élevée de six pieds au-dessus du pont, et, vu la taille du brick, de bonnes dimensions. The dunette, where I would now sleep and serve, was six feet above the deck, and, given the size of the brig, of good dimensions. Elle contenait une table et un banc fixés au plancher, et deux couchettes, l’une pour le capitaine, et l’autre pour les deux seconds, alternativement. It contained a table and bench fixed to the floor, and two bunks, one for the captain, and the other for the two mates, alternately. Elle était du haut en bas garnie de tiroirs renfermant les effets des officiers et une partie des provisions du bord ; il y avait au-dessus un second magasin, où l’on accédait par une écoutille située au milieu du pont ; en fait, le meilleur des vivres et de la boisson, avec la totalité de la poudre, étaient réunis en cet endroit ; et toutes les armes à feu, excepté les deux caronades de bronze réglementaires, s’alignaient dans un râtelier, au fond de la dunette. It was lined from top to bottom with drawers containing the officers' belongings and part of the ship's stores; above this was a second store, accessed through a hatch in the middle of the deck; in fact, the best of the food and drink, together with all the gunpowder, were gathered here; and all the firearms, except for the two regulation bronze carronades, were lined up in a rack at the back of the poop deck. La plupart des coutelas se trouvaient ailleurs. Most of the cutlasses were elsewhere.

Une petite fenêtre munie de deux volets latéraux, et un vasistas au plafond l’éclairaient pendant le jour ; et, dès l’obscurité, une lampe y brûlait sans interruption. A small window with two side shutters and a skylight in the ceiling lit the room during the day, and when it was dark, a lamp burned continuously. Elle brûlait quand j’y pénétrai, peu brillamment, il est vrai, mais assez pour me faire voir M. Shuan assis à la table, devant sa bouteille de brandy et un gobelet d’étain. It was burning when I entered, not very brightly, it's true, but enough to show me Mr. Shuan seated at the table, in front of his brandy bottle and a pewter goblet. C’était un homme grand, bien bâti et très basané, et il regardait devant lui d’un air stupide. He was a tall, well-built, very swarthy man, and he stared stupidly ahead.

Il ne s’aperçut pas de mon arrivée, il ne fit pas un mouvement lorsque le capitaine entra derrière moi et s’accouda sur la couchette voisine, en regardant le second d’un air sombre. He didn't notice my arrival, nor did he make a move as the captain entered behind me and leaned back on the adjacent bunk, glowering at the mate. J’avais très peur de Hoseason, et non sans raison ; mais quelque chose me disait qu’alors même je n’avais rien à craindre ; aussi je lui glissai dans l’oreille : « Comment va-t-il ? I was very afraid of Hoseason, and not without reason; but something told me that even then I had nothing to fear, so I whispered in his ear: "How is he? » Il hocha la tête comme s’il ne savait pas et ne voulait pas savoir, et ses traits se contractèrent. "He shook his head as if he didn't know and didn't want to know, and his features contracted.

Ensuite M. Riach entra. Then Mr. Riach entered. Il lança au capitaine un regard signifiant que le garçon était mort, aussi clair que la parole, et prit place parmi nous ; en sorte que nous étions tous trois muets, à dévisager M. Shuan, lequel, de son côté, restait assis sans mot dire, les yeux fixés sur la table. He gave the captain a look signifying that the boy was dead, as clear as speech, and took his place among us; so that all three of us were mute, staring at Mr. Shuan, who for his part sat wordlessly, his eyes fixed on the table.

Soudain, il avança la main pour prendre la bouteille. Suddenly, he reached for the bottle. M. Riach s’élança, et la lui retira, plus par surprise que par violence, s’écriant, avec un juron, que cela suffisait pour aujourd’hui, et qu’il finirait par attirer la vengeance de Dieu sur le navire. Et, tout en parlant ainsi (les portes de gros temps étaient ouvertes sur leurs glissières), il lança la bouteille à l’eau.

M. Shuan fut debout en un clin d’œil ; il gardait son air absent, mais il était prêt à tuer, et il l’aurait fait pour la deuxième fois de la nuit, si le capitaine ne s’était interposé entre lui et sa victime prétendue.

– Assis ! hurla le capitaine. Brute de porc ! Pig Brute! ne savez-vous donc pas ce que vous avez fait ? Vous avez assassiné le garçon.

M. Shuan sembla comprendre, car il se rassit, et porta sa main à son front.

– Mais, dit-il, il m’avait apporté un gobelet sale !

À ces mots, le capitaine, M. Riach et moi, nous entre-regardâmes une seconde d’un air effaré ; puis Hoseason marcha sur son premier officier, l’empoigna par l’épaule, le poussa sur sa couchette, et lui ordonna de se déshabiller et de dormir, comme on le ferait avec un enfant méchant. Le meurtrier se rebiffa un peu, mais il se mit en devoir d’obéir, et retira ses bottes. The murderer balked a little, but obeyed, and pulled off his boots.

– Ah ! s’écria M. Riach, d’une voix lugubre, vous auriez dû l’empêcher depuis longtemps. exclaimed Mr. Riach, in a mournful voice, you should have prevented it long ago. C’est trop tard, à présent !

– Monsieur Riach, dit le capitaine, ce qui s’est passé cette nuit ne doit jamais être connu à Dysart. Le mousse a passé par-dessus bord, monsieur ; voilà tout ; et je donnerais cinq livres de ma poche pour que cela fût vrai ! The cabin boy went overboard, sir; that's all; and I'd give five pounds of my own money for that to be true! (Il se retourna vers la table.) Pourquoi diantre avez-vous jeté cette bonne bouteille ? Why on earth did you throw away that good bottle? ajouta-t-il. C’est absurde. Allons, David, donnez-m’en une autre. Elles sont dans l’armoire du bas. (Et il me tendit une clef.) Vous avez besoin aussi d’en boire un verre, monsieur, dit-il à Riach. C’était un bien vilain spectacle. It was an ugly sight.

Tous deux se mirent donc à boire ; et, cependant, le meurtrier, qui s’était couché, se releva sur un coude pour nous examiner, eux et moi, l’un après l’autre.

Dès le lendemain, j’étais assez bien au courant de mes nouvelles fonctions. By the next day, I was fairly well acquainted with my new duties. Elles consistaient à servir les repas, que le capitaine prenait à des heures régulières, s’attablant avec l’officier qui n’était pas de service ; tout le long du jour, il me fallait courir porter à boire à l’un ou à l’autre de mes trois maîtres ; et la nuit, je dormais dans une couverture à même le plancher, au fond de la dunette, et juste dans le courant d’air des deux portes. Ce genre de couche était fort froid et dur ; on ne m’y laissait même pas dormir tranquille ; car l’un ou l’autre s’en venait du pont chercher à boire, et, lors des changements de quart, ils s’asseyaient à deux et quelquefois trois ensemble pour faire du punch. Comment ils ne tombaient pas malades, et moi aussi, je me le demande. How they didn't get sick, I wonder too.

Par ailleurs, du reste, mon service était facile. Besides, my service was easy. Pas de nappe à mettre ; les repas consistaient en porridge d’avoine ou en salaisons, à part deux fois la semaine où on faisait le pudding. No tablecloths to wear; meals consisted of oatmeal porridge or cured meats, apart from twice a week when we made pudding. J’étais assez maladroit ; et (faute d’avoir le pied marin) je tombais quelquefois avec ce que j’apportais ; mais M. Riach et le capitaine se montraient d’une patience remarquable. Ils s’efforçaient, croyais-je, d’apaiser leur conscience, et sans doute n’auraient-ils pas été aussi bons pour moi, s’ils n’avaient été pires avec Ransome. They were trying, I thought, to appease their consciences, and probably wouldn't have been so good to me, had they not been worse to Ransome.

Quant à M. Shuan, la boisson, le souvenir de son crime, ou les deux, avaient dû lui détraquer la cervelle. As for Mr. Shuan, either the drink, or the memory of his crime, or both, must have screwed up his brain. Il ne me paraissait plus avoir toute sa raison. Il ne s’habituait pas à ma présence, me regardait sans cesse avec de grands yeux, et, plus d’une fois, il recula devant ce que je lui servais avec une sorte de terreur. He couldn't get used to my presence, kept looking at me with wide eyes, and more than once recoiled from what I was serving him with a kind of terror. Je compris fort bien tout de suite qu’il ne se rendait pas un compte exact de ce qu’il avait fait, et dès mon second jour de dunette, j’en eus la preuve. J’étais seul avec lui, et il venait de me considérer longuement, lorsque tout à coup, le voilà qui se dresse, pâle comme la mort, et s’approche de moi, à ma grande épouvante. I was alone with him, and he had just taken a long look at me, when all of a sudden he stood up, pale as death, and approached me, much to my horror. Mais il ne me voulait pas de mal.

– Vous n’étiez pas ici, avant ? interrogea-t-il.

– Non, monsieur.

– C’était un autre mousse ? redemanda-t-il ; et, sur ma réponse, – Ah ! je le pensais ! Puis il alla se rasseoir, sans un mot de plus, sauf pour réclamer du brandy.

On peut trouver la chose bizarre, mais, en dépit de l’horreur qu’il m’inspirait, je m’apitoyais sur lui. It may seem odd, but despite my horror of him, I felt sorry for him. Il était marié, et sa femme habitait Leith ; mais j’ai oublié s’il avait ou non des enfants ; j’espère que non. He was married, and his wife lived in Leith; but I've forgotten whether or not he had children; I hope not.

En somme, cette vie ne me fut pas trop pénible, tant qu’elle dura, et (comme on va le lire) ce ne fut pas long. All in all, this life wasn't too hard on me while it lasted, and (as we'll read) it wasn't long. Je mangeais comme eux du meilleur ; leurs pickles même, qui étaient la grande friandise, j’en avais ma part ; et si j’avais voulu, j’aurais été ivre du matin au soir, grâce à M. Shuan. Like them, I ate the best; even their pickles, which were the great delicacy, I had my share; and if I'd wanted to, I'd have been drunk from morning till night, thanks to Mr. Shuan. J’avais aussi de la compagnie, – une bonne compagnie en son genre. M. Riach, qui avait fait ses études, causait avec moi comme un ami, quand il n’était pas dans ses humeurs noires, et me parlait d’un tas de choses curieuses, et souvent instructives. Mr. Riach, who had done his studies, chatted with me like a friend, when he wasn't in his black moods, and talked to me about a lot of curious, and often instructive, things. Même le capitaine, encore qu’il me tînt à distance la plupart du temps, se déridait parfois un peu, et me disait les beaux pays qu’il avait visités. Even the captain, though he kept me at a distance most of the time, would sometimes lighten up a bit, and tell me about the beautiful countries he'd visited.

L’ombre du pauvre Ransome, en tout cas, pesait sur nous quatre, et en particulier sur M. Shuan et moi, très lourdement. Poor Ransome's shadow, in any case, weighed heavily on the four of us, and on Mr. Shuan and me in particular. Et de plus j’avais mes propres soucis. And besides, I had my own worries. J’étais là, faisant cette vile besogne pour trois individus que je méprisais, et dont l’un, au moins, avait mérité la potence ; ceci pour le présent ; et pour l’avenir, je ne pouvais que me voir esclave parmi des nègres, à cultiver du tabac. Here I was, doing this vile work for three individuals I despised, at least one of whom deserved the gallows; this for the present; and for the future, I could only see myself a slave among negroes, growing tobacco. M. Riach, par prudence peut-être, ne me laissait plus dire un mot de mon histoire ; le capitaine, à la première ouverture, m’envoya promener comme un chien, sans vouloir m’écouter. Mr. Riach, perhaps out of caution, wouldn't let me say another word about my story; the captain, at the first opening, sent me off like a dog, without wanting to listen to me. À mesure que les jours passaient, je tombais dans un désespoir plus profond, et je finis par bénir le travail qui m’empêchait de penser. As the days passed, I fell into a deeper despair, and ended up blessing the work that kept me from thinking.