25a. Journalisme humanitaire, au delà des clichés : Elodie Vialle.
Bonjour à tous.
Je suis Élodie Vialle donc, journaliste. Je réalise des reportages en France et à l'étranger, notamment en Haïti. En 2011, je me suis rendue à Port-au-Prince quelques mois après le séisme, pour donner des cours de journalisme web. Je ne sais pas si vous vous souvenez, à l'époque, en France, les médias, les ONG, appelaient de leurs vœux à aider le pays.
Il fallait sauver Haïti.
Je me suis rendue sur place donc, je m'attendais à voir de la pauvreté, des gens qui souffrent, des gens qui interpellent. Et puis dans le camp d'Acra, à Delmas et dans la banlieue de Port-au-Prince, j'ai croisé cette femme. Natacha, 32 ans, cinq enfants.
Elle vivait dans une tente, euh, sur une décharge, vous pouvez voir la fumée derrière elle. Ça sentait vraiment mauvais dans ce camp. Vous savez, c'est (ce n'est) pas toujours évident quand vous allez sur le terrain. Vous devez ramener de l'info, faire un reportage, et puis vous avez des enfants qui vous tirent sur la manche, parce qu'ils veulent de l'argent, puis à manger, puis ils vous demandent de l'eau. Des enfants qui vivent sous des tentes sous lesquelles la chaleur est suffocante. Natacha donc.
Au début elle ne voulait pas vraiment me parler, puis on a commencé à discuter, à rire même, et elle a accepté que je la prenne en photo. Natacha m'a dit quelque chose qui m'a fait réfléchir. Elle m'a dit : « Vous allez prendre ces photos, les vendre à des ONG qui elles-mêmes vont collecter de l'argent ensuite chez vous en Europe, tout ça soi-disant au nom des Haïtiens. Ouah !
Natacha n'est pas une experte en « fundraising », mais je trouve qu'elle avait une vision assez fine et précise de ce que peut être la collecte de fond et la communication pour les ONG. « Vous faites de l'argent sur le dos des Haïtiens.
» Combien de fois est-ce que j'ai entendu cette phrase en Haïti ! Et en fait, concrètement c'est vrai. Un journaliste va vendre ses articles, ses photos, c'est ce qui va lui faire gagner sa vie.
Une ONG idem, elle va faire…, elle va mener des appels aux dons, et pour ça, elle va se servir des photos des gens qu'elle aide. Mais alors, qu'est-ce qu'il faut faire ? Ne pas montrer la pauvreté ? Vous, qu'est-ce que vous feriez ? Le fait est que dans la société surmédiatisée dans laquelle on vit, une réalité n'existe pas vraiment si on n'a pas l'image.
En tout cas, cette rencontre avec Natacha m'a permis de réaliser une chose, c'est l'écart entre la manière dont nous percevons l'aide, notre aide, ici, et la manière dont elle est perçue sur place.
Et si sur place, en fait, les humanitaires étaient perçus comme ça. Cette photo a été prise par un confrère haïtien, le journaliste Ralph Thomassin Joseph.
C'était il y a trois mois, on était allé faire des courses, et sur le parking du supermarché on a croisé ces jeunes humanitaires. On a l'impression qu'on est sur le parking d'un supermarché américain aux États-Unis, mais nous sommes bien à Port-au-Prince. Alors attention, je ne dis pas que les humanitaires n'ont pas le droit de faire des courses, évidemment, ni qu'ils sont en Haïti pour faire du tourisme ou bien aller à la plage comme je l'ai parfois entendu.
Mais force est de constater que nous, la vision des humanitaires qu'on a, c'est plutôt celle-ci. Ah, Bernard !
Bernard Kouchner et son sac de riz en 1992 en Somalie. Moi, je me souviens à l'époque, vous, vous étiez peut-être encore jeunes, mais moi j'étais à l'école primaire, et moi aussi j'avais collecté un petit sac de riz pour les enfants somaliens. J'étais une héroïne comme Bernard. Et puis, là c'est le même, quelques années plus tard, version « Guignols de l'Info ». Vous savez, les humanitaires ont commencé à montrer leur action à la fin des années 60, avec la guerre du Biafra.
À l'époque, la seconde guerre mondiale n'était pas très loin, alors leur crainte, c'était de se taire. De se rendre complice avec un silence coupable. De laisser passer un nouveau génocide. Alors on a montré. On a montré les pauvres. On a montré les victimes. On a montré les bénéficiaires. Vous connaissez ce terme : « bénéficiaires » ?
C'est comme ça qu'on appelle les personnes qui bénéficient de l'aide d'une association. C'est un terme comme si voilà, comme si c'était un groupe très homogène. Plus tard, on a essayé de personnifier un peu cette souffrance.
Comme sur cette affiche d'Action Contre la Faim. Voilà, ça c'était en 1994. Alors à l'époque cette affiche a fait…, a créé beaucoup de débats, y compris au sein même de l'ONG Action Contre la Faim, qui aujourd'hui ne mène plus ce type de compagne de communication. Mais regardez cette affiche. Regardez la bien. Elle donne l'impression que la transformation de la vie d'une personne au Sud, dépend du bon vouloir - en l'occurrence du don - d'une personne au Nord. En fait c'est plus qu'un regard sur la pauvreté, c'est un regard du Nord vers le Sud ; condescendant et, il faut bien le dire, post-colonial. Pour séduire les donateurs, on leur donne à voir, on leur jette en pâture des enfants faméliques.
Mais est-ce que on a demandé l'autorisation aux parents de ces enfants ? Non parce que vous savez en France, quand vous êtes journaliste et que vous avez un reportage à faire dans une école, c'est très très compliqué. Il vous faut les autorisations des parents, c'est long, c'est laborieux, parfois ça tombe à l'eau. Mais c'est marrant comme à la minute où on veut photographier des enfants qui sont plus loin et souvent plus pauvres, eh bien, on se pose beaucoup moins la question du droit à l'image. De l'utilisation de leur image. Et qu'est-ce qu'on dirait nous, si une ONG américaine venait en France prendre en photo les enfants dans nos écoles, se servir ensuite de ces photos pour collecter des fonds, des fonds destinés à envoyer leurs experts censés mener de grands programmes humanitaires chez nous, tout ça pour améliorer nos vies.
Comment est-ce que vous réagiriez ?