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Michel De Montaigne – Essais (Livre Premier), De la peur

De la peur

Je demeurai stupide, mes cheveux se dressèrent,

Ma voix s'arrêta dans ma gorge » [Virgile, Énéide, II] 1. Je ne suis pas un bon naturaliste, comme on dit, et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous ; mais quoi qu'il en soit, c'est une étrange affection, et les médecins disent qu'il n'en est aucune qui fasse plus dérailler notre jugement. Et c'est vrai que j'ai vu des gens devenus fous de peur : même pour le plus rassis, il est certain que pendant les accès, elle engendre de terribles mirages. Je ne parle pas du commun des mortels, chez qui elle fait apparaître tantôt les ancêtres sortis du tombeau et enveloppés dans leur suaire, tantôt des loups-garous, des lutins et des monstres. Mais parmi les soldats eux-mêmes, chez qui elle devrait avoir moins d'importance, combien de fois n'a-t-elle pas changé un troupeau de brebis en un escadron de cuirassiers ? des roseaux et des bambous[64] en gendarmes et en lanciers ? Nos amis en ennemis ? Et la croix blanche en rouge[65] ?

2. Quand Monsieur de Bourbon prit Rome, un porte-enseigne qui était préposé à la garde du Bourg Saint-Pierre, fut saisi d'un tel effroi à la première alarme, qu'il se jeta hors de la place, l'enseigne au poing, par une brèche dans les murs, droit sur l'ennemi, pensant au contraire se réfugier à l'intérieur. Et ce n'est qu'en voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se mettre en ordre pour lui tenir tête, croyant d'abord qu'il s'agissait d'une sortie que faisaient ceux de la ville, qu'il comprit enfin son erreur, et faisant volte-face, rentra par le trou d'où il était sorti ayant fait plus de trois cents pas à découvert[66]. 3. Les choses ne tournèrent pas aussi bien pour l'enseigne du capitaine Julle, lorsque Saint-Pol[67] nous fut pris par le Comte de Bure et Monsieur du Reu. Car il était si éperdu de frayeur qu'il se jeta avec son enseigne hors de la ville par une meurtrière, et qu'il fut mis en pièces par les assaillants. Et pendant le même siège, on se souvient de la peur qui serra, saisit et glaça si fort le cœur d'un gentilhomme qu'il en tomba raide mort à terre, près d'une brèche, sans avoir reçu aucune blessure. 4. Une semblable folie saisit parfois toute une multitude. Lors d'une bataille de Germanicus contre les Allemands, deux grosses troupes prirent, sous le coup de l'effroi, deux routes opposées : l'une fuyait de l'endroit d'où l'autre partait. [68]

5. Tantôt la peur nous donne des ailes aux pieds, comme pour les deux premiers ; tantôt elle nous cloue sur place, au contraire, comme on peut le lire à propos de l'Empereur Théophile : lors d'une bataille qu'il perdit contre les Agarènes, il fut tellement frappé de stupeur et figé sur place qu'il ne pouvait se décider à fuir : « Tant la peur s'effraie même des secours »[69] jusqu'à ce que Manuel, un des principaux chefs de son armée, l'ayant agrippé et secoué, comme pour l'éveiller d'un profond sommeil, lui dit : « Si vous ne me suivez pas, je vous tuerai ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie plutôt que de perdre l'Empire en étant fait prisonnier. 6. La peur atteint son paroxysme, quand elle nous vient nous rendre le courage qu'elle a enlevé à notre devoir et à notre honneur. Lors de la première vraie[70] bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le consul Sempronius, une troupe d'au moins dix mille hommes de pied, prise d'épouvante, ne trouvant rien d'autre pour donner passage à sa lâcheté, alla se jeter au beau milieu du gros des troupes ennemies, qu'elle enfonça par un effort extraordinaire, faisant un grand carnage des Carthaginois : elle payait sa fuite honteuse du même prix qu'elle eût payé une glorieuse victoire. La peur est de quoi j'ai le plus peur ! C'est qu'elle dépasse en âpreté toutes les autres épreuves. 7. Quelle émotion pourrait-elle être plus rude et plus juste que celle des amis de Pompée, quand, depuis son navire, ils furent spectateurs de cet horrible massacre ? [71]

8. Et cependant, la peur des voiles égyptiennes, qui commençaient à s'approcher d'eux, l'étouffa, d'une façon qui a été remarquée : ils ne se préoccupèrent alors que d'exhorter les mariniers à se presser, et de s'échapper à force de rames. Jusqu'au moment où, arrivés à Tyr, et libérés de toute crainte, ils purent se rendre compte de la perte qu'ils venaient de faire, et laisser libre cours aux lamentations et aux larmes, que cette émotion plus forte avait un moment suspendues. « Alors la peur m'arrache du cœur toute espèce de sagesse. [Ennius, in Cicéron , Tusculanes , IV, VII]

9. À la guerre, ceux qui ont été bien éprouvés dans quelque bataille, on les ramène pourtant le lendemain au combat, encore blessés et ensanglantés. Mais ceux qui ont pris peur des ennemis, vous ne les leur feriez même pas regarder en face ! Ceux qui sont terrorisés à l'idée de perdre leurs biens, d'être exilés ou réduits en esclavage, vivent dans une continuelle angoisse, en perdent le manger et le boire, ne dorment plus, alors que les pauvres, les bannis, le serfs vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Et l'exemple de tous les gens qui, ne pouvant plus supporter d'être transpercés par la peur, se sont pendus, noyés ou précipités par terre [72] nous montre bien qu'elle est encore plus importune et insupportable que la mort elle-même. 10. Les Grecs identifiaient une autre espèce de peur, qui ne relevait pas d'une erreur de jugement, disaient-ils, qui n'avait pas de cause apparente, mais était due à une impulsion d'origine divine. Des peuples entiers et des armées entières en étaient saisis. Comme ce fut le cas à Carthage, où elle produisit une extrême désolation. [73] On n'y entendait que des cris d'effroi. On y voyait les habitants sortir de leurs maisons, comme à l'appel aux armes, et se ruer les uns sur les autres, se blesser, s'entre-tuer, comme si des ennemis étaient venus parmi eux s'emparer de leur ville. Tout ne fut que désordre et tumulte jusqu'au moment où, par des prières et des sacrifices, la colère des Dieux se trouva apaisée. On appelait cela « terreur panique ».

De la peur Fear Medo Korku

Je demeurai stupide, mes cheveux se dressèrent, I stood stupefied, my hair stood on end,

Ma voix s'arrêta dans ma gorge » [Virgile, Énéide, II] My voice stopped in my throat" [Virgil, Aeneid, II] 1\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. 1\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. Je ne suis pas un bon naturaliste, comme on dit, et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous ; mais quoi qu'il en soit, c'est une étrange affection, et les médecins disent qu'il n'en est aucune qui fasse plus dérailler notre jugement. Et c'est vrai que j'ai vu des gens devenus fous de peur : même pour le plus rassis, il est certain que pendant les accès, elle engendre de terribles mirages. And it's true that I have seen people driven mad with fear: even the most composed are certain that during the fits, it creates terrible illusions. Je ne parle pas du commun des mortels, chez qui elle fait apparaître tantôt les ancêtres sortis du tombeau et enveloppés dans leur suaire, tantôt des loups-garous, des lutins et des monstres. I am not talking about the common people, for whom it sometimes brings forth ancestors risen from the grave and shrouded in their shroud, sometimes werewolves, elves and monsters. Mais parmi les soldats eux-mêmes, chez qui elle devrait avoir moins d'importance, combien de fois n'a-t-elle pas changé un troupeau de brebis en un escadron de cuirassiers ? But even among the soldiers themselves, for whom it should matter less, how many times has it not transformed a flock of sheep into a squadron of cuirassiers? des roseaux et des bambous[64] en gendarmes et en lanciers ? reeds and bamboo as gendarmes and lancers? Nos amis en ennemis ? Our friends as enemies? Et la croix blanche en rouge[65] ? And the white cross as red?

2\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. Quand Monsieur de Bourbon prit Rome, un porte-enseigne qui était préposé à la garde du Bourg Saint-Pierre, fut saisi d'un tel effroi à la première alarme, qu'il se jeta hors de la place, l'enseigne au poing, par une brèche dans les murs, droit sur l'ennemi, pensant au contraire se réfugier à l'intérieur. When Mr. de Bourbon took Rome, a standard-bearer who was in charge of guarding the Bourg Saint-Pierre, was seized with such fear at the first alarm that he threw himself out of the place, standard in hand, through a breach in the walls, straight towards the enemy, thinking instead to seek refuge inside. Et ce n'est qu'en voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se mettre en ordre pour lui tenir tête, croyant d'abord qu'il s'agissait d'une sortie que faisaient ceux de la ville, qu'il comprit enfin son erreur, et faisant volte-face, rentra par le trou d'où il était sorti ayant fait plus de trois cents pas à découvert[66]. And it was only when he saw Mr. de Bourbon's troops getting into formation to face him, initially believing it was a sortie made by the city's defenders, that he finally understood his mistake, and turning around, re-entered through the hole from which he had exited, having traveled more than three hundred steps in the open. 3\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. 3\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. Les choses ne tournèrent pas aussi bien pour l'enseigne du capitaine Julle, lorsque Saint-Pol[67] nous fut pris par le Comte de Bure et Monsieur du Reu. Things did not turn out as well for Captain Julle's ensign, when Saint-Pol was taken by the Count of Bure and Monsieur du Reu. Car il était si éperdu de frayeur qu'il se jeta avec son enseigne hors de la ville par une meurtrière, et qu'il fut mis en pièces par les assaillants. For he was so terrified that he threw himself with his ensign out of the city through a murder hole, and he was torn to pieces by the assailants. Et pendant le même siège, on se souvient de la peur qui serra, saisit et glaça si fort le cœur d'un gentilhomme qu'il en tomba raide mort à terre, près d'une brèche, sans avoir reçu aucune blessure. And during the same siege, it is remembered the fear that gripped and froze a gentleman's heart so strongly that he fell dead to the ground, near a breach, without having received any injury. 4\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. Une semblable folie saisit parfois toute une multitude. A similar madness sometimes seizes an entire multitude. Lors d'une bataille de Germanicus contre les Allemands, deux grosses troupes prirent, sous le coup de l'effroi, deux routes opposées : l'une fuyait de l'endroit d'où l'autre partait. During a battle of Germanicus against the Germans, two large troops, struck by fear, took two opposite roads: one fleeing from where the other was departing. [68] [68]

5\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. Tantôt la peur nous donne des ailes aux pieds, comme pour les deux premiers ; tantôt elle nous cloue sur place, au contraire, comme on peut le lire à propos de l'Empereur Théophile : lors d'une bataille qu'il perdit contre les Agarènes, il fut tellement frappé de stupeur et figé sur place qu'il ne pouvait se décider à fuir : « Tant la peur s'effraie même des secours »[69] jusqu'à ce que Manuel, un des principaux chefs de son armée, l'ayant agrippé et secoué, comme pour l'éveiller d'un profond sommeil, lui dit : « Si vous ne me suivez pas, je vous tuerai ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie plutôt que de perdre l'Empire en étant fait prisonnier. Sometimes fear gives us wings on our feet, as with the first two; sometimes it nails us in place, on the contrary, as can be read about Emperor Theophilus: in a battle he lost against the Agarenes, he was so struck with stupefaction and frozen in place that he couldn't decide to flee: 'So much fear is even afraid of help' until Manuel, one of the main leaders of his army, having grabbed and shaken him, as if to awaken him from a deep sleep, said to him: 'If you do not follow me, I will kill you; because it is better that you lose your life rather than lose the Empire by being taken prisoner. 6\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. 6\. La peur atteint son paroxysme, quand elle nous vient nous rendre le courage qu'elle a enlevé à notre devoir et à notre honneur. Fear reaches its peak when it comes to restore the courage it has taken away from our duty and our honor. Lors de la première vraie[70] bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le consul Sempronius, une troupe d'au moins dix mille hommes de pied, prise d'épouvante, ne trouvant rien d'autre pour donner passage à sa lâcheté, alla se jeter au beau milieu du gros des troupes ennemies, qu'elle enfonça par un effort extraordinaire, faisant un grand carnage des Carthaginois : elle payait sa fuite honteuse du même prix qu'elle eût payé une glorieuse victoire. During the first real battle that the Romans lost against Hannibal, under the consul Sempronius, a troop of at least ten thousand foot soldiers, seized by fear, finding nothing else to give way to its cowardice, threw themselves right in the middle of the enemy forces, which they broke through with an extraordinary effort, causing great carnage among the Carthaginians: they paid for their shameful retreat the same price they would have paid for a glorious victory. La peur est de quoi j'ai le plus peur ! Fear is what I fear the most! C'est qu'elle dépasse en âpreté toutes les autres épreuves. It surpasses in harshness all other trials. 7\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. Quelle émotion pourrait-elle être plus rude et plus juste que celle des amis de Pompée, quand, depuis son navire, ils furent spectateurs de cet horrible massacre ? What emotion could be rougher and more just than that of Pompey's friends, when, from his ship, they witnessed this horrible massacre? [71] [71]

8\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. 8\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. Et cependant, la peur des voiles égyptiennes, qui commençaient à s'approcher d'eux, l'étouffa, d'une façon qui a été remarquée : ils ne se préoccupèrent alors que d'exhorter les mariniers à se presser, et de s'échapper à force de rames. And yet, the fear of the Egyptian sails, which were starting to approach them, stifled them, in a way that was noticed: they then only worried about urging the sailors to hurry, and to escape by rowing hard. Jusqu'au moment où, arrivés à Tyr, et libérés de toute crainte, ils purent se rendre compte de la perte qu'ils venaient de faire, et laisser libre cours aux lamentations et aux larmes, que cette émotion plus forte avait un moment suspendues. Until the moment when, arrived in Tyre, and freed from all fear, they could realize the loss they had just suffered, and let the lamentations and tears flow freely, which this stronger emotion had momentarily suspended. « Alors la peur m'arrache du cœur toute espèce de sagesse. "Then fear tears all wisdom from my heart." [Ennius, in Cicéron , Tusculanes , IV, VII] [Ennius, in Cicero, Tusculanes, IV, VII]

9\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. 9. À la guerre, ceux qui ont été bien éprouvés dans quelque bataille, on les ramène pourtant le lendemain au combat, encore blessés et ensanglantés. In war, those who have been well tested in some battle are nevertheless brought back to the fight the next day, still wounded and bloody. Mais ceux qui ont pris peur des ennemis, vous ne les leur feriez même pas regarder en face ! But those who are afraid of enemies, you wouldn't even make them face them! Ceux qui sont terrorisés à l'idée de perdre leurs biens, d'être exilés ou réduits en esclavage, vivent dans une continuelle angoisse, en perdent le manger et le boire, ne dorment plus, alors que les pauvres, les bannis, le serfs vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Those who are terrified of losing their possessions, of being exiled or enslaved, live in constant anxiety, lose their appetite and their sleep, while the poor, the exiles, the serfs often live as joyfully as others. Et l'exemple de tous les gens qui, ne pouvant plus supporter d'être transpercés par la peur, se sont pendus, noyés ou précipités par terre [72] nous montre bien qu'elle est encore plus importune et insupportable que la mort elle-même. And the example of all those people who, unable to bear being pierced by fear, have hanged themselves, drowned or thrown themselves to the ground [72] shows us that fear is even more unwelcome and unbearable than death itself. 10\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\. Les Grecs identifiaient une autre espèce de peur, qui ne relevait pas d'une erreur de jugement, disaient-ils, qui n'avait pas de cause apparente, mais était due à une impulsion d'origine divine. Des peuples entiers et des armées entières en étaient saisis. Whole peoples and entire armies were seized by it. Comme ce fut le cas à Carthage, où elle produisit une extrême désolation. As was the case in Carthage, where it caused extreme devastation. [73] On n'y entendait que des cris d'effroi. Only cries of terror were heard there. On y voyait les habitants sortir de leurs maisons, comme à l'appel aux armes, et se ruer les uns sur les autres, se blesser, s'entre-tuer, comme si des ennemis étaient venus parmi eux s'emparer de leur ville. Tout ne fut que désordre et tumulte jusqu'au moment où, par des prières et des sacrifices, la colère des Dieux se trouva apaisée. On appelait cela « terreur panique ».