Chapitre 7. D'autres ambitions
Désormais, La Vie Française a gagné une importance considérable avec ses attaches connues avec le pouvoir. Elle donne, avant les journaux sérieux, les nouvelles politiques et indique les intentions des ministres. Tous les journaux cherchent chez elle des informations. On la cite, on la redoute et on commence à la respecter. Laroche-Mathieu est l'âme du journal et Du Roy son porte-voix. Le salon de Madeleine est devenu un centre influent où se réunissent chaque semaine des membres du cabinet. Le ministre des Affaires étrangères vient chez les Du Roy à tout moment : il apporte des informations et des renseignements qu'il dicte soit au mari soit à la femme. Du Roy n'apprécie pas cet homme. Alors, Madeleine lui répond à chaque fois :
— Fais-en autant que lui ! Deviens ministre !
— Cet homme te fait la cour !
— Oh, non ! Mais, il fait notre fortune.
— Bah ! Je préfère encore Vaudrec ! Au fait, que devient-il, celui-là, on ne l'a plus vu depuis huit jours ?
— Il est malade. Il est couché. Tu pourrais passer lui rendre visite, cela lui ferait plaisir, il t'aime beaucoup.
— Oui, j'irai…
Du Roy n'aime pas les hommes politiques, car il les envie. Il se dit : « Ah, si j'avais cent mille francs pour me présenter à la députation de mon beau pays de Rouen, quel homme d'État je ferais ! »
Tous les lundis et vendredis, Bel-Ami a rendez-vous avec Clotilde, rue de Constantinople. Ce jour-là, nous sommes lundi et il attend au journal de retrouver sa maîtresse un peu plus tard. Or, il reçoit un message de Mme Walter lui demandant de se rendre urgemment rue de Constantinople. Du Roy est furieux. Depuis six semaines, il essaie de rompre avec elle. Elle l'ennuie, car elle lui fait sans cesse des scènes. Il s'est éloigné, espérant qu'elle comprendrait, mais au contraire elle s'accroche. Elle veut le voir tous les jours et lui envoie des messages à tout moment pour lui dire qu'elle l'adore. Et surtout, Bel-Ami craint que Clotilde ne passe à l'appartement quand elle y est. Il aime de plus en plus Mme de Marelle : ils sortent et rient beaucoup ensemble. Cependant, il va souvent dîner chez les Walter où il commence à jouer avec Suzanne. Cette jeune fille se moque de tout le monde et Bel-Ami s'entend très bien avec elle.
Après avoir lu le message de Mme Walter lui demandant de la rejoindre, il doit y aller. Le ton est grave. Mais, il doit faire vite, car Clotilde arrive à quatre heures.
Dès que Mme Walter passe le pas de la porte, elle veut embrasser Bel-Ami qui s'écrie :
— Tu ne vas pas recommencer !
— Il ne fallait pas me prendre, pour me traiter ensuite ainsi. Tu aurais dû me laisser dans ma vie de famille. Tu es odieux ! Tu me fais souffrir !
— Zut ! En voilà assez ! Je te rappelle que tu t'es donnée à moi et que tu avais toute ta raison. Tu as un mari et j'ai une femme. Nous ne sommes libres ni l'un ni l'autre. Nous nous sommes offert un caprice et maintenant c'est fini !
— Comme tu es brutal et grossier !
— C'est pour ça que tu m'as fait venir ?
— Non, je suis venue… pour te donner… une nouvelle… une nouvelle politique… pour te donner le moyen de gagner cinquante mille francs… ou même plus… si tu veux…
— Comment ça ? Que veux-tu dire ?
— J'ai entendu mon mari discuter avec Laroche hier soir. Ils vont s'emparer du Maroc.
— Mais, enfin, Laroche ne m'a rien dit.
— Walter et lui ont peur que tu dévoiles tout.
Georges s'assoit sur un fauteuil et Virginie par terre devant lui. Elle explique la situation : c'est une très grosse affaire préparée dans l'ombre. Du Roy écoute avec attention. Mme Walter est contente d'elle. Elle parle en femme de financier habituée aux coups de bourse, aux évolutions de valeurs et aux spéculations.
— Tu devrais acheter de l'emprunt marocain, il est encore bas, lui conseille-t-elle.
— Oui, mais je n'ai pas d'argent disponible.
— J'y ai pensé… si tu étais gentil, tu me laisserais t'en prêter…
— Non !
— Si tu veux, on peut s'arranger. J'en achète moi et si ça marche on partage.
— Je n'aime pas tes combinaisons.
— Pense que c'est avec la banque Walter que je les achète. Pense aussi à tout ce que tu as fait pour que cette campagne marche. Tu devrais en profiter !
— Soit ! Je me mets de moitié avec toi. Si nous perdons, je te devrais dix mille francs.
Virginie est si contente qu'elle lui saute au cou.
— Non, non, sois sage. Pas aujourd'hui, dit Georges en la repoussant.
Clotilde va arriver. Cependant, Mme Walter garde la tête contre son amant. Elle aperçoit un cheveu à elle sur le gilet de son ami et se met à l'enrouler autour d'un bouton, puis elle continue ainsi, entourant autour de chaque bouton un de ses cheveux. Virginie pense : « Ainsi, sans le savoir, il emportera quelque chose de moi tout à l'heure. »
Puis, ils se séparent.
Plus tard, Clotilde arrive. Elle s'assoit là où était un instant plus tôt Mme Walter, par terre près de son amant.
La jeune femme commence à déboutonner la veste de son amant quand elle dit :
— Tiens, tu as emporté un cheveu de Madeleine.
Puis, elle en trouve d'autres, à chaque bouton :
— Celle qui a fait ça t'aime, c'est certain !
Georges comprend ce qu'à fait Mme Walter et nie :
— Mais, c'est n'importe quoi ! Arrête !
Soudain, Clotilde crie :
— Ah ! Mais, ces cheveux ne sont pas à Madeleine, ils sont gris ! Ah ! Tu prends des vieilles femmes maintenant ! Alors, tu n'as plus besoin de moi ! Garde l'autre, va !
Elle se lève. Georges essaie de la retenir, mais elle ne l'écoute pas et quitte l'appartement.
Du Roy est fou de rage contre Mme Walter. Puis, il pense à tout ce qu'il pourrait faire avec ses soixante mille francs. Tout d'abord, il serait nommé député, il jouerait en bourse et il achèterait des objets.
Le comte de Vaudrec meurt. Madeleine apprend par le notaire que ce dernier lui a légué toute sa fortune. Du Roy est en colère contre sa femme :
— Tu as été la maîtresse de Vaudrec ? C'est ça ?
— Voyons, voyons… tu es fou !
— Il aurait pu me laisser quelque chose, à moi, ton mari, pas à toi, ma femme.
— Il m'offre sa fortune car il n'a personne d'autre.
— C'est égal. Tu ne peux accepter cet héritage. Tout le monde croira que tu étais sa maîtresse. Je dois avoir soin de mon honneur et de ma réputation.
— Eh, bien, n'acceptons pas. Ce sera un million de moins dans notre poche, c'est tout.
— Il faudrait trouver un moyen de pallier la chose… Il faudrait laisser entendre qu'il a partagé sa fortune entre nous. Tu pourrais me laisser la moitié de l'héritage par donation. De toute façon, tu ne peux accepter cet argent qu'avec mon accord, donc je te le donne à cette condition.
— Comme tu voudras.