Chapitre 6. Conquête difficile
Le lendemain, Du Roy avise un collègue du journal :
— Certain trouve amusant de m'appeler Forestier. Moi, je trouve ça bête. Pourrais-tu informer tous les camarades que je giflerai le premier qui se permettra de nouveau cette plaisanterie ?
Ce jour-là, en rentant chez lui, il trouve dans son salon Mme Walter accompagnée de ses filles, ainsi que Mme de Marelle. Il serre la main de cette dernière chaleureusement comme pour lui signifier « je vous aime toujours ». Mme Walter parle d'une fête que Jacques Rival va donner chez lui. Du Roy propose de la conduire avec ses filles qu'il observe : Suzanne est plus jolie que sa soeur Rose. Elle est blonde, fine : elle a l'air d'une poupée.
Quand tout le monde est parti, Madeleine rit :
— Tu sais, tu as inspiré une passion à Mme Walter.
— Comment ça ?
— Oui, oui ! Elle m'a parlé de toi avec un enthousiasme fou ! Elle voudrait trouver deux maris comme toi pour ses filles.
— Ah !
— Oh, mais Mme Walter est une femme inattaquable, il ne s'est jamais rien murmuré sur son compte. Elle a toujours été fidèle à son mari, c'est une honnête femme. Elle est dame patronnesse de toutes les bonnes oeuvres de la Madeleine.
— Alors, elle m'aime bien ?
— Oui, je viens de te le dire. Si tu n'étais pas marié, je te conseillerais de demander la main de Suzanne.
— Mais, la mère n'est pas mal non plus…
— Ce n'est pas à son âge que l'on commet sa première erreur.
Après cette conversation, Georges se dit : « Et si c'était vrai ? J'aurais peut-être pu épouser Suzanne… »
Le lendemain, il va chez Clotilde, comme autrefois. Tout recommence :
— Ma chère petite Clo, comme je vous aime…
— Et moi aussi…
— Alors, tu ne m'en veux pas trop ?
— Non. J'ai toujours su que tu me reviendrais…
— Je n'osais pas venir.
— Allons…
— Où pouvons-nous nous voir ?
— Rue de Constantinople.
— Tu as gardé l'appartement ?
— Oui, je savais que tu reviendrais.
— Je t'adore !
— À demain !
Le samedi suivant, comme convenu, Bel-Ami va chercher Mme Walter pour la fête chez Rival. Madeleine ne veut pas venir. Pour la première fois, il trouve la femme de son patron très belle : elle porte une robe de couleur claire. Elle est désirable à ses yeux. Elle ne parle guère que pour dire des choses convenues. Suzanne aussi est fort jolie, elle ressemble à un Watteau. Pendant l'après-midi, Bel-Ami ne cesse de lancer des regards à la femme de son patron. Il sent qu'elle l'apprécie vraiment : « J'ai de la chance avec les femmes, » se dit-il.
En rentrant chez lui, Madeleine l'informe des nouvelles du Maroc :
— Il y a du nouveau. On va en profiter pour renverser le ministère et Laroche profitera de l'occasion pour prendre les Affaires étrangères.
De son côté, depuis quelque temps, Madeleine se fait des relations grâce à l'influence politique de son mari. Elle fait venir chez elle les femmes des sénateurs et des députés qui ont besoin de l'appui de La Vie Française. Elle organise des dîners. C'est Georges qui va avertir les Walter pour la nouvelle soirée. Il veut en profiter pour se retrouver face à Mme Walter. En le voyant, celle-ci lui demande :
— Quel bon vent vous amène, Bel-Ami ?
Alors, le jeune homme se lance dans un numéro de charme comme il sait si bien les faire :
— Aucun… juste le désir de vous voir. Je n'ai rien à vous dire. Me pardonnez-vous cette visite matinale ?
— Mais, je ne comprends pas…
— C'est une déclaration légère, pour ne pas vous effrayer.
— Une déclaration sérieuse ?
— Mais oui ! Cela fait longtemps que je voulais vous la faire, mais je n'osais pas. On vous dit si sévère…
— Pourquoi aujourd'hui, alors ?
— Parce que je ne pense qu'à vous depuis hier.
Bel-Ami s'est mis à genoux, la tient de force enlacée à la taille et il répète :
— Je vous aime follement, depuis longtemps. Ne me répondez pas… Je suis fou ! Si vous saviez comme je vous aime…
Mais, Mme Walter le repousse. Elle tourne la tête pour éviter ses baisers. Alors, Du Roy quitte l'appartement. Il est sûr de lui : elle va lui appartenir.
Plus tard, lors d'un dîner, Georges observe toutes ses femmes : Mme Walter n'est pas mal malgré son âge, mais Clotilde est bien plus fraîche et plus jolie ; sa femme aussi est bien, mais il a gardé contre elle une colère tenace et méchante.
Ce qui l'excite chez Mme Walter, c'est la difficulté de la conquête. En la raccompagnant chez elle, il lui prend les mains :
— Comme je vous aime ! Je ne peux plus vivre sans vous voir…
— Non, non… songez à ce que l'on dirait… Non, c'est impossible !
— Je viendrai chez vous !
— Non, non !
— Où puis-je vous voir alors ? Dans la rue ? Quand ? Je veux vous voir… »
Alors, Mme Walter perdue, répond :
— Je serai à la Trinité demain, à trois heures et demie.
Il la tient, il a gagné !
Le lendemain, Du Roy arrive en avance au rendez-vous. Il attend dans l'église quand enfin, elle arrive :
— J'ai peu de temps. Mettez-vous à genoux près de moi, pour qu'on ne nous remarque pas.
— Merci, merci ! Je vous adore. Je voudrais vous raconter comment j'ai commencé à vous aimer. Je pourrais un jour ?
— Je suis folle de vous laisser me parler ainsi, folle d'être venue, de vous faire croire que… cette aventure… peut avoir une suite…
— Je n'attends rien et n'espère rien. Je vous aime, c'est tout. Je vais vous le répéter tant de fois, que vous finirez par comprendre et un jour, vous me répondrez « moi aussi, je vous aime ».
Mme Walter tremble et finit par dire :
— Moi aussi, je vous aime. Je me sens coupable. Je n'aurais jamais pensé… Je ne peux pas… C'est plus fort que moi. Je n'ai jamais aimé que vous, je vous le jure. Je vous aime depuis un an dans le secret… Oh ! J'ai souffert !
Maintenant, elle pleure. Georges prend sa main qu'il pose contre sa poitrine.
— Laissez-moi maintenant, je veux être seule.
Un prêtre passe alors et elle le supplie d'écouter sa confession. En sortant du confessionnal, elle dit à Du Roy :
— Ne me raccompagnez pas et ne venez plus chez moi, seul. Vous ne seriez point reçu. Adieu !
En retournant au bureau, Walter, qui l'appelle comme tout le monde Bel-Ami, lui annonce :
— Bel-Ami, nous avons un gros événement. Le ministère est tombé. Laroche-Mathieu prend les Affaires étrangères. Nous devenons une feuille officieuse !
Georges rentre content chez lui. Là, dans la soirée, il reçoit un message de Mme Walter qui a changé d'avis :
J'avais perdu la tête. Pardonnez-moi, demain à Monceau, à quatre heures.
Le lendemain, il retrouve sa nouvelle maîtresse, Mme Virginie Walter, et l'emmène rue de Constantinople. Enfin, elle cesse de se débattre et laisse Bel-Ami faire ce qu'il veut d'elle.