Le testament d'Amy XIX
Elle avait été si touchée d'apprendre ainsi les bonnes intentions de sa tante, que, depuis ce jour, elle devint un modèle d'obéissance. Sa tante en attribua tout le mérite à son système d'éducation.
Esther arrangea le petit cabinet avec une petite table devant laquelle elle mit une chaise, et sur laquelle elle posa un tableau pris dans une des chambres du second étage. Elle pensait qu'il n'était pas de grande valeur, et que madame ne se fâcherait pas qu'elle l'eût déplacé pour faire un plaisir à sa nièce. C'était une très bonne copie d'une des plus célèbres madones de Raphaël, et Amy, qui avait le sentiment instinctif du beau, n'était jamais fatiguée de regarder la belle figure de la madone, tout en s'occupant de bonnes pensées. Elle posa un petit livre de prières sur la table, mit devant le tableau un vase rempli des plus jolies fleurs que lui apportait Laurie, et vint tous les jours dans la petite chambre prier Dieu de conserver Beth. Elle essaya de s'oublier, de rester gaie et d'être satisfaite de bien faire, quoique personne ne la vît et ne lui donnât de louanges.
Dans son premier effort d'être très très bonne, elle eut l'idée de faire son testament, comme tante Marsch, afin que si elle mourait, ses biens fussent justement et généreusement distribués. Elle y avait quelque mérite, car la pensée seule d'abandonner ses petits trésors, plus précieux à ses yeux que tous les bijoux de la vieille dame, lui fut très pénible.
Pendant une de ses récréations, elle écrivit le document important de sa plus belle écriture, avec l'aide d'Esther pour quelques termes légaux, et, lorsque la bonne Française eut signé, Amy, un peu soulagée, le mit de côté afin de le montrer à Laurie, qu'elle voulait comme second témoin.
Il pleuvait, et Amy alla tâcher de se distraire dans une des grandes chambres d'en haut, où se trouvait une garde-robe pleine de vieux costumes avec lesquels Esther lui permettait de jouer. Un de ses amusements était de mettre ces vieilles robes de brocart et de se promener devant les grandes glaces en se faisant de profonds saluts et en laissant traîner les longues queues, qui faisaient derrière elle un frou-frou délicieux. Il arriva que, ce jour-là, elle était si occupée qu'elle n'entendit pas sonner Laurie, et ne s'aperçut pas qu'il avait passé sa tête par la porte entrouverte et la regardait se promener gravement de long en large dans le costume étrange dont elle s'était affublée. Elle s'était coiffée d'un grand turban rose, qui contrastait d'une manière risible avec une robe de satin bleu et un long jupon de brocart jaune. D'une main elle agitait un vieil éventail très précieux, et, de l'autre, relevait sa traîne. Elle était obligée de faire grande attention en marchant, car elle avait mis de hauts talons, et, comme Laurie le dit plus tard à Jo, c'était comique de la voir se promener dans cet accoutrement, et se faisant à elle-même de gracieux mouvements de tête quand elle s'approchait d'une grande glace où elle pouvait se contempler tout entière.
Laurie, ayant, non sans peine, réussi à garder quelque temps son sérieux, afin de ne pas offenser Sa Majesté Amy dans ses étranges atours, finit par se décider à frapper à la porte.
Il fut gracieusement reçu.
« Reposez-vous un peu pendant que je rangerai tout cela, puis je vous consulterai sur une chose sérieuse », dit Amy après s'être fait admirer.
Elle s'aperçut alors que le perroquet, que M. Polly en personne avait suivi Laurie. Elle le relégua dans un coin de la chambre et dit, en enlevant la montagne rose qui ornait sa tête, pendant que Laurie s'asseyait sur le bras d'un fauteuil :
« Cet oiseau est le tourment de ma vie ! Il est plus bavard qu'aucun monsieur, seulement il ne sait jamais ni ce qu'il dit, ni s'il est à propos de se taire ou de parler. Hier, tante était endormie, et je tâchais d'être aussi tranquille qu'une souris, quand tout à coup Polly a commencé à battre des ailes et à grogner dans sa cage. Je suis allée l'en faire sortir. C'était une grosse araignée qui avait causé son émoi ; j'ai chassé l'araignée avec les pincettes, mais elle s'est enfuie sous la bibliothèque. Alors Polly, devenu brave, s'avisa de lui donner la chasse. Il la retrouva sous le meuble et lui dit en remuant la tête : « Embrassons-nous ? » Je n'ai pas pu m'empêcher de rire ; Polly s'est mis alors à crier, ma tante s'est éveillée et nous a grondés tous deux.
– L'araignée avait-elle accepté l'invitation de Polly ? demanda Laurie.
– Oui, car elle a quitté le dessous de la bibliothèque ; mais Polly, la voyant arriver droit sur lui, s'enfuit effrayé et grimpa sur le fauteuil de tante en criant : « Oh la la ! Oh la la ! »
– Menteuse ! s'écria Polly à ce moment du récit d'Amy.
– Je vous tordrais le cou si vous m'apparteniez, vieux tourment de ma vie », s'écria Amy très blessée.
Cette menace eut pour effet de décider Polly à regagner l'escalier.
« Maintenant que nous sommes seuls, dit Amy à Laurie en fermant la garde-robe, je vais vous montrer l'acte », et, tirant un papier de sa poche, elle ajouta : « Voudriez-vous lire ceci et me dire si c'est légal et bien. Je crains d'être obligée d'agir ainsi, car la vie est courte et incertaine, et je ne veux pas laisser de mauvais sentiments sur ma tombe. »
Laurie se mordit les lèvres pour s'empêcher de rire, et, s'approchant de la fenêtre, il lut le document suivant avec une gravité méritoire, si l'on considère que l'orthographe en était quelquefois fort étrange :
« Mes dernières volontés et testament.
« Moi, Amy Curtis Marsch, étant dans mon esprit saint, donne et lègue toutes mes propriétés personnelles comme il suit :
« À mon père, mes meilleurs tableaux, dessins, mappemondes et oeuvres d'art, pour en faire ce qu'il voudra.
« À ma mère, tous mes vêtements, excepté mon tablier de soie, ainsi que mon portrait et ma médaille.
« À ma chère soeur Marguerite, je donne ma bague de turkoise (si je l'ai), ma boîte verte avec des colombes dessus, mon bout de vraie dentelle et le dessin que j'ai fait d'elle, comme souvenir de sa petite fille.
« À Jo, je laisse ma broche, qui est racomodée avec de la cire à cacheter ; mon encrier de bronze dont elle a cassé le couvercle, et mon plus beau lapin de plâtre, parce que je me repens encore d'avoir brûlé son histoire.
« À Beth (si elle vit après moi), je donne mes poupées et le petit bureau, mon éventail, mon col et mes pantoufles neuves, si elles ne lui sont pas trop petites, et je lui laisse mes regrets de m'être moquée de la vieille Johanna, l'aînée de ses poupées.
« À mon ami et voisin, Théodore Laurentz, je lègue mon album de dessin, mon cheval en argile, quoiqu'il ait dit qu'il n'avait point de cou ; aussi, pour le remercier de sa grande bonté pour moi dans mon afliction, celle de mes oeuvres artistyques qu'il aimera le mieux. Notre-Dame est la meilleure.
« À notre vénérable bienfaiteur, M. Laurentz, je laisse ma boîte rouge qui a un petit couvercle de verre, et dans laquelle il pourra mettre ses plumes ; elle lui rappellera la petite fille morte qui le remercie de ses faveurs pour toute sa famille, et spécialement pour Beth.
« À Hannah, je donne la boîte de carton qu'elle aime, en espérant qu'elle se souviendra de moi.
« À mon amie de coeur, Kitty Bryant, je donne mon tablier de soie et ma petite bague en or.
« Et maintenant, ayant disposé de mes possessions les plus valuables, j'espère que tous seront satisfaits et ne blâmeront pas la morte. Je pardonne à tout le monde, et j'espère que nous nous reverrons tous un jour dans un monde meilleur.
« Qu'on ne s'étonne pas de trouver quelques taches sur ce document ; écrire son testament n'est pas oeuvre de joie, ce sont des larmes que j'ai versées sur ma future mort.
« À ces dernières volontés et testament j'appose ma main et mon seau, ce vingt novembre de anniie Domino 1861.
« AMY CURTIS MARSCH.
« TÉMOINS : ESTELLE VALNER.
« THÉODORE LAURENTZ. »
Le dernier nom était écrit au crayon, et Amy expliqua à Laurie qu'il devait l'écrire à l'encre et cacheter convenablement son testament.
« Qu'est-ce qui vous en a donné l'idée ? Vous a-t-on dit que Beth avait donné toutes ses affaires ? » demanda gravement Laurie à la petite fille quand Amy posa devant lui un grand bâton de cire à cacheter, un cachet et une bougie allumée.
Elle expliqua ses motifs et demanda anxieusement :
« Qu'est-ce que vous disiez de Beth ?
– Je suis fâché d'avoir parlé, mais, puisque j'ai commencé, je vais vous le dire. Elle s'est trouvée si mal un jour, qu'elle a dit à Jo qu'elle voulait laisser son piano à Meg, son oiseau à vous, et sa pauvre vieille poupée à Jo, qui l'aimerait en souvenir d'elle. Elle était fâchée d'avoir si peu de choses à donner, et a laissé ses cheveux aux autres. Elle n'a jamais pensé à faire un testament. »
Laurie signait et pliait le papier tout en parlant, et ne leva la tête qu'en voyant tomber une grosse larme sur le papier. La figure d'Amy était pleine de douleur, mais elle dit seulement :
« Est-ce que les gens ne mettent pas quelquefois des post-scriptum à leur testament ?
– Si, des codicilles, comme on les appelle.
– Mettez-en un au mien alors. Je veux que toutes mes boucles soient coupées et distribuées entre mes amis. Je l'avais oublié, mais je veux que cela soit fait, quoique cela doive me rendre moins bien. »
Laurie écrivit ce qu'Amy désirait, en souriant du dernier et plus grand sacrifice de la petite fille, puis il l'amusa pendant une heure et s'intéressa à tous ses ennuis. Lorsqu'il fut au moment de partir, Amy le retint et lui dit tout bas :
« Y a-t-il réellement du danger pour Beth ?
– On a pu le croire, mais nous devons espérer qu'elle se guérira ; ainsi ne pleurez pas, chère petite Amy », répondit Laurie en mettant son bras autour d'elle d'une manière fraternelle très consolante.
Lorsqu'il fut parti, Amy alla à sa petite chapelle, et, assise dans l'obscurité, elle pria pour Beth en pleurant. Elle sentait que des millions de bagues de turquoises ne la consoleraient pas de la perte de sa gentille petite soeur.