Le camp de Laurentz XII
La grande prairie n'était pas loin de la maison de M. Laurentz. En y arrivant, on trouva la tente plantée et les ustensiles de crocket disposés sur un terrain uni et couvert de fin gazon. La troupe joyeuse débarqua en poussant des exclamations de joie, et leur jeune hôte s'écria :
« Soyez les bienvenus au camp Laurentz ! Veuillez, dans le capitaine Brooke, reconnaître le commandant en chef de l'expédition. Je serai, si vous le permettez, le commissaire général ; ces messieurs sont les officiers d'état-major, et vous, mesdames, vous êtes l'aimable compagnie. La tente est à votre usage spécial ; ce chêne est votre salon, celui-ci la salle à manger, et celui-là la cuisine du camp. Maintenant je vous propose une partie de crocket avant qu'il fasse trop chaud. »
Frank, Beth, Amy et Grâce s'assirent et regardèrent jouer les autres ; M. Brooke se mit avec Meg, Kate et Fred, et Laurie prit Jo, Sallie et Ned. Les Anglais jouaient bien ; mais les Américains jouaient encore mieux et contestaient chaque point, comme si l'esprit de 1776 les eût encore animés. Jo et Fred eurent ensemble plusieurs différends et furent même une fois très près d'une bataille de mots. Jo venait de manquer un coup, ce qui l'avait contrariée. Fred, dont le tour venait avant le sien, envoya sa propre boule un peu au-delà des limites du jeu ; personne n'était très près, et en courant pour examiner sa boule, il lui donna, sans s'en vanter, un léger coup de pied qui la ramena dans les limites voulues.
« Et maintenant, miss Jo, je vais l'emporter sur vous, s'écria le jeune homme en se préparant à lancer sa boule.
– Vous avez poussé votre boule, contre toutes les règles, répliqua Jo ; je vous ai vu, vous avez perdu votre tour ; c'est le mien maintenant, dit Jo d'un ton bref.
– Je n'y ai pas touché, elle a roulé un peu peut-être, mais c'est permis ; ainsi laissez-moi passer, s'il vous plaît, que je fasse mon coup.
– On ne triche pas en Amérique, mais vous pouvez le faire si cela vous fait plaisir, dit Jo en colère.
– Tout le monde sait que les Yankees sont beaucoup plus trompeurs que les autres peuples, répondit Fred en envoyant au loin la boule de Jo. »
Jo ouvrait les lèvres pour riposter de la bonne façon à cette grosse impertinence ; mais elle fit un effort si grand pour se retenir, qu'elle en devint rouge jusqu'au blanc des yeux, pendant que Fred se glorifiait de sa victoire. Elle se contenta d'aller à la recherche de sa boule et resta très longtemps dans les broussailles pour retrouver son calme ; quand elle revint, elle s'était vaincue, se montra tranquille et attendit patiemment son tour. Il lui fallut plusieurs coups pour regagner la place qu'elle avait perdue, et, lorsqu'elle y arriva, la partie adverse avait fort avancé ses affaires.
« C'est nous qui allons gagner, dit Fred avec animation, lorsque chacun se rapprocha pour voir le coup qui allait décider de la partie.
– Les Yankees savent se montrer généreux pour leurs hôtes et anciens ennemis, dit Jo en regardant le jeune homme d'un tel air qu'il rougit à son tour. C'est une observation que certain Anglais fera bien de remporter dans son île en y joignant une provision d'humilité. Je vous ai laissé avoir raison quand vous aviez tort, monsieur Fred ; mais cela ne changera rien au dénouement, et... »
Et, par un coup habile, elle parvint à gagner la partie.
Laurie jeta son chapeau en l'air sans se rappeler qu'il ne devait pas se glorifier de la défaite de ses hôtes, et, s'arrêtant au milieu de ses bravos, dit tout bas à Jo :
« Vous avez très bien agi, Jo ; il a triché, je l'ai vu. Nous ne pouvons pas le lui dire, mais il ne recommencera pas, vous pouvez en être sûre. »
Meg, sous prétexte de rattacher une des nattes de Jo, la tira en arrière et lui dit d'un ton approbateur :
« Ce Fred a été terriblement provocant, Jo ; mais je suis bien contente que vous ne vous soyez pas mise en colère.
– Ne me louez pas, Meg, répondit-elle, à ce moment même j'aurais encore envie de lui tirer les oreilles. Je me serais certainement fâchée si je n'étais pas restée assez longtemps dans les buissons pour obtenir de moi de pouvoir me taire ; mais il fera bien de se tenir à l'écart, ajouta Jo en regardant Fred d'un air menaçant.
– Messieurs et mesdames, il est temps de dîner, dit M. Brooke en regardant à sa montre. Monsieur le commissaire général, voulez-vous faire du feu et trouver de l'eau, pendant que miss Marsch, miss Sallie et moi mettrons le couvert. Qui sait faire le café ?
– Jo ! » s'écria Meg, contente de recommander sa soeur, et Jo, sentant que les leçons de cuisine qu'elle avait prises depuis sa mésaventure allaient lui faire honneur, vint, sans se faire prier, veiller sur la cafetière. En même temps les petites filles ramassaient de petits morceaux de bois pour entretenir le feu, et les petits garçons allaient chercher de l'eau. Miss Kate dessinait, et Beth et Frank tressaient des brins de jonc pour faire de petites assiettes pour le dessert.
Le commandant en chef et ses aides eurent bientôt mis le couvert, et Jo ayant annoncé que le café était prêt, chacun vint s'installer sur le gazon avec un appétit développé par le grand air et l'exercice.
Tout semblait nouveau et drôle dans ce dîner sur l'herbe ; un vénérable cheval, qui paissait non loin de là, fut plus d'une fois effrayé par des éclats de rire. Il y avait dans la disposition du terrain une agréable inégalité qui amenait de fréquents malheurs : les assiettes et les verres basculaient à qui mieux mieux ; des glands tombaient dans les plats, et des feuilles sèches descendaient des arbres en toute hâte, afin de voir ce qui arrivait.
Trois enfants pauvres, cachés derrière les buissons, regardaient, d'un air d'envie, les convives de l'autre côté de la rivière ; un chien se mit à aboyer contre eux et les fit découvrir. Ils allaient s'enfuir comme des coupables ; mais M. Brooke leur cria de rester et, ayant fait un petit paquet bien ficelé dans lequel il avait enveloppé de quoi leur faire un bon petit repas, il parvint, aux acclamations de tous, à leur jeter à la volée leur part du festin. On était au dessert.
« Voici du sel pour la crème de Jo, dit l'impitoyable Laurie.
– Merci, je préfère vos araignées, répondit Jo, en montrant du doigt sur son assiette deux petites araignées qui s'étaient noyées dans sa crème. Comment osez-vous faire des allusions à mon horrible dîner, quand le vôtre n'est pas complètement parfait ? Vous ai-je nourri d'insectes, moi ? »
Elle lui passa, en riant, son assiette et ses deux araignées, et s'empara de la sienne. La vaisselle était rare.
« Bon ! Voilà que c'est mon tour d'être battu par Jo. Consolez-vous, Fred, c'est une terrible adversaire ; il ne fait pas bon la provoquer.
– Que dites-vous là ? s'écria Jo ; je ne suis l'adversaire de personne aujourd'hui, et si je n'en avais été réduite à me défendre, j'aurais trouvé tout bien, même les araignées, dans votre partie. Je bois ce verre d'eau à votre gloire, Laurie.
– Il fait un temps magnifique aujourd'hui, répondit Laurie ; le soleil est pour la meilleure part dans le succès de cette journée. Du reste, ce n'est pas à moi que devraient revenir les louanges de Jo ; je n'ai rien fait jusqu'ici. C'est vous, Meg, et M. Brooke, qui avez tout conduit, et je vous suis on ne peut plus obligé. Mais qu'est-ce que nous ferons quand il nous sera impossible de manger davantage ? »
Laurie sentait que, lorsque le dîner serait terminé, il aurait joué sa plus belle carte.
« Jouons à des jeux assis, jusqu'à ce qu'il fasse moins chaud, dit Meg. Je suppose que miss Kate en connaît qui pourraient vous amuser. Allez lui demander conseil, Laurie ; elle est votre invitée, et vous devriez rester davantage avec elle.
– N'êtes-vous pas aussi mes invitées ? répondit Laurie. Je pensais que miss Kate trouverait le moyen d'attirer M. Brooke. C'est une personne très instruite ; mais M. Brooke a préféré rester à causer avec vous, et vous ne vous apercevez même pas que Kate n'a pas cessé de vous observer à travers son lorgnon. Je vais aller vers elle. »
Miss Kate connaissait plusieurs jeux nouveaux, et, comme les jeunes filles ne voulaient pas manger davantage et que les petits garçons ne le pouvaient plus, ils allèrent tous dans le salon jouer à un jeu qui obtint la majorité des suffrages et qui a, en Amérique, le nom de rigmarole.
Une personne commence une histoire, une chose quelconque, tout ce qu'elle veut ; seulement elle s'arrête à un moment palpitant d'intérêt ; alors sa voisine est obligée de prendre la suite de l'histoire et de la continuer jusqu'à ce qu'elle s'arrête à son tour et passe à une autre le soin de s'en tirer. Ce jeu est très drôle quand on le joue avec adresse.