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"Le vingtième siècle" par Albert Robida (1848-1926), III. Une nuit agitée par le Monsieur de l'orchestre.

III. Une nuit agitée par le Monsieur de l'orchestre.

une nuit agitée.

iii

Une nuit agitée par le Monsieur de l'orchestre,

l'assassinat du roi de Sénégambie, l'enlèvement de la malle des Indes, etc.

Piège électrique à voleur.

Hélène, attristée par la révélation qui venait de lui être faite de l'absolue nécessité où elle se trouvait, avec ses misérables dix mille livres de rente, de fixer à court délai son choix sur une profession quelconque, mais lucrative, venait de gagner la chambre préparée pour elle, à côté de celles de Barbe et de Barnabette.

Fatiguée par les émotions de cette journée si mal terminée, Hélène, sans prendre garde au luxe déployé dans la décoration et l'ameublement, s'empressa de chercher avec le sommeil l'oubli de ses tourments nouveaux. En un clin d'oeil elle fut couchée ; à dix-huit ans, le souci endort au lieu de tenir éveillé ; grâce à cet heureux privilège de la jeunesse, Hélène n'avait pas depuis deux minutes la tête sur l'oreiller aux fines dentelles, qu'elle dormait profondément.

Le silence se faisait peu à peu dans l'hôtel. M. et Mme Ponto, après une courte discussion politique, avaient gagné leurs appartements particuliers ; Barbe et Barnabette s'étaient endormies aussi, non sans avoir quelque temps encore bavardé d'une chambre à l'autre.

Les heures passaient. Dans la chambre à peine éclairée par la lueur bleuâtre de la veilleuse électrique, se dessinaient vaguement sur les blancheurs de l'oreiller les contours du visage d'Hélène perdu dans les boucles éparses de ses jolis cheveux ; une respiration calme, à peine perceptible, un demi-sourire sur la figure reposée de la jeune fille, montraient que les soucis de la position sociale à trouver ne la poursuivaient nullement dans ses rêves.

Tout à coup, un sifflement strident et prolongé l'éveilla brusquement ; Hélène ouvrit les yeux en cherchant avec effarement ce que signifiait ce bruit étrange.

Le sifflement semblait venir des profondeurs du lit. Hélène bondit terrifiée ; comme elle venait dans sa terreur de bouleverser son oreiller, le sifflement s'entendit plus clair et plus net. Cela venait du traversin. Hélène osa y porter la main et rencontra une sorte de tuyau de caoutchouc.

— Un téléphone ! fit Hélène avec un soupir de soulagement.

En saisissant l'appareil importun, sa main fit jouer un ressort et le bec du téléphone s'ouvrit. Le sifflement s'arrêta aussitôt, remplacé par une voix d'homme, claire et bien timbrée :

« La première de Joséphine la dompteuse

à la Comédie-Française. »

« On sait que la pièce de M. Fernand Balaruc était attendue avec une si vive impatience par le tout Paris lettré, que depuis plus de six semaines on se dispute à la Bourse, avec un acharnement fantastique, les moindres strapontins de couloir. On se battait sous les arcades de Corneille-Eden ou de Molière-Palace, comme on dit, et ce soir, les abonnés au téléphonoscope occupaient leurs fauteuils pour admirer de plus près les jambes si admirablement modelées de Mme Reynald, la farouche Joséphine de M. Balaruc.

« Chambrée superbe. Le monde, le demi-monde et le quart de monde ont envoyé leurs plus brillantes étoiles, leurs notabilités de primo cartello…… on se montre dans une loge S. M. le roi de Monaco, qui a quitté sa

📷

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/a/ad/Robida_vingtieme_siecle_p41_1.jpg/440px-Robida_vingtieme_siecle_p41_1.jpg" alt="Robida vingtieme siecle p41 1.jpg"/>

modes parisiennes en septembre 1952

charmante capitale pour la solennité de ce soir…… au balcon, Mme la marquise de Z. et Mme de R., moulées dans les suaves compositions du couturier de génie Mira : Mme de Z. en satin jaune, des molletières au chapeau, et Mme de R. en satin feuille de chou ; — la belle Mme F. dans une toilette d'un haut style, décolletée irrégulièrement d'une épaule à l'autre avec un goût miraculeux ; Mme de C., députée de Saône-et-Loire, dans une sévère toilette de femme d'État. Dans les baignoires donnant sur le fumoir-promenoir, les plus délicieuses des demi-mondaines : la savoureuse Léa, moulée dans un fourreau de satin orange ; Blanche Toc, toujours délirante ; Boulotte de Blangy avec son gros boyard, ancien vice-président de la république Kosake de Kiel ; Justine Fly, Berthe, etc. À propos de demi-mondaines, vous savez quel est le nouveau mot inventé par l'académicien B. pour les désigner ? On les appelle maintenant des tulipes. Savez-vous pourquoi ? C'est bien simple : c'est parce qu'elles coûtent cher à cultiver. »

le fumoir-promenade du théâtre-français.📷

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« Tulipes a du succès, les autres appellations sont allées rejoindre dans le gouffre de l'oubli l'antique mot de lorette. On bavarde beaucoup dans la salle et l'on fume avec rage. Enfin l'orchestre entame l'ouverture, un pot-pourri sur les motifs à la mode : Le nez d'Héloïse et J'suis une femme émancipée ! Au refrain, toute la salle répète en choeur : « Fallait voir le nez, fallait voir le nez, le nez, le nez d'Héloïse ! »

« Le premier tableau fait sensation ; nous sommes dans les coulisses de la baraque de la dompteuse. Joséphine s'habille. Les premières tirades sont saluées par un violent coup de sifflet. Tumulte. Le siffleur est accablé de trognons de pommes. Sommé de s'expliquer par le commissaire de police, il s'écrie pour s'excuser : — Je croyais que c'était en vers !

« Le public a gagné à l'interruption, il a pu admirer plus longtemps les formes puissantes de la superbe Mme Reynald. — L'héroïne de Fernand Balaruc est une dompteuse entourée d'adorateurs. — « Je n'aimerai jamais, leur dit-elle, que celui qui viendra me faire une déclaration dans la cage de Gustave, mon grand lion de l'Atlas ! »

Au deuxième tableau, le succès se dessine : ce sont les débuts des nouveaux pensionnaires de la Comédie-Française, les quatre lions savants récemment engagés. — Les adorateurs de Joséphine arrivent résolus à tenter l'épreuve demandée, mais ils reculent au dernier moment. Séance de férocité des quatre lions savants. — Bien rugi, lions ! aurait dit le vieux classique Hugo. Frémissements et cris de terreur dans la salle.

« Troisième tableau. Effet de nuit. Colbichard, jeune étudiant en pharmacie, a juré de triompher de la dompteuse. Il entrera le lendemain dans la cage de Gustave. Mais préalablement, plus malin que ses rivaux, il s'introduit dans la ménagerie et fait avaler du bromure de potassium aux quatre lions.

« Au quatrième tableau, le bromure a produit son effet. Colbichard entre bravement dans la cage et tombe sur les lions à coups de cravache ; — c'est le moment pour les lions savants de montrer leurs talents. — Colbichard fait sa déclaration à la dompteuse : « Non seulement je ne les crains pas, vos lions de l'Atlas que la puissance de mon regard a subjugués, mais encore vous allez voir ce que je vais leur faire ! « Et prenant le lion Gustave par les oreilles, il le traîne devant Joséphine et s'assied dessus. « Assez ! assez ! imprudent, vous allez vous faire dévorer ! s'écrie Joséphine… » Colbichard redouble de coups de cravache. Les lions exécutent des sauts périlleux, passent à travers des cerceaux et font le beau comme de simples caniches… « Assez ! assez ! gémit la dompteuse épouvantée. — Non ! dit Colbichard, passez-moi un jeu de dominos ! » Et tirant le lion Gustave par le nez, il le force à jouer aux dominos avec lui.

— Grâce ! « je t'aime ! s'écrie enfin la dompteuse domptée en tombant dans les bras de Colbichard. »

« Des salves d'applaudissements accueillent ce magnifique dénouement ; toute la salle est debout, le rideau se relève trois fois et Colbichard traîne sur le devant de la scène la dompteuse et le lion Gustave. 📷

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La belle Mme F..

« Dans les couloirs on pariait pour douze cents représentations. La Comédie-Française a bien fait de s'adjoindre ses quatre nouveaux pensionnaires. On s'occupe de faire répéter les rôles en double ; les lions seront difficiles à doubler ; on comprend dans quel embarras une maladie de Gustave mettrait la maison de Molière ; par mesure de prévoyance on a téléphoné à Tombouctou pour demander quelques lions de renfort. Leur éducation sera difficile et demandera du temps.

« L'auteur a promis de célébrer la millième par une fête babylonienne. Ne le plaignons pas, il va gagner un million et demi.

« Pendant les entr'actes, comme nous flânions dans les coulisses, nous rencontrons Gustave en train de fraterniser avec les machinistes. Nous lui dérobons une poignée de crins, sans qu'il daigne s'en apercevoir ; on pourra la voir demain exposée dans notre salle. On dit Mme Reynald furieuse. Après l'ovation à elle faite au premier acte, dans la scène de la toilette, elle a vu la faveur du public se porter surtout sur Gustave ; elle accuse les lions de faire tort à ses cheveux et à ses jambes sculpturales. Pourvu, grand Dieu, qu'on ne se donne pas de coups de griffes, entre étoiles, dans les coulisses de Molière-Palace.

« Le Monsieur de l'orchestre. »

Le téléphone se tut.

« J'ai eu bien peur ! fit Hélène, mais je comprends maintenant ; les journaux envoient les comptes rendus de théâtre à leurs abonnés par téléphone… C'est beau la science, c'est beau la littérature, mais je dormais si bien… »

Hélène remit son oreiller sur le traversin au téléphone et chercha tout de suite à reprendre son somme interrompu. Pendant quelques minutes, les lions savants de la Comédie-Française occupèrent son esprit, la dompteuse, Gustave, le lion de l'Atlas, le pharmacien Colbichard, Molière et le Monsieur de l'orchestre tournoyèrent dans une ronde fantastique, luttant de verve endiablée dans les exercices de férocité qui avaient produit une si vive impression sur le public de la Comédie-Française… puis les lions de l'Atlas, lâchés dans la salle, avalèrent quelques spectatrices et broyèrent le buste en marbre de Corneille… puis Hélène s'endormit pour de bon.

Elle dormait depuis dix minutes à peine, lorsque le sifflement strident qui l'avait déjà réveillée une première fois l'arracha violemment encore du pays des rêves.

Après une demi-minute d'effarement, Hélène retrouva tous ses esprits.

« Encore un compte rendu ! il y avait sans doute deux premières représentations ce soir ; un second Monsieur de l'orchestre va me raconter une deuxième pièce… Eh bien ! je ne l'écouterai pas !… je veux dormir, moi… »

Et, couvrant soigneusement le tuyau téléphonique avec son oreiller, Hélène s'appuya dessus de toutes ses forces, espérant étouffer au passage les nouvelles apportées par l'ennemi de son sommeil ; mais l'horrible sifflement retentissait toujours et bientôt Hélène fut convaincue de l'impossibilité de dormir avec ce bruit désagréable sous l'oreiller.

— Écoutons-le ! dit-elle, ce sera plus vite fini !

Hélène souleva encore une fois son oreiller et rendit la liberté au téléphone. Le sifflement s'arrêta aussitôt.

Ferbana, 11 heures du soir ! dit le téléphone.

« S. M. le roi de Sénégambie vient d'être assassiné. Des bombes à la dynamite et des torpilles électriques ont été lancées sur le palais, comme le roi venait de rentrer avec ses femmes d'une représentation des Huguenots à l'Opéra sénégambien. En ce moment des détonations épouvantables se succédant avec rapidité jettent la terreur dans la ville. Sa Majesté a été tuée par la première bombe. Le palais est en flammes. »

— Ce n'est pas le Monsieur de l'orchestre, dit Hélène. C'est terrible, mais c'est moins long que de la critique théâtrale !

Le téléphone ne disait plus rien. Hélène attendit un instant avant de remettre sa tête sur l'oreiller ; le téléphone restant muet, elle se rendormit d'un sommeil maintenant pénible et agité. Le silence dura une grande demi-heure, puis soudain le sifflement d'appel retentit encore.

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la salle de la comédie-française (palace-molière)

Hélène rêvait de bombes et d'obus à la dynamite, le sifflement l'effraya.

Ferbana, 11 heures et demie ! reprit le téléphone.

« L'horreur nous pénètre et glace nos paroles sur nos lèvres. Les conspirateurs, après avoir lancé leurs bombes, se sont précipités sur le palais en flammes. Le poste des gardes du corps ayant sauté dès le début, ainsi que l'appartement particulier de Sa Majesté, ils n'ont rencontré qu'une faible résistance. Seuls, quelques ministres dévoués se sont fait tuer sur les marches du grand escalier ; quand tous eurent succombé sous le nombre, les conspirateurs se ruèrent dans les appartements particuliers.. Toute la famille royale a été massacrée, personne n'a échappé. »

le foyer du théâtre français.📷

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Ferbana, 11 heures 40 !

« Les pompiers, accourus aux premières lueurs de l'embrasement du palais, ont été repoussés par des bombes ; tout un quartier de la ville est en feu. »

Hélène commençait à ne plus savoir si elle rêvait ou si elle était éveillée ; l'effroi la gagnait. Ce fut en vain qu'elle tenta de fermer les yeux quand le téléphone en eut fini avec le massacre de la famille royale de Sénégambie.


III. Une nuit agitée par le Monsieur de l’orchestre. III. A night shaken by the Mister of the Orchestra. III. Una noche agitada por el Mister de la orquesta. III. En natt skakad av orkesterns Mister. III.被管弦乐队的 "先生 "震撼的夜晚

une nuit agitée. a restless night.

iii

Une nuit agitée par le Monsieur de l'orchestre,

l'assassinat du roi de Sénégambie, l'enlèvement de la malle des Indes, etc. die Ermordung des Königs von Senegambia, die Entführung des indischen Koffers etc. the assassination of the King of Senegambia, the kidnapping of the Indian trunk, etc.

Piège électrique à voleur. Electric thief trap.

Hélène, attristée par la révélation qui venait de lui être faite de l'absolue nécessité où elle se trouvait, avec ses misérables dix mille livres de rente, de fixer à court délai son choix sur une profession quelconque, mais lucrative, venait de gagner la chambre préparée pour elle, à côté de celles de Barbe et de Barnabette. Hélène war traurig, weil sie erfahren hatte, dass sie mit ihren mickrigen zehntausend Pfund Rente in kürzester Zeit einen beliebigen, aber lukrativen Beruf wählen musste. Hélène, saddened by the revelation that had just been made to her of the absolute necessity she found herself, with her miserable ten-thousand-pound income, to fix her choice of some sort of lucrative profession at short notice, had just gained the room prepared for her, next to those of Barbe and Barnabette.

Fatiguée par les émotions de cette journée si mal terminée, Hélène, sans prendre garde au luxe déployé dans la décoration et l'ameublement, s'empressa de chercher avec le sommeil l'oubli de ses tourments nouveaux. En un clin d'oeil elle fut couchée ; à dix-huit ans, le souci endort au lieu de tenir éveillé ; grâce à cet heureux privilège de la jeunesse, Hélène n'avait pas depuis deux minutes la tête sur l'oreiller aux fines dentelles, qu'elle dormait profondément.

Le silence se faisait peu à peu dans l'hôtel. M. et Mme Ponto, après une courte discussion politique, avaient gagné leurs appartements particuliers ; Barbe et Barnabette s'étaient endormies aussi, non sans avoir quelque temps encore bavardé d'une chambre à l'autre.

Les heures passaient. Dans la chambre à peine éclairée par la lueur bleuâtre de la veilleuse électrique, se dessinaient vaguement sur les blancheurs de l'oreiller les contours du visage d'Hélène perdu dans les boucles éparses de ses jolis cheveux ; une respiration calme, à peine perceptible, un demi-sourire sur la figure reposée de la jeune fille, montraient que les soucis de la position sociale à trouver ne la poursuivaient nullement dans ses rêves.

Tout à coup, un sifflement strident et prolongé l'éveilla brusquement ; Hélène ouvrit les yeux en cherchant avec effarement ce que signifiait ce bruit étrange.

Le sifflement semblait venir des profondeurs du lit. Hélène bondit terrifiée ; comme elle venait dans sa terreur de bouleverser son oreiller, le sifflement s'entendit plus clair et plus net. Hélène jumped up terrified; as she had just upset her pillow in her terror, the hissing sound became clearer and sharper. Cela venait du traversin. Hélène osa y porter la main et rencontra une sorte de tuyau de caoutchouc. Hélène dared to put her hand to it and came across a kind of rubber hose.

— Un téléphone ! fit Hélène avec un soupir de soulagement.

En saisissant l'appareil importun, sa main fit jouer un ressort et le bec du téléphone s'ouvrit. Le sifflement s'arrêta aussitôt, remplacé par une voix d'homme, claire et bien timbrée :

« La première de Joséphine la dompteuse

à la Comédie-Française. »

« On sait que la pièce de M. Fernand Balaruc était attendue avec une si vive impatience par le tout Paris lettré, que depuis plus de six semaines on se dispute à la Bourse, avec un acharnement fantastique, les moindres strapontins de couloir. On se battait sous les arcades de Corneille-Eden ou de Molière-Palace, comme on dit, et ce soir, les abonnés au téléphonoscope occupaient leurs fauteuils pour admirer de plus près les jambes si admirablement modelées de Mme Reynald, la farouche Joséphine de M. Balaruc.

« Chambrée superbe. Le monde, le demi-monde et le quart de monde ont envoyé leurs plus brillantes étoiles, leurs notabilités de __primo cartello__…… on se montre dans une loge S. M. le roi de Monaco, qui a quitté sa

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Robida vingtieme siecle p41 1.jpg

modes parisiennes en septembre 1952

charmante capitale pour la solennité de ce soir…… au balcon, Mme la marquise de Z. et Mme de R., moulées dans les suaves compositions du couturier de génie Mira : Mme de Z. en satin jaune, des molletières au chapeau, et Mme de R. en satin feuille de chou ; — la belle Mme F. dans une toilette d'un haut style, décolletée irrégulièrement d'une épaule à l'autre avec un goût miraculeux ; Mme de C., députée de Saône-et-Loire, dans une sévère toilette de femme d'État. Dans les baignoires donnant sur le fumoir-promenoir, les plus délicieuses des demi-mondaines : la savoureuse Léa, moulée dans un fourreau de satin orange ; Blanche Toc, toujours délirante ; Boulotte de Blangy avec son gros boyard, ancien vice-président de la république Kosake de Kiel ; Justine Fly, Berthe, etc. À propos de demi-mondaines, vous savez quel est le nouveau mot inventé par l'académicien B. pour les désigner ? On les appelle maintenant des tulipes. Savez-vous pourquoi ? C'est bien simple : c'est parce qu'elles coûtent cher à cultiver. »

le fumoir-promenade du théâtre-français.📷

« __Tulipes__ a du succès, les autres appellations sont allées rejoindre dans le gouffre de l'oubli l'antique mot de lorette. On bavarde beaucoup dans la salle et l'on fume avec rage. Enfin l'orchestre entame l'ouverture, un pot-pourri sur les motifs à la mode : __Le nez d'Héloïse__ et __J'suis une__ __femme émancipée !__ Au refrain, toute la salle répète en choeur : « Fallait voir le nez, fallait voir le nez, le nez, le nez d'Héloïse ! »

« Le premier tableau fait sensation ; nous sommes dans les coulisses de la baraque de la dompteuse. Joséphine s'habille. Les premières tirades sont saluées par un violent coup de sifflet. Tumulte. Le siffleur est accablé de trognons de pommes. Sommé de s'expliquer par le commissaire de police, il s'écrie pour s'excuser : — Je croyais que c'était en vers !

« Le public a gagné à l'interruption, il a pu admirer plus longtemps les formes puissantes de la superbe Mme Reynald. — L'héroïne de Fernand Balaruc est une dompteuse entourée d'adorateurs. — « Je n'aimerai jamais, leur dit-elle, que celui qui viendra me faire une déclaration dans la cage de Gustave, mon grand lion de l'Atlas ! »

Au deuxième tableau, le succès se dessine : ce sont les débuts des nouveaux pensionnaires de la Comédie-Française, les quatre lions savants récemment engagés. — Les adorateurs de Joséphine arrivent résolus à tenter l'épreuve demandée, mais ils reculent au dernier moment. Séance de férocité des quatre lions savants. — Bien rugi, lions ! aurait dit le vieux classique Hugo. Frémissements et cris de terreur dans la salle.

« Troisième tableau. Effet de nuit. Colbichard, jeune étudiant en pharmacie, a juré de triompher de la dompteuse. Il entrera le lendemain dans la cage de Gustave. Mais préalablement, plus malin que ses rivaux, il s'introduit dans la ménagerie et fait avaler du bromure de potassium aux quatre lions.

« Au quatrième tableau, le bromure a produit son effet. Colbichard entre bravement dans la cage et tombe sur les lions à coups de cravache ; — c'est le moment pour les lions savants de montrer leurs talents. — Colbichard fait sa déclaration à la dompteuse : « Non seulement je ne les crains pas, vos lions de l'Atlas que la puissance de mon regard a subjugués, mais encore vous allez voir ce que je vais leur faire ! « Et prenant le lion Gustave par les oreilles, il le traîne devant Joséphine et s'assied dessus. « Assez ! assez ! imprudent, vous allez vous faire dévorer ! s'écrie Joséphine… » Colbichard redouble de coups de cravache. Les lions exécutent des sauts périlleux, passent à travers des cerceaux et font le beau comme de simples caniches… « Assez ! assez ! gémit la dompteuse épouvantée. — Non ! dit Colbichard, passez-moi un jeu de dominos ! » Et tirant le lion Gustave par le nez, il le force à jouer aux dominos avec lui.

— Grâce ! « je t'aime ! s'écrie enfin la dompteuse domptée en tombant dans les bras de Colbichard. »

« Des salves d'applaudissements accueillent ce magnifique dénouement ; toute la salle est debout, le rideau se relève trois fois et Colbichard traîne sur le devant de la scène la dompteuse et le lion Gustave. 📷

La belle Mme F..

« Dans les couloirs on pariait pour douze cents représentations. La Comédie-Française a bien fait de s'adjoindre ses quatre nouveaux pensionnaires. On s'occupe de faire répéter les rôles en double ; les lions seront difficiles à doubler ; on comprend dans quel embarras une maladie de Gustave mettrait la maison de Molière ; par mesure de prévoyance on a téléphoné à Tombouctou pour demander quelques lions de renfort. Leur éducation sera difficile et demandera du temps.

« L'auteur a promis de célébrer la millième par une fête babylonienne. Ne le plaignons pas, il va gagner un million et demi.

« Pendant les entr'actes, comme nous flânions dans les coulisses, nous rencontrons Gustave en train de fraterniser avec les machinistes. Nous lui dérobons une poignée de crins, sans qu'il daigne s'en apercevoir ; on pourra la voir demain exposée dans notre salle. On dit Mme Reynald furieuse. Après l'ovation à elle faite au premier acte, dans la scène de la toilette, elle a vu la faveur du public se porter surtout sur Gustave ; elle accuse les lions de faire tort à ses cheveux et à ses jambes sculpturales. Pourvu, grand Dieu, qu'on ne se donne pas de coups de griffes, entre étoiles, dans les coulisses de Molière-Palace.

« Le Monsieur de l'orchestre. »

Le téléphone se tut.

« J'ai eu bien peur ! fit Hélène, mais je comprends maintenant ; les journaux envoient les comptes rendus de théâtre à leurs abonnés par téléphone… C'est beau la science, c'est beau la littérature, mais je dormais si bien… »

Hélène remit son oreiller sur le traversin au téléphone et chercha tout de suite à reprendre son somme interrompu. Pendant quelques minutes, les lions savants de la Comédie-Française occupèrent son esprit, la dompteuse, Gustave, le lion de l'Atlas, le pharmacien Colbichard, Molière et le Monsieur de l'orchestre tournoyèrent dans une ronde fantastique, luttant de verve endiablée dans les exercices de férocité qui avaient produit une si vive impression sur le public de la Comédie-Française… puis les lions de l'Atlas, lâchés dans la salle, avalèrent quelques spectatrices et broyèrent le buste en marbre de Corneille… puis Hélène s'endormit pour de bon.

Elle dormait depuis dix minutes à peine, lorsque le sifflement strident qui l'avait déjà réveillée une première fois l'arracha violemment encore du pays des rêves.

Après une demi-minute d'effarement, Hélène retrouva tous ses esprits.

« Encore un compte rendu ! il y avait sans doute deux premières représentations ce soir ; un second Monsieur de l'orchestre va me raconter une deuxième pièce… Eh bien ! je ne l'écouterai pas !… je veux dormir, moi… »

Et, couvrant soigneusement le tuyau téléphonique avec son oreiller, Hélène s'appuya dessus de toutes ses forces, espérant étouffer au passage les nouvelles apportées par l'ennemi de son sommeil ; mais l'horrible sifflement retentissait toujours et bientôt Hélène fut convaincue de l'impossibilité de dormir avec ce bruit désagréable sous l'oreiller.

— Écoutons-le ! dit-elle, ce sera plus vite fini !

Hélène souleva encore une fois son oreiller et rendit la liberté au téléphone. Le sifflement s'arrêta aussitôt.

__Ferbana, 11 heures du soir !__ dit le téléphone.

« S. M. le roi de Sénégambie vient d'être assassiné. Des bombes à la dynamite et des torpilles électriques ont été lancées sur le palais, comme le roi venait de rentrer avec ses femmes d'une représentation des __Huguenots__ à l'Opéra sénégambien. En ce moment des détonations épouvantables se succédant avec rapidité jettent la terreur dans la ville. Sa Majesté a été tuée par la première bombe. Le palais est en flammes. »

— Ce n'est pas le Monsieur de l'orchestre, dit Hélène. C'est terrible, mais c'est moins long que de la critique théâtrale !

Le téléphone ne disait plus rien. Hélène attendit un instant avant de remettre sa tête sur l'oreiller ; le téléphone restant muet, elle se rendormit d'un sommeil maintenant pénible et agité. Le silence dura une grande demi-heure, puis soudain le sifflement d'appel retentit encore.

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Robida vingtieme siecle p47 1.jpg

la salle de la comédie-française (palace-molière)

Hélène rêvait de bombes et d'obus à la dynamite, le sifflement l'effraya.

__Ferbana, 11 heures et demie !__ reprit le téléphone.

« L'horreur nous pénètre et glace nos paroles sur nos lèvres. Les conspirateurs, après avoir lancé leurs bombes, se sont précipités sur le palais en flammes. Le poste des gardes du corps ayant sauté dès le début, ainsi que l'appartement particulier de Sa Majesté, ils n'ont rencontré qu'une faible résistance. Seuls, quelques ministres dévoués se sont fait tuer sur les marches du grand escalier ; quand tous eurent succombé sous le nombre, les conspirateurs se ruèrent dans les appartements particuliers.. Toute la famille royale a été massacrée, personne n'a échappé. »

le foyer du théâtre français.📷

__Ferbana, 11 heures 40 !__

« Les pompiers, accourus aux premières lueurs de l'embrasement du palais, ont été repoussés par des bombes ; tout un quartier de la ville est en feu. »

Hélène commençait à ne plus savoir si elle rêvait ou si elle était éveillée ; l'effroi la gagnait. Ce fut en vain qu'elle tenta de fermer les yeux quand le téléphone en eut fini avec le massacre de la famille royale de Sénégambie.