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Le Comte de Monte-Cristo, Alexandre Dumas, Tome 2, 36. La carnaval de Rome

36. La carnaval de Rome

La carnaval de Rome.

Quand Franz revint à lui, il trouva Albert qui buvait un verre d'eau dont sa pâleur indiquait qu'il avait grand besoin, et le comte qui passait déjà son costume de paillasse. Il jeta machinalement les yeux sur la place; tout avait disparu, échafaud, bourreaux, victimes; il ne restait plus que le peuple, bruyant, affairé, joyeux; la cloche du monte Citorio, qui ne retentit que pour la mort du pape et l'ouverture de la mascherata, sonnait à pleines volées.

«Eh bien, demanda-t-il au comte, que s'est-il donc passé?

—Rien, absolument rien, dit-il, comme vous voyez; seulement le carnaval est commencé, habillons nous vite.

—En effet, répondit Franz au comte, il ne reste de toute cette horrible scène que la trace d'un rêve.

—C'est que ce n'est pas autre chose qu'un rêve, qu'un cauchemar, que vous avez eu.

—Oui, moi; mais le condamné?

—C'est un rêve aussi; seulement il est resté endormi, lui, tandis que vous vous êtes réveillé, vous; et qui peut dire lequel de vous deux est le privilégié?

—Mais Peppino, demanda Franz, qu'est-il devenu?

—Peppino est un garçon de sens qui n'a pas le moindre amour-propre, et qui, contre l'habitude des hommes qui sont furieux lorsqu'on ne s'occupe pas d'eux, a été enchanté, lui, de voir que l'attention générale se portait sur son camarade; il a en conséquence profité de cette distraction pour se glisser dans la foule et disparaître, sans même remercier les dignes prêtres qui l'avaient accompagné. Décidément, l'homme est un animal fort ingrat et fort égoïste.... Mais habillez-vous; tenez, vous voyez que M. de Morcerf vous donne l'exemple.»

En effet, Albert passait machinalement son pantalon de taffetas par-dessus son pantalon noir et ses bottes vernies.

«Eh bien! Albert, demanda Franz, êtes-vous bien en train de faire des folies? Voyons, répondez franchement.

—Non, dit-il, mais en vérité je suis aise maintenant d'avoir vu une pareille chose, et je comprends ce que disait M. le comte: c'est que, lorsqu'on a pu s'habituer une fois à un pareil spectacle, ce soit le seul qui donne encore des émotions.

—Sans compter que c'est en ce moment-là seulement qu'on peut faire des études de caractères, dit le comte; sur la première marche de l'échafaud, la mort arrache le masque qu'on a porté toute la vie, et le véritable visage apparaît. Il faut en convenir, celui d'Andrea n'était pas beau à voir.... Le hideux coquin!... Habillons-nous, messieurs, habillons-nous!»

Il eût été ridicule à Franz de faire la petite maîtresse et de ne pas suivre l'exemple que lui donnaient ses deux compagnons. Il passa donc à son tour son costume et mit son masque, qui n'était certainement pas plus pâle que son visage.

La toilette achevée, on descendit. La voiture attendait à la porte, pleine de confetti et de bouquets.

On prit la file.

Il est difficile de se faire l'idée d'une opposition plus complète que celle qui venait de s'opérer. Au lieu de ce spectacle de mort sombre et silencieux, la place del Popolo présentait l'aspect d'une folle et bruyante orgie. Une foule de masques sortaient, débordant de tous les côtés, s'échappant par les portes, descendant par les fenêtres; les voitures débouchaient à tous des coins de rue, chargées de pierrots, d'arlequins, de dominos, de marquis, de Transtévères, de grotesques, de chevaliers, de paysans: tout cela criant, gesticulant, lançant des œufs pleins de farine, des confetti, des bouquets; attaquant de la parole et du projectile amis et étrangers, connus et inconnus, sans que personne ait le droit de s'en fâcher, sans que pas un fasse autre chose que d'en rire.

Franz et Albert étaient comme des hommes que, pour les distraire d'un violent chagrin, on conduirait dans une orgie, et qui, à mesure qu'ils boivent et qu'ils s'enivrent, sentent un voile s'épaissir entre le passé et le présent. Ils voyaient toujours, ou plutôt ils continuaient de sentir en eux le reflet de ce qu'ils avaient vu. Mais peu à peu l'ivresse générale les gagna: il leur sembla que leur raison chancelante allait les abandonner; ils éprouvaient un besoin étrange de prendre leur part de ce bruit, de ce mouvement, de ce vertige. Une poignée de confetti qui arriva à Morcerf d'une voiture voisine, et qui, en le couvrant de poussière, ainsi que ses deux compagnons, piqua son cou et toute la portion du visage que ne garantissait pas le masque, comme si on lui eût jeté un cent d'épingles, acheva de le pousser à la lutte générale dans laquelle étaient déjà engagés tous les masques qu'ils rencontraient. Il se leva à son tour dans la voiture, il puisa à pleines mains dans les sacs, et, avec toute la vigueur et l'adresse dont il était capable, il envoya à son tour œufs et dragées à ses voisins.

Dès lors, le combat était engagé. Le souvenir de ce qu'ils avaient vu une demi-heure auparavant s'effaça tout à fait de l'esprit des deux jeunes gens, tant le spectacle bariolé, mouvant, insensé, qu'ils avaient sous les yeux était venu leur faire diversion. Quant au comte de Monte-Cristo, il n'avait jamais, comme nous l'avons dit, paru impressionné un seul instant.

En effet, qu'on se figure cette grande et belle rue du Cours, bordée d'un bout à l'autre de palais à quatre ou cinq étages avec tous leurs balcons garnis de tapisseries, avec toutes leurs fenêtres drapées; à ces balcons et à ces fenêtres, trois cent mille spectateurs, Romains, Italiens, étrangers venus des quatre parties du monde: toutes les aristocraties réunies, aristocraties de naissance, d'argent, de génie; des femmes charmantes, qui, subissant elles-mêmes l'influence de ce spectacle, se courbent sur les balcons, se penchent hors des fenêtres, font pleuvoir sur les voitures qui passent une grêle de confetti qu'on leur rend en bouquets; l'atmosphère tout épaissie de dragées qui descendent et de fleurs qui montent; puis sur le pavé des rues une foule joyeuse, incessante; folle, avec des costumes insensés: des choux gigantesques qui se promènent, des têtes de buffles qui mugissent sur des corps d'hommes, des chiens qui semblent marcher sur les pieds de derrière; au milieu de tout cela un masque qui se soulève, et, dans cette tentation de saint Antoine rêvée par Callot, quelque Astarté qui montre une ravissante figure qu'on veut suivre et de laquelle on est séparé par des espèces de démons pareils à ceux qu'on voit dans ses rêves, et l'on aura une faible idée de ce qu'est le carnaval de Rome.

Au second tour le comte fit arrêter la voiture et demanda à ses compagnons la permission de les quitter, laissant sa voiture à leur disposition. Franz leva les yeux: on était en face du palais Rospoli; et à la fenêtre du milieu, à celle qui était drapée d'une pièce de damas blanc avec une croix rouge était un domino bleu, sous lequel l'imagination de Franz se représenta sans peine la belle Grecque du théâtre Argentina.

«Messieurs, dit le comte en sautant à terre, quand vous serez las d'être acteurs et que vous voudrez redevenir spectateurs, vous savez que vous avez place à mes fenêtres. En attendant, disposez de mon cocher, de ma voiture et de mes domestiques.»

Nous avons oublié de dire que le cocher du comte était gravement vêtu d'une peau d'ours noir, exactement pareille à celle d'Odry dans l'Ours et le Pacha , et que les deux laquais qui se tenaient debout derrière la calèche possédaient des costumes de singe vert, parfaitement adaptés à leurs tailles, et des masques à ressorts avec lesquels ils faisaient la grimace aux passants.

Franz remercia le comte de son offre obligeante: quant à Albert, il était en coquetterie avec une pleine voiture de paysannes romaines, arrêtée, comme celle du comte, par un de ces repos si communs dans les files et qu'il écrasait de bouquets.

Malheureusement pour lui la file reprit son mouvement, et tandis qu'il descendait vers la place del Popolo, la voiture qui avait attiré son attention remontait vers le palais de Venise.

«Ah! mon cher! dit-il à Franz, vous n'avez pas vu?...

—Quoi? demanda Franz.

—Tenez, cette calèche qui s'en va toute chargée de paysannes romaines.

—Non.

—Eh bien, je suis sûr que ce sont des femmes charmantes.

—Quel malheur que vous soyez masqué, mon cher Albert, dit Franz, c'était le moment de vous rattraper de vos désappointements amoureux!

—Oh! répondit-il moitié riant, moitié convaincu, j'espère bien que le carnaval ne se passera pas sans m'apporter quelque dédommagement.»

Malgré cette espérance d'Albert, toute la journée se passa sans autre aventure que la rencontre, deux ou trois fois renouvelée, de la calèche aux paysannes romaines. À l'une de ces rencontres, soit hasard, soit calcul d'Albert, son masque se détacha.

À cette rencontre, il prit le reste du bouquet et le jeta dans la calèche.

Sans doute une des femmes charmantes qu'Albert devinait sous le costume coquet de paysannes fut touchée de cette galanterie, car à son tour, lorsque la voiture des deux amis repassa, elle y jeta un bouquet de violettes.

Albert se précipita sur le bouquet. Comme Franz n'avait aucun motif de croire qu'il était à son adresse, il laissa Albert s'en emparer. Albert le mit victorieusement à sa boutonnière, et la voiture continua sa course triomphante.

«Eh bien, lui dit Franz, voilà un commencement d'aventure!

—Riez tant que vous voudrez, répondit-il, mais en vérité je crois que oui; aussi je ne quitte plus ce bouquet.

—Pardieu, je crois bien! dit Franz en riant, c'est un signe de reconnaissance.»

La plaisanterie, au reste, prit bientôt un caractère de réalité, car lorsque, toujours conduits par la file, Franz et Albert croisèrent de nouveau la voiture des contadine , celle qui avait jeté le bouquet à Albert battit des mains en le voyant à sa boutonnière.

«Bravo, mon cher! bravo! lui dit Franz, voilà qui se prépare à merveille! Voulez-vous que je vous quitte et vous est-il plus agréable d'être seul?

—Non, dit-il, ne brusquons rien; je ne veux pas me laisser prendre comme un sot à une première démonstration, à un rendez-vous sous l'horloge comme nous disons pour le bal de l'Opéra. Si la belle paysanne a envie d'aller plus loin, nous la retrouvons demain ou plutôt elle nous retrouvera. Alors elle me donnera signe d'existence, et je verrai ce que j'aurai à faire.

—En vérité, mon cher Albert, dit Franz, vous êtes sage comme Nestor et prudent comme Ulysse; et si votre Circé parvient à vous changer en une bête quelconque, il faudra qu'elle soit bien adroite ou bien puissante.»

Albert avait raison. La belle inconnue avait résolu sans doute de ne pas pousser plus loin l'intrigue ce jour-là; car, quoique les jeunes gens fissent encore plusieurs tours, ils ne revirent pas la calèche qu'ils cherchaient des yeux: elle avait disparu sans doute par une des rues adjacentes.

Alors ils revinrent au palais Rospoli, mais le comte aussi avait disparu avec le domino bleu. Les deux fenêtres tendues en damas jaune continuaient, au reste, d'être occupées par des personnes qu'il avait sans doute invitées.

En ce moment, la même cloche qui avait sonné l'ouverture de la mascherata sonna la retraite. La file du Corso se rompit aussitôt, et en un instant toutes les voitures disparurent dans les rues transversales.

Franz et Albert étaient en ce moment en face de la via delle Maratte.

Le cocher l'enfila sans rien dire, et, gagnant la place d'Espagne en longeant le palais Poli, il s'arrêta devant l'hôtel.

Maître Pastrini vint recevoir ses hôtes sur le seuil de la porte.

Le premier soin de Franz fut de s'informer du comte et d'exprimer le regret de ne l'avoir pas repris à temps, mais Pastrini le rassura en lui disant que le comte de Monte-Cristo avait commandé une seconde voiture pour lui, et que cette voiture était allée le chercher à quatre heures au palais Rospoli. Il était en outre chargé, de sa part, d'offrir aux deux amis la clef de sa loge au théâtre Argentina.

Franz interrogea Albert sur ses dispositions, mais Albert avait de grands projets à mettre à exécution avant de penser à aller au théâtre; en conséquence, au lieu de répondre, il s'informa si maître Pastrini pourrait lui procurer un tailleur.

«Un tailleur, demanda notre hôte, et pour quoi faire?

—Pour nous faire d'ici à demain des habits de paysans romains, aussi élégants que possible», dit Albert.

Maître Pastrini secoua la tête.

«Vous faire d'ici à demain deux habits! s'écria-t-il, voilà bien, j'en demande pardon à Vos Excellences, une demande à la française; deux habits! quand d'ici à huit jours vous ne trouveriez certainement pas un tailleur qui consentît à coudre six boutons à un gilet, lui payassiez-vous ces boutons un écu la pièce!

—Alors il faut donc renoncer à se procurer les habits que je désire?

—Non, parce que nous aurons ces habits tout faits. Laissez-moi m'occuper de cela, et demain vous trouverez en vous éveillant une collection de chapeaux, de vestes et de culottes dont vous serez satisfaits.

—Mon cher, dit Franz à Albert, rapportons-nous-en à notre hôte, il nous a déjà prouvé qu'il était homme de ressources; dînons donc tranquillement, et après le dîner allons voir l'Italienne à Alger .

—Va pour l' Italienne à Alger , dit Albert; mais songez, maître Pastrini, que moi et monsieur, continua-t-il en désignant Franz, nous mettons la plus haute importance à avoir demain les habits que nous vous avons demandés.» L'aubergiste affirma une dernière fois à ses hôtes qu'ils n'avaient à s'inquiéter de rien et qu'ils seraient servis à leurs souhaits; sur quoi Franz et Albert remontèrent pour se débarrasser de leurs costumes de paillasses.

Albert, en dépouillant le sien, serra avec le plus grand soin son bouquet de violettes: c'était son signe de reconnaissance pour le lendemain.

Les deux amis se mirent à table; mais, tout en dînant, Albert ne put s'empêcher de remarquer la différence notable qui existait entre les mérites respectifs du cuisinier de maître Pastrini et celui du comte de Monte-Cristo. Or, la vérité força Franz d'avouer, malgré les préventions qu'il paraissait avoir contre le comte, que le parallèle n'était point à l'avantage du chef de maître Pastrini.

Au dessert, le domestique s'informa de l'heure à laquelle les jeunes gens désiraient la voiture. Albert et Franz se regardèrent, craignant véritablement d'être indiscrets. Le domestique les comprit.

«Son Excellence le comte de Monte-Cristo, leur dit-il, a donné des ordres positifs pour que la voiture demeurât toute la journée aux ordres de Leurs Seigneuries; Leurs Seigneuries peuvent donc disposer sans crainte d'être indiscrètes.»

Les jeunes gens résolurent de profiter jusqu'au bout de la courtoisie du comte, et ordonnèrent d'atteler, tandis qu'ils allaient substituer une toilette du soir à leur toilette de la journée, tant soit peu froissée par les combats nombreux auxquels ils s'étaient livrés.

Cette précaution prise, ils se rendirent au théâtre Argentina, et s'installèrent dans la loge du comte.

Pendant le premier acte, la comtesse G... entra dans la sienne; son premier regard se dirigea du côté où la veille elle avait vu le comte, de sorte qu'elle aperçut Franz et Albert dans la loge de celui sur le compte duquel elle avait exprimé, il y avait vingt-quatre heures, à Franz, une si étrange opinion.

Sa lorgnette était dirigée sur lui avec un tel acharnement, que Franz vit bien qu'il y aurait de la cruauté à tarder plus longtemps de satisfaire sa curiosité; aussi, usant du privilège accordé aux spectateurs des théâtres italiens, qui consiste à faire des salles de spectacle leurs salons de réception, les deux amis quittèrent-ils leur loge pour aller présenter leurs hommages à la comtesse.

À peine furent-ils entrés dans sa loge qu'elle fit signe à Franz de se mettre à la place d'honneur.

Albert, à son tour, se plaça derrière.

«Eh bien, dit-elle, donnant à peine à Franz le temps de s'asseoir, il paraît que vous n'avez rien eu de plus pressé que de faire connaissance avec le nouveau Lord Ruthwen, et que vous voilà les meilleurs amis du monde?

—Sans que nous soyons si avancés que vous le dites dans une intimité réciproque, je ne puis nier, madame la comtesse, répondit Franz, que nous n'ayons toute la journée abusé de son obligeance.

—Comment, toute la journée?

—Ma foi, c'est le mot: ce matin nous avons accepté son déjeuner, pendant toute la mascherata nous avons couru le Corso dans sa voiture, enfin ce soir nous venons au spectacle dans sa loge.

—Vous le connaissez donc?

—Oui et non.

—Comment cela?

—C'est toute une longue histoire.

—Que vous me raconterez?

—Elle vous ferait trop peur.

—Raison de plus.

—Attendez au moins que cette histoire ait un dénouement.

—Soit, j'aime les histoires complètes. En attendant, comment vous êtes-vous trouvés en contact? qui vous a présentés à lui?

—Personne; c'est lui au contraire qui s'est fait présenter à nous.

—Quand cela?

—Hier soir, en vous quittant.

—Par quel intermédiaire?

—Oh! mon Dieu! par l'intermédiaire très prosaïque de notre hôte!

—Il loge donc hôtel d'Espagne, comme vous?

—Non seulement dans le même hôtel, mais sur le même carré.

—Comment s'appelle-t-il? car sans doute vous savez son nom?

—Parfaitement, le comte de Monte-Cristo.

—Qu'est-ce que ce nom-là? ce n'est pas un nom de race.

—Non, c'est le nom d'une île qu'il a achetée.

—Et il est comte?

—Comte toscan.

—Enfin, nous avalerons celui-là avec les autres, reprit la comtesse, qui était d'une des plus vieilles familles des environs de Venise; et quel homme est-ce d'ailleurs?

—Demandez au vicomte de Morcerf.

—Vous entendez, monsieur, on me renvoie à vous, dit la comtesse.

—Nous serions difficiles si nous ne le trouvions pas charmant, madame, répondit Albert; un ami de dix ans n'eût pas fait pour nous plus qu'il n'a fait, et cela avec une grâce, une délicatesse, une courtoisie qui indiquent véritablement un homme du monde.

—Allons, dit la comtesse en riant, vous verrez que mon vampire sera tout bonnement quelque nouvel enrichi qui veut se faire pardonner ses millions, et qui aura pris le regard de Lara pour qu'on ne le confonde pas avec M. de Rothschild. Et elle, l'avez-vous vue?

—Qui elle? demanda Franz en souriant.

—La belle Grecque d'hier.

—Non.

Nous avons, je crois bien, entendu le son de sa guzla, mais elle est restée parfaitement invisible.

—C'est-à-dire, quand vous dites invisible, mon cher Franz, dit Albert, c'est tout bonnement pour faire du mystérieux. Pour qui prenez-vous donc ce domino bleu qui était à la fenêtre tendue de damas blanc?

—Et où était cette fenêtre tendue de damas blanc? demanda la comtesse.

—Au palais Rospoli.

—Le comte avait donc trois fenêtres au palais Rospoli?

—Oui.

Êtes-vous passée rue du Cours?

—Sans doute.

—Eh bien, avez-vous remarqué deux fenêtres tendues de damas jaune et une fenêtre tendue de damas blanc avec une croix rouge? Ces trois fenêtres étaient au comte.

—Ah çà! mais c'est donc un nabab que cet homme? Savez-vous ce que valent trois fenêtres comme celles-là pour huit jours de carnaval, et au palais Rospoli, c'est-à-dire dans la plus belle situation du Corso?

—Deux ou trois cents écus romains.

—Dites deux ou trois mille.

—Ah, diable.

—Et est-ce son île qui lui fait ce beau revenu?

—Son île? elle ne rapporte pas un bajocco.

—Pourquoi l'a-t-il achetée alors?

—Par fantaisie.

—C'est donc un original?

—Le fait est, dit Albert, qu'il m'a paru assez excentrique. S'il habitait Paris, s'il fréquentait nos spectacles, je vous dirais, mon cher, ou que c'est un mauvais plaisant qui pose, ou que c'est un pauvre diable que la littérature a perdu; en vérité, il a fait ce matin deux ou trois sorties dignes de Didier ou d'Antony.»

En ce moment une visite entra, et, selon l'usage, Franz céda sa place au nouveau venu; cette circonstance, outre le déplacement, eut encore pour résultat de changer le sujet de la conversation.

Une heure après, les deux amis rentraient à l'hôtel. Maître Pastrini s'était déjà occupé de leurs déguisements du lendemain et il leur promit qu'ils seraient satisfaits de son intelligente activité.

En effet, le lendemain à neuf heures il entrait dans la chambre de Franz avec un tailleur chargé de huit ou dix costumes de paysans romains. Les deux amis en choisirent deux pareils, qui allaient à peu près leur taille, et chargèrent leur hôte de leur faire coudre une vingtaine de mètres de rubans à chacun de leurs chapeaux, et de leur procurer deux de ces charmantes écharpes de soie aux bandes transversales et aux vives couleurs dont les hommes du peuple, dans les jours de fête, ont l'habitude de se serrer la taille.

Albert avait hâte de voir comment son nouvel habit lui irait: c'était une veste et une culotte de velours bleu, des bas à coins brodés, des souliers à boucles et un gilet de soie. Albert ne pouvait, au reste, que gagner à ce costume pittoresque; et lorsque sa ceinture eut serré sa taille élégante, lorsque son chapeau légèrement incliné de côté, laissa tomber sur son épaule des flots de rubans, Franz fut forcé d'avouer que le costume est souvent pour beaucoup dans la supériorité physique que nous accordons à certains peuples. Les Turcs, si pittoresques autrefois avec leurs longues robes aux vives couleurs, ne sont-ils pas hideux maintenant avec leurs redingotes bleues boutonnées et leurs calottes grecques qui leur donnent l'air de bouteilles de vin à cachet rouge?

Franz fit ses compliments à Albert, qui, au reste, debout devant la glace, se souriait avec un air de satisfaction qui n'avait rien d'équivoque.

Ils en étaient là lorsque le comte de Monte-Cristo entra.

«Messieurs, leur dit-il, comme, si agréable que soit un compagnon de plaisir, la liberté est plus agréable encore, je viens vous dire que pour aujourd'hui et les jours suivants je laisse à votre disposition la voiture dont vous vous êtes servis hier. Notre hôte a dû vous dire que j'en avais trois ou quatre en pension chez lui, vous ne m'en privez donc pas: usez-en librement, soit pour aller à votre plaisir, soit pour aller à vos affaires. Notre rendez-vous, si nous avons quelque chose à nous dire, sera au palais Rospoli.»

Les deux jeunes gens voulurent lui faire quelque observation, mais ils n'avaient véritablement aucune bonne raison de refuser une offre qui d'ailleurs leur était agréable. Ils finirent donc par accepter.

Le comte de Monte-Cristo resta un quart d'heure à peu près avec eux, parlant de toutes choses avec une facilité extrême. Il était, comme on a déjà pu le remarquer, fort au courant de la littérature de tous les pays. Un coup d'œil jeté sur les murailles de son salon avait prouvé à Franz et à Albert qu'il était amateur de tableaux. Quelques mots sans prétention, qu'il laissa tomber en passant, leur prouvèrent que les sciences ne lui étaient pas étrangères; il paraissait surtout s'être particulièrement occupé de chimie.

Les deux amis n'avaient pas la prétention de rendre au comte le déjeuner qu'il leur avait donné; ç'eût été une trop mauvaise plaisanterie à lui faire que lui offrir, en échange de son excellente table, l'ordinaire fort médiocre de maître Pastrini. Ils le lui dirent tout franchement, et il reçut leurs excuses en homme qui appréciait leur délicatesse.

Albert était ravi des manières du comte, que sa science seule l'empêchait de reconnaître pour un véritable gentilhomme. La liberté de disposer entièrement de la voiture le comblait surtout de joie: il avait ses vues sur ses gracieuses paysannes; et, comme elles lui étaient apparues la veille dans une voiture fort élégante, il n'était pas fâché de continuer à paraître sur ce point avec elles sur un pied d'égalité.

À une heure et demie, les deux jeunes gens descendirent; le cocher et les laquais avaient eu l'idée de mettre leurs habits de livrées sur leurs peaux de bêtes, ce qui leur donnait une tournure encore plus grotesque que la veille, et ce qui leur valut tous les compliments de Franz et d'Albert.

Albert avait attaché sentimentalement son bouquet de violettes fanées à sa boutonnière.

Au premier son de cloche, ils partirent et se précipitèrent dans la rue du Cours par la via Vittoria.

Au second tour, un bouquet de violettes fraîches, parti d'une calèche chargée de paillassines, et qui vint tomber dans la calèche du comte, indiqua à Albert que, comme lui et son ami, les paysannes de la veille avaient changé de costume, et que, soit par hasard, soit par un sentiment pareil à celui qui l'avait fait agir, tandis qu'il avait galamment pris leur costume, elles, de leur côté, avaient pris le sien.

Albert mit le bouquet frais à la place de l'autre, mais il garda le bouquet fané dans sa main; et, quand il croisa de nouveau la calèche, il le porta amoureusement à ses lèvres: action qui parut récréer beaucoup non seulement celle qui le lui avait jeté, mais encore ses folles compagnes.

La journée fut non moins animée que la veille: il est probable même qu'un profond observateur y eût encore reconnu une augmentation de bruit et de gaieté. Un instant on aperçut le comte à la fenêtre; mais lorsque la voiture repassa il avait déjà disparu.

Il va sans dire que l'échange de coquetteries entre Albert et la paillassine aux bouquets de violettes dura toute la journée.

Le soir, en rentrant, Franz trouva une lettre de l'ambassade; on lui annonçait qu'il aurait l'honneur d'être reçu le lendemain par Sa Sainteté. À chaque voyage précédent qu'il avait fait à Rome, il avait sollicité et obtenu la même faveur; et, autant par religion que par reconnaissance, il n'avait pas voulu toucher barre dans la capitale du monde chrétien sans mettre son respectueux hommage aux pieds d'un des successeurs de saint Pierre qui a donné le rare exemple de toutes les vertus.

Il ne s'agissait donc pas pour lui, ce jour-là, de songer au carnaval; car, malgré la bonté dont il entoure sa grandeur, c'est toujours avec un respect plein de profonde émotion que l'on s'apprête à s'incliner devant ce noble et saint vieillard qu'on nomme Grégoire XVI.

En sortant du Vatican, Franz revint droit à l'hôtel en évitant même de passer par la rue du Cours. Il emportait un trésor de pieuses pensées, pour lesquelles le contact des folles joies de la mascherata eût été une profanation.

À cinq heures dix minutes, Albert rentra. Il était au comble de la joie; la paillassine avait repris son costume de paysanne, et en croisant la calèche d'Albert elle avait levé son masque.

Elle était charmante.

Franz fit à Albert ses compliments bien sincères; il les reçut en homme à qui ils sont dus. Il avait reconnu, disait-il, à certains signes d'élégance inimitable, que sa belle inconnue devait appartenir à la plus haute aristocratie.

Il était décidé à lui écrire le lendemain.

Franz, tout en recevant cette confidence, remarqua qu'Albert paraissait avoir quelque chose à lui demander, et que cependant il hésitait à lui adresser cette demande. Il insista, en lui déclarant d'avance qu'il était prêt à faire, au profit de son bonheur, tous les sacrifices qui seraient en son pouvoir. Albert se fit prier tout juste le temps qu'exigeait une amicale politesse: puis enfin il avoua à Franz qu'il lui rendrait service en lui abandonnant pour le lendemain la calèche à lui tout seul.

Albert attribuait à l'absence de son ami l'extrême bonté qu'avait eue la belle paysanne de soulever son masque.

On comprend que Franz n'était pas assez égoïste pour arrêter Albert au milieu d'une aventure qui promettait à la fois d'être si agréable pour sa curiosité et si flatteuse pour son amour-propre. Il connaissait assez la parfaite indiscrétion de son digne ami pour être sûr qu'il le tiendrait au courant des moindres détails de sa bonne fortune; et comme, depuis deux ou trois ans qu'il parcourait l'Italie en tous sens, il n'avait jamais eu la chance même d'ébaucher semblable intrigue pour son compte, Franz n'était pas fâché d'apprendre comment les choses se passaient en pareil cas.

Il promit donc à Albert qu'il se contenterait le lendemain de regarder le spectacle des fenêtres du palais Rospoli.

En effet, le lendemain il vit passer et repasser Albert. Il avait un énorme bouquet que sans doute il avait chargé d'être le porteur de son épître amoureuse. Cette probabilité se chargea en certitude quand Franz revit le même bouquet, remarquable par un cercle de camélias blancs, entre les mains d'une charmante paillassine habillée de satin rose.

Aussi le soir ce n'était plus de la joie, c'était du délire. Albert ne doutait pas que la belle inconnue ne lui répondit par la même voie. Franz alla au-devant de ses désirs en lui disant que tout ce bruit le fatiguait, et qu'il était décidé à employer la journée du lendemain à revoir son album et à prendre des notes.

Au reste, Albert ne s'était pas trompé dans ses prévisions: le lendemain au soir Franz le vit entrer d'un seul bond dans sa chambre, secouant machinalement un carré de papier qu'il tenait par un de ses angles.

«Eh bien, dit-il, m'étais-je trompé?

—Elle a répondu? s'écria Franz.

—Lisez.»

Ce mot fut prononcé avec une intonation impossible à rendre. Franz prit le billet et lut:

«Mardi soir, à sept heures, descendez de votre voiture en face de la via dei Pontefici, et suivez la paysanne romaine qui vous arrachera votre moccoletto. Lorsque vous arriverez sur la première marche de l'église de San-Giacomo, ayez soin, pour qu'elle puisse vous reconnaître, de nouer un ruban rose sur l'épaule de votre costume de paillasse.

«D'ici là vous ne me verrez plus.

«Constance et discrétion.»

«Eh bien, dit-il à Franz, lorsque celui-ci eut terminé cette lecture, que pensez-vous de cela, cher ami?

—Mais je pense, répondit Franz, que la chose prend tout le caractère d'une aventure fort agréable.

—C'est mon avis aussi, dit Albert, et j'ai grand peur que vous n'alliez seul au bal du duc de Bracciano.»

Franz et Albert avaient reçu le matin même chacun une invitation du célèbre banquier romain.

«Prenez garde, mon cher Albert, dit Franz, toute l'aristocratie sera chez le duc; et si votre belle inconnue est véritablement de l'aristocratie, elle ne pourra se dispenser d'y paraître.

—Qu'elle y paraisse ou non, je maintiens mon opinion sur elle, continua Albert. Vous avez lu le billet?

—Oui.

—Vous savez la pauvre éducation que reçoivent en Italie les femmes du mezzo cito?»

On appelle ainsi la bourgeoisie.

«Oui, répondit encore Franz.

—Eh bien, relisez ce billet, examinez l'écriture et cherchez-moi une faute ou de langue ou d'orthographe.»

En effet, l'écriture était charmante et l'orthographe irréprochable.

«Vous êtes prédestiné, dit Franz à Albert en lui rendant pour la seconde fois le billet.

—Riez tant que vous voudrez, plaisantez tout à votre aise, reprit Albert, je suis amoureux.

—Oh! mon Dieu! vous m'effrayez! s'écria Franz, et je vois que non seulement j'irai seul au bal du duc de Bracciano, mais encore que je pourrais bien retourner seul à Florence.

—Le fait est que si mon inconnue est aussi aimable qu'elle est belle, je vous déclare que je me fixe à Rome pour six semaines au moins. J'adore Rome, et d'ailleurs j'ai toujours eu un goût marqué pour l'archéologie.

—Allons, encore une rencontre ou deux comme celle-là, et je ne désespère pas de vous voir membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.»

Sans doute Albert allait discuter sérieusement ses droits au fauteuil académique, mais on vint annoncer aux deux jeunes gens qu'ils étaient servis. Or, l'amour chez Albert n'était nullement contraire à l'appétit. Il s'empressa donc, ainsi que son ami, de se mettre à table, quitte à reprendre la discussion après le dîner.

Après le dîner, on annonça le comte de Monte-Cristo. Depuis deux jours les jeunes gens ne l'avaient pas aperçu. Une affaire, avait dit maître Pastrini, l'avait appelé à Civita-Vecchia. Il était parti la veille au soir, et se trouvait de retour depuis une heure seulement.

Le comte fut charmant; soit qu'il s'observât, soit que l'occasion n'éveillât point chez lui les fibres acrimonieuses que certaines circonstances avaient déjà fait résonner deux ou trois fois dans ses amères paroles, il fut à peu près comme tout le monde. Cet homme était pour Franz une véritable énigme. Le comte ne pouvait douter que le jeune voyageur ne l'eût reconnu; et cependant, pas une seule parole, depuis leur nouvelle rencontre ne semblait indiquer dans sa bouche qu'il se rappelât l'avoir vu ailleurs. De son côté, quelque envie qu'eut Franz de faire allusion à leur première entrevue, la crainte d'être désagréable à un homme qui l'avait comblé, lui et son ami, de prévenances, le retenait; il continua donc de rester sur la même réserve que lui.

Il avait appris que les deux amis avaient voulu faire prendre une loge dans le théâtre Argentina, et qu'il leur avait répondu que tout était loué.

En conséquence, il leur apportait la clef de la sienne; du moins c'était le motif apparent de sa visite.

Franz et Albert firent quelques difficultés, alléguant la crainte de l'en priver lui-même, mais le comte leur répondit qu'allant ce soir-là au théâtre Palli, sa loge au théâtre Argentina serait perdue s'ils n'en profitaient pas.

Cette assurance détermina les deux amis à accepter.

Franz s'était peu à peu habitué à cette pâleur du comte qui l'avait si fort frappé la première fois qu'il l'avait vu. Il ne pouvait s'empêcher de rendre justice à la beauté de sa tête sévère, dont la pâleur était le seul défaut ou peut-être la principale qualité. Véritable héros de Byron, Franz ne pouvait, nous ne dirons pas le voir, mais seulement songer à lui sans qu'il se représentât ce visage sombre sur les épaules de Manfred ou sous la toque de Lara. Il avait ce pli du front qui indique la présence incessante d'une pensée amère, il avait ces yeux ardents qui lisent au plus profond des âmes; il avait cette lèvre hautaine et moqueuse qui donne aux paroles qui s'en échappent ce caractère particulier qui fait qu'elles se gravent profondément dans la mémoire de ceux qui les écoutent.

Le comte n'était plus jeune; il avait quarante ans au moins, et cependant on comprenait à merveille qu'il était fait pour l'emporter sur les jeunes gens avec lesquels il se trouverait. En réalité, c'est que, par une dernière ressemblance avec les héros fantastiques du poète anglais, le comte semblait avoir le don de la fascination.

Albert ne tarissait pas sur le bonheur que lui et Franz avaient eu de rencontrer un pareil homme. Franz était moins enthousiaste, et cependant il subissait l'influence qu'exerce tout homme supérieur sur l'esprit de ceux qui l'entourent.

Il pensait à ce projet qu'avait déjà deux ou trois fois manifesté le comte d'aller à Paris, et il ne doutait pas qu'avec son caractère excentrique, son visage caractérisé et sa fortune colossale le comte n'y produisit le plus grand effet.

Et cependant il ne désirait pas se trouver à Paris quand il y viendrait.

La soirée se passa comme les soirées se passent d'habitude au théâtre en Italie, non pas à écouter les chanteurs, mais à faire des visites et à causer. La comtesse G... voulait ramener la conversation sur le comte, mais Franz lui annonça qu'il avait quelque chose de beaucoup plus nouveau à lui apprendre, et, malgré les démonstrations de fausse modestie auxquelles se livra Albert, il raconta à la comtesse le grand événement qui, depuis trois jours, formait l'objet de la préoccupation des deux amis.

Comme ces intrigues ne sont pas rares en Italie, du moins s'il faut en croire les voyageurs, la comtesse ne fit pas le moins du monde l'incrédule, et félicita Albert sur les commencements d'une aventure qui promettait de se terminer d'une façon si satisfaisante.

On se quitta en se promettant de se retrouver au bal du duc de Bracciano, auquel Rome entière était invitée.

La dame au bouquet tint sa promesse: ni le lendemain ni le surlendemain elle ne donna à Albert signe d'existence.

Enfin arriva le mardi, le dernier et le plus bruyant des jours du carnaval. Le mardi, les théâtres s'ouvrent à dix heures du matin; car, passé huit heures du soir, on entre dans le carême. Le mardi, tout ce qui, faute de temps, d'argent ou d'enthousiasme, n'a pas pris part encore aux fêtes précédentes, se mêle à la bacchanale, se laisse entraîner par l'orgie, et apporte sa part de bruit et de mouvement au mouvement et au bruit général.

Depuis deux heures jusqu'à cinq heures, Franz et Albert suivirent la file, échangeant des poignées de confetti avec les voitures de la file opposée et les piétons qui circulaient entre les pieds des chevaux, entre les roues des carrosses, sans qu'il survînt au milieu de cette affreuse cohue un seul accident, une seule dispute, une seule rixe. Les Italiens sont le peuple par excellence sous ce rapport. Les fêtes sont pour eux de véritables fêtes. L'auteur de cette histoire, qui a habité l'Italie cinq ou six ans, ne se rappelle pas avoir jamais vu une solennité troublée par un seul de ces événements qui servent toujours de corollaire aux nôtres.

Albert triomphait dans son costume de paillasse. Il avait sur l'épaule un nœud de ruban rose dont les extrémités lui tombaient jusqu'aux jarrets. Pour n'amener aucune confusion entre lui et Franz celui-ci avait conservé son costume de paysan romain.

Plus la journée s'avançait, plus le tumulte devenait grand; il n'y avait pas sur tous ces pavés, dans toutes ces voitures, à toutes ces fenêtres, une bouche qui restât muette, un bras qui demeurât oisif, c'était véritablement un orage humain composé d'un tonnerre de cris et d'une grêle de dragées, de bouquets, d'œufs, d'oranges, de fleurs.

À trois heures, le bruit de boîtes tirées à la fois sur la place du Peuple et au palais de Venise, perçant à grand-peine cet horrible tumulte, annonça que les courses allaient commencer.

Les courses, comme les moccoli, sont un des épisodes particuliers des derniers jours du carnaval. Au bruit de ces boîtes, les voitures rompirent à l'instant même leurs rangs et se réfugièrent chacune dans la rue transversale la plus proche de l'endroit où elles se trouvaient.

Toutes ces évolutions se font, au reste, avec une inconcevable adresse et une merveilleuse rapidité, et cela sans que la police se préoccupe le moins du monde d'assigner à chacun son poste ou de tracer à chacun sa route.

Les piétons se collèrent contre les palais, puis on entendit un grand bruit de chevaux et de fourreaux de sabre.

Une escouade de carabiniers sur quinze de front parcourait au galop et dans toute sa largeur la rue du Cours, qu'elle balayait pour faire place aux barberi. Lorsque l'escouade arriva au palais de Venise, le retentissement d'une autre batterie de boîtes annonça que la rue était libre.

Presque aussitôt, au milieu d'une clameur immense, universelle, inouïe, on vit passer comme des ombres sept ou huit chevaux excités par les clameurs de trois cent mille personnes et par les châtaignes de fer qui leur bondissent sur le dos; puis le canon du château Saint-Ange tira trois coups: c'était pour annoncer que le numéro trois avait gagné.

Aussitôt sans autre signal que celui-là, les voitures se remirent en mouvement, refluant vers le Corso, débordant par toutes les rues comme des torrents un instant contenus qui se rejettent tous ensemble dans le lit du fleuve qu'ils alimentent, et le flot immense reprit, plus rapide que jamais, son cours entre les deux rives de granit.

Seulement un nouvel élément de bruit et de mouvement s'était encore mêlé à cette foule: les marchands de moccoli venaient d'entrer en scène.

Les moccoli ou moccoletti sont des bougies qui varient de grosseur, depuis le cierge pascal jusqu'au rat de cave, et qui éveillent chez les acteurs de la grande scène qui termine le carnaval romain deux préoccupations opposées:

1º Celle de conserver allumé son moccoletto;

2º Celle d'éteindre le moccoletto des autres.

Il en est du moccoletto comme de la vie: l'homme n'a encore trouvé qu'un moyen de la transmettre; et ce moyen il le tient de Dieu.

Mais il a découvert mille moyens de l'ôter; il est vrai que pour cette suprême opération le diable lui est quelque peu venu en aide.

Le moccoletto s'allume en l'approchant d'une lumière quelconque.

Mais qui décrira les mille moyens inventés pour éteindre le moccoletto, les soufflets gigantesques, les éteignoirs monstres, les éventails surhumains?

Chacun se hâta donc d'acheter des moccoletti, Franz et Albert comme les autres.

La nuit s'approchait rapidement; et déjà, au cri de: Moccoli ! répété par les voix stridentes d'un millier d'industriels, deux ou trois étoiles commencèrent à briller au-dessus de la foule. Ce fut comme un signal.

Au bout de dix minutes, cinquante mille lumières scintillèrent descendant du palais de Venise à la place du Peuple, et remontant de la place du Peuple au palais de Venise.

On eût dit la fête des feux follets.

On ne peut se faire une idée de cet aspect si on ne l'a pas vu.

Supposez toutes les étoiles se détachant du ciel et venant se mêler sur la terre à une danse insensée.

Le tout accompagné de cris comme jamais oreille humaine n'en a entendu sur le reste de la surface du globe.

C'est en ce moment surtout qu'il n'y a plus de distinction sociale. Le facchino s'attache au prince, le prince au Transtévère, le Transtévère au bourgeois chacun soufflant, éteignant, rallumant. Si le vieil Éole apparaissait en ce moment, il serait proclamé roi des moccoli, et Aquilon héritier présomptif de la couronne.

Cette course folle et flamboyante dura deux heures à peu près; la rue du Cours était éclairée comme en plein jour, on distinguait les traits des spectateurs jusqu'au troisième et quatrième étage.

De cinq minutes en cinq minutes Albert tirait sa montre; enfin elle marqua sept heures.

Les deux amis se trouvaient justement à la hauteur de la via dei Pontefici; Albert sauta à bas de la calèche, son moccoletto à la main.

Deux ou trois masques voulurent s'approcher de lui pour l'éteindre ou le lui arracher, mais, en habile boxeur, Albert les envoya les uns après les autres rouler à dix pas de lui en continuant sa course vers l'église de San-Giacomo.

Les degrés étaient chargés de curieux et de masques qui luttaient à qui s'arracherait le flambeau des mains. Franz suivait des yeux Albert, et le vit mettre le pied sur la première marche; puis presque aussitôt un masque, portant le costume bien connu de la paysanne au bouquet, allongea le bras, et, sans que cette fois il fît aucune résistance, lui enleva le moccoletto.

Franz était trop loin pour entendre les paroles qu'ils échangèrent, mais sans doute elles n'eurent rien d'hostile, car il vit s'éloigner Albert et la paysanne bras dessus, bras dessous.

Quelque temps il les suivit au milieu de la foule, mais à la via Macello il les perdit de vue.

Tout à coup le son de la cloche qui donne le signal de la clôture du carnaval retentit, et au même instant tous les moccoli s'éteignirent comme par enchantement. On eût dit qu'une seule et immense bouffée de vent avait tout anéanti.

Franz se trouva dans l'obscurité la plus profonde.

Du même coup tous les cris cessèrent, comme si le souffle puissant qui avait emporté les lumières emportait en même temps le bruit.

On n'entendit plus que le roulement des carrosses qui ramenaient les masques chez eux; on ne vit plus que les rares lumières qui brillaient derrière les fenêtres.

Le carnaval était fini.


36. La carnaval de Rome 36. Der Karneval in Rom 36. Carnival in Rome 36. Carnaval em Roma

La carnaval de Rome. The carnival of Rome.

Quand Franz revint à lui, il trouva Albert qui buvait un verre d’eau dont sa pâleur indiquait qu’il avait grand besoin, et le comte qui passait déjà son costume de paillasse. When Franz returned to him, he found Albert drinking a glass of water, whose pallor indicated that he was in great need, and the count, who was already passing his mattress suit. Il jeta machinalement les yeux sur la place; tout avait disparu, échafaud, bourreaux, victimes; il ne restait plus que le peuple, bruyant, affairé, joyeux; la cloche du monte Citorio, qui ne retentit que pour la mort du pape et l’ouverture de la mascherata, sonnait à pleines volées. He threw his eyes mechanically at the square; all had disappeared, scaffold, executioners, victims; all that remained was the people, noisy, busy, happy; the bell of Monte Citorio, which sounded only for the death of the pope and the opening of the mascherata, sounded full.

«Eh bien, demanda-t-il au comte, que s’est-il donc passé? "Well," he asked the count, "what happened?

—Rien, absolument rien, dit-il, comme vous voyez; seulement le carnaval est commencé, habillons nous vite. “Nothing, absolutely nothing,” he said, “as you can see; only the carnival has started, let's dress quickly.

—En effet, répondit Franz au comte, il ne reste de toute cette horrible scène que la trace d’un rêve. "Indeed," replied Franz to the count, "there is nothing left of this horrible scene but the trace of a dream.

—C’est que ce n’est pas autre chose qu’un rêve, qu’un cauchemar, que vous avez eu. “It’s just a dream, a nightmare, that you had.

—Oui, moi; mais le condamné? “Yes, me; but the condemned?

—C’est un rêve aussi; seulement il est resté endormi, lui, tandis que vous vous êtes réveillé, vous; et qui peut dire lequel de vous deux est le privilégié? -It's a dream too; only he stayed asleep while you woke up; and who can say which of you is the privileged?

—Mais Peppino, demanda Franz, qu’est-il devenu? "But Peppino," asked Franz, "what has become of him?

—Peppino est un garçon de sens qui n’a pas le moindre amour-propre, et qui, contre l’habitude des hommes qui sont furieux lorsqu’on ne s’occupe pas d’eux, a été enchanté, lui, de voir que l’attention générale se portait sur son camarade; il a en conséquence profité de cette distraction pour se glisser dans la foule et disparaître, sans même remercier les dignes prêtres qui l’avaient accompagné. -Peppino is a boy of sense who does not have the slightest self-esteem, and who, against the habit of men who are furious when we do not take care of them, was delighted, he, to see that the general attention was on his comrade; he consequently took advantage of this distraction to slip into the crowd and disappear, without even thanking the worthy priests who had accompanied him. Décidément, l’homme est un animal fort ingrat et fort égoïste.... Mais habillez-vous; tenez, vous voyez que M. de Morcerf vous donne l’exemple.» Decidedly, the man is a very ungrateful and very selfish animal .... But dress; hold on, you see that M. de Morcerf is giving you an example. "

En effet, Albert passait machinalement son pantalon de taffetas par-dessus son pantalon noir et ses bottes vernies. Indeed, Albert mechanically passed his taffeta pants over his black trousers and his patent leather boots.

«Eh bien! "Well! Albert, demanda Franz, êtes-vous bien en train de faire des folies? Albert, asked Franz, are you really splurging? Voyons, répondez franchement. Let's see, answer frankly.

—Non, dit-il, mais en vérité je suis aise maintenant d’avoir vu une pareille chose, et je comprends ce que disait M. le comte: c’est que, lorsqu’on a pu s’habituer une fois à un pareil spectacle, ce soit le seul qui donne encore des émotions. "No," he said, "but in truth I am glad now to have seen such a thing, and I understand what the Count said: it is that when one has been able to get used to such a spectacle is the only one that still gives emotions.

—Sans compter que c’est en ce moment-là seulement qu’on peut faire des études de caractères, dit le comte; sur la première marche de l’échafaud, la mort arrache le masque qu’on a porté toute la vie, et le véritable visage apparaît. "Not to mention that it is only then that one can study character," said the count; on the first step of the scaffold, death tears off the mask that has been worn all life, and the true face appears. Il faut en convenir, celui d’Andrea n’était pas beau à voir.... Le hideux coquin!... It must be agreed, that of Andrea was not beautiful to see .... The hideous rascal! ... Habillons-nous, messieurs, habillons-nous!» Let's get dressed, gentlemen, let's get dressed!"

Il eût été ridicule à Franz de faire la petite maîtresse et de ne pas suivre l’exemple que lui donnaient ses deux compagnons. It would have been ridiculous for Franz to play the little mistress and not to follow the example given him by his two companions. Il passa donc à son tour son costume et mit son masque, qui n’était certainement pas plus pâle que son visage. So he in turn put on his costume and put on his mask, which was certainly no paler than his face.

La toilette achevée, on descendit. The toilet finished, we went down. La voiture attendait à la porte, pleine de confetti et de bouquets. The car was waiting at the door, full of confetti and bouquets.

On prit la file. We took the line.

Il est difficile de se faire l’idée d’une opposition plus complète que celle qui venait de s’opérer. It is difficult to conceive of a more complete opposition than that which had just taken place. Au lieu de ce spectacle de mort sombre et silencieux, la place del Popolo présentait l’aspect d’une folle et bruyante orgie. Instead of this dark and silent death spectacle, Piazza del Popolo presented the appearance of a mad and noisy orgy. Une foule de masques sortaient, débordant de tous les côtés, s’échappant par les portes, descendant par les fenêtres; les voitures débouchaient à tous des coins de rue, chargées de pierrots, d’arlequins, de dominos, de marquis, de Transtévères, de grotesques, de chevaliers, de paysans: tout cela criant, gesticulant, lançant des œufs pleins de farine, des confetti, des bouquets; attaquant de la parole et du projectile amis et étrangers, connus et inconnus, sans que personne ait le droit de s’en fâcher, sans que pas un fasse autre chose que d’en rire. A crowd of masks came out, overflowing on all sides, escaping through the doors, coming down through the windows; the carriages reached all corners of the street, laden with pierrots, harlequins, dominoes, marquises, Transtevieres, grotesques, knights, and peasants; all these shouting, gesturing, throwing eggs full of flour, confetti, bouquets; striker of the word and projectile friends and strangers, known and unknown, without anyone having the right to be angry, without anybody doing anything but laughing at it.

Franz et Albert étaient comme des hommes que, pour les distraire d’un violent chagrin, on conduirait dans une orgie, et qui, à mesure qu’ils boivent et qu’ils s’enivrent, sentent un voile s’épaissir entre le passé et le présent. Franz and Albert were like men who, to distract them from a violent sorrow, would lead into an orgy, and who, as they drink and get drunk, feel a veil thicken between the past and the present. Ils voyaient toujours, ou plutôt ils continuaient de sentir en eux le reflet de ce qu’ils avaient vu. They still saw, or rather they continued to feel in them the reflection of what they had seen. Mais peu à peu l’ivresse générale les gagna: il leur sembla que leur raison chancelante allait les abandonner; ils éprouvaient un besoin étrange de prendre leur part de ce bruit, de ce mouvement, de ce vertige. But little by little the general intoxication overcame them: it seemed to them that their faltering reason was going to abandon them; they felt a strange urge to take part in this noise, this movement, this dizziness. Une poignée de confetti qui arriva à Morcerf d’une voiture voisine, et qui, en le couvrant de poussière, ainsi que ses deux compagnons, piqua son cou et toute la portion du visage que ne garantissait pas le masque, comme si on lui eût jeté un cent d’épingles, acheva de le pousser à la lutte générale dans laquelle étaient déjà engagés tous les masques qu’ils rencontraient. A handful of confetti, which arrived at Morcerf from a neighboring carriage, and which, by covering it with dust, as well as his two companions, stung his neck and the whole portion of the face which the mask did not guarantee, as if it had been thrown a hundred pins, completed pushing him to the general struggle in which were already engaged all the masks they met. Il se leva à son tour dans la voiture, il puisa à pleines mains dans les sacs, et, avec toute la vigueur et l’adresse dont il était capable, il envoya à son tour œufs et dragées à ses voisins. He got up in the car, took his hands in the sacks, and, with all the vigor and skill he could, he sent eggs and dragees to his neighbors.

Dès lors, le combat était engagé. From then on, the fight was engaged. Le souvenir de ce qu’ils avaient vu une demi-heure auparavant s’effaça tout à fait de l’esprit des deux jeunes gens, tant le spectacle bariolé, mouvant, insensé, qu’ils avaient sous les yeux était venu leur faire diversion. The memory of what they had seen half an hour before was completely erased from the minds of the two young people, so much the colorful, moving, insane spectacle they had before their eyes had come as a diversion. . Quant au comte de Monte-Cristo, il n’avait jamais, comme nous l’avons dit, paru impressionné un seul instant. As to the Count of Monte Cristo, he had never, as we have said, seemed impressed for a moment.

En effet, qu’on se figure cette grande et belle rue du Cours, bordée d’un bout à l’autre de palais à quatre ou cinq étages avec tous leurs balcons garnis de tapisseries, avec toutes leurs fenêtres drapées; à ces balcons et à ces fenêtres, trois cent mille spectateurs, Romains, Italiens, étrangers venus des quatre parties du monde: toutes les aristocraties réunies, aristocraties de naissance, d’argent, de génie; des femmes charmantes, qui, subissant elles-mêmes l’influence de ce spectacle, se courbent sur les balcons, se penchent hors des fenêtres, font pleuvoir sur les voitures qui passent une grêle de confetti qu’on leur rend en bouquets; l’atmosphère tout épaissie de dragées qui descendent et de fleurs qui montent; puis sur le pavé des rues une foule joyeuse, incessante; folle, avec des costumes insensés: des choux gigantesques qui se promènent, des têtes de buffles qui mugissent sur des corps d’hommes, des chiens qui semblent marcher sur les pieds de derrière; au milieu de tout cela un masque qui se soulève, et, dans cette tentation de saint Antoine rêvée par Callot, quelque Astarté qui montre une ravissante figure qu’on veut suivre et de laquelle on est séparé par des espèces de démons pareils à ceux qu’on voit dans ses rêves, et l’on aura une faible idée de ce qu’est le carnaval de Rome. In fact, imagine this great and beautiful rue du Cours, bordered from end to end by palaces of four or five floors with all their balconies decorated with tapestries, with all their windows draped; at these balconies and at these windows, three hundred thousand spectators, Romans, Italians, foreigners from all four parts of the world: all the aristocracies united, aristocracies of birth, money, genius; charming women, who, themselves undergoing the influence of this spectacle, bend over the balconies, lean out of the windows, rain on passing cars a hail of confetti which is returned to them in bouquets; the atmosphere thickened with dragees which descend and flowers which rise; then on the pavement of the streets a joyful, incessant crowd; madwoman, with crazy costumes: gigantic cabbages walking around, buffalo heads roaring over men's bodies, dogs seeming to be walking on their hind feet; in the midst of all this a mask which rises, and, in this temptation of Saint Anthony dreamed by Callot, some Astarte who shows a ravishing figure that one wants to follow and from which one is separated by species of demons similar to those whom 'one sees in his dreams, and one will have a faint idea of what the carnival of Rome is.

Au second tour le comte fit arrêter la voiture et demanda à ses compagnons la permission de les quitter, laissant sa voiture à leur disposition. In the second round, the count stopped the car and asked his companions for permission to leave them, leaving his car at their disposal. Franz leva les yeux: on était en face du palais Rospoli; et à la fenêtre du milieu, à celle qui était drapée d’une pièce de damas blanc avec une croix rouge était un domino bleu, sous lequel l’imagination de Franz se représenta sans peine la belle Grecque du théâtre Argentina. Franz looked up: we were in front of the Rospoli Palace; and in the middle window, to the one draped in a piece of white damask with a red cross, was a blue domino, under which Franz's imagination easily pictured the beautiful Greek of the Argentina theater.

«Messieurs, dit le comte en sautant à terre, quand vous serez las d’être acteurs et que vous voudrez redevenir spectateurs, vous savez que vous avez place à mes fenêtres. "Gentlemen," said the count, jumping to the ground, "when you are tired of being actors, and want to become spectators again, you know that you have room for my windows. En attendant, disposez de mon cocher, de ma voiture et de mes domestiques.» In the meantime, have my coachman, my car and my servants. "

Nous avons oublié de dire que le cocher du comte était gravement vêtu d’une peau d’ours noir, exactement pareille à celle d’Odry dans  l’Ours et le Pacha , et que les deux laquais qui se tenaient debout derrière la calèche possédaient des costumes de singe vert, parfaitement adaptés à leurs tailles, et des masques à ressorts avec lesquels ils faisaient la grimace aux passants. We forgot to say that the count's coachman was badly dressed in a black bear skin, exactly like Odry's in Bear and Pasha, and that the two lackeys who were standing behind the carriage had green monkey costumes, perfectly adapted to their size, and spring masks with which they made faces to passers-by.

Franz remercia le comte de son offre obligeante: quant à Albert, il était en coquetterie avec une pleine voiture de paysannes romaines, arrêtée, comme celle du comte, par un de ces repos si communs dans les files et qu’il écrasait de bouquets. Franz thanked the count for his obliging offer: as for Albert, he was in coquetry with a carriage full of Roman peasant women, stopped, like that of the count, by one of those rests so common in lines and which it crushed with bouquets.

Malheureusement pour lui la file reprit son mouvement, et tandis qu’il descendait vers la place del Popolo, la voiture qui avait attiré son attention remontait vers le palais de Venise. Unfortunately for him the line resumed its movement, and as it descended towards the Piazza del Popolo, the car which had caught his attention went back to the palace of Venice.

«Ah! mon cher! dit-il à Franz, vous n’avez pas vu?... he said to Franz, didn't you see?...

—Quoi? demanda Franz.

—Tenez, cette calèche qui s’en va toute chargée de paysannes romaines. "Come, this carriage, which goes out full of Roman peasants.

—Non.

—Eh bien, je suis sûr que ce sont des femmes charmantes.

—Quel malheur que vous soyez masqué, mon cher Albert, dit Franz, c’était le moment de vous rattraper de vos désappointements amoureux! "What a pity you are masked, my dear Albert," said Franz, "it was time to catch up with your disappointments in love!

—Oh! répondit-il moitié riant, moitié convaincu, j’espère bien que le carnaval ne se passera pas sans m’apporter quelque dédommagement.» he answered half laughing, half convinced, I hope that the carnival will not pass without bringing me some compensation. "

Malgré cette espérance d’Albert, toute la journée se passa sans autre aventure que la rencontre, deux ou trois fois renouvelée, de la calèche aux paysannes romaines. Despite this hope from Albert, the whole day passed with no other adventure than the encounter, two or three times, of the carriage with the Roman peasant women. À l’une de ces rencontres, soit hasard, soit calcul d’Albert, son masque se détacha. At one of these encounters, either chance or Albert's calculation, his mask came off.

À cette rencontre, il prit le reste du bouquet et le jeta dans la calèche. At this meeting, he took the rest of the bouquet and threw it in the carriage.

Sans doute une des femmes charmantes qu’Albert devinait sous le costume coquet de paysannes fut touchée de cette galanterie, car à son tour, lorsque la voiture des deux amis repassa, elle y jeta un bouquet de violettes. Doubtless one of the charming women whom Albert divined in the coquettish costume of peasants was touched by this gallantry, for in her turn, when the two friends' carriage passed, she threw a bunch of violets into it.

Albert se précipita sur le bouquet. Albert rushed to the bouquet. Comme Franz n’avait aucun motif de croire qu’il était à son adresse, il laissa Albert s’en emparer. As Franz had no reason to believe that he was at his address, he let Albert take it. Albert le mit victorieusement à sa boutonnière, et la voiture continua sa course triomphante. Albert put it victoriously in his buttonhole, and the carriage continued its triumphant course.

«Eh bien, lui dit Franz, voilà un commencement d’aventure!

—Riez tant que vous voudrez, répondit-il, mais en vérité je crois que oui; aussi je ne quitte plus ce bouquet. "Go as long as you please," he answered, "but in truth I believe so; so I do not leave this bouquet anymore.

—Pardieu, je crois bien! “Goodbye, I think so! dit Franz en riant, c’est un signe de reconnaissance.» said Franz laughing, it's a sign of recognition. "

La plaisanterie, au reste, prit bientôt un caractère de réalité, car lorsque, toujours conduits par la file, Franz et Albert croisèrent de nouveau la voiture des  contadine , celle qui avait jeté le bouquet à Albert battit des mains en le voyant à sa boutonnière. The joke, moreover, soon took on a character of reality, for when, still led by the line, Franz and Albert again passed the contadine's car, the one which had thrown the bouquet to Albert clapped her hands when she saw it in her buttonhole. .

«Bravo, mon cher! bravo! lui dit Franz, voilà qui se prépare à merveille! Franz tells him, that is preparing itself perfectly! Voulez-vous que je vous quitte et vous est-il plus agréable d’être seul? Do you want me to leave you and is it nicer for you to be alone?

—Non, dit-il, ne brusquons rien; je ne veux pas me laisser prendre comme un sot à une première démonstration, à un rendez-vous sous l’horloge comme nous disons pour le bal de l’Opéra. "No," said he, "let us make no fuss; I do not want to be fooled by a first demonstration, an appointment under the clock as we say for the Opera Ball. Si la belle paysanne a envie d’aller plus loin, nous la retrouvons demain ou plutôt elle nous retrouvera. If the beautiful peasant wants to go further, we find her tomorrow or rather she will find us. Alors elle me donnera signe d’existence, et je verrai ce que j’aurai à faire. Then she will give me a sign of existence, and I will see what I will have to do.

—En vérité, mon cher Albert, dit Franz, vous êtes sage comme Nestor et prudent comme Ulysse; et si votre Circé parvient à vous changer en une bête quelconque, il faudra qu’elle soit bien adroite ou bien puissante.» "In truth, my dear Albert," said Franz, "you are wise as Nestor, and prudent as Ulysses; and if your Circe succeeds in turning you into some beast, it will have to be clever or powerful. "

Albert avait raison. Albert was right. La belle inconnue avait résolu sans doute de ne pas pousser plus loin l’intrigue ce jour-là; car, quoique les jeunes gens fissent encore plusieurs tours, ils ne revirent pas la calèche qu’ils cherchaient des yeux: elle avait disparu sans doute par une des rues adjacentes. The beautiful stranger had no doubt resolved not to push further the plot that day; for although the young men were still making several turns, they did not see the carriage they were looking for; it had no doubt disappeared from one of the adjacent streets.

Alors ils revinrent au palais Rospoli, mais le comte aussi avait disparu avec le domino bleu. So they returned to the Rospoli Palace, but the count also had disappeared with the blue domino. Les deux fenêtres tendues en damas jaune continuaient, au reste, d’être occupées par des personnes qu’il avait sans doute invitées. The two windows, hung in yellow damask, continued, moreover, to be occupied by people whom he had doubtless invited.

En ce moment, la même cloche qui avait sonné l’ouverture de la mascherata sonna la retraite. At that moment, the same bell that had rang the opening of the mascherata sounded the retreat. La file du Corso se rompit aussitôt, et en un instant toutes les voitures disparurent dans les rues transversales. The line of the Corso immediately broke, and in an instant all the cars disappeared into the side streets.

Franz et Albert étaient en ce moment en face de la via delle Maratte. Franz and Albert were at the moment in front of via delle Maratte.

Le cocher l’enfila sans rien dire, et, gagnant la place d’Espagne en longeant le palais Poli, il s’arrêta devant l’hôtel. The coachman put it on without saying anything, and, gaining the place of Spain along the Poli Palace, he stopped in front of the hotel.

Maître Pastrini vint recevoir ses hôtes sur le seuil de la porte. Master Pastrini came to receive his guests on the threshold of the door.

Le premier soin de Franz fut de s’informer du comte et d’exprimer le regret de ne l’avoir pas repris à temps, mais Pastrini le rassura en lui disant que le comte de Monte-Cristo avait commandé une seconde voiture pour lui, et que cette voiture était allée le chercher à quatre heures au palais Rospoli. Franz's first care was to inquire about the count and to express regret at not having taken him back in time, but Pastrini reassured him by telling him that the count of Monte Cristo had ordered a second car for him, and that this car had gone to fetch him at four o'clock at the Rospoli Palace. Il était en outre chargé, de sa part, d’offrir aux deux amis la clef de sa loge au théâtre Argentina. He was also responsible for offering the two friends the key to his box at the Argentina Theater.

Franz interrogea Albert sur ses dispositions, mais Albert avait de grands projets à mettre à exécution avant de penser à aller au théâtre; en conséquence, au lieu de répondre, il s’informa si maître Pastrini pourrait lui procurer un tailleur. Franz asked Albert about his arrangements, but Albert had big plans to carry out before he thought of going to the theater; accordingly, instead of replying, he inquired whether Maitre Pastrini could procure him a tailor.

«Un tailleur, demanda notre hôte, et pour quoi faire? "A tailor," asked our host, "and what for?

—Pour nous faire d’ici à demain des habits de paysans romains, aussi élégants que possible», dit Albert. "To make us, from now until tomorrow, the clothes of Roman peasants, as elegant as possible," said Albert.

Maître Pastrini secoua la tête. Master Pastrini shook his head.

«Vous faire d’ici à demain deux habits! "Make you two clothes tomorrow! s’écria-t-il, voilà bien, j’en demande pardon à Vos Excellences, une demande à la française; deux habits! he exclaimed, "well, I beg your pardon for your Excellencies, a request to the French; two clothes! quand d’ici à huit jours vous ne trouveriez certainement pas un tailleur qui consentît à coudre six boutons à un gilet, lui payassiez-vous ces boutons un écu la pièce! when in the course of a week you would not find a tailor who agreed to sew six buttons on a waistcoat, did you pay those buttons a coin?

—Alors il faut donc renoncer à se procurer les habits que je désire? -So we must give up the clothes I want?

—Non, parce que nous aurons ces habits tout faits. -No, because we will have these ready-made clothes. Laissez-moi m’occuper de cela, et demain vous trouverez en vous éveillant une collection de chapeaux, de vestes et de culottes dont vous serez satisfaits. Let me take care of that, and tomorrow you will find awake a collection of hats, jackets and panties that you will be satisfied with.

—Mon cher, dit Franz à Albert, rapportons-nous-en à notre hôte, il nous a déjà prouvé qu’il était homme de ressources; dînons donc tranquillement, et après le dîner allons voir l’Italienne à Alger . "My dear fellow," said Franz to Albert, "let us report it to our host; he has already proved to us that he is a man of resources; Let's have a quiet dinner, and after dinner, go see the Italian woman in Algiers.

—Va pour l' Italienne à Alger , dit Albert; mais songez, maître Pastrini, que moi et monsieur, continua-t-il en désignant Franz, nous mettons la plus haute importance à avoir demain les habits que nous vous avons demandés.» "Go for the Italian in Algiers," said Albert; but remember, Master Pastrini, that me and monsieur, he continued, pointing to Franz, we are placing the greatest importance on having the clothes that we have asked for tomorrow. " L’aubergiste affirma une dernière fois à ses hôtes qu’ils n’avaient à s’inquiéter de rien et qu’ils seraient servis à leurs souhaits; sur quoi Franz et Albert remontèrent pour se débarrasser de leurs costumes de paillasses. The innkeeper told his guests one last time that they had nothing to worry about and that they would be served to their wishes; on which Franz and Albert went back to get rid of their straw mat suits.

Albert, en dépouillant le sien, serra avec le plus grand soin son bouquet de violettes: c’était son signe de reconnaissance pour le lendemain.

Les deux amis se mirent à table; mais, tout en dînant, Albert ne put s’empêcher de remarquer la différence notable qui existait entre les mérites respectifs du cuisinier de maître Pastrini et celui du comte de Monte-Cristo. The two friends sat down to table; but, while dining, Albert could not help noticing the notable difference which existed between the respective merits of the cook of Master Pastrini and that of the Count of Monte Cristo. Or, la vérité força Franz d’avouer, malgré les préventions qu’il paraissait avoir contre le comte, que le parallèle n’était point à l’avantage du chef de maître Pastrini. But the truth forced Franz to confess, in spite of the prejudices he seemed to have against the count, that the parallel was not to the advantage of the master's chief Pastrini.

Au dessert, le domestique s’informa de l’heure à laquelle les jeunes gens désiraient la voiture. At dessert, the servant inquired at what time the young people wanted the carriage. Albert et Franz se regardèrent, craignant véritablement d’être indiscrets. Albert and Franz looked at each other, genuinely afraid of being intrusive. Le domestique les comprit. The servant understood them.

«Son Excellence le comte de Monte-Cristo, leur dit-il, a donné des ordres positifs pour que la voiture demeurât toute la journée aux ordres de Leurs Seigneuries; Leurs Seigneuries peuvent donc disposer sans crainte d’être indiscrètes.» “His Excellency the Count of Monte Cristo,” he told them, “has given positive orders for the carriage to remain all day at the orders of Their Lordships; Their Lordships can therefore dispose without fear of being indiscreet.”

Les jeunes gens résolurent de profiter jusqu’au bout de la courtoisie du comte, et ordonnèrent d’atteler, tandis qu’ils allaient substituer une toilette du soir à leur toilette de la journée, tant soit peu froissée par les combats nombreux auxquels ils s’étaient livrés. The young men resolved to profit to the end of the comte's courtesy, and ordered to be hitched up, while they were going to substitute an evening dress for their dress of the day, so much wrinkled by the numerous fights with which they were were delivered.

Cette précaution prise, ils se rendirent au théâtre Argentina, et s’installèrent dans la loge du comte. This precaution taken, they went to the Argentina theater, and took their seats in the count's box.

Pendant le premier acte, la comtesse G... entra dans la sienne; son premier regard se dirigea du côté où la veille elle avait vu le comte, de sorte qu’elle aperçut Franz et Albert dans la loge de celui sur le compte duquel elle avait exprimé, il y avait vingt-quatre heures, à Franz, une si étrange opinion. During the first act, the Countess G. Entered his; her first glance went to the side where the day before she had seen the count, so that she saw Franz and Albert in the box of the one on whose account she had expressed, twenty-four hours so strange opinion.

Sa lorgnette était dirigée sur lui avec un tel acharnement, que Franz vit bien qu’il y aurait de la cruauté à tarder plus longtemps de satisfaire sa curiosité; aussi, usant du privilège accordé aux spectateurs des théâtres italiens, qui consiste à faire des salles de spectacle leurs salons de réception, les deux amis quittèrent-ils leur loge pour aller présenter leurs hommages à la comtesse. His spyglass was directed at him so fiercely that Franz saw that it would be cruelty to wait longer to satisfy his curiosity; also, using the privilege accorded to the spectators of the Italian theaters, which consists in making theaters their receptions, the two friends left their box to pay their respects to the Countess.

À peine furent-ils entrés dans sa loge qu’elle fit signe à Franz de se mettre à la place d’honneur. Scarcely had they entered her box than she made a sign to Franz to put himself in the place of honor.

Albert, à son tour, se plaça derrière. Albert, in turn, moved behind.

«Eh bien, dit-elle, donnant à peine à Franz le temps de s’asseoir, il paraît que vous n’avez rien eu de plus pressé que de faire connaissance avec le nouveau Lord Ruthwen, et que vous voilà les meilleurs amis du monde? "Well," she said, hardly giving Franz time to sit down, "it seems that you have had nothing more urgent than to get to know the new Lord Ruthwen, and that you are the best friends of the world?

—Sans que nous soyons si avancés que vous le dites dans une intimité réciproque, je ne puis nier, madame la comtesse, répondit Franz, que nous n’ayons toute la journée abusé de son obligeance. "Without being so advanced as you say in a reciprocal intimacy, I can not deny, Madame the Countess," replied Franz, "that we have been all day abused by his kindness.

—Comment, toute la journée? “How, all day?

—Ma foi, c’est le mot: ce matin nous avons accepté son déjeuner, pendant toute la mascherata nous avons couru le Corso dans sa voiture, enfin ce soir nous venons au spectacle dans sa loge. - My word, that's the word: this morning we accepted his lunch, throughout the mascherata we ran the Corso in his car, finally tonight we come to the show in his box.

—Vous le connaissez donc? "Do you know him then?

—Oui et non.

—Comment cela?

—C’est toute une longue histoire.

—Que vous me raconterez? “What will you tell me?

—Elle vous ferait trop peur. “She would scare you too much.

—Raison de plus. -One more reason.

—Attendez au moins que cette histoire ait un dénouement. -Wait at least that this story has a denouement.

—Soit, j’aime les histoires complètes. “Okay, I like full stories. En attendant, comment vous êtes-vous trouvés en contact? In the meantime, how did you get in touch? qui vous a présentés à lui? who introduced you to him?

—Personne; c’est lui au contraire qui s’est fait présenter à nous.

—Quand cela? “When?

—Hier soir, en vous quittant. -One night, leaving you.

—Par quel intermédiaire? -By which intermediary?

—Oh! -Oh! mon Dieu! par l’intermédiaire très prosaïque de notre hôte! through the very prosaic of our host!

—Il loge donc hôtel d’Espagne, comme vous? "So he lodges at the Hotel d'Espagne, like you?"

—Non seulement dans le même hôtel, mais sur le même carré. “Not only in the same hotel, but in the same square.

—Comment s’appelle-t-il? -What's his name? car sans doute vous savez son nom? because no doubt you know his name?

—Parfaitement, le comte de Monte-Cristo.

—Qu’est-ce que ce nom-là? -What is that name? ce n’est pas un nom de race. it's not a breed name.

—Non, c’est le nom d’une île qu’il a achetée. -No, it's the name of an island he bought.

—Et il est comte? -And he's a count?

—Comte toscan. - Tuscan count.

—Enfin, nous avalerons celui-là avec les autres, reprit la comtesse, qui était d’une des plus vieilles familles des environs de Venise; et quel homme est-ce d’ailleurs? "Finally, we will swallow this one with the others," said the Countess, who was one of the oldest families in the neighborhood of Venice; and which man is it?

—Demandez au vicomte de Morcerf. "Ask the Vicomte de Morcerf.

—Vous entendez, monsieur, on me renvoie à vous, dit la comtesse. "You hear, monsieur, they send me back to you," said the countess.

—Nous serions difficiles si nous ne le trouvions pas charmant, madame, répondit Albert; un ami de dix ans n’eût pas fait pour nous plus qu’il n’a fait, et cela avec une grâce, une délicatesse, une courtoisie qui indiquent véritablement un homme du monde. "We would be difficult if we did not find it charming, madame," answered Albert; a friend of ten years would not have done for us more than he has done, and that with a grace, a delicacy, a courtesy which really indicate a man of the world.

—Allons, dit la comtesse en riant, vous verrez que mon vampire sera tout bonnement quelque nouvel enrichi qui veut se faire pardonner ses millions, et qui aura pris le regard de Lara pour qu’on ne le confonde pas avec M. de Rothschild. "Come," said the countess, laughing, "you will see that my vampire will be simply some new rich man who wants to be forgiven for his millions, and who has taken Lara's eyes so that we can not confuse him with Monsieur de Rothschild. Et elle, l’avez-vous vue? And she, did you see it?

—Qui elle? -Who she? demanda Franz en souriant. Franz asked with a smile.

—La belle Grecque d’hier. “The beautiful Greek from yesterday.

—Non.

Nous avons, je crois bien, entendu le son de sa guzla, mais elle est restée parfaitement invisible. We have, I believe, heard the sound of her guzla, but she remained perfectly invisible.

—C’est-à-dire, quand vous dites invisible, mon cher Franz, dit Albert, c’est tout bonnement pour faire du mystérieux. “That is to say, when you say invisible, my dear Franz,” said Albert, “it is simply to make things mysterious. Pour qui prenez-vous donc ce domino bleu qui était à la fenêtre tendue de damas blanc? Who do you take for that blue domino that was at the window draped with white damask?

—Et où était cette fenêtre tendue de damas blanc? And where was this window draped with white damask? demanda la comtesse.

—Au palais Rospoli.

—Le comte avait donc trois fenêtres au palais Rospoli? "Did the count have three windows at Rospoli Palace?

—Oui.

Êtes-vous passée rue du Cours? Have you passed rue du Cours?

—Sans doute.

—Eh bien, avez-vous remarqué deux fenêtres tendues de damas jaune et une fenêtre tendue de damas blanc avec une croix rouge? "Well, did you notice two yellow damask windows and a white damask window with a red cross? Ces trois fenêtres étaient au comte. These three windows belonged to the count.

—Ah çà! mais c’est donc un nabab que cet homme? but is this man a nabob? Savez-vous ce que valent trois fenêtres comme celles-là pour huit jours de carnaval, et au palais Rospoli, c’est-à-dire dans la plus belle situation du Corso? Do you know what three windows like these are worth for eight days of carnival, and at the Rospoli Palace, that is to say in the most beautiful location of the Corso?

—Deux ou trois cents écus romains. “Two or three hundred Roman crowns.

—Dites deux ou trois mille. “Say two or three thousand.

—Ah, diable.

—Et est-ce son île qui lui fait ce beau revenu? -And is it his island that makes him this beautiful income?

—Son île? elle ne rapporte pas un bajocco. she does not bring back a bajocco.

—Pourquoi l’a-t-il achetée alors? “Why did he buy it then?

—Par fantaisie. -By whim.

—C’est donc un original? -It's an original?

—Le fait est, dit Albert, qu’il m’a paru assez excentrique. "The fact is," said Albert, "that he seemed rather eccentric to me. S’il habitait Paris, s’il fréquentait nos spectacles, je vous dirais, mon cher, ou que c’est un mauvais plaisant qui pose, ou que c’est un pauvre diable que la littérature a perdu; en vérité, il a fait ce matin deux ou trois sorties dignes de Didier ou d’Antony.» If he lived in Paris, if he frequented our shows, I would tell you, my dear, either that it is a bad joker who poses, or that it is a poor devil that literature has lost; in truth, this morning he made two or three outings worthy of Didier or Antony. "

En ce moment une visite entra, et, selon l’usage, Franz céda sa place au nouveau venu; cette circonstance, outre le déplacement, eut encore pour résultat de changer le sujet de la conversation. At this moment a visit entered, and, according to custom, Franz gave way to the newcomer; this circumstance, in addition to the displacement, had the further effect of changing the subject of the conversation.

Une heure après, les deux amis rentraient à l’hôtel. An hour later, the two friends returned to the hotel. Maître Pastrini s’était déjà occupé de leurs déguisements du lendemain et il leur promit qu’ils seraient satisfaits de son intelligente activité. Master Pastrini had already taken care of their disguises for the next day and he promised them that they would be satisfied with his intelligent activity.

En effet, le lendemain à neuf heures il entrait dans la chambre de Franz avec un tailleur chargé de huit ou dix costumes de paysans romains. In fact, the next day at nine o'clock he entered Franz's room with a tailor charged with eight or ten Roman peasant costumes. Les deux amis en choisirent deux pareils, qui allaient à peu près leur taille, et chargèrent leur hôte de leur faire coudre une vingtaine de mètres de rubans à chacun de leurs chapeaux, et de leur procurer deux de ces charmantes écharpes de soie aux bandes transversales et aux vives couleurs dont les hommes du peuple, dans les jours de fête, ont l’habitude de se serrer la taille. The two friends chose two similar ones, which were about their size, and instructed their host to have them sew about twenty yards of ribbons to each of their hats, and to procure for them two of these charming silk scarves with transverse bands. and with the bright colors which commoners, on feast days, are used to hugging their waists.

Albert avait hâte de voir comment son nouvel habit lui irait: c’était une veste et une culotte de velours bleu, des bas à coins brodés, des souliers à boucles et un gilet de soie. Albert was in a hurry to see how his new coat would suit him: it was a blue velvet jacket and breeches, stockings with embroidered corners, buckled shoes and a silk waistcoat. Albert ne pouvait, au reste, que gagner à ce costume pittoresque; et lorsque sa ceinture eut serré sa taille élégante, lorsque son chapeau légèrement incliné de côté, laissa tomber sur son épaule des flots de rubans, Franz fut forcé d’avouer que le costume est souvent pour beaucoup dans la supériorité physique que nous accordons à certains peuples. Albert could only win that picturesque costume; and when his belt tightened his elegant waist, when his hat slightly inclined to the side, dropped on his shoulder streams of ribbons, Franz was forced to confess that the costume is often for many in the physical superiority that we give to some peoples. Les Turcs, si pittoresques autrefois avec leurs longues robes aux vives couleurs, ne sont-ils pas hideux maintenant avec leurs redingotes bleues boutonnées et leurs calottes grecques qui leur donnent l’air de bouteilles de vin à cachet rouge? The Turks, once so picturesque with their long, brightly colored robes, are they not ugly now with their buttoned blue frock coats and Greek caps that make them look like red wine bottles?

Franz fit ses compliments à Albert, qui, au reste, debout devant la glace, se souriait avec un air de satisfaction qui n’avait rien d’équivoque. Franz paid his compliments to Albert, who, besides, standing in front of the mirror, smiled at himself with an air of satisfaction which was not at all ambiguous.

Ils en étaient là lorsque le comte de Monte-Cristo entra. They were there when the Count of Monte Cristo entered.

«Messieurs, leur dit-il, comme, si agréable que soit un compagnon de plaisir, la liberté est plus agréable encore, je viens vous dire que pour aujourd’hui et les jours suivants je laisse à votre disposition la voiture dont vous vous êtes servis hier. "Gentlemen," said he, "as pleasant as a companion of pleasure is, liberty is still more agreeable; I come to tell you that for today and the following days I leave at your disposal the car of which you are served yesterday. Notre hôte a dû vous dire que j’en avais trois ou quatre en pension chez lui, vous ne m’en privez donc pas: usez-en librement, soit pour aller à votre plaisir, soit pour aller à vos affaires. Our host must have told you that I had three or four boarding at his house, so you do not deprive me: use it freely, either to go to your pleasure, or to go to your business. Notre rendez-vous, si nous avons quelque chose à nous dire, sera au palais Rospoli.» Our meeting, if we have something to say to each other, will be at the Rospoli Palace. ”

Les deux jeunes gens voulurent lui faire quelque observation, mais ils n’avaient véritablement aucune bonne raison de refuser une offre qui d’ailleurs leur était agréable. The two young men wanted to make some observations, but they really had no good reason to refuse an offer which, moreover, was agreeable to them. Ils finirent donc par accepter. So they ended up accepting.

Le comte de Monte-Cristo resta un quart d’heure à peu près avec eux, parlant de toutes choses avec une facilité extrême. The Count of Monte Cristo remained about a quarter of an hour with them, speaking of all things with extreme ease. Il était, comme on a déjà pu le remarquer, fort au courant de la littérature de tous les pays. He was, as has already been remarked, well acquainted with the literature of all the countries. Un coup d’œil jeté sur les murailles de son salon avait prouvé à Franz et à Albert qu’il était amateur de tableaux. A glance at the walls of his living room had proved to Franz and Albert that he was fond of paintings. Quelques mots sans prétention, qu’il laissa tomber en passant, leur prouvèrent que les sciences ne lui étaient pas étrangères; il paraissait surtout s’être particulièrement occupé de chimie. A few unassuming words, which he dropped in passing, proved to them that the sciences were not foreign to him; Above all, he seemed to have been particularly concerned with chemistry.

Les deux amis n’avaient pas la prétention de rendre au comte le déjeuner qu’il leur avait donné; ç’eût été une trop mauvaise plaisanterie à lui faire que lui offrir, en échange de son excellente table, l’ordinaire fort médiocre de maître Pastrini. The two friends did not pretend to return to the Count the breakfast he had given them; It would have been too much of a joke for him to offer him, in exchange for his excellent table, the very mediocre ordinary of Master Pastrini. Ils le lui dirent tout franchement, et il reçut leurs excuses en homme qui appréciait leur délicatesse. They told him quite frankly, and he received their apologies as a man who appreciated their delicacy.

Albert était ravi des manières du comte, que sa science seule l’empêchait de reconnaître pour un véritable gentilhomme. Albert was delighted with the manner of the count, whom his science alone prevented him from recognizing as a true gentleman. La liberté de disposer entièrement de la voiture le comblait surtout de joie: il avait ses vues sur ses gracieuses paysannes; et, comme elles lui étaient apparues la veille dans une voiture fort élégante, il n’était pas fâché de continuer à paraître sur ce point avec elles sur un pied d’égalité. Above all, the freedom to dispose of the car completely filled him with joy: he had his sights set on his gracious peasant women; and, as they had appeared to him the day before in a very elegant carriage, he was not sorry to continue to appear on this point with them on an equal footing.

À une heure et demie, les deux jeunes gens descendirent; le cocher et les laquais avaient eu l’idée de mettre leurs habits de livrées sur leurs peaux de bêtes, ce qui leur donnait une tournure encore plus grotesque que la veille, et ce qui leur valut tous les compliments de Franz et d’Albert. At half-past one, the two young men went down; the coachman and the lackeys had the idea of putting their livery on their skins of animals, which gave them an even more grotesque appearance than the day before, and which earned them all the compliments of Franz and Albert.

Albert avait attaché sentimentalement son bouquet de violettes fanées à sa boutonnière. Albert had attached his bouquet of faded violets sentimentally to his buttonhole.

Au premier son de cloche, ils partirent et se précipitèrent dans la rue du Cours par la via Vittoria. At the first sound of the bell, they left and rushed into the rue du Cours by the via Vittoria.

Au second tour, un bouquet de violettes fraîches, parti d’une calèche chargée de paillassines, et qui vint tomber dans la calèche du comte, indiqua à Albert que, comme lui et son ami, les paysannes de la veille avaient changé de costume, et que, soit par hasard, soit par un sentiment pareil à celui qui l’avait fait agir, tandis qu’il avait galamment pris leur costume, elles, de leur côté, avaient pris le sien. In the second round, a bunch of fresh violets, from a carriage loaded with straw mattresses, which fell into the count's carriage, told Albert that, like him and his friend, the peasant women of the day before had changed their dress, and whether, either by chance or by a sentiment like that which had made him act, while he had gallantly taken their costume, they, on their side, had taken his.

Albert mit le bouquet frais à la place de l’autre, mais il garda le bouquet fané dans sa main; et, quand il croisa de nouveau la calèche, il le porta amoureusement à ses lèvres: action qui parut récréer beaucoup non seulement celle qui le lui avait jeté, mais encore ses folles compagnes. Albert put the fresh bouquet in place of the other, but he kept the faded bouquet in his hand; and, when he crossed the carriage again, he brought it lovingly to his lips: an action which seemed to recreate very much not only the one who had thrown it to him, but also his foolish companions.

La journée fut non moins animée que la veille: il est probable même qu’un profond observateur y eût encore reconnu une augmentation de bruit et de gaieté. The day was no less animated than the day before: it is even probable that a profound observer would have recognized an increase in noise and gaiety in it. Un instant on aperçut le comte à la fenêtre; mais lorsque la voiture repassa il avait déjà disparu.

Il va sans dire que l’échange de coquetteries entre Albert et la paillassine aux bouquets de violettes dura toute la journée. It goes without saying that the exchange of flirtatiousness between Albert and the doormat with bouquets of violets lasted all day.

Le soir, en rentrant, Franz trouva une lettre de l’ambassade; on lui annonçait qu’il aurait l’honneur d’être reçu le lendemain par Sa Sainteté. In the evening, on returning, Franz found a letter from the embassy; He was told that he would have the honor of being received the next day by His Holiness. À chaque voyage précédent qu’il avait fait à Rome, il avait sollicité et obtenu la même faveur; et, autant par religion que par reconnaissance, il n’avait pas voulu toucher barre dans la capitale du monde chrétien sans mettre son respectueux hommage aux pieds d’un des successeurs de saint Pierre qui a donné le rare exemple de toutes les vertus. On every previous trip he had made to Rome, he had solicited and obtained the same favor; and, as much by religion as by gratitude, he had not wished to touch the bar in the capital of the Christian world without putting his respectful homage at the feet of one of the successors of St. Peter, who gave the rare example of all the virtues.

Il ne s’agissait donc pas pour lui, ce jour-là, de songer au carnaval; car, malgré la bonté dont il entoure sa grandeur, c’est toujours avec un respect plein de profonde émotion que l’on s’apprête à s’incliner devant ce noble et saint vieillard qu’on nomme Grégoire XVI. It was not therefore for him, that day, to think of the carnival; for, in spite of the goodness with which he surrounds his greatness, it is always with a respect full of profound emotion that one prepares oneself to bow before that noble and holy old man who is called Gregory XVI.

En sortant du Vatican, Franz revint droit à l’hôtel en évitant même de passer par la rue du Cours. Coming out of the Vatican, Franz returned straight to the hotel, avoiding even passing through Rue du Cours. Il emportait un trésor de pieuses pensées, pour lesquelles le contact des folles joies de la mascherata eût été une profanation. He carried with him a treasure of pious thoughts, for which the contact of the mad joys of the mascherata would have been a profanation.

À cinq heures dix minutes, Albert rentra. At ten minutes past five Albert returned. Il était au comble de la joie; la paillassine avait repris son costume de paysanne, et en croisant la calèche d’Albert elle avait levé son masque. He was at the height of joy; the mat had resumed her peasant dress, and, crossing Albert's carriage, she had lifted her mask.

Elle était charmante. She was lovely.

Franz fit à Albert ses compliments bien sincères; il les reçut en homme à qui ils sont dus. Franz made his very sincere compliments to Albert; he received them as a man to whom they are due. Il avait reconnu, disait-il, à certains signes d’élégance inimitable, que sa belle inconnue devait appartenir à la plus haute aristocratie. He had recognized, he said, certain signs of inimitable elegance, that his beautiful stranger must belong to the highest aristocracy.

Il était décidé à lui écrire le lendemain. He was determined to write to him the next day.

Franz, tout en recevant cette confidence, remarqua qu’Albert paraissait avoir quelque chose à lui demander, et que cependant il hésitait à lui adresser cette demande. Franz, while receiving this confidence, remarked that Albert appeared to have something to ask of him, and that, however, he hesitated to send him this request. Il insista, en lui déclarant d’avance qu’il était prêt à faire, au profit de son bonheur, tous les sacrifices qui seraient en son pouvoir. He insisted, by declaring to him beforehand that he was ready to make, for the sake of his happiness, all the sacrifices which would be in his power. Albert se fit prier tout juste le temps qu’exigeait une amicale politesse: puis enfin il avoua à Franz qu’il lui rendrait service en lui abandonnant pour le lendemain la calèche à lui tout seul. Albert had himself just prayed for the time required for friendly politeness; and finally he confessed to Franz that he would do him a favor by abandoning him for the next day the carriage on his own.

Albert attribuait à l’absence de son ami l’extrême bonté qu’avait eue la belle paysanne de soulever son masque. Albert attributed to the absence of his friend the extreme kindness of the beautiful peasant woman to lift her mask.

On comprend que Franz n’était pas assez égoïste pour arrêter Albert au milieu d’une aventure qui promettait à la fois d’être si agréable pour sa curiosité et si flatteuse pour son amour-propre. We understand that Franz was not selfish enough to stop Albert in the middle of an adventure which promised both to be so pleasant for his curiosity and so flattering for his self-esteem. Il connaissait assez la parfaite indiscrétion de son digne ami pour être sûr qu’il le tiendrait au courant des moindres détails de sa bonne fortune; et comme, depuis deux ou trois ans qu’il parcourait l’Italie en tous sens, il n’avait jamais eu la chance même d’ébaucher semblable intrigue pour son compte, Franz n’était pas fâché d’apprendre comment les choses se passaient en pareil cas. He knew well enough the perfect indiscretion of his worthy friend to be sure that he would keep him informed of the least details of his good fortune; and as, for the last two or three years that he had traveled all over Italy, he had never had the chance to even sketch such a plot on his own, Franz was not sorry to learn how things went. passed in such a case.

Il promit donc à Albert qu’il se contenterait le lendemain de regarder le spectacle des fenêtres du palais Rospoli.

En effet, le lendemain il vit passer et repasser Albert. In fact, the next day he saw Albert pass and re-pass. Il avait un énorme bouquet que sans doute il avait chargé d’être le porteur de son épître amoureuse. He had an enormous bouquet which he had doubtless commissioned to be the bearer of his amorous epistle. Cette probabilité se chargea en certitude quand Franz revit le même bouquet, remarquable par un cercle de camélias blancs, entre les mains d’une charmante paillassine habillée de satin rose. This probability became certain when Franz saw again the same bouquet, remarkable by a circle of white camellias, in the hands of a charming doormat dressed in pink satin.

Aussi le soir ce n’était plus de la joie, c’était du délire. So in the evening it was no longer joy, it was delirium. Albert ne doutait pas que la belle inconnue ne lui répondit par la même voie. Albert did not doubt that the beautiful stranger did not answer him in the same way. Franz alla au-devant de ses désirs en lui disant que tout ce bruit le fatiguait, et qu’il était décidé à employer la journée du lendemain à revoir son album et à prendre des notes. Franz went to meet his wishes by telling him that all this noise was tiring him, and that he was determined to use the next day to review his album and take notes.

Au reste, Albert ne s’était pas trompé dans ses prévisions: le lendemain au soir Franz le vit entrer d’un seul bond dans sa chambre, secouant machinalement un carré de papier qu’il tenait par un de ses angles. Moreover, Albert was not mistaken in his predictions: the next evening Franz saw him enter his room with a single bound, shaking mechanically a square of paper which he held by one of its angles.

«Eh bien, dit-il, m’étais-je trompé? "Well," said he, "was I mistaken?

—Elle a répondu? -She answered? s’écria Franz.

—Lisez.» -Read."

Ce mot fut prononcé avec une intonation impossible à rendre. This word was pronounced with an intonation impossible to render. Franz prit le billet et lut: Franz took the note and read:

«Mardi soir, à sept heures, descendez de votre voiture en face de la via dei Pontefici, et suivez la paysanne romaine qui vous arrachera votre moccoletto. "On Tuesday evening, at seven o'clock, get off your car in front of via dei Pontefici, and follow the Roman peasant woman who will pull out your moccoletto. Lorsque vous arriverez sur la première marche de l’église de San-Giacomo, ayez soin, pour qu’elle puisse vous reconnaître, de nouer un ruban rose sur l’épaule de votre costume de paillasse. When you arrive on the first step of the church of San Giacomo, take care, so that she can recognize you, to tie a pink ribbon on the shoulder of your bench suit.

«D’ici là vous ne me verrez plus. "By then you will not see me anymore.

«Constance et discrétion.» "Consistency and discretion."

«Eh bien, dit-il à Franz, lorsque celui-ci eut terminé cette lecture, que pensez-vous de cela, cher ami? "Well," he said to Franz, when he had finished reading this, "what do you think of that, dear friend?"

—Mais je pense, répondit Franz, que la chose prend tout le caractère d’une aventure fort agréable. “But I think,” replied Franz, “that the thing takes on all the character of a very pleasant adventure.

—C’est mon avis aussi, dit Albert, et j’ai grand peur que vous n’alliez seul au bal du duc de Bracciano.» "That is my opinion too," said Albert, "and I am very afraid that you will go alone to the Duke of Bracciano's ball."

Franz et Albert avaient reçu le matin même chacun une invitation du célèbre banquier romain. Franz and Albert had received an invitation each morning from the famous Roman banker.

«Prenez garde, mon cher Albert, dit Franz, toute l’aristocratie sera chez le duc; et si votre belle inconnue est véritablement de l’aristocratie, elle ne pourra se dispenser d’y paraître. "Take care, my dear Albert," said Franz, "all the aristocracy will be with the duke; and if your beautiful stranger is really an aristocracy, she can not dispense with appearing there.

—Qu’elle y paraisse ou non, je maintiens mon opinion sur elle, continua Albert. "Whether it appears there or not, I maintain my opinion of her," continued Albert. Vous avez lu le billet? Did you read the post?

—Oui.

—Vous savez la pauvre éducation que reçoivent en Italie les femmes du mezzo cito?» -You know the poor education received in Italy by the women of the mezzo cito?

On appelle ainsi la bourgeoisie. This is called the bourgeoisie.

«Oui, répondit encore Franz. "Yes," Franz replied again.

—Eh bien, relisez ce billet, examinez l’écriture et cherchez-moi une faute ou de langue ou d’orthographe.» -Well, read this post again, examine the writing and look for a mistake or language or spelling.

En effet, l’écriture était charmante et l’orthographe irréprochable. Indeed, the handwriting was charming and the spelling flawless.

«Vous êtes prédestiné, dit Franz à Albert en lui rendant pour la seconde fois le billet. "You are predestined," said Franz to Albert, returning the note for the second time.

—Riez tant que vous voudrez, plaisantez tout à votre aise, reprit Albert, je suis amoureux. -Riez as you please, joke all at your ease, said Albert, I'm in love.

—Oh! mon Dieu! vous m’effrayez! you scare me! s’écria Franz, et je vois que non seulement j’irai seul au bal du duc de Bracciano, mais encore que je pourrais bien retourner seul à Florence. exclaimed Franz, and I see that not only will I go alone to the Duke de Bracciano's ball, but also that I may return to Florence alone.

—Le fait est que si mon inconnue est aussi aimable qu’elle est belle, je vous déclare que je me fixe à Rome pour six semaines au moins. "The fact is, if my stranger is as lovable as she is beautiful, I declare to you that I am staying in Rome for at least six weeks. J’adore Rome, et d’ailleurs j’ai toujours eu un goût marqué pour l’archéologie. I love Rome, and I've always had a taste for archeology.

—Allons, encore une rencontre ou deux comme celle-là, et je ne désespère pas de vous voir membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.» "Come on, one more meeting or two like this one, and I do not despair of seeing you a member of the Académie des Inscriptions et Belles-Lettres."

Sans doute Albert allait discuter sérieusement ses droits au fauteuil académique, mais on vint annoncer aux deux jeunes gens qu’ils étaient servis. No doubt Albert would seriously discuss his rights in the academic chair, but the two young men were told that they were being served. Or, l’amour chez Albert n’était nullement contraire à l’appétit. Now Albert's love was in no way contrary to the appetite. Il s’empressa donc, ainsi que son ami, de se mettre à table, quitte à reprendre la discussion après le dîner. He, like his friend, hastened to sit down to table, even if he wanted to resume the discussion after dinner.

Après le dîner, on annonça le comte de Monte-Cristo. Depuis deux jours les jeunes gens ne l’avaient pas aperçu. For two days the young men had not seen him. Une affaire, avait dit maître Pastrini, l’avait appelé à Civita-Vecchia. An affair, had Master Pastrini said, had called him to Civita-Vecchia. Il était parti la veille au soir, et se trouvait de retour depuis une heure seulement. He had gone the night before, and had been back for an hour.

Le comte fut charmant; soit qu’il s’observât, soit que l’occasion n’éveillât point chez lui les fibres acrimonieuses que certaines circonstances avaient déjà fait résonner deux ou trois fois dans ses amères paroles, il fut à peu près comme tout le monde. The count was charming; whether he observed himself or whether the occasion did not awaken in him the acrimonious fibers which certain circumstances had already resounded two or three times in his bitter words, he was almost like everyone else. Cet homme était pour Franz une véritable énigme. This man was a real enigma for Franz. Le comte ne pouvait douter que le jeune voyageur ne l’eût reconnu; et cependant, pas une seule parole, depuis leur nouvelle rencontre ne semblait indiquer dans sa bouche qu’il se rappelât l’avoir vu ailleurs. The count could not doubt that the young traveler would have recognized him; and yet, not a single word, since their new meeting seemed to indicate in his mouth that he remembered having seen it elsewhere. De son côté, quelque envie qu’eut Franz de faire allusion à leur première entrevue, la crainte d’être désagréable à un homme qui l’avait comblé, lui et son ami, de prévenances, le retenait; il continua donc de rester sur la même réserve que lui. For his part, Franz's desire to refer to their first interview, the fear of being disagreeable to a man who had filled him and his friend with attentions, held him back; he therefore continued to remain on the same reserve as himself.

Il avait appris que les deux amis avaient voulu faire prendre une loge dans le théâtre Argentina, et qu’il leur avait répondu que tout était loué. He had learned that the two friends had wanted to take a box in the Argentina theater, and that he had told them that everything was rented.

En conséquence, il leur apportait la clef de la sienne; du moins c’était le motif apparent de sa visite. Consequently, he brought them the key to his; at least that was the apparent reason for his visit.

Franz et Albert firent quelques difficultés, alléguant la crainte de l’en priver lui-même, mais le comte leur répondit qu’allant ce soir-là au théâtre Palli, sa loge au théâtre Argentina serait perdue s’ils n’en profitaient pas. Franz and Albert made some difficulties, alleging the fear of depriving him of it himself, but the count answered them that going that evening to the Palli theater, his box at the Argentina theater would be lost if they did not take advantage of it. .

Cette assurance détermina les deux amis à accepter.

Franz s’était peu à peu habitué à cette pâleur du comte qui l’avait si fort frappé la première fois qu’il l’avait vu. Franz had gradually grown used to the count's pallor which had struck him so strongly the first time he had seen him. Il ne pouvait s’empêcher de rendre justice à la beauté de sa tête sévère, dont la pâleur était le seul défaut ou peut-être la principale qualité. He couldn't help but do justice to the beauty of her stern head, whose pallor was the only flaw or perhaps the main quality. Véritable héros de Byron, Franz ne pouvait, nous ne dirons pas le voir, mais seulement songer à lui sans qu’il se représentât ce visage sombre sur les épaules de Manfred ou sous la toque de Lara. True Byron's hero, Franz could not, we will not say, to see him, but only to think of him without his representing that dark face on the shoulders of Manfred or under Lara's hat. Il avait ce pli du front qui indique la présence incessante d’une pensée amère, il avait ces yeux ardents qui lisent au plus profond des âmes; il avait cette lèvre hautaine et moqueuse qui donne aux paroles qui s’en échappent ce caractère particulier qui fait qu’elles se gravent profondément dans la mémoire de ceux qui les écoutent. He had that crease in his forehead which indicates the incessant presence of a bitter thought, he had those ardent eyes which read the depths of souls; he had that haughty and mocking lip which gives the words that escape them that particular character which makes them engrave themselves deeply in the memory of those who listen to them.

Le comte n’était plus jeune; il avait quarante ans au moins, et cependant on comprenait à merveille qu’il était fait pour l’emporter sur les jeunes gens avec lesquels il se trouverait. The count was no longer young; he was at least forty years old, and yet it was perfectly understood that he was made to prevail over the young men with whom he would find himself. En réalité, c’est que, par une dernière ressemblance avec les héros fantastiques du poète anglais, le comte semblait avoir le don de la fascination. In reality it is because, by a last resemblance to the fantastic heroes of the English poet, the count seemed to have the gift of fascination.

Albert ne tarissait pas sur le bonheur que lui et Franz avaient eu de rencontrer un pareil homme. Albert did not hesitate on the happiness that he and Franz had had to meet such a man. Franz était moins enthousiaste, et cependant il subissait l’influence qu’exerce tout homme supérieur sur l’esprit de ceux qui l’entourent. Franz was less enthusiastic, and yet he was subject to the influence exercised by every superior man on the minds of those around him.

Il pensait à ce projet qu’avait déjà deux ou trois fois manifesté le comte d’aller à Paris, et il ne doutait pas qu’avec son caractère excentrique, son visage caractérisé et sa fortune colossale le comte n’y produisit le plus grand effet. He thought of this project, which had already been manifested two or three times before the Count went to Paris, and he did not doubt that, with his eccentric character, his characteristic face, and his colossal fortune, the count produced the greatest effect.

Et cependant il ne désirait pas se trouver à Paris quand il y viendrait. And yet he did not wish to be in Paris when he came there.

La soirée se passa comme les soirées se passent d’habitude au théâtre en Italie, non pas à écouter les chanteurs, mais à faire des visites et à causer. The evening passed as evenings are usually spent at the theater in Italy, not listening to the singers, but visiting and chatting. La comtesse G... voulait ramener la conversation sur le comte, mais Franz lui annonça qu’il avait quelque chose de beaucoup plus nouveau à lui apprendre, et, malgré les démonstrations de fausse modestie auxquelles se livra Albert, il raconta à la comtesse le grand événement qui, depuis trois jours, formait l’objet de la préoccupation des deux amis. The Countess G ... wanted to bring the conversation back to the Count, but Franz told her that he had something much newer to teach her, and, despite Albert's demonstrations of false modesty, he told the Countess the great event which, for three days, had been the object of the preoccupation of the two friends.

Comme ces intrigues ne sont pas rares en Italie, du moins s’il faut en croire les voyageurs, la comtesse ne fit pas le moins du monde l’incrédule, et félicita Albert sur les commencements d’une aventure qui promettait de se terminer d’une façon si satisfaisante. As these intrigues are not uncommon in Italy, at least if we must believe the travelers, the Countess did not in the least incredulous, and congratulated Albert on the beginnings of an adventure that promised to end a way so satisfactory.

On se quitta en se promettant de se retrouver au bal du duc de Bracciano, auquel Rome entière était invitée. We left each other, promising to meet at the Duke de Bracciano's ball, to which all Rome was invited.

La dame au bouquet tint sa promesse: ni le lendemain ni le surlendemain elle ne donna à Albert signe d’existence. The lady with the bouquet kept her promise: neither the next day nor the day after she gave Albert a sign of existence.

Enfin arriva le mardi, le dernier et le plus bruyant des jours du carnaval. Finally came Tuesday, the last and loudest carnival day. Le mardi, les théâtres s’ouvrent à dix heures du matin; car, passé huit heures du soir, on entre dans le carême. On Tuesdays theaters open at ten o'clock in the morning; for, after eight o'clock in the evening, we enter Lent. Le mardi, tout ce qui, faute de temps, d’argent ou d’enthousiasme, n’a pas pris part encore aux fêtes précédentes, se mêle à la bacchanale, se laisse entraîner par l’orgie, et apporte sa part de bruit et de mouvement au mouvement et au bruit général. On Tuesday, all who, for lack of time, money or enthusiasm, have not yet taken part in the previous festivals, join in the bacchanal, let themselves be carried away by the orgy, and bring their share of noise. and movement to movement and general noise.

Depuis deux heures jusqu’à cinq heures, Franz et Albert suivirent la file, échangeant des poignées de confetti avec les voitures de la file opposée et les piétons qui circulaient entre les pieds des chevaux, entre les roues des carrosses, sans qu’il survînt au milieu de cette affreuse cohue un seul accident, une seule dispute, une seule rixe. From two o'clock until five o'clock, Franz and Albert followed the line, exchanging confetti handles with the cars of the opposite row, and the pedestrians which were circulating between the feet of the horses, between the wheels of the carriages, without it occurring. in the midst of this frightful rush a single accident, a single dispute, a single brawl. Les Italiens sont le peuple par excellence sous ce rapport. The Italians are the people par excellence in this respect. Les fêtes sont pour eux de véritables fêtes. Holidays are a real holiday for them. L’auteur de cette histoire, qui a habité l’Italie cinq ou six ans, ne se rappelle pas avoir jamais vu une solennité troublée par un seul de ces événements qui servent toujours de corollaire aux nôtres. The author of this story, who has lived in Italy for five or six years, does not remember having ever seen a solemnity troubled by one of those events which always corollary to ours.

Albert triomphait dans son costume de paillasse. Albert triumphed in his mattress costume. Il avait sur l’épaule un nœud de ruban rose dont les extrémités lui tombaient jusqu’aux jarrets. He had on his shoulder a knot of pink ribbon, the ends of which fell to his hocks. Pour n’amener aucune confusion entre lui et Franz celui-ci avait conservé son costume de paysan romain. To avoid confusion between him and Franz, the latter had kept his Roman peasant costume.

Plus la journée s’avançait, plus le tumulte devenait grand; il n’y avait pas sur tous ces pavés, dans toutes ces voitures, à toutes ces fenêtres, une bouche qui restât muette, un bras qui demeurât oisif, c’était véritablement un orage humain composé d’un tonnerre de cris et d’une grêle de dragées, de bouquets, d’œufs, d’oranges, de fleurs. As the day progressed, the tumult became greater; On all these pavements, in all these cars, on all these windows, there was not a mouth that remained silent, an arm that remained idle, it was truly a human storm composed of a thunder of cries and a hail of dragees, bouquets, eggs, oranges, flowers.

À trois heures, le bruit de boîtes tirées à la fois sur la place du Peuple et au palais de Venise, perçant à grand-peine cet horrible tumulte, annonça que les courses allaient commencer. At three o'clock, the sound of boxes drawn at once on the Place du Peuple and at the Palais de Venise, piercing with difficulty this horrible tumult, announced that the races would begin.

Les courses, comme les moccoli, sont un des épisodes particuliers des derniers jours du carnaval. The races, like the moccoli, are one of the particular episodes of the last days of the carnival. Au bruit de ces boîtes, les voitures rompirent à l’instant même leurs rangs et se réfugièrent chacune dans la rue transversale la plus proche de l’endroit où elles se trouvaient. At the sound of these boxes, the cars immediately broke their ranks and each took refuge in the cross street closest to where they were.

Toutes ces évolutions se font, au reste, avec une inconcevable adresse et une merveilleuse rapidité, et cela sans que la police se préoccupe le moins du monde d’assigner à chacun son poste ou de tracer à chacun sa route. All these evolutions are, moreover, with an inconceivable address and a marvelous speed, and this without the police cares the least in the world to assign to each one's post or to trace to each his way.

Les piétons se collèrent contre les palais, puis on entendit un grand bruit de chevaux et de fourreaux de sabre. Pedestrians stuck to the palaces, then a great noise of horses and sword-holsters was heard.

Une escouade de carabiniers sur quinze de front parcourait au galop et dans toute sa largeur la rue du Cours, qu’elle balayait pour faire place aux barberi. A squad of fifteen riflemen on the front rode at full gallop along Cours Street, which she swept to make way for the barberi. Lorsque l’escouade arriva au palais de Venise, le retentissement d’une autre batterie de boîtes annonça que la rue était libre. When the squad arrived at the palace of Venice, the sound of another battery of boxes announced that the street was free.

Presque aussitôt, au milieu d’une clameur immense, universelle, inouïe, on vit passer comme des ombres sept ou huit chevaux excités par les clameurs de trois cent mille personnes et par les châtaignes de fer qui leur bondissent sur le dos; puis le canon du château Saint-Ange tira trois coups: c’était pour annoncer que le numéro trois avait gagné. Almost immediately, in the midst of an immense, universal, unheard-of clamor, seven or eight horses, excited by the clamors of three hundred thousand persons, and the iron chestnuts which bound them on their backs, passed like shadows; then the cannon of Castel Sant'Angelo fired three rounds, to announce that the number three had won.

Aussitôt sans autre signal que celui-là, les voitures se remirent en mouvement, refluant vers le Corso, débordant par toutes les rues comme des torrents un instant contenus qui se rejettent tous ensemble dans le lit du fleuve qu’ils alimentent, et le flot immense reprit, plus rapide que jamais, son cours entre les deux rives de granit. As soon as there was no other signal than this one, the cars began to move again, flowing back to the Corso, overflowing through all the streets like torrents for a moment contained, all throwing themselves together in the bed of the river they feed, and the flow of immense, faster than ever, his course between the two shores of granite.

Seulement un nouvel élément de bruit et de mouvement s’était encore mêlé à cette foule: les marchands de moccoli venaient d’entrer en scène. Only a new element of noise and movement had again mingled with this crowd: the moccoli merchants had just entered the scene.

Les moccoli ou moccoletti sont des bougies qui varient de grosseur, depuis le cierge pascal jusqu’au rat de cave, et qui éveillent chez les acteurs de la grande scène qui termine le carnaval romain deux préoccupations opposées: The moccoli or moccoletti are candles that vary in size, from the paschal candle to the cellar rat, and awaken in the actors of the great scene that ends the Roman carnival two opposing concerns:

1º Celle de conserver allumé son moccoletto; 1 ° That of keeping your moccoletto on;

2º Celle d’éteindre le moccoletto des autres. 2º That of extinguishing the moccoletto of others.

Il en est du moccoletto comme de la vie: l’homme n’a encore trouvé qu’un moyen de la transmettre; et ce moyen il le tient de Dieu. The moccoletto is like life: man has only found one means of transmitting it; and this means he holds it from God.

Mais il a découvert mille moyens de l’ôter; il est vrai que pour cette suprême opération le diable lui est quelque peu venu en aide. But he discovered a thousand ways to remove it; it is true that for this supreme operation the devil has come to him somewhat.

Le moccoletto s’allume en l’approchant d’une lumière quelconque. The moccoletto lights up when approaching any light.

Mais qui décrira les mille moyens inventés pour éteindre le moccoletto, les soufflets gigantesques, les éteignoirs monstres, les éventails surhumains? But who will describe the thousand means invented to extinguish the moccoletto, the gigantic bellows, the monster sniffers, the superhuman fans?

Chacun se hâta donc d’acheter des moccoletti, Franz et Albert comme les autres. Everyone hastened to buy moccoletti, Franz and Albert like the others.

La nuit s’approchait rapidement; et déjà, au cri de:  Moccoli ! The night was fast approaching; and already, at the cry of: Moccoli! répété par les voix stridentes d’un millier d’industriels, deux ou trois étoiles commencèrent à briller au-dessus de la foule. repeated by the shrill voices of a thousand industrialists, two or three stars began to shine above the crowd. Ce fut comme un signal. It was like a signal.

Au bout de dix minutes, cinquante mille lumières scintillèrent descendant du palais de Venise à la place du Peuple, et remontant de la place du Peuple au palais de Venise. After ten minutes, fifty thousand lights twinkled descending from the Palace of Venice to the People's Square, and ascending from the People's Square to the Palace of Venice.

On eût dit la fête des feux follets. It looked like the feast of will-o'-the-wisps.

On ne peut se faire une idée de cet aspect si on ne l’a pas vu. We can not get an idea of ​​this aspect if we did not see it.

Supposez toutes les étoiles se détachant du ciel et venant se mêler sur la terre à une danse insensée. Suppose all the stars stand out from the sky and come to mingle on earth to a senseless dance.

Le tout accompagné de cris comme jamais oreille humaine n’en a entendu sur le reste de la surface du globe. The whole accompanied by shouts as never human ear has heard on the rest of the surface of the globe.

C’est en ce moment surtout qu’il n’y a plus de distinction sociale. It is at this moment especially that there is no longer any social distinction. Le facchino s’attache au prince, le prince au Transtévère, le Transtévère au bourgeois chacun soufflant, éteignant, rallumant. The facchino attaches itself to the prince, the prince to the Trastevere, the Trastevere to the bourgeois each blowing, extinguishing, rekindling. Si le vieil Éole apparaissait en ce moment, il serait proclamé roi des moccoli, et Aquilon héritier présomptif de la couronne. If the old Eole appeared at this moment, he would be proclaimed king of moccoli, and Aquilon heir apparent of the crown.

Cette course folle et flamboyante dura deux heures à peu près; la rue du Cours était éclairée comme en plein jour, on distinguait les traits des spectateurs jusqu’au troisième et quatrième étage. This mad and flaming race lasted about two hours; the Rue du Cours was lit up as in broad daylight, the spectator's features were visible up to the third and fourth floors.

De cinq minutes en cinq minutes Albert tirait sa montre; enfin elle marqua sept heures. From five minutes to five minutes Albert pulled out his watch; finally it marked seven o'clock.

Les deux amis se trouvaient justement à la hauteur de la via dei Pontefici; Albert sauta à bas de la calèche, son moccoletto à la main.

Deux ou trois masques voulurent s’approcher de lui pour l’éteindre ou le lui arracher, mais, en habile boxeur, Albert les envoya les uns après les autres rouler à dix pas de lui en continuant sa course vers l’église de San-Giacomo. Two or three masks wanted to come near him to extinguish him or tear him away, but, as a skilful boxer, Albert sent them one after the other to walk ten paces from him, continuing his course towards the church of St. Giacomo.

Les degrés étaient chargés de curieux et de masques qui luttaient à qui s’arracherait le flambeau des mains. The degrees were laden with curious and masks who struggled to tear off the torch of hands. Franz suivait des yeux Albert, et le vit mettre le pied sur la première marche; puis presque aussitôt un masque, portant le costume bien connu de la paysanne au bouquet, allongea le bras, et, sans que cette fois il fît aucune résistance, lui enleva le moccoletto. Franz followed Albert's eyes, and saw him put his foot on the first step; then almost immediately a mask, wearing the well-known costume of the peasant girl, stretched out her arm, and, this time without any resistance, removed the moccoletto.

Franz était trop loin pour entendre les paroles qu’ils échangèrent, mais sans doute elles n’eurent rien d’hostile, car il vit s’éloigner Albert et la paysanne bras dessus, bras dessous. Franz was too far away to hear the words they exchanged, but no doubt they had nothing hostile about them, for he saw Albert and the peasant move away arm in arm.

Quelque temps il les suivit au milieu de la foule, mais à la via Macello il les perdit de vue. For some time he followed them in the middle of the crowd, but in Via Macello he lost sight of them.

Tout à coup le son de la cloche qui donne le signal de la clôture du carnaval retentit, et au même instant tous les moccoli s’éteignirent comme par enchantement. Suddenly the sound of the bell which gives the signal for the closing of the carnival sounded, and at the same moment all the moccoli were extinguished as if by magic. On eût dit qu’une seule et immense bouffée de vent avait tout anéanti. One would have said that a single and immense puff of wind had destroyed everything.

Franz se trouva dans l’obscurité la plus profonde. Franz found himself in the deepest darkness.

Du même coup tous les cris cessèrent, comme si le souffle puissant qui avait emporté les lumières emportait en même temps le bruit. At the same time all the cries ceased, as if the powerful breath that had carried away the lights carried away the noise at the same time.

On n’entendit plus que le roulement des carrosses qui ramenaient les masques chez eux; on ne vit plus que les rares lumières qui brillaient derrière les fenêtres. Nothing was heard but the rolling of the coaches bringing the masks home; we saw only the rare lights that shone behind the windows.

Le carnaval était fini. The carnival was over.