IV. — Le chef des ennemis (2)
Non seulement il saurait la façon dont ses adversaires utilisaient ces petites ouvertures, en apparence inutilisables, puisqu'on ne pouvait par là atteindre aux verrous supérieurs, mais il saurait qui étaient ces adversaires si ingénieux, si actifs, en face desquels il se retrouvait de manière inévitable.
Un incident le contraria. Le soir, Daubrecq, qui déjà au dîner s'était plaint de fatigue, revint à dix heures et, par extraordinaire, poussa, dans le vestibule, les verrous de la porte du jardin. En ce cas, comment « les autres » pourraient-ils mettre leurs projets à exécution et parvenir à la chambre de Daubrecq ?
Daubrecq ayant éteint la lumière, Lupin patienta encore une heure, puis, à tout hasard, il installa son échelle de corde, et ensuite il prit son poste au palier du deuxième.
Il n'eut pas à se morfondre. Une heure plus tôt que la veille, on essaya d'ouvrir la porte du vestibule. La tentative ayant échoué, il s'écoula quelques minutes de silence absolu. Et Lupin croyait déjà que l'on avait renoncé quand il tressaillit. Sans que le moindre grincement eût effleuré le silence, quelqu'un avait passé. Il ne l'eût pas su, tellement le pas de cet être était assourdi par le tapis de l'escalier, si la rampe que, lui-même, il tenait en main, n'avait pas frémi. On montait.
Et, à mesure que l'on montait, une impression de malaise envahissait Lupin : il n'entendait pas davantage. À cause de la rampe, il était sûr qu'un être s'avançait, et il pouvait compter par chacune des trépidations le nombre des marches escaladées, mais aucun autre indice ne lui donnait cette sensation obscure de la présence que l'on éprouve à distinguer des gestes qu'on ne voit pas, à percevoir des bruits que l'on n'entend point. Dans l'ombre pourtant, une ombre plus noire aurait dû se former, et quelque chose eût dû, tout au moins, modifier la qualité du silence. Non, c'était à croire qu'il n'y avait personne.
Et Lupin, malgré lui et contre le témoignage même de sa raison, en arrivait à le croire, car la rampe ne bougeait plus, et il se pouvait qu'il eût été le jouet d'une illusion.
Et cela dura longtemps. Il hésitait, ne sachant que faire, ne sachant que supposer. Mais un détail bizarre le frappa. Une pendule venait de sonner deux heures. À son tintement, il avait reconnu la pendule de Daubrecq. Or, ce tintement avait été celui d'une pendule dont on n'est pas séparé par l'obstacle d'une porte.
Vivement Lupin descendit et s'approcha de la porte. Elle était fermée, mais il y avait un vide à gauche, en bas, un vide laissé par l'enlèvement du petit panneau.
Il écouta. Daubrecq se retournait à ce moment dans son lit, et sa respiration reprit, un peu rauque. Et Lupin, très nettement, entendit que l'on froissait des vêtements. Sans aucun doute l'être était là, qui cherchait, qui fouillait les habits déposés par Daubrecq auprès de son lit.
— Cette fois, pensa Lupin, je crois que l'affaire va s'éclaircir un peu. Mais fichtre ! comment le bougre a-t-il pu s'introduire ? A-t-il réussi à retirer les verrous et à entrouvrir la porte ?… Mais alors pourquoi aurait-il commis l'imprudence de la refermer ?
Pas une seconde — anomalie curieuse chez un homme comme Lupin et qui ne s'explique que par la sorte de malaise que provoquait en lui cette aventure — pas une seconde il ne soupçonna la vérité fort simple qui allait se révéler à lui. Ayant continué de descendre, il s'accroupit sur une des premières marches au bas de l'escalier et se plaça ainsi entre la porte de Daubrecq et celle du vestibule, chemin inévitable que devait suivre l'ennemi de Daubrecq pour rejoindre ses complices.
Avec quelle anxiété interrogeait-il les ténèbres ! Cet ennemi de Daubrecq, qui se trouvait également son adversaire à lui, il était sur le point de le démasquer ! Il se mettait en travers de ses projets ! Et, le butin dérobé à Daubrecq, il le reprenait à son tour, tandis que Daubrecq dormait et que les complices, tapis derrière la porte du vestibule ou derrière la grille du jardin, attendaient vainement le retour de leur chef.
Et ce retour se produisit. Lupin en fut informé à nouveau par l'ébranlement de la rampe. Et de nouveau, les nerfs tendus, les sens exaspérés, il tâcha de discerner l'être mystérieux qui venait vers lui. Il l'avisa soudain à quelques mètres de distance. Lui-même, caché dans un renfoncement plus ténébreux, ne pouvait être découvert. Et ce qu'il voyait — de quelle façon confuse ! — avançait de marche en marche avec des précautions infinies et en s'accrochant aux barreaux de la rampe.
— À qui diantre ai-je affaire ? se dit Lupin, dont le cœur battait.
Le dénouement se précipita. Un geste imprudent de sa part avait été surpris par l'inconnu, qui s'arrêta net. Lupin eut peur d'un recul, d'une fuite. Il sauta sur l'adversaire et fut stupéfait de ne rencontrer que le vide et de se heurter à la rampe sans avoir saisi la forme noire qu'il voyait. Mais aussitôt il s'élança, traversa la moitié du vestibule et rattrapa l'adversaire au moment où celui-ci arrivait à la porte du jardin.
Il y eut un cri de terreur, auquel d'autres cris répondirent de l'autre côté de la porte.
— Ah ! Crebleu ! Qu'est-ce que c'est que ça ? murmura Lupin dont les bras invincibles s'étaient refermés sur une toute petite chose tremblante et gémissante.
Comprenant soudain, il fut effaré et resta un moment immobile, indécis sur ce qu'il allait faire avec la proie conquise. Mais les autres s'agitaient derrière la porte et s'exclamaient. Alors, craignant le réveil de Daubrecq, il glissa la petite chose sous son veston, contre sa poitrine, empêcha les cris avec son mouchoir roulé en tampon, et remonta hâtivement les trois étages.
— Tiens, dit-il à Victoire, qui se réveilla en sursaut, je t'amène le chef indomptable de nos ennemis, l'hercule de la bande. As-tu un biberon ?
Il déposa sur le fauteuil un enfant de six à sept ans, menu dans son jersey gris, coiffé d'une calotte de laine tricotée, et dont l'adorable visage tout pâle, aux yeux épouvantés, était tout sillonné de larmes.
— Où as-tu ramassé ça ? fit Victoire, ahurie.
— Au bas de l'escalier et sortant de la chambre de Daubrecq, répondit Lupin, qui tâtait vainement le jersey dans l'espoir que l'enfant aurait apporté de cette chambre un butin quelconque.
Victoire s'apitoya.
— Le pauvre petit ange ! Regarde… il se retient de crier… Jésus, Marie ! il a des mains, c'est des glaçons ! N'aie pas peur, fiston, on ne te fera pas de mal… le monsieur n'est pas méchant.
— Non, dit Lupin, pas méchant pour deux sous, le monsieur, mais il y a un autre monsieur, très méchant qui va se réveiller si tu continues à faire du boucan comme cela, à la porte du vestibule. Tu les entends, Victoire ?
— Qui est-ce ?
— Les satellites de notre jeune hercule, la bande du chef indomptable.
— Alors ? balbutia Victoire, déjà bouleversée.
— Alors comme je ne veux pas être pris au piège, je commence par ficher le camp. Tu viens, Hercule ?
Il roula l'enfant dans une couverture de laine, de manière à ce que la tête dépassât, le bâillonna aussi soigneusement que possible, et le fit attacher par Victoire sur ses épaules.
— Tu vois, Hercule, on rigole. T'en trouveras des messieurs qui jouent au bon vinaigre à trois heures du matin. Allons, ouste, prenons notre vol. T'as pas le vertige ?
Il enjamba le rebord de la fenêtre et mit le pied sur un des barreaux de l'échelle. En une minute, il arrivait au jardin.
Il n'avait pas cessé d'entendre, et il entendait plus nettement encore, les coups que l'on frappait à la porte du vestibule. Il était stupéfiant que Daubrecq ne fût pas réveillé par un tumulte aussi violent.
— Si je n'y mets bon ordre, ils vont tout gâter, se dit Lupin.
S'arrêtant à l'angle de l'hôtel, invisible dans la nuit, il mesura la distance qui le séparait de la grille. Cette grille était ouverte. À sa droite il voyait le perron, au haut duquel les gens s'agitaient ; à sa gauche le pavillon de la concierge.
Cette femme avait quitté sa loge, et, debout près du perron, suppliait les gens.
— Mais taisez-vous donc ! taisez-vous donc ! il va venir.
— Ah ! parfait, se dit Lupin, la bonne femme est aussi la complice de ceux-là. Bigre, elle cumule.
Il s'élança vers elle, et l'empoignant par le cou, lui jeta :
— Va les avertir que j'ai l'enfant… Qu'ils viennent le reprendre chez moi, rue Chateaubriand.
Un peu plus loin, sur l'avenue, il y avait un taxi que Lupin supposa retenu par la bande. D'autorité, et comme s'il eût été un des complices, il monta dans la voiture, et se fit conduire chez lui.
— Eh bien, dit-il à l'enfant, on n'a pas été trop secoué ?… Si l'on se reposait un peu sur le dodo du monsieur ?
Comme son domestique, Achille, dormait, lui-même il installa le petit et le caressa gentiment.
L'enfant semblait engourdi. Sa pauvre figure était comme pétrifiée dans une expansion rigide, où il y avait à la fois de la peur et la volonté de ne pas avoir peur, l'envie de pousser des cris et un effort pitoyable pour n'en point pousser.
— Pleure, mon mignon, dit Lupin, ça te fera du bien de pleurer.
L'enfant ne pleura pas, mais la voix était si douce et si bienveillante qu'il se détendait, et, dans ses yeux plus calmes, dans sa bouche moins convulsée, Lupin, qui l'examinait profondément, retrouva quelque chose qu'il connaissait déjà, une ressemblance indubitable.
Cela encore lui fut une confirmation de certains faits qu'il soupçonnait et qui s'enchaînaient les uns aux autres dans son esprit.
En vérité, s'il ne se trompait pas, la situation changeait singulièrement, et il n'était pas loin de prendre la direction des événements. Dès lors…
Un coup de sonnette, et deux autres aussitôt, brusques.
— Tiens, dit Lupin à l'enfant, c'est ta maman qui vient te chercher. Ne bouge pas.
Il courut à la porte et l'ouvrit.
Une femme entra, comme une folle.
— Mon fils ! s'exclama-t-elle… mon fils, où est-il ?
— Dans ma chambre, dit Lupin.
Sans en demander davantage, montrant ainsi que le chemin lui était connu, elle se précipita dans la chambre.
— La jeune femme aux cheveux gris, murmura Lupin, l'amie et l'ennemie de Daubrecq, c'est bien ce que je pensais.
Il s'approcha de la fenêtre et souleva le rideau. Deux hommes arpentaient le trottoir, en face : Grognard et Le Ballu.
— Et ils ne se cachent même pas, ajouta-t-il. C'est bon signe. Ils considèrent qu'il faut obéir au patron. Reste la jolie dame aux cheveux gris. Ce sera plus difficile. À nous deux, la maman !
Il trouva la mère et le fils enlacés, et la mère tout inquiète, les yeux mouillés de larmes, qui disait :
— Tu n'as pas de mal ? tu es sûr ? Oh ! comme tu as dû avoir peur, mon petit Jacques !
— Un rude petit bonhomme, déclara Lupin.
Elle ne répondit pas, elle palpait le jersey de l'enfant, comme Lupin l'avait fait, sans doute pour voir s'il avait réussi dans sa mission nocturne, et elle l'interrogea tout bas.
— Non, maman… je t'assure que non, dit l'enfant.
Elle l'embrassa doucement et le câlina contre elle, si bien que l'enfant, exténué de fatigue et d'émotion, ne tarda pas à s'endormir. Elle demeura longtemps encore penchée sur lui. Elle-même semblait très lasse et désireuse de repos.
Lupin ne troubla pas sa méditation. Il la regardait anxieusement, avec une attention dont elle ne pouvait pas s'apercevoir, et il nota le cerne plus large de ses paupières et la marque plus précise de ses rides. Pourtant il la trouva plus belle qu'il ne le croyait, de cette beauté émouvante que donne l'habitude de souffrir à certaines figures plus humaines, plus sensibles que d'autres.
Elle eut une expression si triste que, dans un élan de sympathie instinctive, il s'approcha d'elle et lui dit :
— Je ne sais pas quels sont vos projets, mais quels qu'ils soient, vous avez besoin de secours. Seule, vous ne pouvez pas réussir.
— Je ne suis pas seule.
— Ces deux hommes qui sont là ? Je les connais. Ils ne comptent pas. Je vous en supplie, usez de moi.