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MAUPASSANT, Guy De – Pierre Et Jean, Préface – Le Roman

Préface – Le Roman

Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit. Tout au contraire les idées que je vais essayer de faire comprendre entraîneraient plutôt la critique du genre d'étude psychologique que j'ai entrepris dans Pierre et Jean.

Je veux m'occuper du Roman en général.

Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé par les mêmes critiques, chaque fois que paraît un livre nouveau.

Au milieu de phrases élogieuses, je trouve régulièrement celle-ci, sous les mêmes plumes :

« Le plus grand défaut de cette œuvre, c'est qu'elle n'est pas un roman à proprement parler. On pourrait répondre par le même argument :

« Le plus grand défaut de l'écrivain qui me fait l'honneur de me juger, c'est qu'il n'est pas un critique. Quels sont en effet les caractères essentiels du critique ?

Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sans idées d'école, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne, distingue et explique toutes les tendances les plus opposées, les tempéraments les plus contraires, et admette les recherches d'art les plus diverses.

Or, le critique qui, après Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Werther, Les Affinités électives, Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, Les Trois Mousquetaires, Mauprat, Le Père Goriot, La Cousine Bette, Colomba, Le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, L'Assommoir, Sapho, etc., ose encore écrire : « Ceci est un roman et cela n'en est pas un », me paraît doué d'une perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.

Généralement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins vraisemblable, arrangée à la façon d'une pièce de théâtre en trois actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le troisième le dénouement.

Cette manière de composer est absolument admissible à la condition qu'on acceptera également toutes les autres.

Existe-t-il des règles pour faire un roman, en dehors desquelles une histoire écrite devrait porter un autre nom ?

Si Don Quichotte est un roman, Le Rouge et le Noir en est-il un autre ? Si Monte-Cristo est un roman, L'Assommoir en est-il un ? Peut-on établir une comparaison entre Les Affinités électives de Goethe, Les Trois Mousquetaires de Dumas, Madame Bovary de Flaubert, M. de Camors de M. Feuillet et Germinal de E. Zola ? Laquelle de ces œuvres est un roman ?

Quelles sont ces fameuses règles ? D'où viennent-elles ? Qui les a établies ? En vertu de quel principe, de quelle autorité et de quels raisonnements ?

Il semble cependant que ces critiques savent d'une façon certaine, indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un autre qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement que, sans être des producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu'ils rejettent, à la façon des romanciers eux-mêmes, toutes les œuvres conçues et exécutées en dehors de leur esthétique.

Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autant que possible les jeunes gens à tenter des voies nouvelles.

Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer, c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le critique qui prétend définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en fait d'après les romans qu'il aime, et établir certaines règles invariables de composition, luttera toujours contre un tempérament d'artiste apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances, sans préférences, sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprécier que la valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour qu'il puisse découvrir et vanter les livres mêmes qu'il n'aime pas comme homme et qu'il doit comprendre comme juge.

Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'où il résulte qu'ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu'ils nous complimentent sans réserve et sans mesure.

Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à son goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de bien écrit l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.

En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient :

– Consolez-moi.

– Amusez-moi.

– Attristez-moi.

– Attendrissez-moi.

– Faites-moi rêver.

– Faites-moi rire.

– Faites-moi frémir.

– Faites-moi pleurer.

– Faites-moi penser.

Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste :

« Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament. L'artiste essaie, réussit ou échoue.

Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de l'effort ; et il n'a pas le droit de se préoccuper des tendances.

Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours le répéter.

Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision décornée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ou superbe de la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.

Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d'art si différentes et juger les œuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de leur valeur artistique en acceptant a priori les idées générales d'où elles sont nées.

Contester le droit d'un écrivain de faire une œuvre poétique ou une œuvre réaliste, c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament, récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l'œil et de l'intelligence que la nature lui a donnés.

Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé de telle ou telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre.

Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il lui plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement exaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui que son rêve est médiocre, banal, pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi la vérité dans la vie diffère de la vérité dans son livre.

Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer des procédés de composition absolument opposés.

Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance manipuler les événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l'intérêt, et terminant si complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.

Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d'événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. À force d'avoir vu et médité il regarde l'univers, les choses, les faits et les hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette vision personnelle du monde qu'il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l'a été lui-même par le spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son œuvre d'une manière si adroite, si dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il soit impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.

Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques.

L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit des petits faits constants d'où se dégagera le sens définitif de l'œuvre. S'il fait tenir dans trois cents pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous les êtres qui l'ont entourée, sa signification particulière et bien caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble.

On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente de l'ancien procédé visible à tous les yeux, déroute souvent les critiques, et qu'ils ne découvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque invisibles, employés par certains artistes modernes à la place de la ficelle unique qui avait nom : l'Intrigue.

En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de la vie, les états aigus de l'âme et du cœur, le Romancier d'aujourd'hui écrit l'histoire du cœur, de l'âme et de l'intelligence à l'état normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à-dire l'émotion de la simple réalité, et pour dégager l'enseignement artistique qu'il en veut tirer, c'est-à-dire la révélation de ce qu'est véritablement l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits d'une vérité irrécusable et constante.

Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée par ces mots : « Rien que la vérité et toute la vérité. Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.

Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d'incidents insignifiants qui emplissent notre existence.

Un choix s'impose donc, – ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité.

La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers.

Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l'à-côté.

Un exemple entre mille :

Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considérable sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête d'un personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture, au milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut faire la part de l'accident ?

La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L'art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu'on veut montrer.

Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.

J'en conclus que les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des Illusionnistes.

Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de vérités qu'il y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent les instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre race.

Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a appris et dont il peut disposer.

Illusion du beau qui est une convention humaine ! Illusion du laid qui est une opinion changeante ! Illusion du vrai jamais immuable ! Illusion de l'ignoble qui attire tant d'êtres ! Les grands artistes sont ceux qui imposent à l'humanité leur illusion particulière.

Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacune d'elles est simplement l'expression généralisée d'un tempérament qui s'analyse.

Il en est deux surtout qu'on a souvent discutées en les opposant l'une à l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre : celle du roman d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l'analyse demandent que l'écrivain s'attache à indiquer les moindres évolutions d'un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui déterminent nos actions, en n'accordant au fait lui-même qu'une importance très secondaire. Il est le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte du roman. Il faudrait donc, d'après eux, écrire ces œuvres précises et rêvées où l'imagination se confond avec l'observation, à la manière d'un philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner toutes les réactions de l'âme agissant sous l'impulsion des intérêts, des passions ou des instincts.

Les partisans de l'objectivité (quel vilain mot !) prétendant au contraire, nous donner la représentation exacte de ce qui a lieu dans la vie, évitent avec soin toute explication compliquée, toute dissertation sur les motifs, et se bornent à faire passer sous nos yeux les personnages et les événements.

Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle est cachée en réalité sous les faits dans l'existence.

Le roman conçu de cette manière y gagne de l'intérêt, du mouvement dans le récit, de la couleur, de la vie remuante.

Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état d'esprit d'un personnage, les écrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet état d'âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation déterminée. Et ils le font se conduire de telle manière, d'un bout à l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensées, de toutes ses volontés ou de toutes ses hésitations. Ils cachent donc la psychologie au lieu de l'étaler, ils en font la carcasse de l'œuvre, comme l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui fait notre portrait ne montre pas notre squelette.

Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagne en sincérité. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels ils obéissent.

Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d'observer les hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactement pour prévoir leur manière d'être dans presque toutes les circonstances, si nous pouvons dire avec précision : « Tel homme de tel tempérament, dans tel cas, fera ceci », il ne s'ensuit point que nous puissions déterminer, une à une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée qui n'est pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne sont pas pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents des nôtres.

Quel que soit le génie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter assez complètement dans l'âme et dans le corps d'un gaillard exubérant, sensuel, violent, soulevé par tous les désirs et même par tous les vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les plus intimes de cet être si différent, alors même qu'il peut fort bien prévoir et raconter tous les actes de sa vie.

En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se substituer à tous ses personnages dans les différentes situations où il les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont les seuls intermédiaires entre la vie extérieure et nous, qui nous imposent leurs perceptions, déterminent notre sensibilité, créent en nous une âme essentiellement différente de toutes celles qui nous entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le secours de nos sens, nos idées sur la vie, nous ne pouvons que les transporter en partie dans tous les personnages dont nous prétendons dévoiler l'être intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un honnête homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou d'une marchande aux halles, car nous sommes obligés de nous poser ainsi le problème : « Si j'étais roi, assassin, voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu'est-ce que je ferais, qu'est-ce que je penserais, comment est-ce que j'agirais ? » Nous ne diversifions donc nos personnages qu'en changeant l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes les circonstances de la vie de notre moi que la nature a entouré d'une barrière d'organes infranchissable.

L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître ce moi par le lecteur sous tous les masques divers qui nous servent à le cacher.

Mais si, au seul point de vue de la complète exactitude, la pure analyse psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des œuvres d'art aussi belles que toutes les autres méthodes de travail.

Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas ? Leur rêve d'artistes est respectable ; et ils ont cela de particulièrement intéressant qu'ils savent et qu'ils proclament l'extrême difficulté de l'art.

Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou bien sot, pour écrire encore aujourd'hui ! Après tant de maîtres aux natures si variées, au génie si multiple, que reste-t-il à faire qui n'ait été fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit ? Qui peut se vanter, parmi nous, d'avoir écrit une page, une phrase qui ne se trouve déjà, à peu près pareille, quelque part ? Quand nous lisons, nous, si saturés d'écriture française que notre corps entier nous donne l'impression d'être une pâte faite avec des mots, trouvons-nous jamais une ligne, une pensée qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons eu, au moins, le confus pressentiment ?

L'homme qui cherche seulement à amuser son public par des moyens déjà connus, écrit avec confiance, dans la candeur de sa médiocrité, des œuvres destinées à la foule ignorante et désœuvrée. Mais ceux sur qui pèsent tous les siècles de la littérature passée, ceux que rien ne satisfait, que tout dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui tout semble défloré déjà, à qui leur œuvre donne toujours l'impression d'un travail inutile et commun, en arrivent à juger l'art littéraire une chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent à peine quelques pages des plus grands maîtres.

Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup nous font tressaillir jusqu'au cœur comme une révélation surprenante ; mais les vers suivants ressemblent à tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble à toutes les proses.

Les hommes de génie n'ont point, sans doute, ces angoisses et ces tourments, parce qu'ils portent en eux une force créatrice irrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes. Les autres, nous autres qui sommes simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons lutter contre l'invincible découragement que par la continuité de l'effort.

Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donné cette force de toujours tenter : Louis Bouilhet et Gustave Flaubert.

Si je parle ici d'eux et de moi, c'est que leurs conseils, résumés en peu de lignes, seront peut-être utiles à quelques jeunes gens moins confiants en eux-mêmes qu'on ne l'est d'ordinaire quand on débute dans les lettres.

Bouilhet, que je connus le premier d'une façon un peu intime, deux ans environ avant de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me répéter que cent vers, peut-être moins, suffisent à la réputation d'un artiste, s'ils sont irréprochables et s'ils contiennent l'essence du talent et de l'originalité d'un homme même de second ordre, me fit comprendre que le travail continuel et la connaissance profonde du métier peuvent, un jour de lucidité, de puissance et d'entraînement, par la rencontre heureuse d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, amener cette éclosion de l'œuvre courte, unique et aussi parfaite que nous la pouvons produire.

Je compris ensuite que les écrivains les plus connus n'ont presque jamais laissé plus d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir cette chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des matières qui se présentent à notre choix, celle qui absorbera toutes nos facultés, toute notre valeur, toute notre puissance artiste.

Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection pour moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonté et me répondit : « je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous m'avez apporté prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point ceci, jeune homme, que le talent – suivant le mot de Buffon – n'est qu'une longue patience. Travaillez. Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui plaisais, car il s'était mis à m'appeler, en riant son disciple.

Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n'en est rien resté. Le maître lisait tout, puis le dimanche suivant, en déjeunant, développait ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux ou trois principes qui sont le résumé de ses longs et patients enseignements. «Si on a une originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager ; si on n'en a pas, il faut en acquérir une. – Le talent est une longue patience. – Il s'agit de regarder tout ce qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en découvrir un aspect qui n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans tout, de l'inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce qu'ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu.

C'est de cette façon qu'on devient original.

Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y a pas, de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez absolument pareils, il me forçait à exprimer, en quelques phrases, un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le distinguer de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même race ou de même espèce.

« Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique contenant aussi, indiquée par l'adresse de l'image, toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent. J'ai développé ailleurs ses idées sur le style. Elles ont de grands rapports avec la théorie de l'observation que je viens d'exposer.

Quelle que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu'à ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'à-peu-près, ne jamais avoir recours à des supercheries, mêmes heureuses, à des clowneries de langage pour éviter la difficulté.

On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant ce vers de Boileau :

D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.

Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'écriture artiste, pour fixer toutes les nuances de la pensée ; mais il faut discerner avec une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d'un mot suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d'être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares.

Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de lui faire tout dire, même ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de sous-entendus, d'intentions secrètes et non formulées, que d'inventer des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.

La langue française, d'ailleurs, est une eau pure que les écrivains maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siècle a jeté dans ce courant limpide ses modes, ses archaïsmes prétentieux et ses préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'être claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.

Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicité qui n'en a pas.


Préface – Le Roman Preface - Le Roman

Je n’ai point l’intention de plaider ici pour le petit roman qui suit. I have no intention of pleading here for the little novel that follows. Jag har inte för avsikt att vädja här om den lilla roman som följer. Burada amacım, aşağıdaki küçük romanın lehinde tartışmak değil. Tout au contraire les idées que je vais essayer de faire comprendre entraîneraient plutôt la critique du genre d’étude psychologique que j’ai entrepris dans Pierre et Jean. Tvärtom, de idéer som jag ska försöka klargöra skulle snarare leda till kritik av den typ av psykologisk studie som jag genomförde i Pierre et Jean. Aksine, açıklığa kavuşturmaya çalışacağım fikirler daha ziyade Petrus ve Yuhanna'da üstlendiğim psikolojik çalışma türünün eleştirilmesine yol açacaktır.

Je veux m’occuper du Roman en général. I want to take care of the Roman in general. Genel olarak Romanlarla ilgilenmek istiyorum. 我想总体上照顾罗马人。

Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé par les mêmes critiques, chaque fois que paraît un livre nouveau. I am not the only one to whom the same reproach is leveled by the same critics each time a new book appears. Jag är inte den enda som får samma kritik av samma kritiker varje gång en ny bok ges ut. 每当一本新书问世时,我并不是唯一一个受到相同评论家同样指责的人。

Au milieu de phrases élogieuses, je trouve régulièrement celle-ci, sous les mêmes plumes : In the middle of laudatory sentences, I regularly find this one, from the same pen: Mitt bland så många lovord hittar jag regelbundet detta, från samma författare: 在赞美句的中间,我经常会发现这一句,出自同一支笔:

« Le plus grand défaut de cette œuvre, c’est qu’elle n’est pas un roman à proprement parler. “The greatest flaw of this work is that it is not a novel, strictly speaking. "Den största bristen i detta verk är att det inte är en roman i egentlig mening. “这部作品最大的缺陷在于,严格来说它不是小说。 On pourrait répondre par le même argument : We could answer with the same argument: 我们可以用同样的论点回答:

« Le plus grand défaut de l’écrivain qui me fait l’honneur de me juger, c’est qu’il n’est pas un critique. “The greatest fault of the writer who does me the honor of judging me is that he is not a critic. “让我有幸评判我的作家最大的错误是他不是批评家。 Quels sont en effet les caractères essentiels du critique ? What are the essential characteristics of the critic? 批评家的基本特征是什么?

Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sans idées d’école, sans attaches avec aucune famille d’artistes, il comprenne, distingue et explique toutes les tendances les plus opposées, les tempéraments les plus contraires, et admette les recherches d’art les plus diverses. Without bias, without preconceived opinions, without school ideas, without ties to any family of artists, he must understand, distinguish and explain all the most opposite tendencies, the most contrary temperaments, and admit the research of the most diverse arts. 不带偏见,不成见,不带门派,不系任何艺术家家族,他要理解、辨别和解释一切最相反的倾向、最相反的性情,承认最多元的艺术研究。

Or, le critique qui, après Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Werther, Les Affinités électives, Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, Les Trois Mousquetaires, Mauprat, Le Père Goriot, La Cousine Bette, Colomba, Le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, L’Assommoir, Sapho, etc., ose encore écrire : « Ceci est un roman et cela n’en est pas un », me paraît doué d’une perspicacité qui ressemble fort à de l’incompétence. Now, the critic who, after Manon Lescaut, Paul and Virginia, Don Quixote, Dangerous Liaisons, Werther, Elective Affinities, Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, The Three Musketeers, Mauprat, Father Goriot, La Cousine Bette, Colomba, Le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, L'Assommoir, Sapho, etc., still dare to write: "This is a novel and it isn't," seems to me endowed with an insight that strongly resembles incompetence. 现在,批评家继曼侬·莱斯考、保罗和弗吉尼亚、唐吉诃德、危险关系、维特、亲和力、克拉丽丝·哈洛、埃米尔、憨第德、五马尔斯、勒内、三剑客、莫普拉、高老头、贝蒂夫人之后, Colomba, Le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, L'Assommoir, Sapho等等,还敢写:“这是小说而事实并非如此,”在我看来,他被赋予了一种非常类似于无能的洞察力。

Généralement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins vraisemblable, arrangée à la façon d’une pièce de théâtre en trois actes dont le premier contient l’exposition, le second l’action et le troisième le dénouement. Generally this critic understands by novel a more or less likely adventure, arranged like a play in three acts, the first of which contains the exposition, the second the action and the third the denouement.

Cette manière de composer est absolument admissible à la condition qu’on acceptera également toutes les autres.

Existe-t-il des règles pour faire un roman, en dehors desquelles une histoire écrite devrait porter un autre nom ? Are there any rules for making a novel, outside of which a written story should have another name?

Si Don Quichotte est un roman, Le Rouge et le Noir en est-il un autre ? If Don Quixote is a novel, is The Red and the Black another? Si Monte-Cristo est un roman, L’Assommoir en est-il un ? If Monte-Cristo is a novel, is L'Assommoir one? Peut-on établir une comparaison entre Les Affinités électives de Goethe, Les Trois Mousquetaires de Dumas, Madame Bovary de Flaubert, M. de Camors de M. Feuillet et Germinal de E. Zola ? Laquelle de ces œuvres est un roman ?

Quelles sont ces fameuses règles ? D’où viennent-elles ? Where do they come from? Qui les a établies ? En vertu de quel principe, de quelle autorité et de quels raisonnements ?

Il semble cependant que ces critiques savent d’une façon certaine, indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d’un autre qui n’en est pas un. Cela signifie tout simplement que, sans être des producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu’ils rejettent, à la façon des romanciers eux-mêmes, toutes les œuvres conçues et exécutées en dehors de leur esthétique. This simply means that, without being producers, they are regimented in a school, and that they reject, like the novelists themselves, all works conceived and executed outside their aesthetics.

Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autant que possible les jeunes gens à tenter des voies nouvelles. An intelligent critic should, on the contrary, seek out everything that least resembles novels already written, and encourage young people as much as possible to try new paths.

Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer, c’est-à-dire d’imaginer ou d’observer, suivant leur conception personnelle de l’art. Le talent provient de l’originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le critique qui prétend définir le Roman suivant l’idée qu’il s’en fait d’après les romans qu’il aime, et établir certaines règles invariables de composition, luttera toujours contre un tempérament d’artiste apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument ce nom, ne devrait être qu’un analyste sans tendances, sans préférences, sans passions, et, comme un expert en tableaux, n’apprécier que la valeur artiste de l’objet d’art qu’on lui soumet. A critic, who absolutely deserves this name, should only be an analyst without tendencies, without preferences, without passions, and, like an expert in paintings, appreciate only the artistic value of the art object that one submit to him. Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour qu’il puisse découvrir et vanter les livres mêmes qu’il n’aime pas comme homme et qu’il doit comprendre comme juge. Sein Verständnis, das für alles offen ist, muss seine Persönlichkeit vollständig genug absorbieren, damit er genau die Bücher entdecken und loben kann, die er als Mensch nicht mag und als Richter verstehen muss. His comprehension, open to everything, must absorb his personality completely enough so that he can discover and praise the very books which he does not like as a man and which he must understand as a judge.

Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d’où il résulte qu’ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu’ils nous complimentent sans réserve et sans mesure. Aber die meisten Kritiker sind im Grunde nur Leser, woraus folgt, dass sie uns fast immer falsch gierig machen oder uns ohne Vorbehalt und ohne Maß loben. But most of the critics are, after all, only readers, from which it follows that they almost always criticize us falsely or that they compliment us without reserve and without measure.

Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la tendance naturelle de son esprit, demande à l’écrivain de répondre à son goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de bien écrit l’ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.

En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient :

– Consolez-moi.

– Amusez-moi.

– Attristez-moi. – Sadden me.

– Attendrissez-moi. - Soften me up.

– Faites-moi rêver.

– Faites-moi rire.

– Faites-moi frémir. - Make me shudder.

– Faites-moi pleurer.

– Faites-moi penser.

Seuls, quelques esprits d’élite demandent à l’artiste :

« Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament. "Mach mir etwas Schönes, in der Form, die dir am besten gefällt, je nach deinem Temperament. “Make me something beautiful, in whatever form suits you best, according to your temperament. L’artiste essaie, réussit ou échoue.

Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de l’effort ; et il n’a pas le droit de se préoccuper des tendances.

Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours le répéter.

Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision décornée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ou superbe de la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.

Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d’art si différentes et juger les œuvres qu’elles produisent, uniquement au point de vue de leur valeur artistique en acceptant a priori les idées générales d’où elles sont nées.

Contester le droit d’un écrivain de faire une œuvre poétique ou une œuvre réaliste, c’est vouloir le forcer à modifier son tempérament, récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l’œil et de l’intelligence que la nature lui a donnés. To contest the right of a writer to produce a poetic work or a realistic work is to want to force him to modify his temperament, to challenge his originality, not to allow him to use the eye and the intelligence that nature gave him.

Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou sinistres, c’est lui reprocher d’être conformé de telle ou telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre. To reproach him for seeing things beautiful or ugly, small or epic, graceful or sinister, is to reproach him for being conformed in such and such a way and for not having a vision concordant with ours.

Laissons-le libre de comprendre, d’observer, de concevoir comme il lui plaira, pourvu qu’il soit un artiste. Devenons poétiquement exaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui que son rêve est médiocre, banal, pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi la vérité dans la vie diffère de la vérité dans son livre.

Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer des procédés de composition absolument opposés.

Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance manipuler les événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l’émouvoir ou l’attendrir. Le plan de son roman n’est qu’une série de combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l’effet de la fin, qui est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l’intérêt, et terminant si complètement l’histoire racontée qu’on ne désire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants. The incidents are arranged and graduated towards the climax and effect of the end, which is a momentous and decisive event, satisfying all the curiosities aroused at the beginning, setting a barrier to interest, and ending so completely the story told that one no longer wishes to know what will become of the most endearing characters the next day.

Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n’est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. Its purpose is not to tell us a story, to amuse us or to soften us, but to force us to think, to understand the deep and hidden meaning of events. À force d’avoir vu et médité il regarde l’univers, les choses, les faits et les hommes d’une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de l’ensemble de ses observations réfléchies. By dint of having seen and meditated, he looks at the universe, things, facts and men in a certain way which is his own and which results from all of his thoughtful observations. C’est cette vision personnelle du monde qu’il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l’a été lui-même par le spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. To move us, as he was himself by the spectacle of life, he must reproduce it before our eyes with a scrupulous resemblance. Il devra donc composer son œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.

Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu’au dénouement, il prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu’à la période suivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques.

L’habileté de son plan ne consistera donc point dans l’émotion ou dans le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit des petits faits constants d’où se dégagera le sens définitif de l’œuvre. S’il fait tenir dans trois cents pages dix ans d’une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous les êtres qui l’ont entourée, sa signification particulière et bien caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d’une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d’ensemble. Wenn er zehn Jahre eines Lebens auf dreihundert Seiten zusammenfasst, um zu zeigen, welche besondere und charakteristische Bedeutung es inmitten all der Menschen hatte, die es umgaben, muss er in der Lage sein, aus den unzähligen kleinen und alltäglichen Ereignissen all jene auszusondern, die für ihn nutzlos sind, und all jene auf besondere Weise hervorzuheben, die einem wenig weitsichtigen Beobachter verborgen geblieben wären und die dem Buch seine Tragweite und seinen Gesamtwert verleihen. If he fits in three hundred pages ten years of a life to show what was, in the midst of all the beings who surrounded it, its particular and very characteristic meaning, he will have to know how to eliminate, among the innumerable minor events and everyday all those that are useless to him, and to highlight, in a special way, all those that would have remained unnoticed by observers who are not very clear-sighted and which give the book its scope, its overall value.

On comprend qu’une semblable manière de composer, si différente de l’ancien procédé visible à tous les yeux, déroute souvent les critiques, et qu’ils ne découvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque invisibles, employés par certains artistes modernes à la place de la ficelle unique qui avait nom : l’Intrigue.

En somme, si le Romancier d’hier choisissait et racontait les crises de la vie, les états aigus de l’âme et du cœur, le Romancier d’aujourd’hui écrit l’histoire du cœur, de l’âme et de l’intelligence à l’état normal. Pour produire l’effet qu’il poursuit, c’est-à-dire l’émotion de la simple réalité, et pour dégager l’enseignement artistique qu’il en veut tirer, c’est-à-dire la révélation de ce qu’est véritablement l’homme contemporain devant ses yeux, il devra n’employer que des faits d’une vérité irrécusable et constante.

Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée par ces mots : « Rien que la vérité et toute la vérité. But from the very point of view of these realist artists, one must discuss and contest their theory which seems to be able to be summed up in these words: "Nothing but the truth and the whole truth." Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. The true can sometimes be implausible.

Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. The realist, if he is an artist, will seek, not to show us the banal photograph of life, but to give us a more complete, more striking, more convincing view of it than reality itself.

Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence.

Un choix s’impose donc, – ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité.

La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers.

Voilà pourquoi l’artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l’à-côté.

Un exemple entre mille :

Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considérable sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête d’un personnage principal, ou le jeter sous les roues d’une voiture, au milieu d’un récit, sous prétexte qu’il faut faire la part de l’accident ? But can we make a tile fall on the head of a main character, or throw him under the wheels of a car, in the middle of a story, on the pretext that we must make allowance for the accident?

La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. Life still leaves everything on the same plane, precipitates the facts or drags them out indefinitely. L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on veut montrer.

Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.

J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes.

Quel enfantillage, d’ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de vérités qu’il y a d’hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent les instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre race.

Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer.

Illusion du beau qui est une convention humaine ! Illusion du laid qui est une opinion changeante ! Illusion du vrai jamais immuable ! Illusion de l’ignoble qui attire tant d’êtres ! Illusion of the ignoble which attracts so many beings! Les grands artistes sont ceux qui imposent à l’humanité leur illusion particulière.

Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacune d’elles est simplement l’expression généralisée d’un tempérament qui s’analyse. So let's not be angry with any theory since each of them is simply the generalized expression of a temperament that can be analyzed.

Il en est deux surtout qu’on a souvent discutées en les opposant l’une à l’autre au lieu de les admettre l’une et l’autre : celle du roman d’analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l’analyse demandent que l’écrivain s’attache à indiquer les moindres évolutions d’un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui déterminent nos actions, en n’accordant au fait lui-même qu’une importance très secondaire. Il est le point d’arrivée, une simple borne, le prétexte du roman. Il faudrait donc, d’après eux, écrire ces œuvres précises et rêvées où l’imagination se confond avec l’observation, à la manière d’un philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner toutes les réactions de l’âme agissant sous l’impulsion des intérêts, des passions ou des instincts.

Les partisans de l’objectivité (quel vilain mot !) prétendant au contraire, nous donner la représentation exacte de ce qui a lieu dans la vie, évitent avec soin toute explication compliquée, toute dissertation sur les motifs, et se bornent à faire passer sous nos yeux les personnages et les événements.

Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle est cachée en réalité sous les faits dans l’existence.

Le roman conçu de cette manière y gagne de l’intérêt, du mouvement dans le récit, de la couleur, de la vie remuante.

Donc, au lieu d’expliquer longuement l’état d’esprit d’un personnage, les écrivains objectifs cherchent l’action ou le geste que cet état d’âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation déterminée. Et ils le font se conduire de telle manière, d’un bout à l’autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensées, de toutes ses volontés ou de toutes ses hésitations. And they make him behave in such a way, from one end of the volume to the other, that all his actions, all his movements, reflect his inner nature, all his thoughts, all his wills or all his hesitations. Ils cachent donc la psychologie au lieu de l’étaler, ils en font la carcasse de l’œuvre, comme l’ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui fait notre portrait ne montre pas notre squelette.

Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagne en sincérité. Il est d’abord plus vraisemblable, car les gens que nous voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels ils obéissent.

Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d’observer les hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactement pour prévoir leur manière d’être dans presque toutes les circonstances, si nous pouvons dire avec précision : « Tel homme de tel tempérament, dans tel cas, fera ceci », il ne s’ensuit point que nous puissions déterminer, une à une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée qui n’est pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne sont pas pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents des nôtres.

Quel que soit le génie d’un homme faible, doux, sans passions, aimant uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter assez complètement dans l’âme et dans le corps d’un gaillard exubérant, sensuel, violent, soulevé par tous les désirs et même par tous les vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les plus intimes de cet être si différent, alors même qu’il peut fort bien prévoir et raconter tous les actes de sa vie. Whatever the genius of a weak, gentle, passionless man, loving only science and work, he will never be able to transport himself completely enough into the soul and body of an exuberant, sensual, violent, raised by all desires and even by all vices, to understand and indicate the most intimate impulses and sensations of this being so different, even though he can very well foresee and recount all the acts of his life.

En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se substituer à tous ses personnages dans les différentes situations où il les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont les seuls intermédiaires entre la vie extérieure et nous, qui nous imposent leurs perceptions, déterminent notre sensibilité, créent en nous une âme essentiellement différente de toutes celles qui nous entourent. In short, he who does pure psychology can only substitute himself for all his characters in the different situations in which he places them, because it is impossible for him to change his organs, which are the only intermediaries between external life and us. who impose their perceptions on us, determine our sensitivity, create in us a soul essentially different from all those around us. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le secours de nos sens, nos idées sur la vie, nous ne pouvons que les transporter en partie dans tous les personnages dont nous prétendons dévoiler l’être intime et inconnu. C’est donc toujours nous que nous montrons dans le corps d’un roi, d’un assassin, d’un voleur ou d’un honnête homme, d’une courtisane, d’une religieuse, d’une jeune fille ou d’une marchande aux halles, car nous sommes obligés de nous poser ainsi le problème : « Si j’étais roi, assassin, voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu’est-ce que je ferais, qu’est-ce que je penserais, comment est-ce que j’agirais ? It is therefore always ourselves that we show in the body of a king, an assassin, a thief or an honest man, a courtesan, a nun, a young girl or a merchant at the markets, because we are obliged to pose the problem thus: "If I were king, assassin, thief, courtesan, nun, young girl or merchant at the markets, what would I do, what would I think, how would I act? » Nous ne diversifions donc nos personnages qu’en changeant l’âge, le sexe, la situation sociale et toutes les circonstances de la vie de notre moi que la nature a entouré d’une barrière d’organes infranchissable.

L’adresse consiste à ne pas laisser reconnaître ce moi par le lecteur sous tous les masques divers qui nous servent à le cacher.

Mais si, au seul point de vue de la complète exactitude, la pure analyse psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des œuvres d’art aussi belles que toutes les autres méthodes de travail.

Voici, aujourd’hui, les symbolistes. Pourquoi pas ? Leur rêve d’artistes est respectable ; et ils ont cela de particulièrement intéressant qu’ils savent et qu’ils proclament l’extrême difficulté de l’art.

Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou bien sot, pour écrire encore aujourd’hui ! Après tant de maîtres aux natures si variées, au génie si multiple, que reste-t-il à faire qui n’ait été fait, que reste-t-il à dire qui n’ait été dit ? Qui peut se vanter, parmi nous, d’avoir écrit une page, une phrase qui ne se trouve déjà, à peu près pareille, quelque part ? Quand nous lisons, nous, si saturés d’écriture française que notre corps entier nous donne l’impression d’être une pâte faite avec des mots, trouvons-nous jamais une ligne, une pensée qui ne nous soit familière, dont nous n’ayons eu, au moins, le confus pressentiment ? When we read, we, so saturated with French writing that our whole body feels like paste made of words, do we ever find a line, a thought that is unfamiliar to us, of which we do not have we had, at least, the confused presentiment?

L’homme qui cherche seulement à amuser son public par des moyens déjà connus, écrit avec confiance, dans la candeur de sa médiocrité, des œuvres destinées à la foule ignorante et désœuvrée. Mais ceux sur qui pèsent tous les siècles de la littérature passée, ceux que rien ne satisfait, que tout dégoûte, parce qu’ils rêvent mieux, à qui tout semble défloré déjà, à qui leur œuvre donne toujours l’impression d’un travail inutile et commun, en arrivent à juger l’art littéraire une chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent à peine quelques pages des plus grands maîtres. But those on whom all the centuries of past literature weigh, those whom nothing satisfies, whom everything disgusts, because they dream better, to whom everything seems already deflowered, to whom their work always gives the impression of useless and common, come to judge the literary art as an elusive, mysterious thing, which only a few pages of the greatest masters reveal to us.

Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup nous font tressaillir jusqu’au cœur comme une révélation surprenante ; mais les vers suivants ressemblent à tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble à toutes les proses.

Les hommes de génie n’ont point, sans doute, ces angoisses et ces tourments, parce qu’ils portent en eux une force créatrice irrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes. Les autres, nous autres qui sommes simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons lutter contre l’invincible découragement que par la continuité de l’effort.

Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m’ont donné cette force de toujours tenter : Louis Bouilhet et Gustave Flaubert. Two men by their simple and luminous teachings gave me this force to always try: Louis Bouilhet and Gustave Flaubert.

Si je parle ici d’eux et de moi, c’est que leurs conseils, résumés en peu de lignes, seront peut-être utiles à quelques jeunes gens moins confiants en eux-mêmes qu’on ne l’est d’ordinaire quand on débute dans les lettres. If I speak here of them and of myself, it is because their advice, summarized in a few lines, will perhaps be useful to some young people less confident in themselves than one usually is when we start with letters.

Bouilhet, que je connus le premier d’une façon un peu intime, deux ans environ avant de gagner l’amitié de Flaubert, à force de me répéter que cent vers, peut-être moins, suffisent à la réputation d’un artiste, s’ils sont irréprochables et s’ils contiennent l’essence du talent et de l’originalité d’un homme même de second ordre, me fit comprendre que le travail continuel et la connaissance profonde du métier peuvent, un jour de lucidité, de puissance et d’entraînement, par la rencontre heureuse d’un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, amener cette éclosion de l’œuvre courte, unique et aussi parfaite que nous la pouvons produire.

Je compris ensuite que les écrivains les plus connus n’ont presque jamais laissé plus d’un volume et qu’il faut, avant tout, avoir cette chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des matières qui se présentent à notre choix, celle qui absorbera toutes nos facultés, toute notre valeur, toute notre puissance artiste. I then understood that the best-known writers have almost never left more than one volume and that it is necessary, above all, to have this chance to find and discern, in the midst of the multitude of materials that present themselves to our choice, the one that will absorb all our faculties, all our value, all our artistic power.

Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d’affection pour moi. J’osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonté et me répondit : « je ne sais pas si vous aurez du talent. He read them with kindness and answered me: “I don't know if you will have talent. Ce que vous m’avez apporté prouve une certaine intelligence, mais n’oubliez point ceci, jeune homme, que le talent – suivant le mot de Buffon – n’est qu’une longue patience. What you have brought me proves a certain intelligence, but do not forget this, young man, that talent – according to Buffon's words – is only a long patience. Travaillez. Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui plaisais, car il s’était mis à m’appeler, en riant son disciple.

Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n’en est rien resté. Le maître lisait tout, puis le dimanche suivant, en déjeunant, développait ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux ou trois principes qui sont le résumé de ses longs et patients enseignements. «Si on a une originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager ; si on n’en a pas, il faut en acquérir une. – Le talent est une longue patience. – Il s’agit de regarder tout ce qu’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne. Il y a, dans tout, de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. There is, in everything, the unexplored, because we are accustomed to using our eyes only with the memory of what was thought before us about what we are contemplating. La moindre chose contient un peu d’inconnu. The smallest thing contains a bit of the unknown. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu.

C’est de cette façon qu’on devient original.

Ayant, en outre, posé cette vérité qu’il n’y a pas, de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez absolument pareils, il me forçait à exprimer, en quelques phrases, un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le distinguer de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même race ou de même espèce.

« Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique contenant aussi, indiquée par l’adresse de l’image, toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent. J’ai développé ailleurs ses idées sur le style. Elles ont de grands rapports avec la théorie de l’observation que je viens d’exposer.

Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y a qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer et qu’un adjectif pour la qualifier. Whatever we want to say, there is only one word to express it, only one verb to animate it and only one adjective to qualify it. Il faut donc chercher, jusqu’à ce qu’on les ait découverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l’à-peu-près, ne jamais avoir recours à des supercheries, mêmes heureuses, à des clowneries de langage pour éviter la difficulté.

On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant ce vers de Boileau :

D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.

Il n’est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu’on nous impose aujourd’hui sous le nom d’écriture artiste, pour fixer toutes les nuances de la pensée ; mais il faut discerner avec une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d’un mot suivant la place qu’il occupe. There is no need for the bizarre, complicated, numerous and Chinese vocabulary imposed on us today under the name of artistic writing, to fix all the nuances of thought; but it is necessary to discern with extreme lucidity all the modifications of the value of a word according to the place which it occupies. Ayons moins de noms, de verbes et d’adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d’être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares. Let's strive to be excellent stylists rather than collectors of rare terms.

Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de lui faire tout dire, même ce qu’elle n’exprime pas, de l’emplir de sous-entendus, d’intentions secrètes et non formulées, que d’inventer des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l’usage et la signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.

La langue française, d’ailleurs, est une eau pure que les écrivains maniérés n’ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. The French language, moreover, is pure water which mannered writers have never been able to and will never be able to disturb. Chaque siècle a jeté dans ce courant limpide ses modes, ses archaïsmes prétentieux et ses préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d’être claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.

Ceux qui font aujourd’hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais n’atteindront jamais la simplicité qui n’en a pas.