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Bernadette, Sœur Marie-Bernard (Henri Lasserre), Livre 1 - La Vie Publique (12)

Livre 1 - La Vie Publique (12)

Lorsque Bernadette arriva dans la ville, les flots populaires s'étaient portés en avant pour voir ce qu'elle allait faire.

L'enfant descendit la route qui traverse Lourdes et en forme la principale rue; puis, s'arrêtant devant le mur de clôture d'un agreste jardin, elle en ouvrit la porte verte à claire-voie, et elle se dirigea vers la maison dont ce jardin dépendait. (M. le curé Peyramale, qui n'a jamais eu de Presbytère, habitait alors la maison de M. Lavigne située sur la route de Paris à Barèges, maison dont nous avons parlé dans le Miracle du 16 septembre 1877.)

La foule, par un sentiment de respect et de convenance, ne suivit pas Bernadette et demeura dans la rue.

Humble et simple, vêtue de ses pauvres habits, raccommodés en maint endroit, la tête et les épaules couvertes de son petit capulet blanc en étoffe grossière, n'ayant en un mot nul signe extérieur d'une mission d'en haut, sinon peut-être ce royal manteau de l'indigence que Jésus-Christ a porté, la messagère de la divine Vierge apparue à la Grotte entra chez l'homme vénérable dans lequel se personnifiait, en ce coin de terre et pour cette enfant, l'indéfectible autorité de l'Église catholique.

Quoiqu'il fût encore de bonne heure, M. le curé de Lourdes avait déjà dit l'Office divin.

Au moment où pour la première fois il allait entendre cette pauvre bergère, si petite aux regards de la Chair et du Monde, si grande peut-être suivant le Ciel, sa mémoire lui rappela-t-elle les diverses paroles qu 'il venait de prononcer, précisément ce jour-là, à l'Introït et au Graduel de la messe? « Ses lèvres ont parlé au milieu de l'Église. Sa langue a proféré ce qui est juste. La loi de Dieu est dans son coeur. » (Missel romain, 23 février. Fête de saint Pierre Damien. Introït et Graduel de la Messe.)

M. l'abbé Peyramale, tout en étant pleinement pénétré, comme tous les fidèles, de la possibilité des Apparitions, avait quelque peine à croire à la réalité divine de cette Vision extraordinaire qui, d'après le propos d'une enfant, se manifestait sur les rives du Gave, dans la Crotte, naguère inconnue, des Rochers Massabielle. L'aspect de l'extase l'etit convaincu sans doute; mais il n'avait rien vu de toutes ces choses que par des yeux étrangers, et de grands doutes étaient en lui, d'abord sur le fait même des Apparitions, et ensuite sur leur caractère divin. L'Ange de ténèbres se transforme en effet quelquefois en Ange de Lumière, et une certaine inquiétude est légitime en ces matières. Il jugeait nécessaire d'éprouver par lui-même la sincérité de la Voyante. Aussi accueillit-il Bernadette avec une défiance, assez brusque dans l'expression, et allant même jusqu'à la sévérité.

Quoiqu'il se fût tenu, comme nous l'avons expliqué, à l'écart des événements, et qu'il n'eût, de sa vie, parlé à Bernadette, si nouvelle d'ailleurs, parmi ses ouailles, il la connaissait pourtant de vue, quelques personnes la lui ayant montrée, la veille ou l'avant-veille, alors qu'elle passait dans la rue.

— N'est-ce pas toi qui es Bernadette, la fille de Soubirous, le meunier? lui dit-il, dès que, après avoir traversé le jardin, elle se présenta devant lui.

Le prêtre éminent dont nous avons fait le portrait était, avec ses paroissiens, familier comme un père, et il avait coutume de tutoyer de la sorte tous les petits enfants de son troupeau. Seulement, ce jour-là, le ton du père était sévère.

— Oui, c'est moi, Monsieur le Curé, répondit l'humble messagère de la Sainte Vierge.

— Eh bien, Bernadette, que me veux-tu?... Que viens-tu faire ici? reprit-il, non sans quelque rudesse et en arrêtant sur l'enfant un regard dont la froide réserve et la défiante inquisition étaient faites pour déconcerter une àme peu sûre d'elle-même.

— Monsieur le Curé, je viens de la part de la « Dame » qui m'apparaît à la Grotte de Massabielle...

— Ah! oui! fit le Prêtre en lui coupant la parole, tu prétends avoir des Visions et tu fais courir tout le pays avec tes histoires. Qu'est-ce que tout cela? Que t'est-il arrivé? Qu'est-ce donc que ces faits extraordinaires que tu affirmes et que rien ne prouve?

Bernadette était peinée, surprise peut-être en son innocence, par l'attitude sévère et le ton presque dur qu'avait pris en la recevant M. le curé Peyramale, habituellement si bon, si paternel et si doux avec ses paroissiens, et en particulier avec les humbles et les petits.

Bernadette, le coeur un peu serré, mais sans nul trouble et avec la paisible assurance de la vérité, raconta simplement ce que le lecteur connaît déjà.

L'homme de Dieu savait être supérieur à ses préventions personnelles. Accoutumé par une longue pratique, à lire dans le fond même et par delà les surfaces, il admirait en lui-même, tandis qu'elle parlait, le caractère étonnamment vrai de cette petite paysanne, lui exposant en son rustique langage des événements aussi merveilleux. A travers ces yeux limpides, derrière ce candide visage, il apercevait l'innocence profonde de cette âme privilégiée. Il était impossible à sa noble et droite nature d'entendre un tel accent de vérité et de regarder ces traits harmonieux et purs, où tout était bon, sans se sentir intérieurement porté à croire en la paroie de cette enfant.

Les incrédules eux-mêmes, nous l'avons expliqué, n'accusaient déjà plus la sincérité de la Voyante. Dans ses extases, la Vérité venue d'en haut semblait l'illuminer tout entière et entrer en elle. Dans ses récits, la Vérité semblait sortir de sa personne et rayonner, réchauffant les coeurs, et dissipant, ainsi que de vains nuages, les confuses objections de l'esprit. Cette enfant extraordinaire avait, en un mot, autour de son front, comme une auréole de sincérité, et sa parole avait le don de chasser le doute.

Quelque inébranlable et arrêté que fût le caractère de M. Peyramale, quelles que fussent sa trempe intellectuelle et sa fermeté d'âme, quelque vive que fût sa défiance, son coeur fut étrangement remué par une émotion — en apparence inexplicable — aux accents de cette Bernadette dont on parlait tant et qu'il entendait pour la première fois. Cet homme si fort se sentait vaincu par cette toute-puissante faiblesse. Toutefois, il avait trop d'empire sur lui-même, trop de prudence, pour se laisser aller à une impression qui, après tout, aurait pu le tromper. Simple particulier, il eût peut-être répondu à l'enfant : « Je te crois. » Pasteur d'un vaste troupeau, préposé à la garde de la Vérité, il avait résolu de ne se rendre qu'aux preuves palpables et visibles. Aucun muscle de son visage ne trahit son émotion intérieure. Il eut la difficile énergie de garder envers l'enfant sa physionomie rude et sévère:

— Et tu ne sais pas le nom de cette Dame?

— Non, répondit Bernadette. Elle ne m'a point dit qui elle était.

— Ceux qui te croient, reprit le Prêtre, s'imaginent que c'est la Sainte Vierge Marie. Mais sais-tu bien, ajouta-t-il d'une voix grave et vaguement menaçante, que si c'est faussement que tu affirmes la voir dans cette Grotte, tu prends le chemin de ne la jamais voir dans le Ciel. Ici, tu te prétends seule à la voir. La-haut, si tu mens en ce monde, les autrès la verront; et toi tu seras, pour ta tromperie, à jamais loin d'Elle, à jamais dans l'Enfer.

— Je ne sais point si c'est la Sainte Vierge, Monsieur le Curé, répondit l'enfant; mais je vois la Vision comme je vous vois, et Elle me parle comme vous me parlez. Et je viens vous dire, de sa part, qu'Elle veut qu'on lui élève une Chapelle aux Roches de Massabielle où Elle m'apparaît.

Le Curé regarda cette petite fille, lui intimant avec une si entière assurance cette demande formelle; et, malgré son émotion d'auparavant, il ne put, devant la chétive apparence de l'ambassadrice du Ciel, s'empêcher de sourire de cet étrange message. L'idée que cette enfant était dans l'illusion succéda dans son esprit à l'émotion de son coeur, et le doute reprit le dessus.

Il fit répéter à Bernadette les termes mêmes qu'avait employés la Dame de la Grotte.

— Après m'avoir confié le secret qui me concerne et que je ne puis révéler, elle a ajouté: « Et maintenant, allez dire aux prêtres que Je veuxque l'on me bâtisse ici une Chapelle. »

Le Doyen de Lourdes garda un instant le silence. « Après tout, songeait-il, c'est possible! » Et cette pensée que la Mère de Dieu lui envoyait, à lui, pauvre Prêtre inconnu, un message direct, le remplissait d'agitation et de trouble. Puis, il arrêtait ses yeux sur l'enfant et se demandait: « Où donc est la garantie de cette petite fille, et qu'est-ce qui me démontre qu'elle n'est pas le jouet d'une erreur? »

— Si la « Dame » dont tu me parles est vraiment la Reine du Ciel, répondit-il, je serai heureux, dans la mesure de mes forces, de contribuer à lui faire élever une Chapelle; mais ta parole n'est pas une certitude. Rien ne m'oblige à te croire. Je ne sais qui est cette « Dame, » et, avant de m'occuper de ce qu'elle désire, je veux savoir si elle y a droit. Demande-lui, par conséquent, de me donner quelque preuve de sa puissance.

La fenêtre était ouverte, et le regard du prêtre, plongeant sur le jardin, apercevait la végétation arrêtée et la mort momentanée que donnent aux plantes les frimas de l'hiver.

— L'Apparition, me racontes-tu, a sous ses pieds un rosier sauvage, un églantier qui sort des Roches. Nous sommes au mois de février. Dis-lui de ma part que, si elle veut la Chapelle, elle fasse fleurir le rosier.

Et il congédia l'enfant.

On n'avait pas tardé à savoir dans tous ses détails ce dialogue entre Bernadette, messagère du Monde invisible, et le Prêtre, vénéré de tous, qui était, à cette époque, Curé de la ville de Lourdes.

— Il l'a mal reçue, disaient avec joie les philosophes et les savants : il a trop de raison pour croire aux rêveries d'une hallucinée, et il s'est tiré avec infiniment d'esprit d'une situation difficile. D'un côté, donner son assentiment à de telles folies était un parti absolument inacceptable pour un homme d'une si ferme raison et d'une si droite conscience; de l'autre, opposer à tout cela une négation pure et simple, c'était se mettre à dos toute cette multitude fanatisée. Au lieu d'échouer contre ce double écueil, au lieu de se laisser prendre dans les cornes de ce dilemme, il s'échappe tranquillement de la difficulté; et, sans aller directement contre la croyance populaire, il demande très finement une preuve visible, palpable, certaine, de l'Apparition, un Miracle en un mot, c'est-à-dire l'impossible. Il condamne le mensonge ou l'illusion à se réfuter d'eux-mêmes, et, avec l'épine d'un rosier sauvage, il fait crever ce gros ballon. C'est fort bien trouvé!

Jacomet, M. Dutour et leurs amis se réjouissaient de cette mise en demeure signifiée à l'Être invisible de la Grotte. « L'Apparition est sommée de montrer son passeport » était un mot qu'on répétait en riant dans les parages officiels...

— L'églantier fleurira, disaient les plus fermes parmi les croyants, ceux qui étaient encore sous l'impression du spectacle de Bernadette en extase.

Un grand nombre, tout en ayant foi en l'Apparition, redoutaient une épreuve. Le coeur de l'homme est ainsi fait, et le centenier de l'Évangile parlait pour la plupart d'entre nous quand il disait: « Je crois, Seigneur : venez en aide à mon incrédulité! »

Les uns et les autres attendaient avec impatience la journée du lendemain.


Livre 1 - La Vie Publique (12)

Lorsque Bernadette arriva dans la ville, les flots populaires s'étaient portés en avant pour voir ce qu'elle allait faire.

L'enfant descendit la route qui traverse Lourdes et en forme la principale rue; puis, s'arrêtant devant le mur de clôture d'un agreste jardin, elle en ouvrit la porte verte à claire-voie, et elle se dirigea vers la maison dont ce jardin dépendait. (M. le curé Peyramale, qui n'a jamais eu de Presbytère, habitait alors la maison de M. Lavigne située sur la route de Paris à Barèges, maison dont nous avons parlé dans le Miracle du 16 septembre 1877.)

La foule, par un sentiment de respect et de convenance, ne suivit pas Bernadette et demeura dans la rue.

Humble et simple, vêtue de ses pauvres habits, raccommodés en maint endroit, la tête et les épaules couvertes de son petit capulet blanc en étoffe grossière, n'ayant en un mot nul signe extérieur d'une mission d'en haut, sinon peut-être ce royal manteau de l'indigence que Jésus-Christ a porté, la messagère de la divine Vierge apparue à la Grotte entra chez l'homme vénérable dans lequel se personnifiait, en ce coin de terre et pour cette enfant, l'indéfectible autorité de l'Église catholique.

Quoiqu'il fût encore de bonne heure, M. le curé de Lourdes avait déjà dit l'Office divin.

Au moment où pour la première fois il allait entendre cette pauvre bergère, si petite aux regards de la Chair et du Monde, si grande peut-être suivant le Ciel, sa mémoire lui rappela-t-elle les diverses paroles qu 'il venait de prononcer, précisément ce jour-là, à l'Introït et au Graduel de la messe? « Ses lèvres ont parlé au milieu de l'Église. Sa langue a proféré ce qui est juste. La loi de Dieu est dans son coeur. » (Missel romain, 23 février. Fête de saint Pierre Damien. Introït et Graduel de la Messe.)

M. l'abbé Peyramale, tout en étant pleinement pénétré, comme tous les fidèles, de la possibilité des Apparitions, avait quelque peine à croire à la réalité divine de cette Vision extraordinaire qui, d'après le propos d'une enfant, se manifestait sur les rives du Gave, dans la Crotte, naguère inconnue, des Rochers Massabielle. L'aspect de l'extase l'etit convaincu sans doute; mais il n'avait rien vu de toutes ces choses que par des yeux étrangers, et de grands doutes étaient en lui, d'abord sur le fait même des Apparitions, et ensuite sur leur caractère divin. L'Ange de ténèbres se transforme en effet quelquefois en Ange de Lumière, et une certaine inquiétude est légitime en ces matières. Il jugeait nécessaire d'éprouver par lui-même la sincérité de la Voyante. Aussi accueillit-il Bernadette avec une défiance, assez brusque dans l'expression, et allant même jusqu'à la sévérité.

Quoiqu'il se fût tenu, comme nous l'avons expliqué, à l'écart des événements, et qu'il n'eût, de sa vie, parlé à Bernadette, si nouvelle d'ailleurs, parmi ses ouailles, il la connaissait pourtant de vue, quelques personnes la lui ayant montrée, la veille ou l'avant-veille, alors qu'elle passait dans la rue.

— N'est-ce pas toi qui es Bernadette, la fille de Soubirous, le meunier? lui dit-il, dès que, après avoir traversé le jardin, elle se présenta devant lui.

Le prêtre éminent dont nous avons fait le portrait était, avec ses paroissiens, familier comme un père, et il avait coutume de tutoyer de la sorte tous les petits enfants de son troupeau. Seulement, ce jour-là, le ton du père était sévère.

— Oui, c'est moi, Monsieur le Curé, répondit l'humble messagère de la Sainte Vierge.

— Eh bien, Bernadette, que me veux-tu?... Que viens-tu faire ici? reprit-il, non sans quelque rudesse et en arrêtant sur l'enfant un regard dont la froide réserve et la défiante inquisition étaient faites pour déconcerter une àme peu sûre d'elle-même.

— Monsieur le Curé, je viens de la part de la « Dame » qui m'apparaît à la Grotte de Massabielle...

— Ah! oui! fit le Prêtre en lui coupant la parole, tu prétends avoir des Visions et tu fais courir tout le pays avec tes histoires. Qu'est-ce que tout cela? Que t'est-il arrivé? Qu'est-ce donc que ces faits extraordinaires que tu affirmes et que rien ne prouve?

Bernadette était peinée, surprise peut-être en son innocence, par l'attitude sévère et le ton presque dur qu'avait pris en la recevant M. le curé Peyramale, habituellement si bon, si paternel et si doux avec ses paroissiens, et en particulier avec les humbles et les petits.

Bernadette, le coeur un peu serré, mais sans nul trouble et avec la paisible assurance de la vérité, raconta simplement ce que le lecteur connaît déjà.

L'homme de Dieu savait être supérieur à ses préventions personnelles. Accoutumé par une longue pratique, à lire dans le fond même et par delà les surfaces, il admirait en lui-même, tandis qu'elle parlait, le caractère étonnamment vrai de cette petite paysanne, lui exposant en son rustique langage des événements aussi merveilleux. A travers ces yeux limpides, derrière ce candide visage, il apercevait l'innocence profonde de cette âme privilégiée. Il était impossible à sa noble et droite nature d'entendre un tel accent de vérité et de regarder ces traits harmonieux et purs, où tout était bon, sans se sentir intérieurement porté à croire en la paroie de cette enfant.

Les incrédules eux-mêmes, nous l'avons expliqué, n'accusaient déjà plus la sincérité de la Voyante. Dans ses extases, la Vérité venue d'en haut semblait l'illuminer tout entière et entrer en elle. Dans ses récits, la Vérité semblait sortir de sa personne et rayonner, réchauffant les coeurs, et dissipant, ainsi que de vains nuages, les confuses objections de l'esprit. Cette enfant extraordinaire avait, en un mot, autour de son front, comme une auréole de sincérité, et sa parole avait le don de chasser le doute.

Quelque inébranlable et arrêté que fût le caractère de M. Peyramale, quelles que fussent sa trempe intellectuelle et sa fermeté d'âme, quelque vive que fût sa défiance, son coeur fut étrangement remué par une émotion — en apparence inexplicable — aux accents de cette Bernadette dont on parlait tant et qu'il entendait pour la première fois. Cet homme si fort se sentait vaincu par cette toute-puissante faiblesse. Toutefois, il avait trop d'empire sur lui-même, trop de prudence, pour se laisser aller à une impression qui, après tout, aurait pu le tromper. Simple particulier, il eût peut-être répondu à l'enfant : « Je te crois. » Pasteur d'un vaste troupeau, préposé à la garde de la Vérité, il avait résolu de ne se rendre qu'aux preuves palpables et visibles. Aucun muscle de son visage ne trahit son émotion intérieure. Il eut la difficile énergie de garder envers l'enfant sa physionomie rude et sévère:

— Et tu ne sais pas le nom de cette Dame?

— Non, répondit Bernadette. Elle ne m'a point dit qui elle était.

— Ceux qui te croient, reprit le Prêtre, s'imaginent que c'est la Sainte Vierge Marie. Mais sais-tu bien, ajouta-t-il d'une voix grave et vaguement menaçante, que si c'est faussement que tu affirmes la voir dans cette Grotte, tu prends le chemin de ne la jamais voir dans le Ciel. Ici, tu te prétends seule à la voir. La-haut, si tu mens en ce monde, les autrès la verront; et toi tu seras, pour ta tromperie, à jamais loin d'Elle, à jamais dans l'Enfer.

— Je ne sais point si c'est la Sainte Vierge, Monsieur le Curé, répondit l'enfant; mais je vois la Vision comme je vous vois, et Elle me parle comme vous me parlez. Et je viens vous dire, de sa part, qu'__Elle veut__ qu'on lui élève une Chapelle aux Roches de Massabielle où Elle m'apparaît.

Le Curé regarda cette petite fille, lui intimant avec une si entière assurance cette demande formelle; et, malgré son émotion d'auparavant, il ne put, devant la chétive apparence de l'ambassadrice du Ciel, s'empêcher de sourire de cet étrange message. L'idée que cette enfant était dans l'illusion succéda dans son esprit à l'émotion de son coeur, et le doute reprit le dessus.

Il fit répéter à Bernadette les termes mêmes qu'avait employés la Dame de la Grotte.

— Après m'avoir confié le secret qui me concerne et que je ne puis révéler, elle a ajouté: « Et maintenant, allez dire aux prêtres que __Je veux\__que l'on me bâtisse ici une Chapelle. »

Le Doyen de Lourdes garda un instant le silence. « Après tout, songeait-il, c'est possible! » Et cette pensée que la Mère de Dieu lui envoyait, à lui, pauvre Prêtre inconnu, un message direct, le remplissait d'agitation et de trouble. Puis, il arrêtait ses yeux sur l'enfant et se demandait: « Où donc est la garantie de cette petite fille, et qu'est-ce qui me démontre qu'elle n'est pas le jouet d'une erreur? »

— Si la « Dame » dont tu me parles est vraiment la Reine du Ciel, répondit-il, je serai heureux, dans la mesure de mes forces, de contribuer à lui faire élever une Chapelle; mais ta parole n'est pas une certitude. Rien ne m'oblige à te croire. Je ne sais qui est cette « Dame, » et, avant de m'occuper de ce qu'elle désire, je veux savoir si elle y a droit. Demande-lui, par conséquent, de me donner quelque preuve de sa puissance.

La fenêtre était ouverte, et le regard du prêtre, plongeant sur le jardin, apercevait la végétation arrêtée et la mort momentanée que donnent aux plantes les frimas de l'hiver.

— L'Apparition, me racontes-tu, a sous ses pieds un rosier sauvage, un églantier qui sort des Roches. Nous sommes au mois de février. Dis-lui de ma part que, si elle veut la Chapelle, elle fasse fleurir le rosier.

Et il congédia l'enfant.

On n'avait pas tardé à savoir dans tous ses détails ce dialogue entre Bernadette, messagère du Monde invisible, et le Prêtre, vénéré de tous, qui était, à cette époque, Curé de la ville de Lourdes.

— Il l'a mal reçue, disaient avec joie les philosophes et les savants : il a trop de raison pour croire aux rêveries d'une hallucinée, et il s'est tiré avec infiniment d'esprit d'une situation difficile. D'un côté, donner son assentiment à de telles folies était un parti absolument inacceptable pour un homme d'une si ferme raison et d'une si droite conscience; de l'autre, opposer à tout cela une négation pure et simple, c'était se mettre à dos toute cette multitude fanatisée. Au lieu d'échouer contre ce double écueil, au lieu de se laisser prendre dans les cornes de ce dilemme, il s'échappe tranquillement de la difficulté; et, sans aller directement contre la croyance populaire, il demande très finement une preuve visible, palpable, certaine, de l'Apparition, un Miracle en un mot, c'est-à-dire l'impossible. Il condamne le mensonge ou l'illusion à se réfuter d'eux-mêmes, et, avec l'épine d'un rosier sauvage, il fait crever ce gros ballon. C'est fort bien trouvé!

Jacomet, M. Dutour et leurs amis se réjouissaient de cette mise en demeure signifiée à l'Être invisible de la Grotte. « L'Apparition est sommée de montrer son passeport » était un mot qu'on répétait en riant dans les parages officiels...

— L'églantier fleurira, disaient les plus fermes parmi les croyants, ceux qui étaient encore sous l'impression du spectacle de Bernadette en extase.

Un grand nombre, tout en ayant foi en l'Apparition, redoutaient une épreuve. Le coeur de l'homme est ainsi fait, et le centenier de l'Évangile parlait pour la plupart d'entre nous quand il disait: « Je crois, Seigneur : venez en aide à mon incrédulité! »

Les uns et les autres attendaient avec impatience la journée du lendemain.