Part (21)
Il passait dans une rue devant nous; mais nous nous cachâmes sous un porche jusqu'à ce qu'il ait disparu par l'ouverture d'une de ces petites fermes escarpées, appelées « wynds » en Ecosse. Mon coeur battait si fort, pendant tout le temps, que je crus m'évanouir. Je débordais d'angoisse pour Lucy, pas seulement pour sa santé, qui pouvait souffrir de cette exposition au froid, mais aussi pour sa réputation dans le cas malheureux où cette histoire s'ébruiterait. Lorsque nous fûmes rentrées, que nos pieds furent lavés, et que nous eûmes dit une action de grâces ensemble, je la remis au lit. Avant de s'endormir elle me demanda - ou plutôt, elle me supplia - de ne pas dire un mot à qui que ce soit, même à sa mère, de toute cette aventure nocturne. J'hésitai un instant avant de promettre, mais à la pensée de l'état de santé de sa mère, et de la manière dont l'affecterait une semblable nouvelle, et pensant, aussi, à la façon dont une telle histoire pouvait être - non, serait très certainement - déformée et amplifiée, si elle venait à être connue, je jugeai plus sage de me taire. J'espère qu'il s'agissait de la bonne décision. J'ai verrouillé la porte, et comme la clé est attachée à mon poignet, j'espère ne pas être dérangée à nouveau. Lucy dort profondément; les lueurs de l'aube sont haut et loin au-dessus de la mer… Même jour, midi - Tout va bien. Lucy a dormi jusqu'à ce que je la réveille et semblait n'avoir pas bougé un petit doigt. L'aventure de la nuit ne semble pas avoir affecté sa santé; au contraire, elle semble même l'avoir fortifiée, car je lui trouve meilleure mine que depuis plusieurs semaines. J'ai été désolée de constater que ma maladresse avec l'épingle à nourrice l'avait réellement blessée. Cela aurait pu être grave, car la peau de sa gorge est percée. Je dois avoir pincé un pli de la peau et l'avoir transpercé, car il y a deux petits points rouges, grands comme des têtes d'épingle, et sur le bord de sa chemise de nuit il y avait une goutte de sang. Quand je me suis excusée et que j'ai manifesté des regrets, elle s'est mise à rire et à me câliner, et dit qu'elle ne le sentait même pas. Heureusement, ces marques sont trop minuscules pour laisser une cicatrice. Même jour, soirée - Nous avons passé une journée heureuse. L'air était clair, et le soleil brillant, et il y avait une brise fraîche. Nous avons été déjeuner à Mulgrave Woods, Mrs Westenra en voiture, sur la route, et Lucy et moi à pied par le sentier de la falaise. Nous l'avons rejointe à la grille. Je me sentais un peu triste moi-même, car il m'était impossible d'éprouver un réel bonheur sans la présence de Jonathan à mes côtés. Mais enfin! Il me faut seulement de la patience. Dans la soirée nous nous sommes promenées à la terrasse du Casino, et nous avons entendu une belle musique de Spohr et Mackenzie, puis nous avons été nous coucher tôt. Lucy semble plus calme qu'elle ne l'a été depuis longtemps, et s'est endormie immédiatement. Je vais verrouiller la porte, et mettre la clé en lieu sûr, comme hier, bien que je ne m'attende pas à un problème cette nuit. 12 août Mes prévisions se sont avérées fausses, car deux fois pendant la nuit, j'ai été réveillée par Lucy qui essayait de sortir. Elle semblait, même dans son sommeil, s'impatienter de trouver la porte close, et elle est retournée à son lit comme à contre- coeur. Je me suis éveillée à l'aube, en entendant les oiseaux pépier à la fenêtre. Lucy s'est éveillée aussi, et elle avait, pour mon plus grand bonheur, un meilleure mine encore qu'hier. Toute l'ancienne gaieté de ses manières était revenue, et elle est venue et s'est blottie contre moi pour me parler d'Arthur. Je lui ai confié toute mon inquiétude au sujet de Jonathan, et elle a essayé de me réconforter. On peut dire qu'elle y a d'ailleurs en partie réussi - car si la sympathie ne modifie pas les faits, elle les rend malgré tout moins insupportables.
13 août Encore un jour tranquille, avant d'aller au lit avec la clé attachée à mon poignet, comme les jours précédents. A nouveau je me suis réveillée dans la nuit, et j'ai trouvé Lucy sur son séant, toujours endormie, pointant du doigt la fenêtre. Je me suis levée doucement, et, poussant le store de côté, j'ai regardé au-dehors. Le clair de lune était brillant, et son doux effet sur la mer et le ciel - confondus en un grand et silencieux mystère - avait une indicible beauté. Entre moi et le clair de lune flottait une grande chauve-souris, qui tournoyait en larges cercles. Une fois ou deux elle s'approcha tout près, mais elle fut, je suppose, effrayée à ma vue, et elle s'enfuit au-dessus du port en direction de l'abbaye. Quand je revins à ma place, Lycy s'était recouchée, et dormait paisiblement. Elle n'a plus remué de la nuit. 14 août A East Cliff, toute la journée, pour lire et écrire. Lucy semble s'être amourachée de cet endroit autant que moi, et il devient difficile de l'en faire partir lorsqu'il est l'heure du déjeuner, du thé ou du diner. Cet après-midi elle a fait une remarque étrange. Nous étions sur le chemin du retour pour diner, et nous étions arrivées en haut des marches de West Pier, nous arrêtant là pour contempler la vue, comme nous le faisons toujours. Le soleil couchant, bas dans le ciel, disparaissait derrière Kettleness; sa lumière rouge inondait Esat Cliff et la vieille abbaye, et baignait toutes choses d'une belle clarté rose. Nous sommes restées silencieuses un moment, puis soudain Lucy a murmuré, comme pour elle-même : « A nouveau ses yeux rouges! Ils sont exactement pareils. » C'était une expression si bizarre, si peu à propos, que cela m'a choquée. Je fis un pas de côté, afin de bien voir Lucy sans avoir l'air de la dévisager, et je vis qu'elle se trouvait dans un état de rêverie, avec sur le visage une étrange expression que je ne parvenais pas à bien déchiffrer; alors je ne dis rien, mais suivis des yeux la direction de son regard. Il m'apparut qu'elle regardait en arrière vers notre banc, où une silhouette noire et solitaire était assise. J'en ai ressenti un vif étonnement, car on eût dit, fugitivement, que l'étranger avait de grands yeux rougeoyants comme des flammes; mais un second regard dissipa cette illusion. C'était la lumière du couchant qui se reflétait sur le vitrail de St Mary, derrière notre banc, et comme le soleil baissait, il y eut une légère modification de la réfraction et de la réflexion, qui pouvait donner l'impression que la lumière bougeait. J'attirai l'attention de Lucy sur ce singulier effet d'optique, et elle revint à elle brutalement, mais elle continua à avoir un air triste; peut-être parce qu'elle se rappelait cette nuit terrible passée ici. Nous n'en parlons jamais, aussi je n'ai rien ajouté et nous sommes rentrées pour le diner. Lucy avait une migraine et est allée se coucher tôt. Je la vis endormie, et sortis moi-même un moment pour me promener un peu; je marchai le long des falaises, vers l'Ouest, emplie d'une douce tristesse, car je pensais à Jonathan. Quand je rentrai - la lune était haute et éclairait brillamment, à tel point que même notre versant du Crescent, noyé dans l'ombre, était parfaitement visible - je jetai un oeil à notre fenêtre et vis la tête de Lucy penchée dehors. Je pensai que peut-être elle me guettait, aussi j'agitai mon mouchoir dans sa direction. Elle ne le remarqua pas, ou du moins ne fit aucun mouvement. Juste à cet instant, un rayon de lune passa l'angle du bâtiment, et éclaira la fenêtre. Je vis distinctement Lucy, avec sa tête gisant contre le bord de la fenêtre et les yeux fermés. Elle était endormie, et à côté d'elle se tenait, sur le rebord de la fenêtre, ce qui ressemblait à un oiseau de grande taille. Je craignis qu'elle n'attrape froid, aussi je me dépêchai de monter, mais lorsque j'entrai elle retournait à son lit, profondément endormie et respirant lourdement; et elle portait la main à son cou, comme pour se protéger du froid. Je ne l'ai pas réveillée, mais l'ai bordée chaudement; et j'ai pris soin de verrouiller la porte et aussi la fenêtre. Elle a un air si doux lorsqu'elle dort; mais elle est plus pâle que de coutume, et il y a un air hagard et halluciné sous ses paupières, que je n'aime pas. Je crains qu'elle ne se tracasse à propos de quelque chose, et j'aimerais bien savoir à propos de quoi.
15 août Levée plus tard que d'habitude. Lucy était fatiguée et languide, et a continué à dormir après qu'on nous a appelées. Nous avions une heureuse surprise pour le petit déjeuner : le père d'Arthur se trouvant mieux, il souhaite que le mariage soit hâté. Lucy est pleine d'une joie calme, et sa mère est à la fois désolée et heureuse. Un peu plus tard elle m'en a dit la cause : elle souffre à l'idée de perdre l'exclusivité de Lucy, mais se réjouit de savoir que quelqu'un va bientôt pouvoir la protéger. Brave chère femme ! Elle m'a dit aussi qu'elle avait pris ses précautions en cas de décès. Elle ne l'a pas dit à Lucy, et m'a fait promettre le secret; le docteur lui a dit qu'elle mourrait dans quelques mois au plus tard, à cause de la faiblesse de son coeur. A tout instant, à partir de maintenant, un choc soudain lui serait probablement fatal. Ah, nous avons été bien inspirées de ne rien lui dire de toute cette terrifiante nuit où Lucy a été somnambule. 17 août Pas de journal ces deux derniers jours. Je n'avais pas le coeur à écrire. Une sorte de chape d'ombre semble recouvrir notre bonheur. Pas de nouvelles de Jonathan, et Lucy recommence à dépérir, alors que les jours de sa mère sont comptés. Je ne comprends pas ce qui fait perdre son énergie à Lucy. Elle mange et dort convenablement, pourtant, et profite du bon air; mais sans cesse les roses de son visage se fanent, et elle devient plus faible et plus languide de jour en jour; la nuit je l'entends haleter comme pour chercher l'air. Je garde toujours la clé accrochée à mon poignet, la nuit, mais elle se lève et marche dans la pièce, et s'assied à la fenêtre ouverte. La nuit dernière je l'ai trouvée penchée au-dehors quand je me suis réveillée, et quand j'ai essayé de la réveiller je n'ai pas pu, car elle était évanouie. Lorsque j'ai réussi à la faire revenir à elle, elle était molle et sans force, et versait des larmes silencieuses entrecoupées de longs et pénibles efforts pour respirer. Quand je lui ai demandé comment elle s'était retrouvée à la fenêtre, elle a secoué la tête et s'est détournée. Je crois que son malaise ne peut pas venir de cette petite piqure de l'épingle à nourrice. J'ai regardé sa gorge, à l'instant, pendant son sommeil, et les minuscules blessures ne semblent pas avoir guéri. Elles sont toujours ouvertes, et, s'il se peut, plus larges qu'avant, et les bords en sont blanchâtres. Elles sont comme de petits points avec un centre rouge. A moins que cela ne guérisse d'ici un jour ou deux, j'insisterai pour qu'un docteur les examine. Lettre de Samuel F. Billington et Fils, Avoués, Whitby, à Messieurs Carter, Paterson et Cie, Londres. 17 août. Chers Messieurs, Par la présente veuillez recevoir la facture des biens envoyés par la Compagnie du Chemin de Fer du Nord. Ils doivent être livrés à Carfax, près de Purfleet, immédiatement après réception à la gare de King's Cross. La maison est pour le moment vide, mais ci-joint les clés dont chacune porte une étiquette. Vous déposerez, s'il vous plaît, le lot de 50 boîtes, dans le bâtiment partiellement en ruines attenant à la maison, et marqué d'un « A » sur le schéma que je vous envoie. Votre agent reconnaîtra facilement l'emplacement, car c'est l'ancienne chapelle du manoir.