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Arthur Bernède- Belphégor, 4-2 La justice travaille

4-2 La justice travaille

La justice travaille

La nouvelle de l'enlèvement de Mlle Desroches par le Fantôme du Louvre s'était répandue dans le quartier et avait, naturellement, provoqué une émotion considérable qui s'était traduite par un rassemblement de nombreux curieux devant l'hôtel de Simone. Devant la porte, deux agents en tenue montaient la garde, s'efforçant de maintenir de chaque côté du trottoir la foule qui grossissait de minute en minute. Pendant ce temps, la justice travaillait…

Dans l'atelier, en face du divan noir, parmi les roses flétries et effeuillées qui jonchaient le tapis, Mme Mauroy, Elsa Bergen, Maurice de Thouars étaient en conférence avec M. Ferval, Ménardier et le commissaire de police du quartier. Le directeur de la police judiciaire, en effet, en raison de l'ampleur que prenait cette affaire, avait décidé de présider à l'enquête que le juge d'instruction avait immédiatement ordonnée. Ainsi que le commissaire et l'inspecteur, il écoutait avec un vif intérêt Maurice de Thouars, qui lui faisait en ces termes le récit des événements de la nuit précédente : – Je venais, disait-il, de reconduire Mme Mauroy jusqu'à sa chambre, et je m'étais rendu dans le grand salon, afin d'y prendre quelques instants de repos. « Étendu dans un fauteuil, je venais à peine de m'endormir, lorsque je fus réveillé en sursaut par des cris qui provenaient de l'atelier. « J'accourus aussitôt et, sur le seuil de la pièce où nous nous trouvons en ce moment, j'aperçus la femme de chambre, Juliette, qui se traînait sur les genoux, tendait vers moi les mains en clamant, affolée de peur : « Le Fantôme vient d'enlever Mademoiselle ! « Je dirigeai aussitôt les yeux vers le divan sur lequel reposait encore, quelques instants auparavant, la dépouille mortelle de notre pauvre amie.

« Je constatai qu'elle avait disparu. « Je restai un instant pétrifié de terreur… Puis, tout en cherchant à me ressaisir, je me retournai vers Juliette. La malheureuse fille était évanouie. Je fis quelques pas, machinalement, dans l'atelier, qui n'était plus éclairé que par les bougies des deux candélabres, et je me heurtai à Mlle Bergen qui, elle aussi, gisait inanimée sur le parquet. « J'appelai aussitôt les domestiques, qui arrivèrent bientôt… Inutile de vous dire, monsieur, dans quel saisissement le spectacle qui les attendait plongea les braves gens. « En proie à un compréhensible émoi, ils m'aidèrent à transporter Mlle Bergen et la femme de chambre dans leurs chambres respectives… Fort heureusement, grâce aux soins qui lui furent prodigués, Mlle Bergen revint assez promptement à elle et elle me raconta ce qu'elle va vous répéter. La Scandinave qui, pâle, les traits tirés, semblait encore sous le coup de ses émotions de la veille, reprit :

– Excusez-moi, messieurs, si je m'exprime mal ou d'une façon incomplète… Mais je suis encore si troublée !… Ce que j'ai vu est tellement effrayant !… Ferval incitait, sur un ton de bienveillance :

– Efforcez-vous, mademoiselle, dans l'intérêt de la justice et de la vérité, de préciser le plus possible vos souvenirs. – Je vais faire de mon mieux, affirmait la demoiselle de compagnie.

Et elle poursuivait :

– J'étais en train de veiller ma pauvre amie, avec la femme de chambre, lorsque, tout à coup, l'électricité s'éteignit… Puis, à la lueur des bougies qui jetaient autour de nous une lueur blafarde, je vis s'ouvrir lentement une porte qui se trouve là, tout près du divan, dissimulée derrière une draperie. « Lorsque, tout à coup, le Fantôme apparut… Je perdis connaissance.

« C'est tout ce que je puis vous dire… Juliette ainsi qu'elle nous l'a raconté dès qu'elle est revenue à elle, a voulu appeler à l'aide… Mais, d'un bond, le Fantôme s'est précipité sur elle et lui a assené un coup de matraque… Elle est tombée, à moitié assommée, et elle affirme, d'une façon absolue, qu'elle a vu le Fantôme s'emparer du corps de Mlle Desroches et disparaître avec, par la petite porte. – Cette femme de chambre, où est-elle ? interrogeait le directeur de la police judiciaire.

Mlle Bergen déclarait :

– À la suite du coup très violent qu'elle a reçu, sur la tête, elle a dû s'aliter. – Est-elle en état de répondre à mes questions ?

– Je le crois… En tout cas, je vais vous conduire près d'elle. Tous se préparaient à quitter le studio lorsque Ménardier, qui avait été ouvrir la petite porte et avait regardé au dehors, s'écria : – Monsieur le directeur, me permettez-vous, auparavant, de poser quelques questions à Mlle Bergen ?

– Certainement.

– Cette porte, qui donne dans le jardin, à quelques mètres seulement du mur de clôture, était-elle fermée à clef ?

– En principe, oui… répliquait la demoiselle de compagnie, sans la moindre hésitation… Mais, sans toutefois l'affirmer, il est très possible qu'elle soit restée ouverte, car je me souviens que c'est par là qu'on a apporté les fleurs parmi lesquelles Mlle Desroches était étendue et sans doute avait-on négligé de la refermer. Ménardier reprenait :

– Parmi les domestiques de Mlle Desroches, en est-il qui soit depuis peu de temps à son service ?

– Non, monsieur, le moins ancien, le chauffeur, est déjà depuis plus d'un an à la maison… Nous avons eu sur lui les meilleures références, qu'il n'a, d'ailleurs, point démenties. « Quant aux autres, ils étaient déjà au service de la famille Desroches depuis de nombreuses années… J'ai donc pu les connaître, les apprécier, et, ainsi que je l'ai déclaré à M. Chantecoq, je suis prête à vous répondre d'eux comme de moi-même. – M. Chantecoq est donc venu ici ? questionnait négligemment Ménardier.

Mme Mauroy, qui, jusqu'alors, avait gardé le silence, s'écriait : – Quel malheur ! En effet, si ma pauvre sœur, au lieu d'avoir eu recours à ce détective privé, avait immédiatement porté plainte au commissaire de police, qui sait si elle ne serait pas encore vivante ! – C'est fort possible, murmura Ménardier. – Et maintenant, où est-elle ? reprenait Mme Mauroy… Où ce misérable l'a-t-il emportée ?… Oh ! messieurs, vous le retrouverez, n'est-ce pas, avant qu'il n'ait fait disparaître son corps ? Désireux de mettre fin à une scène qui devenait extrêmement pénible, M. Ferval reprenait :

– Nous allons maintenant nous rendre près de la femme de chambre.

Et, s'adressant à Mme Mauroy, il fit : – Il vaut mieux, madame, que vous n'assistiez pas à cet interrogatoire, qui ne pourrait que raviver votre douleur. – Vous avez raison, monsieur le directeur, approuvait M. de Thouars, je vais emmener Mme Mauroy…

– Non ! Non ! refusait celle-ci… je veux tout voir, tout entendre. D'ailleurs, ne craignez rien, je serai courageuse. M. Ferval n'osa insister… et, guidés par Elsa Bergen, tous se dirigèrent vers la chambre de Juliette, qui était située tout en haut de l'hôtel. La femme de chambre était étendue sur son lit, la tête enveloppée d'un pansement. Mlle Bergen entra la première, suivie de M. Ferval et de Ménardier.

Mme Mauroy, M. de Thouars et le commissaire de police restèrent dans le couloir ; mais la porte étant demeurée ouverte, ils allaient pouvoir suivre tout ce qui allait se passer, entendre tout ce qui allait se dire.

Mlle Bergen s'en fut vers Juliette, et sur un ton plein de bonté, elle lui dit : – Ma fille, voici M. le directeur de la police judiciaire, qui a tenu à vous interroger lui-même, au sujet de ce qui s'est passé hier soir dans l'atelier… « Ne vous émotionnez pas… Il est de votre intérêt, autant que du nôtre, d'éclairer la justice et de lui fournir si possible les moyens d'arrêter le misérable qui a voulu vous tuer. Juliette promena autour d'elle des yeux qui reflétaient encore l'indicible épouvante dans laquelle l'avait plongée la nouvelle apparition du Fantôme. M. Ferval s'approcha d'elle… – Mademoiselle, fit-il avec bienveillance, voulez-vous nous dire ce que vous savez ?

– Monsieur, répondait la femme de chambre, tandis que Ménardier prenait des notes sur un carnet, je me trouvais dans le studio, avec Mlle Bergen, près de notre pauvre demoiselle, lorsque je vis une porte s'ouvrir, et puis… et puis… Elle s'arrêta… comme si le souvenir du Fantôme réveillait en elle ses transes qui semblaient momentanément apaisées. – Et puis ?… insistait doucement M. Ferval.

– Et puis, reprenait Juliette avec effort… le Fantôme est apparu… Mlle Bergen s'est évanouie… J'ai poussé des cris… le Fantôme a bondi sur moi… et m'a donné un grand coup de marteau sur la tête… Je suis tombée… mais je n'ai pas tout à fait perdu connaissance… Elle s'arrêta, suffoquée. Mlle Bergen, s'empara d'un flacon d'éther et le lui fit respirer, tandis que Ménardier murmurait à son chef : – Cette déposition est tout à fait conforme à celle de la dame de compagnie… donc…

D'un geste bref, Ferval lui imposait silence. En effet, Juliette, ranimée, reprenait, d'une voix un peu raffermie : – Alors, monsieur, j'ai vu le Fantôme courir vers le divan, saisir Mademoiselle dans ses bras et s'enfuir avec elle. – Je ne voudrais pas vous fatiguer, mademoiselle, déclarait le directeur de la police judiciaire, mais cependant j'aurais encore quelques questions à vous poser. D'un signe de tête, Juliette exprima qu'elle était prête à répondre. – Lorsque le Fantôme est apparu pour la première fois dans cette maison, vous l'avez vu, n'est-ce pas ? – Oui, monsieur.

– Et vous êtes sûre qu'hier c'était le même ? – Oh ! oui, monsieur.

– Il était bien enveloppé dans un grand suaire noir ?

– Oui, monsieur.

– Et il portait sur sa tête un capuchon qui empêchait de distinguer ses traits ?

– Oui… et dans lequel il y avait seulement deux trous qui laissaient apercevoir ses yeux… Oh ! ces yeux… Ce regard… Je ne l'oublierai jamais ! – Il faut l'oublier, au contraire, conseillait le haut fonctionnaire. Et, lui montrant Ménardier, il ajouta :

– Voici un de nos meilleurs limiers, qui m'a promis d'arrêter le Fantôme dans les vingt-quatre heures. – Et je ne m'en dédis pas ! affirmait énergiquement l'inspecteur. – D'ailleurs, reprenait Ferval, vous pouvez être absolument tranquille… Après ce qu'il a fait hier, ce bandit n'osera plus se hasarder ici. « Et maintenant, reposez-vous, mademoiselle. Je vois que vous êtes très bien soignée.

– Oh ! oui, monsieur, déclarait Juliette, Mlle Bergen est si bonne, elle aussi.

– Bientôt, vous serez tout à fait rétablie… et en guise de souvenir, il ne vous restera plus que la satisfaction de penser que vous l'avez échappé belle. – Mais notre pauvre demoiselle… scanda Juliette… Personne, hélas ! ne nous la rendra.

Deux larmes apparurent au bord de ses paupières.

Mlle Bergen décidait :

– Je vais rester un peu auprès d'elle. Ferval et Ménardier s'en furent rejoindre Mme Mauroy, Maurice de Thouars et le commissaire de police qui n'avaient pas quitté le couloir. – J'ai encore besoin de connaître certains détails, déclarait Ferval. – Voulez-vous que nous descendions au salon ? proposait Mme Mauroy.

– Avec plaisir, madame, acceptait le brave fonctionnaire.

Pendant ce temps, au dehors, un taxi stoppait de l'autre côte de la rue. Deux hommes en descendaient… C'étaient Chantecoq et Cantarelli. Mais, en présence de la cohue qui se pressait aux abords de l'hôtel, le détective dit au reporter : – Oh ! oh ! allons-y doucement…

– En effet, opina Bellegarde, il doit se passer, dans la maison, quelque chose de pas ordinaire.

– Approchons-nous, ponctua le grand limier.

Et flanqué du faux numismate italien, il traversa la chaussée.

S'adressant à un curieux, Chantecoq lui demanda, de l'air le plus innocent du monde : – Qu'y a-t-il donc, monsieur ? D'une voix caverneuse, son interlocuteur laissa tomber : – C'est un vampire qui, la nuit dernière, a enlevé un cadavre. – Voyons, ce n'est pas possible ! – C'est tellement possible, que la police est en train d'enquêter. – Ah ! c'est donc cela ? s'exclamait Chantecoq d'un air de plus en plus ingénu. Et, profitant d'un remous de la foule qui le sépara de son interlocuteur, il glissa à l'oreille du reporter, en lui désignant du coin de l'œil l'hôtel de Simone : – J'ai l'idée qu'il doit se passer des choses très curieuses dans cette maison. – Et alors ? interrogeait le journaliste.

– Alors, mon ami, scanda Chantecoq, restons… restons !

Mieux favorisés que la foule et même que le détective et son compagnon, pénétrons de nouveau dans le grand salon où se trouvaient rassemblés Mme Mauroy, Maurice de Thouars, M. Ferval, Ménardier et le commissaire de police.

Tous les visages étaient empreints, les uns de gravité, les autres de tristesse.

Seul, le « petit fouinard » dissimulait mal la satisfaction que lui causait l'enquête à laquelle il venait de prendre part. Selon lui, en effet, elle ne faisait que confirmer sa thèse.

Mme Mauroy, la première, rompit le silence.

– Messieurs, demanda-t-elle avec une expression de vive angoisse, quand pensez-vous que cet affreux mystère va cesser ?

Ferval répondait aussitôt :

– Je crois, madame, vous avoir déjà déclaré que l'arrestation du coupable n'était plus qu'une question d'heures. Ménardier approuvait de la tête.

M. de Thouars interrogeait :

– Pensez-vous qu'il ait des complices ? – Certes !

– Deux au moins, précisait Ménardier… Mais ceux-là, pour l'instant, ne sont pas intéressants… Nous les rattraperons toujours. « L'essentiel est de tenir le principal coupable. – Vous le connaissez ? interrogeait Mme Mauroy.

– Je le connais.

– Et c'est ?… – Celui qui a volé les lettres de Mlle Desroches !

– C'est-à-dire ?… ponctuait M. de Thouars… – Jacques Bellegarde.

– Jacques Bellegarde ? répétait Mme Mauroy, qui semblait entendre ce nom pour la première fois.

– Oui, allait poursuivre l'inspecteur. Mais M. de Thouars l'arrêta. – Mme Mauroy ignorait les relations d'amitié que Mlle Desroches entretenait avec ce journaliste. – Alors, excusez-moi, madame, fit Ménardier.

Mais Mme Mauroy, se retournant vers Maurice de Thouars, s'écriait : – Je veux tout savoir et vous n'avez plus le droit de rien me cacher. D'ailleurs, j'ai deviné. Ce Bellegarde que vous accusez aujourd'hui d'avoir enlevé le corps de ma pauvre sœur était… son… son amant ? – Hélas ! oui, répliquait M. de Thouars.

– Alors… martelait la jeune femme, pourquoi, dans quel dessein aurait-il enlevé le corps de ma pauvre sœur ?

Ménardier, cette fois, se tut.

Mais comprenant que maintenant il fallait en finir avec des réticences qui ne pouvaient, en exaspérant la douleur de Mme Mauroy, que provoquer un incident des plus regrettables, Ferval répliquait :

– Jacques Bellegarde est l'auteur principal du crime et du vol qui ont été commis au Louvre il y a quelques jours. – En effet, reconnaissait la sœur de Simone, j'ai lu dans les journaux toute une histoire de Fantôme à laquelle je n'avais, d'ailleurs, accordé qu'une attention distraite. – Elle est cependant excessivement grave, soulignait le commissaire de police.

– Comment Simone a-t-elle été mêlée à cette histoire ?

Ferval reprenait :

– Ainsi que vous venez de l'apprendre, Mlle Desroches était l'amie de Bellegarde. Elle lui était même très attachée, au point qu'elle était prête à l'épouser. Il refusait, sous prétexte qu'il n'avait pas de fortune personnelle. Or, cette délicatesse masquait purement et simplement son intention de rompre avec mademoiselle votre sœur.

– C'est ce qu'il a fait, intervenait M. de Thouars, avec une brutalité et une sécheresse de cœur révoltantes. – Et cela, déclarait Ménardier, parce que, sans aucun doute, le vol du trésor des Valois accompli, il voulait avoir les coudées franches au cas où il aurait été obligé de s'enfuir à l'étranger. Et pour être bien sûr que Mlle Desroches ne chercherait pas à le rejoindre, il l'aura lâchement, froidement assassinée. – Le misérable ! proféra Mme Mauroy, tandis qu'Elsa Bergen, qui venait d'entrer dans la pièce, s'approchait d'elle… – Assassinée !… Comment ? interrogeait M. de Thouars.

Avec l'accent d'une conviction absolue, Ménardier ripostait : – À l'aide d'un poison qu'il lui aura fait absorber au cours du déjeuner qu'il a fait avec elle au restaurant des Glycines. – Le fait est, reconnaissait M. de Thouars, que c'est à partir de ce moment que notre pauvre amie est tombée gravement malade. Et se tournant vers Mlle Bergen, il ajouta :

– N'est-ce pas, mademoiselle ? – C'est absolument exact, déclarait la demoiselle de compagnie. J'ajouterai même que j'en avais eu le soupçon, mais comme je manquais de preuves, je n'ai rien voulu dire. – Pourquoi, s'énervait Mme Mauroy, après avoir tué Simone, l'a-t-il fait disparaître ? Ferval répliquait :

– Bellegarde ayant appris qu'il allait être procédé à un examen médical dont le résultat n'eût pas manqué d'établir que Mlle Desroches avait été empoisonnée, aura voulu faire disparaître la preuve de son crime. – C'est abominable ! s'écriait la jeune femme… Oh ! messieurs, n'est-ce pas, vous retrouverez, vous vengerez ma pauvre sœur ? Ménardier affirmait :

– Encore un peu de patience, quelques heures seulement, et j'aurai le plaisir de lui passer les menottes… Après avoir serré la main de M. de Thouars, Ferval, le commissaire et Ménardier se retirèrent, accompagnés jusqu'à la porte par le comte Maurice. Au-dehors, devant l'hôtel, des agents cyclistes qui, fort heureusement, passaient dans la rue, aidèrent leurs deux collègues à faire circuler la foule de plus en plus compacte et agitée… lorsque la porte s'ouvrit, livrant passage aux représentants de la police. À leur vue, des rumeurs s'élevèrent. On allait enfin savoir quelque chose. Mais d'une voix forte, impérieuse, Ferval ordonnait aux agents : – Empêchez que l'on stationne et que personne, jusqu'à nouvel ordre, ne pénètre dans cette maison. Les agents exécutèrent aussitôt les ordres de leur chef avec une énergie remarquable, ce qui ne fut pas sans provoquer des cris, des protestations et même une certaine bousculade.

Ferval se dirigeait vers l'auto qui l'avait amené, lorsqu'il eut un geste de surprise : Chantecoq, flanqué du commandeur Cantarelli, venait de se dresser devant lui. – Est-ce que la consigne est aussi pour moi ? demandait le grand détective au directeur de la police judiciaire.

– Je le regrette, mon cher ami, répliquait celui-ci d'un ton un peu sec, elle est formelle pour tous. Chantecoq fronça les sourcils ; Ménardier esquissa un sourire de triomphe.

D'un ton plus cordial, Ferval reprenait : – Cette fois, mon bon Chantecoq, tu as perdu ton pari.

– Tu crois ? fit le limier.

– J'en suis sûr. – Il y aura du nouveau avant ce soir, affirmait Ménardier avec assurance.

– C'est aussi mon avis… répondait le grand détective avec un malicieux sourire. Prenant congé du limier et du faux Cantarelli, Ferval regagna sa voiture avec le commissaire et l'inspecteur. Alors, se penchant à l'oreille de Bellegarde, qui, pendant toute cette scène, n'avait cessé de regarder la foule aux prises avec les agents, Chantecoq murmura, en lui montrant l'hôtel de Simone : – C'est là que se trouve la clef du mystère.

4-2 La justice travaille 4-2 Justice at work

La justice travaille

La nouvelle de l'enlèvement de Mlle Desroches par le Fantôme du Louvre s'était répandue dans le quartier et avait, naturellement, provoqué une émotion considérable qui s'était traduite par un rassemblement de nombreux curieux devant l'hôtel de Simone. Devant la porte, deux agents en tenue montaient la garde, s'efforçant de maintenir de chaque côté du trottoir la foule qui grossissait de minute en minute. Pendant ce temps, la justice travaillait…

Dans l'atelier, en face du divan noir, parmi les roses flétries et effeuillées qui jonchaient le tapis, Mme Mauroy, Elsa Bergen, Maurice de Thouars étaient en conférence avec M. Ferval, Ménardier et le commissaire de police du quartier. Le directeur de la police judiciaire, en effet, en raison de l'ampleur que prenait cette affaire, avait décidé de présider à l'enquête que le juge d'instruction avait immédiatement ordonnée. Ainsi que le commissaire et l'inspecteur, il écoutait avec un vif intérêt Maurice de Thouars, qui lui faisait en ces termes le récit des événements de la nuit précédente : – Je venais, disait-il, de reconduire Mme Mauroy jusqu'à sa chambre, et je m'étais rendu dans le grand salon, afin d'y prendre quelques instants de repos. « Étendu dans un fauteuil, je venais à peine de m'endormir, lorsque je fus réveillé en sursaut par des cris qui provenaient de l'atelier. « J'accourus aussitôt et, sur le seuil de la pièce où nous nous trouvons en ce moment, j'aperçus la femme de chambre, Juliette, qui se traînait sur les genoux, tendait vers moi les mains en clamant, affolée de peur : « Le Fantôme vient d'enlever Mademoiselle ! « Je dirigeai aussitôt les yeux vers le divan sur lequel reposait encore, quelques instants auparavant, la dépouille mortelle de notre pauvre amie.

« Je constatai qu'elle avait disparu. « Je restai un instant pétrifié de terreur… Puis, tout en cherchant à me ressaisir, je me retournai vers Juliette. La malheureuse fille était évanouie. Je fis quelques pas, machinalement, dans l'atelier, qui n'était plus éclairé que par les bougies des deux candélabres, et je me heurtai à Mlle Bergen qui, elle aussi, gisait inanimée sur le parquet. « J'appelai aussitôt les domestiques, qui arrivèrent bientôt… Inutile de vous dire, monsieur, dans quel saisissement le spectacle qui les attendait plongea les braves gens. « En proie à un compréhensible émoi, ils m'aidèrent à transporter Mlle Bergen et la femme de chambre dans leurs chambres respectives… Fort heureusement, grâce aux soins qui lui furent prodigués, Mlle Bergen revint assez promptement à elle et elle me raconta ce qu'elle va vous répéter. La Scandinave qui, pâle, les traits tirés, semblait encore sous le coup de ses émotions de la veille, reprit :

– Excusez-moi, messieurs, si je m'exprime mal ou d'une façon incomplète… Mais je suis encore si troublée !… Ce que j'ai vu est tellement effrayant !… Ferval incitait, sur un ton de bienveillance :

– Efforcez-vous, mademoiselle, dans l'intérêt de la justice et de la vérité, de préciser le plus possible vos souvenirs. – Je vais faire de mon mieux, affirmait la demoiselle de compagnie.

Et elle poursuivait :

– J'étais en train de veiller ma pauvre amie, avec la femme de chambre, lorsque, tout à coup, l'électricité s'éteignit… Puis, à la lueur des bougies qui jetaient autour de nous une lueur blafarde, je vis s'ouvrir lentement une porte qui se trouve là, tout près du divan, dissimulée derrière une draperie. « Lorsque, tout à coup, le Fantôme apparut… Je perdis connaissance.

« C'est tout ce que je puis vous dire… Juliette ainsi qu'elle nous l'a raconté dès qu'elle est revenue à elle, a voulu appeler à l'aide… Mais, d'un bond, le Fantôme s'est précipité sur elle et lui a assené un coup de matraque… Elle est tombée, à moitié assommée, et elle affirme, d'une façon absolue, qu'elle a vu le Fantôme s'emparer du corps de Mlle Desroches et disparaître avec, par la petite porte. – Cette femme de chambre, où est-elle ? interrogeait le directeur de la police judiciaire.

Mlle Bergen déclarait :

– À la suite du coup très violent qu'elle a reçu, sur la tête, elle a dû s'aliter. – Est-elle en état de répondre à mes questions ?

– Je le crois… En tout cas, je vais vous conduire près d'elle. Tous se préparaient à quitter le studio lorsque Ménardier, qui avait été ouvrir la petite porte et avait regardé au dehors, s'écria : – Monsieur le directeur, me permettez-vous, auparavant, de poser quelques questions à Mlle Bergen ?

– Certainement.

– Cette porte, qui donne dans le jardin, à quelques mètres seulement du mur de clôture, était-elle fermée à clef ?

– En principe, oui… répliquait la demoiselle de compagnie, sans la moindre hésitation… Mais, sans toutefois l'affirmer, il est très possible qu'elle soit restée ouverte, car je me souviens que c'est par là qu'on a apporté les fleurs parmi lesquelles Mlle Desroches était étendue et sans doute avait-on négligé de la refermer. Ménardier reprenait :

– Parmi les domestiques de Mlle Desroches, en est-il qui soit depuis peu de temps à son service ?

– Non, monsieur, le moins ancien, le chauffeur, est déjà depuis plus d'un an à la maison… Nous avons eu sur lui les meilleures références, qu'il n'a, d'ailleurs, point démenties. « Quant aux autres, ils étaient déjà au service de la famille Desroches depuis de nombreuses années… J'ai donc pu les connaître, les apprécier, et, ainsi que je l'ai déclaré à M. Chantecoq, je suis prête à vous répondre d'eux comme de moi-même. – M. Chantecoq est donc venu ici ? questionnait négligemment Ménardier.

Mme Mauroy, qui, jusqu'alors, avait gardé le silence, s'écriait : – Quel malheur ! En effet, si ma pauvre sœur, au lieu d'avoir eu recours à ce détective privé, avait immédiatement porté plainte au commissaire de police, qui sait si elle ne serait pas encore vivante ! – C'est fort possible, murmura Ménardier. – Et maintenant, où est-elle ? reprenait Mme Mauroy… Où ce misérable l'a-t-il emportée ?… Oh ! messieurs, vous le retrouverez, n'est-ce pas, avant qu'il n'ait fait disparaître son corps ? Désireux de mettre fin à une scène qui devenait extrêmement pénible, M. Ferval reprenait :

– Nous allons maintenant nous rendre près de la femme de chambre.

Et, s'adressant à Mme Mauroy, il fit : – Il vaut mieux, madame, que vous n'assistiez pas à cet interrogatoire, qui ne pourrait que raviver votre douleur. – Vous avez raison, monsieur le directeur, approuvait M. de Thouars, je vais emmener Mme Mauroy…

– Non ! Non ! refusait celle-ci… je veux tout voir, tout entendre. D'ailleurs, ne craignez rien, je serai courageuse. M. Ferval n'osa insister… et, guidés par Elsa Bergen, tous se dirigèrent vers la chambre de Juliette, qui était située tout en haut de l'hôtel. La femme de chambre était étendue sur son lit, la tête enveloppée d'un pansement. Mlle Bergen entra la première, suivie de M. Ferval et de Ménardier.

Mme Mauroy, M. de Thouars et le commissaire de police restèrent dans le couloir ; mais la porte étant demeurée ouverte, ils allaient pouvoir suivre tout ce qui allait se passer, entendre tout ce qui allait se dire.

Mlle Bergen s'en fut vers Juliette, et sur un ton plein de bonté, elle lui dit : – Ma fille, voici M. le directeur de la police judiciaire, qui a tenu à vous interroger lui-même, au sujet de ce qui s'est passé hier soir dans l'atelier… « Ne vous émotionnez pas… Il est de votre intérêt, autant que du nôtre, d'éclairer la justice et de lui fournir si possible les moyens d'arrêter le misérable qui a voulu vous tuer. Juliette promena autour d'elle des yeux qui reflétaient encore l'indicible épouvante dans laquelle l'avait plongée la nouvelle apparition du Fantôme. M. Ferval s'approcha d'elle… – Mademoiselle, fit-il avec bienveillance, voulez-vous nous dire ce que vous savez ?

– Monsieur, répondait la femme de chambre, tandis que Ménardier prenait des notes sur un carnet, je me trouvais dans le studio, avec Mlle Bergen, près de notre pauvre demoiselle, lorsque je vis une porte s'ouvrir, et puis… et puis… Elle s'arrêta… comme si le souvenir du Fantôme réveillait en elle ses transes qui semblaient momentanément apaisées. – Et puis ?… insistait doucement M. Ferval.

– Et puis, reprenait Juliette avec effort… le Fantôme est apparu… Mlle Bergen s'est évanouie… J'ai poussé des cris… le Fantôme a bondi sur moi… et m'a donné un grand coup de marteau sur la tête… Je suis tombée… mais je n'ai pas tout à fait perdu connaissance… Elle s'arrêta, suffoquée. Mlle Bergen, s'empara d'un flacon d'éther et le lui fit respirer, tandis que Ménardier murmurait à son chef : – Cette déposition est tout à fait conforme à celle de la dame de compagnie… donc…

D'un geste bref, Ferval lui imposait silence. En effet, Juliette, ranimée, reprenait, d'une voix un peu raffermie : – Alors, monsieur, j'ai vu le Fantôme courir vers le divan, saisir Mademoiselle dans ses bras et s'enfuir avec elle. – Je ne voudrais pas vous fatiguer, mademoiselle, déclarait le directeur de la police judiciaire, mais cependant j'aurais encore quelques questions à vous poser. D'un signe de tête, Juliette exprima qu'elle était prête à répondre. – Lorsque le Fantôme est apparu pour la première fois dans cette maison, vous l'avez vu, n'est-ce pas ? – Oui, monsieur.

– Et vous êtes sûre qu'hier c'était le même ? – Oh ! oui, monsieur.

– Il était bien enveloppé dans un grand suaire noir ?

– Oui, monsieur.

– Et il portait sur sa tête un capuchon qui empêchait de distinguer ses traits ?

– Oui… et dans lequel il y avait seulement deux trous qui laissaient apercevoir ses yeux… Oh ! ces yeux… Ce regard… Je ne l'oublierai jamais ! – Il faut l'oublier, au contraire, conseillait le haut fonctionnaire. Et, lui montrant Ménardier, il ajouta :

– Voici un de nos meilleurs limiers, qui m'a promis d'arrêter le Fantôme dans les vingt-quatre heures. – Et je ne m'en dédis pas ! affirmait énergiquement l'inspecteur. – D'ailleurs, reprenait Ferval, vous pouvez être absolument tranquille… Après ce qu'il a fait hier, ce bandit n'osera plus se hasarder ici. « Et maintenant, reposez-vous, mademoiselle. Je vois que vous êtes très bien soignée.

– Oh ! oui, monsieur, déclarait Juliette, Mlle Bergen est si bonne, elle aussi.

– Bientôt, vous serez tout à fait rétablie… et en guise de souvenir, il ne vous restera plus que la satisfaction de penser que vous l'avez échappé belle. – Mais notre pauvre demoiselle… scanda Juliette… Personne, hélas ! ne nous la rendra.

Deux larmes apparurent au bord de ses paupières.

Mlle Bergen décidait :

– Je vais rester un peu auprès d'elle. Ferval et Ménardier s'en furent rejoindre Mme Mauroy, Maurice de Thouars et le commissaire de police qui n'avaient pas quitté le couloir. – J'ai encore besoin de connaître certains détails, déclarait Ferval. – Voulez-vous que nous descendions au salon ? proposait Mme Mauroy.

– Avec plaisir, madame, acceptait le brave fonctionnaire.

Pendant ce temps, au dehors, un taxi stoppait de l'autre côte de la rue. Deux hommes en descendaient… C'étaient Chantecoq et Cantarelli. Mais, en présence de la cohue qui se pressait aux abords de l'hôtel, le détective dit au reporter : – Oh ! oh ! allons-y doucement…

– En effet, opina Bellegarde, il doit se passer, dans la maison, quelque chose de pas ordinaire.

– Approchons-nous, ponctua le grand limier.

Et flanqué du faux numismate italien, il traversa la chaussée.

S'adressant à un curieux, Chantecoq lui demanda, de l'air le plus innocent du monde : – Qu'y a-t-il donc, monsieur ? D'une voix caverneuse, son interlocuteur laissa tomber : – C'est un vampire qui, la nuit dernière, a enlevé un cadavre. – Voyons, ce n'est pas possible ! – C'est tellement possible, que la police est en train d'enquêter. – Ah ! c'est donc cela ? s'exclamait Chantecoq d'un air de plus en plus ingénu. Et, profitant d'un remous de la foule qui le sépara de son interlocuteur, il glissa à l'oreille du reporter, en lui désignant du coin de l'œil l'hôtel de Simone : – J'ai l'idée qu'il doit se passer des choses très curieuses dans cette maison. – Et alors ? interrogeait le journaliste.

– Alors, mon ami, scanda Chantecoq, restons… restons !

Mieux favorisés que la foule et même que le détective et son compagnon, pénétrons de nouveau dans le grand salon où se trouvaient rassemblés Mme Mauroy, Maurice de Thouars, M. Ferval, Ménardier et le commissaire de police.

Tous les visages étaient empreints, les uns de gravité, les autres de tristesse.

Seul, le « petit fouinard » dissimulait mal la satisfaction que lui causait l'enquête à laquelle il venait de prendre part. Selon lui, en effet, elle ne faisait que confirmer sa thèse.

Mme Mauroy, la première, rompit le silence.

– Messieurs, demanda-t-elle avec une expression de vive angoisse, quand pensez-vous que cet affreux mystère va cesser ?

Ferval répondait aussitôt :

– Je crois, madame, vous avoir déjà déclaré que l'arrestation du coupable n'était plus qu'une question d'heures. Ménardier approuvait de la tête.

M. de Thouars interrogeait :

– Pensez-vous qu'il ait des complices ? – Certes !

– Deux au moins, précisait Ménardier… Mais ceux-là, pour l'instant, ne sont pas intéressants… Nous les rattraperons toujours. « L'essentiel est de tenir le principal coupable. – Vous le connaissez ? interrogeait Mme Mauroy.

– Je le connais.

– Et c'est ?… – Celui qui a volé les lettres de Mlle Desroches !

– C'est-à-dire ?… ponctuait M. de Thouars… – Jacques Bellegarde.

– Jacques Bellegarde ? répétait Mme Mauroy, qui semblait entendre ce nom pour la première fois.

– Oui, allait poursuivre l'inspecteur. Mais M. de Thouars l'arrêta. – Mme Mauroy ignorait les relations d'amitié que Mlle Desroches entretenait avec ce journaliste. – Alors, excusez-moi, madame, fit Ménardier.

Mais Mme Mauroy, se retournant vers Maurice de Thouars, s'écriait : – Je veux tout savoir et vous n'avez plus le droit de rien me cacher. D'ailleurs, j'ai deviné. Ce Bellegarde que vous accusez aujourd'hui d'avoir enlevé le corps de ma pauvre sœur était… son… son amant ? – Hélas ! oui, répliquait M. de Thouars.

– Alors… martelait la jeune femme, pourquoi, dans quel dessein aurait-il enlevé le corps de ma pauvre sœur ?

Ménardier, cette fois, se tut.

Mais comprenant que maintenant il fallait en finir avec des réticences qui ne pouvaient, en exaspérant la douleur de Mme Mauroy, que provoquer un incident des plus regrettables, Ferval répliquait :

– Jacques Bellegarde est l'auteur principal du crime et du vol qui ont été commis au Louvre il y a quelques jours. – En effet, reconnaissait la sœur de Simone, j'ai lu dans les journaux toute une histoire de Fantôme à laquelle je n'avais, d'ailleurs, accordé qu'une attention distraite. – Elle est cependant excessivement grave, soulignait le commissaire de police.

– Comment Simone a-t-elle été mêlée à cette histoire ?

Ferval reprenait :

– Ainsi que vous venez de l'apprendre, Mlle Desroches était l'amie de Bellegarde. Elle lui était même très attachée, au point qu'elle était prête à l'épouser. Il refusait, sous prétexte qu'il n'avait pas de fortune personnelle. Or, cette délicatesse masquait purement et simplement son intention de rompre avec mademoiselle votre sœur.

– C'est ce qu'il a fait, intervenait M. de Thouars, avec une brutalité et une sécheresse de cœur révoltantes. – Et cela, déclarait Ménardier, parce que, sans aucun doute, le vol du trésor des Valois accompli, il voulait avoir les coudées franches au cas où il aurait été obligé de s'enfuir à l'étranger. Et pour être bien sûr que Mlle Desroches ne chercherait pas à le rejoindre, il l'aura lâchement, froidement assassinée. – Le misérable ! proféra Mme Mauroy, tandis qu'Elsa Bergen, qui venait d'entrer dans la pièce, s'approchait d'elle… – Assassinée !… Comment ? interrogeait M. de Thouars.

Avec l'accent d'une conviction absolue, Ménardier ripostait : – À l'aide d'un poison qu'il lui aura fait absorber au cours du déjeuner qu'il a fait avec elle au restaurant des  Glycines. –  Le fait est, reconnaissait M. de Thouars, que c'est à partir de ce moment que notre pauvre amie est tombée gravement malade. Et se tournant vers Mlle Bergen, il ajouta :

– N'est-ce pas, mademoiselle ? – C'est absolument exact, déclarait la demoiselle de compagnie. J'ajouterai même que j'en avais eu le soupçon, mais comme je manquais de preuves, je n'ai rien voulu dire. – Pourquoi, s'énervait Mme Mauroy, après avoir tué Simone, l'a-t-il fait disparaître ? Ferval répliquait :

– Bellegarde ayant appris qu'il allait être procédé à un examen médical dont le résultat n'eût pas manqué d'établir que Mlle Desroches avait été empoisonnée, aura voulu faire disparaître la preuve de son crime. – C'est abominable ! s'écriait la jeune femme… Oh ! messieurs, n'est-ce pas, vous retrouverez, vous vengerez ma pauvre sœur ? Ménardier affirmait :

– Encore un peu de patience, quelques heures seulement, et j'aurai le plaisir de lui passer les menottes… Après avoir serré la main de M. de Thouars, Ferval, le commissaire et Ménardier se retirèrent, accompagnés jusqu'à la porte par le comte Maurice. Au-dehors, devant l'hôtel, des agents cyclistes qui, fort heureusement, passaient dans la rue, aidèrent leurs deux collègues à faire circuler la foule de plus en plus compacte et agitée… lorsque la porte s'ouvrit, livrant passage aux représentants de la police. À leur vue, des rumeurs s'élevèrent. On allait enfin savoir quelque chose. Mais d'une voix forte, impérieuse, Ferval ordonnait aux agents : – Empêchez que l'on stationne et que personne, jusqu'à nouvel ordre, ne pénètre dans cette maison. Les agents exécutèrent aussitôt les ordres de leur chef avec une énergie remarquable, ce qui ne fut pas sans provoquer des cris, des protestations et même une certaine bousculade.

Ferval se dirigeait vers l'auto qui l'avait amené, lorsqu'il eut un geste de surprise : Chantecoq, flanqué du commandeur Cantarelli, venait de se dresser devant lui. – Est-ce que la consigne est aussi pour moi ? demandait le grand détective au directeur de la police judiciaire.

– Je le regrette, mon cher ami, répliquait celui-ci d'un ton un peu sec, elle est formelle pour tous. Chantecoq fronça les sourcils ; Ménardier esquissa un sourire de triomphe.

D'un ton plus cordial, Ferval reprenait : – Cette fois, mon bon Chantecoq, tu as perdu ton pari.

– Tu crois ? fit le limier.

– J'en suis sûr. – Il y aura du nouveau avant ce soir, affirmait Ménardier avec assurance.

– C'est aussi mon avis… répondait le grand détective avec un malicieux sourire. Prenant congé du limier et du faux Cantarelli, Ferval regagna sa voiture avec le commissaire et l'inspecteur. Alors, se penchant à l'oreille de Bellegarde, qui, pendant toute cette scène, n'avait cessé de regarder la foule aux prises avec les agents, Chantecoq murmura, en lui montrant l'hôtel de Simone : – C'est là que se trouve la clef du mystère.