Chapitre 8. Nouveaux amours
La conquête du Maroc a eu lieu et on dit que plusieurs ministres ont gagné beaucoup d'argent sur ce coup. Walter est devenu un des maîtres du monde, un financier omnipotent. Il est tellement riche qu'il achète, rue du Faubourg-Saint-Honoré, un des plus beaux hôtels de la capitale avec jardin sur les Champs-Élysées. Il achète aussi un grand tableau d'un peintre hongrois nommé Karl Marcowitch et il invite tous les gens connus dans la société parisienne à contempler l'oeuvre chez lui. Sa maison sera ouverte le trente décembre. Du Roy est jaloux du triomphe de son patron. Il est en colère contre tout le monde : les Walter, qu'il n'a plus été voir chez eux, sa femme, qui s'est fait avoir par Laroche qui ne lui a pas conseillé d'acheter des fonds marocains, et il en veut surtout au ministre qui s'est moqué de lui et qui vient chez lui tout le temps.
Le soir du trente décembre, M. et Mme Du Roy vont chez les Walter. L'entrée de l'hôtel est superbe : des globes électriques illuminent la cour d'honneur et un tapis magnifique descend du perron. Des hommes en livrée sont postés comme des statues. Tout le monde s'extasie :
— Que c'est beau ! Fort beau !
Le vestibule compte un escalier monumental et des petites filles offrent des fleurs aux dames. Il y a un monde fou dans tous les salons de la demeure.
Mme Walter reçoit ses amies dans le deuxième salon. Elle pâlit en voyant Georges. Celui-ci la salue avec cérémonie. Puis, il laisse sa femme avec la patronne.
Tout à coup, on le saisit par le bras :
— Ah ! Vous êtes là ! Enfin ! Méchant Bel-Ami, pourquoi on ne vous voit plus ?
C'est Suzanne. Georges est enchanté de la revoir et s'excuse :
— Je suis désolé, j'ai eu beaucoup à faire.
— C'est très mal. Vous nous faites beaucoup de peine car nous vous adorons, maman et moi. Quand vous n'êtes pas là, je m'ennuie à mourir. Vous n'avez plus le droit de disparaître. Venez, je vais vous montrer le tableau. Mon père fait vraiment le paon avec cet hôtel.
La jeune fille lui prend le bras. Sur leur passage, les gens disent :
— Quel beau couple !
Et Georges pense : « Si j'avais été vraiment fort, c'est celle-là que j'aurais épousée. Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Pourquoi ai-je pris l'autre ? Quelle folie ! J'ai agi trop vite. »
Suzanne continue à lui parler :
— Maintenant que papa est si riche, nous pourrons faire des folies !
— Oh, mais vous allez vous marier maintenant, avec un beau prince.
— Oh, non ! Je veux me marier avec quelqu'un qui me plaît. Je suis assez riche pour deux.
Enfin, Du Roy peut admirer le chef-d'oeuvre. C'est vraiment une peinture puissante.
Tout à coup, il entend quelqu'un dire à voix basse :
— C'est Laroche et Mme Du Roy.
Alors ainsi, elle se moque de lui. Cette femme devient gênante pour lui. Ah, comme il voudrait Suzanne… Puis, la jeune fille salue un certain Marquis de Cazolles. Bel-Ami en est tout de suite jaloux.
Finalement, Mme Walter réussit à parler à son ancien amant :
— Que t'ai-je fait pour que tu me fasses souffrir autant. Tu n'es plus jamais venu. C'est atroce. Je pense à toi tout le temps. Tout me fait penser à toi et j'ai peur de parler de crainte de prononcer ton nom.
— L'amour n'est pas éternel. On se prend et on se quitte. Quand ça dure ça devient pénible et je n'en veux plus. Voilà la vérité. Cependant, si tu sais devenir raisonnable, me recevoir comme un ami, alors je reviendrai. En es-tu capable ?
— Je suis capable de tout pour te voir.
Elle pleure, mais lui donne un paquet contenant sa part de bénéfice dans l'affaire du Maroc.
Plus tard, alors que la foule diminue dans la maison, il discute avec Suzanne :
— Suzanne, vous croyez toujours que je suis votre ami ?
— Mais oui, Bel-Ami.
— Pouvez-vous me promettre de me consulter chaque fois que l'on demandera votre main ?
— Oui, je veux bien.
— Mais, c'est un secret entre nous, d'accord. Vous ne devez pas en parler à votre mère, ni à votre père.
— Pas un mot, c'est juré.
Du Roy retrouve sa femme et ils rentrent chez eux.
Sa femme a une surprise pour lui de la part de Laroche : une petite boîte noire. Georges l'ouvre et aperçoit la croix de la Légion d'honneur.
— Bah, j'aurais préféré dix millions. Cela ne lui coûte pas cher.
— Tu es incroyable. Rien ne te satisfait maintenant.
— Cet homme ne fait que payer sa dette. Il me doit davantage.
L'hiver qui suit, les Du Roy vont régulièrement chez les Walter. Mme Walter porte désormais le noir. Elle explique :
— Je n'ai perdu personne des miens, mais je suis arrivée à l'âge où l'on fait le deuil de sa vie.
Bel-Ami vient tous les vendredis. On dîne, on joue aux cartes, on s'amuse en famille. Quelques fois, Virginie essaie d'embrasser Bel-Ami, mais il la repousse toujours.
Au printemps, on parle tout à coup du mariage des filles Walter. Rose doit épouser un comte et Suzanne le marquis de Cazolles. Suzanne et Bel-Ami ont lié une véritable amitié : ils bavardent librement pendant des heures, se moquent de tout le monde et semblent être bien ensemble. Un jour, il lui donne son avis sur son prétendant :
— Ce marquis est un sot. Vous méritez mieux.
— Pourquoi dites-vous cela ? Vous ne le connaissez pas.
— Je suis… jaloux…
— Pourquoi ?
— Parce que je suis amoureux de vous.
— Vous êtes fou, Bel-Ami !
— Je le sais bien. Est-ce que je devrais vous avouer cela, moi, un homme marié, à vous, une jeune fille ? Je suis misérable ! Je n'ai pas d'espoir, je perds la raison. Pardonnez-moi, mais quand j'entends que vous allez vous marier, ça me rend fou.
— C'est vrai, c'est dommage que vous soyez marié.
— Si j'étais libre, vous m'épouseriez ?
— Oui, Bel-Ami ! Je vous épouserais, car vous me plaisez beaucoup.
— Merci, merci… Je vous en supplie, ne dites « oui » à personne. Attendez encore un peu.
Depuis un certain temps, Georges espionne sa femme. Un vendredi soir, il lui propose d'aller chez les Walter, mais elle refuse.
Ça y est ! Georges tient sa vengeance ! Il sort et se cache dans un fiacre devant la porte de son appartement. Dix minutes plus tard, Madeleine apparaît. Il va ensuite chercher un commissaire. Les deux hommes accompagnés d'agents se rendent à l'adresse donnée par Du Roy dans un appartement meublé loué par Laroche-Mathieu. On constate facilement l'adultère.
Au journal, Du Roy décide de renverser le ministre et annonce la nouvelle à Walter :
— Cet homme est fini ! C'est un malfaiteur public et je demande le divorce. J'étais ridicule. Mais ça y est, je suis maître de la situation. Je suis libre ! J'ai une certaine fortune, je me présenterai aux élections de mon pays. Avec ma femme, je ne pouvais pas me faire respecter. Pauvre Forestier ! Il était cocu sans s'en douter… Maintenant, je suis libre, je suis prêt ! J'irai loin !
M. Walter le regarde, surpris, puis il finit par dire :
— Tant pis pour ceux qui se mettent dans ces histoires-là, donnant ainsi raison à son ami.