Chapitre IX (2)
– Voilà le comte de G… qui a été très amoureux de
Marguerite ; c'est lui qui l'a lancée. Le connaissez-vous ?
– Non. Et celui-ci ? demandai-je en montrant l'autre miniature.
– C'est le petit vicomte de L… il a été forcé de partir.
– Pourquoi ?
– Parce qu'il était à peu près ruiné. En voilà un qui aimait Marguerite !
– Et elle l'aimait beaucoup sans doute ?
– C'est une si drôle de fille, on ne sait jamais à quoi s'en tenir. Le soir du jour où il est parti, elle était au spectacle, comme d'habitude, et cependant elle avait pleuré au moment du départ.
En ce moment, Nanine parut, nous annonçant que le souper était servi.
Quand nous entrâmes dans la salle à manger, Marguerite était appuyée contre le mur, et Gaston, lui tenant les mains, lui parlait tout bas.
– Vous êtes fou, lui répondait Marguerite, vous savez bien que je ne veux pas de vous. Ce n'est pas au bout de deux ans que l'on connaît une femme comme moi, qu'on lui demande à être son amant. Nous autres, nous nous donnons tout de suite ou jamais. Allons, messieurs, à table.
Et, s'échappant des mains de Gaston, Marguerite le fit asseoir à sa droite, moi à sa gauche, puis elle dit à Nanine :
– Avant de t'asseoir, recommande à la cuisine que l'on n'ouvre pas si l'on vient sonner.
Cette recommandation était faite à une heure du matin.
On rit, on but et l'on mangea beaucoup à ce souper. Au bout de quelques instants, la gaieté était descendue aux dernières limites, et ces mots qu'un certain monde trouve plaisants et qui salissent toujours la bouche qui les dit éclataient de temps à autre, aux grandes acclamations de Nanine, de Prudence et de Marguerite. Gaston s'amusait franchement ; c'était un garçon plein de coeur, mais dont l'esprit avait été un peu faussé par les premières habitudes. Un moment, j'avais voulu m'étourdir, faire mon coeur et ma pensée indifférents au spectacle que j'avais sous les yeux et prendre ma part de cette gaieté qui semblait un des mets du repas ; mais peu à peu, je m'étais isolé de ce bruit, mon verre était resté plein, et j'étais devenu presque triste en voyant cette belle créature de vingt ans boire, parler comme un portefaix, et rire d'autant plus que ce que l'on disait était plus scandaleux.
Cependant cette gaieté, cette façon de parler et de boire, qui me paraissaient chez les autres convives les résultats de la débauche, de l'habitude ou de la force, me semblaient chez Marguerite un besoin d'oublier, une fièvre, une irritabilité nerveuse. À chaque verre de vin de Champagne, ses joues se couvraient d'un rouge fiévreux, et une toux, légère au commencement du souper, était devenue à la longue assez forte pour la forcer à renverser sa tête sur le dos de sa chaise et à comprimer sa poitrine dans ses mains toutes les fois qu'elle toussait.
Je souffrais du mal que devaient faire à cette frêle organisation ces excès de tous les jours.
Enfin arriva une chose que j'avais prévue et que je redoutais. Vers la fin du souper, Marguerite fut prise d'un accès de toux plus fort que tous ceux qu'elle avait eus depuis que j'étais là. Il me sembla que sa poitrine se déchirait intérieurement. La pauvre fille devint pourpre, ferma les yeux sous la douleur et porta à ses lèvres sa serviette qu'une goutte de sang rougit. Alors elle se leva et courut dans son cabinet de toilette.
– Qu'a donc Marguerite ? demanda Gaston.
– Elle a qu'elle a trop ri et qu'elle crache le sang, fit Prudence. Oh ! ce ne sera rien, cela lui arrive tous les jours. Elle va revenir. Laissons-la seule, elle aime mieux cela.
Quant à moi, je ne pus y tenir, et, au grand ébahissement de Prudence et de Nanine qui me rappelaient, j'allai rejoindre Marguerite.