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Bernadette, Sœur Marie-Bernard (Henri Lasserre), Livre 1 - La Vie Publique (20)

Livre 1 - La Vie Publique (20)

Bernadette était constamment visitée par les innombrables étrangers que la piété ou la curiosité faisaient affluer à Lourdes. Il y en avait de toutes les classes, de toutes les professions, de toutes les philosophies. Nul ne prit en défaut cette parole simple et loyale; nul, après avoir vu et entendu la Voyante, n'osa dire qu'elle mentait. Au milieu des partis agités et des discussions sans nombre, cette petite enfant, par un privilège inconcevable, inspirait à tous le respect, et elle ne fut pas une seule fois en butte à la calomnie. L'éclat de cette innocence était tel, que sa personne ne fut ni atteinte ni attaquée: une invisible égide la protégeait.

D'une intelligence ordinaire en toutes choses, Bernadette était au-dessus d'elle-même dès qu'il s'agissait de rendre témoignage de l'Apparition. Aucune objection ne la troublait.

[ L'intelligence de Bernadette enfant était en effet fort ordinaire; mais elle se developpa beaucoup avec l'âge, elle devint assez vive et surtout pleine de saveur primeautière, d'esprit naturel et d'imprévu. ]

Elle avait des réponses profondes.

M. de Rességuier, conseiller général et ancien député des Basses-Pyrénées, vint la voir; il était accompagné de plusieurs dames de sa famille. Il se fit raconter les Visions dans le plus grand détail. Lorsque Bernadette lui apprit que l'Apparition s'exprimait en patois béarnais, il se récria:

— Tu ne dis pas la vérité, mon enfant! Le bon Dieu et la sainte Vierge ne comprennent pas ton patois, et ils ne savent pas ce misérable langage.

— S'ils ne le savaient pas, monsieur, répondit-elle, comment le saurions-nous nous-mêmes? Et s'ils ne le comprenaient pas, qui nous rendrait capables de le comprendre?

Elle avait des reparties spirituelles.

— Comment la sainte Vierge a-t-elle pu t'ordonner de manger de l'herbe? Elle te prenait donc pour une bête? lui disait un jour un sceptique.

— Est-ce que vous pensez cela de vous quand vous mangez de la salade? lui répliqua-t-elle en souriant finement.

Elle avait des réponses naïves.

Ce même M. de Rességuier lui parlait de la beauté de l'Apparition de la Grotte.

— Était-elle aussi belle que les personnes que voici? lui demanda-t-il.

Bernadette promena son regard sur le cercle charmant des jeunes filles et des dames qui avaient accompagné le visiteur, puis elle eut comme une moue de dédain:

— Oh! c'était bien autre chose que tout cela!fit-elle.

« Tout cela, » c'était l'élite de la société de Pau.

Elle déconcertait les subtilités captieuses par lesquelles on cherchait à l'embarrasser.

— Si M. le Curé vous défendait formellement d'aller à la Grotte, que feriez-vous? lui disait quelqu'un.

— Je lui obéirais.

— Mais si vous receviez en même temps de l'Apparition l'ordre d'y aller, que feriez-vous alors entre ces deux ordres contraires?

L'enfant tout aussitôt, sans hésiter le moins du monde, répondit:

— J'irais demander la permission à Monsieur le Curé.

Rien, ni à cette époque ni plus tard, ne lui fit perdre sa simplicité, pleine de grâce. Jamais, à moins d'être interrogée, elle ne parlait de l'Apparition. Elle se considérait toujours comme la dernière à l'école des Soeurs. On avait de la peine à lui apprendre à lire et à écrire. L'esprit de cette enfant était ailleurs; et, si nous osions pénétrer dans cette nature exquise et visitée par la grâce, nous dirions peut-être que son âme, peu curieuse sans doute de ce savoir humain, faisait l'école buissonnière dans les halliers du Paradis.

Aux récréations, elle se confondait avec ses compagnes. Elle aimait à jouer.

Quelquefois un visiteur, un étranger venu de loin, demandait aux Soeurs de lui montrer cette Voyante, cette privilégiée du Seigneur, cette bien-aimée de la Vierge, cette Bernadette dont le nom était déjà si célèbre.

— La voilà, disait la Soeur en la désignant du doigt parmi les autres enfants.

Le visiteur regardait, et il voyait une petite fille chétive et misérablement vêtue, jouant aux barres, à cache-cache, à pigeon-voie, sautant à la corde, tout entière aux innocents plaisirs de l'enfance. Mais ce qu'elle préférait à tout, c'était de figurer, elle la trentième ou la quarantième, dans une de ces rondes immenses que les enfants font en chantant et en se tenant par la main.

La Mère de Dieu en apparaissant à Bernadette, en lui donnant le rôle d'un témoin des choses célestes, en faisant d'elle le centre d'un concours innombrable et comme un objet de vénération publique, avait protégé, par un miracle plus grand que tout autre, sa simplicité et sa candeur, et elle lui avait fait le don extraordinaire, le don divin de demeurer une enfant.

Dans le courant de ces mois de mars et d'avril, avant comme après la lettre du Ministre (Voir, dans Notre-Dame de Lourdes, comment M. nouland, Ministre des Cultes, était intervenu pour se mettre en travers du grand événement religieux qui se produisait, et comment les rapports étaient demeurés des plus tendus entre le Préfet et l'Évèque), M. le Préfet Massy avait employé sa vive intelligence à trouver en dehors du Surnaturel la clef de ces étranges affaires de Lourdes. Les interrogatoires avaient été inutilement renouvelés par le Parquet et par Jacomet. Ni le Commissaire de Police ni M. Dutour n'avaient pu prendre l'enfant en défaut. Cette petite bergère de treize à quatorze ans, ignorante et ne sachant ni lire, ni écrire, ni même parler français, déconcertait par sa simplicité profonde les habiles et les prudents.

Un disciple des Mesmer et des Du Potet, surgi on ne sait d'où, avait vainement essayé d'endormir Bernadette du sommeil magnétique. Ses passes avaient échoué contre ce tempérament paisible et peu nerveux, et il n'avait réussi qu'à donner une migraine à l'enfant. La pauvre petite se prêtait d'ailleurs avec résignation aux expériences et à l'examen de chacun. Dieu voulait qu'elle fût en butte à toutes les épreuves, et que de toutes, sans exception, elle sortît triomphante.

On avait appris qu'une famille étrangère et immensément riche, ayant, comme tout le monde, subi le charme de Bernadette, lui avait proposé de l'adopter en offrant aux parents une fortune, cent mille francs, avec la faculté de rester auprès de leur enfant. Le désintéressement de ces braves gens n'avait pas même été tenté, et ils avaient voulu rester pauvres.

Tout échouait : les pièges de la ruse, les offres de l'enthousiasme, la dialectique des esprits les plus déliés.

Quelle que fût son horreur pour le fanatisme, M. le Procureur impérial Dutour ne pouvait découvrir, ni dans le Code d'instruction criminelle, ni dans le Code pénal, un article quelconque qui l'autorisât à sévir contre Bernadette et à la faire incarcérer. Une arrestation de cette nature eût été illégale au premier chef, et aurait pu avoir pour le magistrat qui l'eût ordonnée des conséquences fâcheuses. Aux yeux de la loi pénale, Bernadette était innocente.

M. le Préfet, avec sa très grande netteté d'esprit, se rendit compte de tout cela aussi bien qu'eût pu le faire un jurisconsulte. Il songea alors à arriver au même résultat à l'aide d'un autre moyen, et à procéder par mesure administrative à cet emprisonnement qui lui semblait utile, et dont la Magistrature, paralysée par le texte des codes, ne se croya it pas le droit de prendre l'initiative.

Il y a dans l'immense arsenal de nos lois et règlements une arme redoutable, imprudemment créée, à notre avis, dans la pensée très-louable de protéger l'individu contre lui-même, mais qui peut, entre les mains de la malveillance ou de l'aveuglement, donner lieu à la plus épouvantable des tyrannies, c'est-à-dire à la séquestration arbitraire et sans appel d'un innocent. Nous voulons parler de la loi sur les Aliénés. Sans débat public, sans défense possible, sur le certificat d'un ou deux médecins le déclarant atteint de trouble mental, un malheureux peut être saisi brusquement, par simple décision administrative, et jeté dans la plus terrible des prisons, dans le cabannon d'une maison de fous. Que, dans la plupart des cas, cette loi s'applique suivant l'équité, par suite de l'honorabilité générale et de la capacité du corps médical, nous le croyons, et nous avons besoin de le croire. Mais que cette honorabilité et ce savoir autorisent à supprimer toute défense, toute publicité et tout appel; que la décision à huis clos de deux médecins soit dispensée de cette triple garantie dont la Loi a voulu entourer les jugements de la Magistrature, c'est ce que nous avons quelque peine à comprendre. Les médecins sont capables, sans doute, et nous reconnaissons qu'en trouver deux en parfait accord rend assez probable la vérité de leur thèse commune : mais y a-t-il là une certitude assez grave, assez évidente, assez certaine, si on nous permet ce pléonasme, pour qu'elle donne irrévocablement le droit d'enlever, sans autre forme de procès, la liberté à un citoyen? Les médecins sont honorables, cela est également hors de doute, et, plus que personne, nous vénérons les hommes de cette noble profession; mais, surtout en matière de folie, leurs idées préconçues et leurs doctrines philosophiques ne peuvent-elles pas, malgré eux, incliner parfois leur esprit vers de regrettables erreurs? Dans un livre qui a eu un certain retentissement, l'un d'eux, M. Lélut, a rangé parmi les aliénés Socrate, Newton, sainte Thérèse, Pascal et un grand nombre d'autres qui furent, comme ceux-là, la gloire de l'Humanité. Un tel maître et ses élèves mériteraient-ils, par exemple, qu'on les investit du droit de faire incarcérer comme fous, sans défense contradictoire, sans publicité et sans appel, sur une simple consultation, tous ceux qu'ils jugeraient tels? Et cependant M. Lélut est un savant remarquable, une des notoriétés médicales: il est membre de l'Institut. Que dire de la garantie offerte par les individus de la plèbe scientifique, par quelques-uns de ces pauvres petits docteurs de village qui succèdent au barbier-chirurgien dont se contentaient nos aïeux?

Convaincu comme il l'était de l'impossibilité actuelle du Surnaturel, M. le préfet Massy n'hésita pas, dans l'impuissance où se trouvait la Magistrature, à chercher dans cette loi redoutable une solution à la question extraordinaire qui avait surgi tout à coup dans son département.


Livre 1 - La Vie Publique (20) Buch 1 - Das öffentliche Leben (20) Book 1 - Public Life (20)

Bernadette était constamment visitée par les innombrables étrangers que la piété ou la curiosité faisaient affluer à Lourdes. Il y en avait de toutes les classes, de toutes les professions, de toutes les philosophies. Nul ne prit en défaut cette parole simple et loyale; nul, après avoir vu et entendu la Voyante, n'osa dire qu'elle mentait. Au milieu des partis agités et des discussions sans nombre, cette petite enfant, par un privilège inconcevable, inspirait à tous le respect, et elle ne fut pas une seule fois en butte à la calomnie. L'éclat de cette innocence était tel, que sa personne ne fut ni atteinte ni attaquée: une invisible égide la protégeait.

D'une intelligence ordinaire en toutes choses, Bernadette était au-dessus d'elle-même dès qu'il s'agissait de rendre témoignage de l'Apparition. Aucune objection ne la troublait.

[ L'intelligence de Bernadette enfant était en effet fort ordinaire; mais elle se developpa beaucoup avec l'âge, elle devint assez vive et surtout pleine de saveur primeautière, d'esprit naturel et d'imprévu. ]

Elle avait des réponses profondes.

M. de Rességuier, conseiller général et ancien député des Basses-Pyrénées, vint la voir; il était accompagné de plusieurs dames de sa famille. Il se fit raconter les Visions dans le plus grand détail. Lorsque Bernadette lui apprit que l'Apparition s'exprimait en patois béarnais, il se récria:

— Tu ne dis pas la vérité, mon enfant! Le bon Dieu et la sainte Vierge ne comprennent pas ton patois, et ils ne savent pas ce misérable langage.

— S'ils ne le savaient pas, monsieur, répondit-elle, comment le saurions-nous nous-mêmes? Et s'ils ne le comprenaient pas, qui nous rendrait capables de le comprendre?

Elle avait des reparties spirituelles.

— Comment la sainte Vierge a-t-elle pu t'ordonner de manger de l'herbe? Elle te prenait donc pour une bête? lui disait un jour un sceptique.

— Est-ce que vous pensez cela de vous quand vous mangez de la salade? lui répliqua-t-elle en souriant finement.

Elle avait des réponses naïves.

Ce même M. de Rességuier lui parlait de la beauté de l'Apparition de la Grotte.

— Était-elle aussi belle que les personnes que voici? lui demanda-t-il.

Bernadette promena son regard sur le cercle charmant des jeunes filles et des dames qui avaient accompagné le visiteur, puis elle eut comme une moue de dédain:

— Oh! c'était bien autre chose que __tout cela!__fit-elle.

« Tout cela, » c'était l'élite de la société de Pau.

Elle déconcertait les subtilités captieuses par lesquelles on cherchait à l'embarrasser.

— Si M. le Curé vous défendait formellement d'aller à la Grotte, que feriez-vous? lui disait quelqu'un.

— Je lui obéirais.

— Mais si vous receviez en même temps de l'Apparition l'ordre d'y aller, que feriez-vous alors entre ces deux ordres contraires?

L'enfant tout aussitôt, sans hésiter le moins du monde, répondit:

— J'irais demander la permission à Monsieur le Curé.

Rien, ni à cette époque ni plus tard, ne lui fit perdre sa simplicité, pleine de grâce. Jamais, à moins d'être interrogée, elle ne parlait de l'Apparition. Elle se considérait toujours comme la dernière à l'école des Soeurs. On avait de la peine à lui apprendre à lire et à écrire. L'esprit de cette enfant était ailleurs; et, si nous osions pénétrer dans cette nature exquise et visitée par la grâce, nous dirions peut-être que son âme, peu curieuse sans doute de ce savoir humain, faisait l'école buissonnière dans les halliers du Paradis.

Aux récréations, elle se confondait avec ses compagnes. Elle aimait à jouer.

Quelquefois un visiteur, un étranger venu de loin, demandait aux Soeurs de lui montrer cette Voyante, cette privilégiée du Seigneur, cette bien-aimée de la Vierge, cette Bernadette dont le nom était déjà si célèbre.

— La voilà, disait la Soeur en la désignant du doigt parmi les autres enfants.

Le visiteur regardait, et il voyait une petite fille chétive et misérablement vêtue, jouant aux barres, à cache-cache, à pigeon-voie, sautant à la corde, tout entière aux innocents plaisirs de l'enfance. Mais ce qu'elle préférait à tout, c'était de figurer, elle la trentième ou la quarantième, dans une de ces rondes immenses que les enfants font en chantant et en se tenant par la main.

La Mère de Dieu en apparaissant à Bernadette, en lui donnant le rôle d'un témoin des choses célestes, en faisant d'elle le centre d'un concours innombrable et comme un objet de vénération publique, avait protégé, par un miracle plus grand que tout autre, sa simplicité et sa candeur, et elle lui avait fait le don extraordinaire, le don divin de demeurer une enfant.

Dans le courant de ces mois de mars et d'avril, avant comme après la lettre du Ministre (Voir, dans Notre-Dame de Lourdes, comment M. nouland, Ministre des Cultes, était intervenu pour se mettre en travers du grand événement religieux qui se produisait, et comment les rapports étaient demeurés des plus tendus entre le Préfet et l'Évèque), M. le Préfet Massy avait employé sa vive intelligence à trouver en dehors du Surnaturel la clef de ces étranges affaires de Lourdes. Les interrogatoires avaient été inutilement renouvelés par le Parquet et par Jacomet. Ni le Commissaire de Police ni M. Dutour n'avaient pu prendre l'enfant en défaut. Cette petite bergère de treize à quatorze ans, ignorante et ne sachant ni lire, ni écrire, ni même parler français, déconcertait par sa simplicité profonde les habiles et les prudents.

Un disciple des Mesmer et des Du Potet, surgi on ne sait d'où, avait vainement essayé d'endormir Bernadette du sommeil magnétique. Ses passes avaient échoué contre ce tempérament paisible et peu nerveux, et il n'avait réussi qu'à donner une migraine à l'enfant. La pauvre petite se prêtait d'ailleurs avec résignation aux expériences et à l'examen de chacun. Dieu voulait qu'elle fût en butte à toutes les épreuves, et que de toutes, sans exception, elle sortît triomphante.

On avait appris qu'une famille étrangère et immensément riche, ayant, comme tout le monde, subi le charme de Bernadette, lui avait proposé de l'adopter en offrant aux parents une fortune, cent mille francs, avec la faculté de rester auprès de leur enfant. Le désintéressement de ces braves gens n'avait pas même été tenté, et ils avaient voulu rester pauvres.

Tout échouait : les pièges de la ruse, les offres de l'enthousiasme, la dialectique des esprits les plus déliés.

Quelle que fût son horreur pour le fanatisme, M. le Procureur impérial Dutour ne pouvait découvrir, ni dans le Code d'instruction criminelle, ni dans le Code pénal, un article quelconque qui l'autorisât à sévir contre Bernadette et à la faire incarcérer. Une arrestation de cette nature eût été illégale au premier chef, et aurait pu avoir pour le magistrat qui l'eût ordonnée des conséquences fâcheuses. Aux yeux de la loi pénale, Bernadette était innocente.

M. le Préfet, avec sa très grande netteté d'esprit, se rendit compte de tout cela aussi bien qu'eût pu le faire un jurisconsulte. Il songea alors à arriver au même résultat à l'aide d'un autre moyen, et à procéder par mesure administrative à cet emprisonnement qui lui semblait utile, et dont la Magistrature, paralysée par le texte des codes, ne se croya it pas le droit de prendre l'initiative.

Il y a dans l'immense arsenal de nos lois et règlements une arme redoutable, imprudemment créée, à notre avis, dans la pensée très-louable de protéger l'individu contre lui-même, mais qui peut, entre les mains de la malveillance ou de l'aveuglement, donner lieu à la plus épouvantable des tyrannies, c'est-à-dire à la séquestration arbitraire et sans appel d'un innocent. Nous voulons parler de la loi sur les Aliénés. Sans débat public, sans défense possible, sur le certificat d'un ou deux médecins le déclarant atteint de trouble mental, un malheureux peut être saisi brusquement, par simple décision administrative, et jeté dans la plus terrible des prisons, dans le cabannon d'une maison de fous. Que, dans la plupart des cas, cette loi s'applique suivant l'équité, par suite de l'honorabilité générale et de la capacité du corps médical, nous le croyons, et nous avons besoin de le croire. Mais que cette honorabilité et ce savoir autorisent à supprimer toute défense, toute publicité et tout appel; que la décision à huis clos de deux médecins soit dispensée de cette triple garantie dont la Loi a voulu entourer les jugements de la Magistrature, c'est ce que nous avons quelque peine à comprendre. Les médecins sont capables, sans doute, et nous reconnaissons qu'en trouver deux en parfait accord rend assez probable la vérité de leur thèse commune : mais y a-t-il là une certitude assez grave, assez évidente, assez certaine, si on nous permet ce pléonasme, pour qu'elle donne irrévocablement le droit d'enlever, sans autre forme de procès, la liberté à un citoyen? Les médecins sont honorables, cela est également hors de doute, et, plus que personne, nous vénérons les hommes de cette noble profession; mais, surtout en matière de folie, leurs idées préconçues et leurs doctrines philosophiques ne peuvent-elles pas, malgré eux, incliner parfois leur esprit vers de regrettables erreurs? Dans un livre qui a eu un certain retentissement, l'un d'eux, M. Lélut, a rangé parmi les aliénés Socrate, Newton, sainte Thérèse, Pascal et un grand nombre d'autres qui furent, comme ceux-là, la gloire de l'Humanité. Un tel maître et ses élèves mériteraient-ils, par exemple, qu'on les investit du droit de faire incarcérer comme fous, sans défense contradictoire, sans publicité et sans appel, sur une simple consultation, tous ceux qu'ils jugeraient tels? Et cependant M. Lélut est un savant remarquable, une des notoriétés médicales: il est membre de l'Institut. Que dire de la garantie offerte par les individus de la plèbe scientifique, par quelques-uns de ces pauvres petits docteurs de village qui succèdent au barbier-chirurgien dont se contentaient nos aïeux?

Convaincu comme il l'était de l'impossibilité actuelle du Surnaturel, M. le préfet Massy n'hésita pas, dans l'impuissance où se trouvait la Magistrature, à chercher dans cette loi redoutable une solution à la question extraordinaire qui avait surgi tout à coup dans son département.