VIII. — La tour des Deux-Amants (2)
Aussitôt, et d'après un plan conçu durant cette scène, Lupin opéra sa retraite. Ce plan était simple : dégringoler à l'aide de sa corde jusqu'au bas de la falaise, emmener ses amis avec lui, sauter dans l'auto, et, sur la route déserte qui conduit à la gare d'Aumale, attaquer d'Albufex et Sébastiani. L'issue du combat ne faisait aucun doute. D'Albufex et Sébastiani prisonniers, on s'arrangerait bien pour que l'un d'eux parlât. D'Albufex avait montré comment on devait s'y prendre et, pour le salut de son fils, Clarisse Mergy saurait être inflexible. Il tira la corde dont il s'était muni, et chercha à tâtons une aspérité du roc autour de laquelle il pût la passer, de manière à ce qu'il en pendît deux bouts égaux qu'il saisirait à pleines mains. Mais, lorsqu'il eut trouvé ce qu'il lui fallait, au lieu d'agir, et rapidement, car la besogne était pressée, il demeura immobile, à réfléchir. Au dernier moment, son projet ne le satisfaisait plus.
— Absurde, se disait-il, ce que je vais faire est absurde et illogique. Qu'est-ce qui me prouve que d'Albufex et Sébastiani ne m'échapperont pas ? Qu'est-ce qui me prouve même qu'une fois en mon pouvoir ils parleront ? Non, je reste. Il y a mieux à tenter… beaucoup mieux. Ce n'est pas à ces deux-là qu'il faut m'attaquer, mais à Daubrecq. Il est exténué, à bout de résistance. S'il a dit son secret au marquis, il n'y a aucune raison pour qu'il ne me le dise pas, quand Clarisse et moi nous emploierons les mêmes procédés. Adjugé ! Enlevons le Daubrecq.
Et il ajouta en lui-même :
— D'ailleurs, qu'est-ce que je risque ? Si je rate le coup, Clarisse Mergy et moi nous filons à Paris et, de concert avec Prasville, nous organisons dans la maison du square Lamartine une surveillance minutieuse pour que d'Albufex ne puisse profiter des révélations que Daubrecq lui a faites. L'essentiel c'est que Prasville soit prévenu du danger. Il le sera.
Minuit sonnait alors à l'église d'un village voisin. Cela donnait à Lupin six ou sept heures pour mettre à exécution son nouveau plan. Il commença aussitôt.
En s'écartant de l'orifice au fond duquel s'ouvrait la fenêtre, il s'était heurté, dans un des creux de la falaise, à un massif de petits arbustes. À l'aide de son couteau, il en coupa une douzaine qu'il réduisit tous à la même dimension. Puis, sur sa corde, il préleva deux longueurs égales. Ce furent les montants de l'échelle. Entre ces montants, il assujettit les douze bâtonnets et il confectionna ainsi une échelle de corde de six mètres environ.
Quand il revint à son poste, il n'y avait plus, dans la salle des tortures, auprès du lit de Daubrecq, qu'un seul des trois fils. Il fumait sa pipe auprès de la lampe. Daubrecq dormait.
— Fichtre ! pensa Lupin, ce garçon-là va-t-il veiller toute la nuit ? En ce cas, rien à faire qu'à m'esquiver… L'idée qu'Albufex était maître du secret le tourmentait vivement. De l'entrevue à laquelle il avait assisté, il gardait l'impression très nette que le marquis « travaillait pour son compte » et qu'il ne voulait pas seulement, en dérobant la liste, se soustraire à l'action de Daubrecq, mais aussi conquérir la puissance de Daubrecq, et rebâtir sa fortune par les moyens mêmes que Daubrecq avait employés. Dès lors, c'eût été, pour Lupin, une nouvelle bataille à livrer à un nouvel ennemi. La marche rapide des événements ne permettait pas d'envisager une pareille hypothèse. À tout prix il fallait barrer la route au marquis d'Albufex en prévenant Prasville. Cependant Lupin restait, retenu par l'espoir tenace de quelque incident qui lui donnerait l'occasion d'agir. La demie de minuit sonna. Puis, une heure. L'attente devenait terrible, d'autant qu'une brume glaciale montait de la vallée et que Lupin sentait le froid pénétrer en lui. Il entendit le trot d'un cheval dans le lointain. — Voilà Sébastiani qui rentre de la gare, pensa-t-il.
Mais le fils qui veillait dans la salle des tortures ayant vidé son paquet de tabac ouvrit la porte et demanda à ses frères s'ils n'avaient pas de quoi bourrer une dernière pipe. Sur leur réponse, il sortit pour aller jusqu'au pavillon. Et Lupin fut stupéfait. La porte n'était pas refermée que Daubrecq, qui dormait si profondément, s'assit sur sa couche, écouta, mit un pied à terre, puis l'autre pied, et, debout, un peu vacillant, mais plus solide tout de même qu'on n'eût pu le croire, il essaya ses forces. — Allons, se dit Lupin, le gaillard a du ressort. Il pourra très bien contribuer lui-même à son enlèvement. Un seul point me chiffonne… Se laissera-t-il convaincre ? Voudra-t-il me suivre ? Est-ce qu'il ne croira pas que ce miraculeux secours qui lui arrive par la voie des cieux est un piège du marquis ? Mais tout à coup Lupin se rappela cette lettre qu'il avait fait écrire aux vieilles cousines de Daubrecq, cette lettre de recommandation, pour ainsi dire, que l'aînée des deux sœurs Rousselot avait signée de son prénom d'Euphrasie. Elle était là, dans sa poche. Il la prit et prêta l'oreille. Aucun bruit, sinon le bruit léger des pas de Daubrecq sur les dalles. Lupin jugea l'instant propice. Vivement, il passa le bras entre les barreaux et jeta la lettre.
Daubrecq parut interdit.
L'enveloppe avait voltigé dans la salle, et elle gisait à terre, à trois pas de lui. D'où cela venait-il ? Il leva la tête vers la fenêtre et tâcha de percer l'obscurité qui lui cachait toute la partie haute de la salle. Puis il regarda l'enveloppe, sans oser y toucher encore, comme s'il eût redouté quelque embûche. Puis, soudain, après un coup d'œil du côté de la porte, il se baissa rapidement, saisit l'enveloppe et la décacheta. — Ah ! fit-il avec un soupir de joie, en voyant la signature.
Il lut la lettre à demi-voix :
« Il faut avoir toute confiance dans le porteur de ce mot. C'est lui qui, grâce à l'argent que nous lui avons remis, a su découvrir le secret du marquis et qui a conçu le plan de l'évasion. Tout est prêt pour la fuite. — Euphrasie Rousselot. Il relut la lettre, répéta : « Euphrasie… Euphrasie… » et leva la tête de nouveau.
Lupin chuchota :
— Il me faut deux ou trois heures pour scier un des barreaux. Sébastiani et ses fils vont-ils revenir ?
— Oui, sans doute, répondit Daubrecq, aussi doucement que lui, mais je pense qu'ils me laisseront. — Mais ils couchent à côté ?
— Oui.
— Ils n'entendront pas ? — Non, la porte est trop massive.
— Bien. En ce cas, ce ne sera pas long. J'ai une échelle de corde. Pourrez-vous monter seul, sans mon aide ?
— Je crois… J'essaierai… Ce sont mes poignets qu'ils ont brisés… Ah ! les brutes ! C'est à peine si je peux remuer les mains… et j'ai bien peu de force ! Mais tout de même, j'essaierai… il faudra bien… Il s'interrompit, écouta, et posant un doigt sur sa bouche, murmura : — Chut !
Lorsque Sébastiani et ses fils entrèrent, Daubrecq, qui avait dissimulé la lettre et se trouvait sur son lit, feignit de se réveiller en sursaut.
Le garde apportait une bouteille de vin, un verre et quelques provisions.
— Ça va, monsieur le député ? s'écria-t-il. Dame ! on a peut-être serré un peu fort… C'est si brutal, ce tourniquet de bois ! Ça se faisait beaucoup du temps de la grande Révolution et de Bonaparte, qu'on m'a dit… du temps où il y avait des « chauffeurs ». Une jolie invention ! Et puis propre… pas de sang… Ah ! ça n'a pas été long ! Au bout de vingt minutes, vous crachiez le mot de l'énigme. Sébastiani éclata de rire.
— À propos, monsieur le député, toutes mes félicitations ! Excellente, la cachette. Et qui se douterait jamais ?… Voyez-vous, ce qui nous trompait, M. le marquis et moi, c'était ce nom de Marie que vous aviez d'abord lâché. Vous n'aviez pas menti. Seulement, voilà… le mot est resté en route. Il fallait le finir. Non, mais tout de même, ce que c'est drôle ! Ainsi, sur la table même de votre cabinet ? Vrai, il y a de quoi rigoler.
Le garde s'était levé et arpentait la pièce en se frottant les mains. — M. le marquis est rudement content, si content, même, qu'il reviendra demain soir en personne, pour vous donner la clef des champs. Oui, il a réfléchi, il y aura quelques formalités… Il vous faudra peut-être signer quelques chèques, rendre gorge, quoi ! et rembourser M. le marquis de son argent et de ses peines. Mais qu'est-ce que c'est que cela ? une misère pour vous ! Sans compter qu'à partir de maintenant plus de chaîne, plus de lanières de cuir autour des poignets, bref, un traitement de roi ! Et même, tenez, j'ai ordre de vous octroyer une bonne bouteille de vin vieux et un flacon de cognac. Sébastiani lança encore quelques plaisanteries, puis il prit la lampe, fit une dernière inspection de la salle, et dit à ses fils :
— Laissons-le dormir. Vous aussi, reposez-vous tous les trois. Mais ne dormez que d'un œil… On ne peut jamais savoir… Ils se retirèrent.
Lupin patienta et dit à voix basse :
— Je peux commencer ?
— Oui, mais attention !… Il n'y aurait rien d'impossible à ce qu'ils fassent une ronde d'ici une heure ou deux. Lupin se mit à l'œuvre. Il avait une lime très puissante, et le fer des barreaux, rouillé et rongé par le temps, était, à certains endroits, presque friable. À deux reprises, Lupin s'arrêta, l'oreille aux aguets. Mais c'était le trottinement d'un rat dans les décombres de l'étage supérieur, ou le vol d'un oiseau nocturne, et il continuait sa besogne, encouragé par Daubrecq, qui écoutait près de la porte et qui l'eût prévenu à la moindre alerte. — Ouf ! se dit-il, en donnant un dernier coup de lime, c'est pas dommage, car, vrai, on est un peu à l'étroit dans ce maudit tunnel… Sans compter le froid… Il pesa de toutes ses forces sur le barreau qu'il avait scié par le bas, et réussit à l'écarter suffisamment pour qu'un homme pût se glisser entre les deux barreaux qui restaient. Il dut ensuite reculer jusqu'à l'extrémité du couloir, dans la partie, plus large, où il avait laissé l'échelle de corde. L'ayant fixée aux barreaux, il appela : — Psst… Ça y est… Vous êtes prêt ?
— Oui… me voici… une seconde encore, que j'écoute… Bien… Ils dorment… Donnez-moi l'échelle. Lupin la déroula et dit :
— Dois-je descendre ?
— Non… Je suis un peu faible… mais ça ira tout de même.
En effet, il parvint assez vite à l'orifice du couloir et s'y engagea à la suite de son sauveur. Le grand air, cependant, parut l'étourdir. En outre, pour se donner des forces, il avait bu la moitié de la bouteille de vin, et il eut une défaillance qui l'étendit sur la pierre du couloir durant une demi-heure. Lupin, perdant patience, l'attachait déjà à l'un des bouts du câble dont l'autre bout était noué autour des barreaux, et il se préparait à le faire glisser comme un colis, lorsque Daubrecq se réveilla, plus dispos. — C'est fini, murmura-t-il, je me sens en bon état. Est-ce que ce sera long ?
— Assez long, nous sommes à cinquante mètres de hauteur.
— Comment d'Albufex n'a-t-il pas prévu qu'une évasion était possible par là ? — La falaise est à pic.
— Et vous avez pu ?…
— Dame ! vos cousines ont insisté… Et puis, il faut vivre, n'est-ce pas ? et elles ont été généreuses.
— Les braves filles ! dit Daubrecq. Où sont-elles ?
— En bas, dans une barque.
— Il y a donc une rivière ?
— Oui, mais ne causons pas, voulez-vous ? c'est dangereux. — Un mot encore. Il y avait longtemps que vous étiez là quand vous m'avez jeté la lettre ? — Mais non, mais non… Un quart d'heure, au plus. Je vous expliquerai… Maintenant, il s'agit de se hâter. Lupin passa le premier, en recommandant à Daubrecq de bien s'accrocher à la corde et de descendre à reculons. Il le soutiendrait d'ailleurs aux endroits plus difficiles. Il leur fallut plus de quarante minutes pour arriver sur le terre-plein du ressaut que formait la falaise, et plusieurs fois Lupin dut aider son compagnon dont les poignets, encore meurtris par la torture, avaient perdu toute énergie et toute souplesse.
À plusieurs reprises, il gémit :
— Ah ! les canailles, ils m'ont démoli… Les canailles !… Ah ! d'Albufex, tu me la paieras cher, celle-là. — Silence, fit Lupin.
— Quoi ?
— Là-haut… du bruit…
Immobiles sur le terre-plein, ils écoutèrent. Lupin pensa au sire de Tancarville et à la sentinelle qui l'avait tué d'un coup d'arquebuse. Il frémit, subissant l'angoisse du silence et des ténèbres.