IX. — Dans les ténèbres (2)
Nul ne sentait plus que lui tout ce qu'il y avait de funeste à demeurer inactif, dans une chambre d'hôtel, et combien sa présence eût été utile sur le champ de bataille ! Peut-être même cette idée confuse avait-elle prolongé son mal au-delà des limites ordinaires.
Il murmura :
— Allez-vous-en, je vous en supplie.
Il y avait entre eux une gêne qui croissait avec l'approche du jour épouvantable. Injuste, oubliant, ou voulant oublier, que c'était elle qui avait lancé son fils dans l'aventure d'Enghien, Mme Mergy n'oubliait pas que la justice poursuivait Gilbert avec tant de rigueur, non pas tant comme criminel que comme complice de Lupin. Et, puis, malgré tous ses efforts, malgré les prodiges de son énergie, à quel résultat, en fin de compte, Lupin avait-il abouti ? En quoi son intervention avait-elle profité à Gilbert ?
Après un silence, elle se leva et le laissa seul.
Le lendemain, il fut assez faible. Mais le surlendemain, qui était le mercredi, comme son docteur exigeait qu'il restât encore jusqu'à la fin de la semaine, il répondit : — Sinon, qu'ai-je à craindre ? — Que la fièvre ne revienne.
— Pas davantage ?
— Non. La blessure est suffisamment cicatrisée.
— Alors, advienne que pourra. Je monte avec vous dans votre auto. À midi, nous sommes à Paris.
Ce qui déterminait Lupin à partir sur-le-champ, c'était, d'abord, une lettre de Clarisse ainsi conçue : « J'ai retrouvé les traces de Daubrecq… » Et c'était aussi la lecture d'un télégramme annonçant l'arrestation du marquis d'Albufex, compromis dans l'affaire du Canal. Daubrecq se vengeait.
Or, si Daubrecq pouvait se venger, c'est que le marquis n'avait pu, lui, prévenir cette vengeance en prenant le document qui se trouvait sur la table même du bureau. C'est que les agents et l'inspecteur principal Blanchon, établis par Prasville dans l'hôtel du square Lamartine, avaient fait bonne garde. Bref, c'est que le bouchon de cristal était encore là. Il y était encore, et cela prouvait, ou bien que Daubrecq n'osait pas rentrer chez lui, ou bien que son état de santé l'en empêchait, ou bien encore qu'il avait assez de confiance dans la cachette pour ne pas prendre la peine de se déranger. En tout cas, il n'y avait aucun doute sur la conduite à suivre : il fallait agir, et agir au plus vite. Il fallait devancer Daubrecq et s'emparer du bouchon de cristal. Aussitôt le bois de Boulogne franchi, et l'automobile parvenue aux environs du square Lamartine, Lupin dit adieu au docteur et se fit arrêter. Grognard et Le Ballu, à qui il avait donné rendez-vous, le rejoignirent.
— Et Mme Mergy ? leur dit-il.
— Elle n'est pas rentrée depuis hier. Nous savons par un pneumatique qu'elle a vu Daubrecq sortant de chez ses cousines et montant en voiture. Elle a le numéro de la voiture et doit nous tenir au courant de ses recherches.
— Et depuis ?
— Depuis, rien.
— Pas d'autres nouvelles ? — Si, d'après le Paris-Midi, cette nuit, dans sa cellule de la Santé, d'Albufex s'est ouvert les veines avec un éclat de verre. Il laisse, paraît-il, une longue lettre, lettre d'aveu et d'accusation en même temps, avouant sa faute, mais accusant Daubrecq de sa mort et exposant le rôle joué par Daubrecq dans l'affaire du Canal. — C'est tout ? — Non. Le même journal annonce que, selon toute vraisemblance, la commission des grâces, après examen du dossier, a rejeté la grâce de Vaucheray et de Gilbert, et que, vendredi, probablement, le Président de la République recevra leurs avocats.
Lupin eut un frisson.
— Ça ne traîne pas, dit-il. On voit que Daubrecq a donné, dès le premier jour, une impulsion vigoureuse à la vieille machine judiciaire. Une petite semaine encore, et le couperet tombe. Ah ! mon pauvre Gilbert, si, après-demain, le dossier que ton avocat apportera au Président de la République ne contient pas l'offre inconditionnelle de la liste des vingt-sept, mon pauvre Gilbert, tu es bien fichu. — Voyons, voyons, patron, c'est vous qui perdez courage ? — Moi ! Quelle bêtise ! Dans une heure, j'aurai le bouchon de cristal. Dans deux heures, je verrai l'avocat de Gilbert. Et le cauchemar sera fini.
— Bravo patron ! On vous retrouve. Nous vous attendons ici ?
— Non. Retournez à votre hôtel, je vous rejoins.
Ils se quittèrent. Lupin marcha droit vers la grille de l'hôtel et sonna. Un agent lui ouvrit, qui le reconnut.
— Monsieur Nicole, n'est-ce pas ? — Oui, c'est moi, dit-il. L'inspecteur principal Blanchon est là ? — Il est là.
— Puis-je lui parler ?
On le conduisit dans le bureau où l'inspecteur principal Blanchon l'accueillit avec empressement. — Monsieur Nicole, j'ai ordre de me mettre à votre entière disposition. Et je suis même fort heureux de vous voir aujourd'hui. — Et pourquoi donc, monsieur l'inspecteur principal ? — Parce qu'il y a du nouveau. — Quelque chose de grave ?
— Très grave.
— Vite. Parlez.
— Daubrecq est revenu.
— Hein ! Quoi ! s'écria Lupin avec un sursaut. Daubrecq est revenu ? Il est là ?
— Non, il est reparti.
— Et il est entré ici, dans ce bureau ?
— Oui.
— Quand ?
— Ce matin.
— Et vous ne l'avez pas empêché ? — De quel droit ?
— Et vous l'avez laissé seul ? — Sur son ordre absolu, oui, nous l'avons laissé seul. Lupin se sentit pâlir.
Daubrecq était revenu chercher le bouchon de cristal !
Il garda le silence assez longtemps, et il répétait en lui-même :
— Il est revenu le chercher… Il a eu peur qu'on ne le trouvât, et il l'a repris… Parbleu ! c'était inévitable… D'Albufex arrêté, d'Albufex accusé et accusant, il fallait bien que Daubrecq se défendît. La partie rude pour lui. Après des mois et des mois de mystère, le public apprend enfin que l'être infernal qui a combiné tout le drame des vingt-sept, et qui déshonore et qui tue, c'est lui Daubrecq. Que deviendrait-il, si, par miracle, son talisman ne le protégeait plus ? Il l'a repris. Il dit d'une voix qu'il tâchait d'assurer : — Il est resté longtemps ?
— Vingt secondes peut-être.
— Comment, vingt secondes ! Pas davantage ?
— Pas davantage.
— Quelle heure était-il ?
— Dix heures.
— Pouvait-il connaître alors le suicide du marquis d'Albufex ? — Oui.
J'ai vu dans sa poche l'édition spéciale que le Paris-Midi a publiée à ce propos. — C'est bien cela… c'est bien cela, dit Lupin. Et il demanda encore :
— M. Prasville ne vous avait pas donné d'instructions spéciales concernant le retour possible de Daubrecq ? — Non. Aussi, en l'absence de M. Prasville, j'ai téléphoné à la Préfecture et j'attends. La disparition du député Daubrecq a fait, vous le savez, beaucoup de bruit, et notre présence ici est admissible aux yeux du public, tant que dure cette disparition. Mais puisque Daubrecq est revenu, puisque nous avons la preuve qu'il n'est ni séquestré, ni mort, pouvons-nous rester dans cette maison ? — Qu'importe fit Lupin distraitement. Qu'importe que la maison soit gardée ou non ! Daubrecq est venu : donc le bouchon de cristal n'est plus là. Il n'avait pas achevé cette phrase qu'une question s'imposa naturellement à son esprit. Si le bouchon de cristal n'était plus là, cela ne pouvait-il se voir à un signe matériel quelconque ? L'enlèvement de cet objet, contenu sans aucun doute dans un autre objet, avait-il laissé une trace, un vide ? La constatation était aisée. Il s'agissait tout simplement d'examiner la table, puisque Lupin savait, par les plaisanteries de Sébastiani, que c'était là l'endroit de la cachette. Et cette cachette ne pouvait être compliquée, puisque Daubrecq n'était pas resté dans son bureau plus de vingt secondes, le temps, pour ainsi dire, d'entrer et de sortir. Lupin regarda. Et ce fut immédiat. Sa mémoire avait enregistré si fidèlement l'image de la table avec la totalité des objets posés sur elle, que l'absence de l'un d'entre eux le frappa instantanément, comme si cet objet, et celui-là seul, eût été le signe caractéristique qui distinguât cette table de toutes les autres tables. — Oh ! pensa-t-il avec un tremblement de joie, tout concorde… tout… jusqu'à ce commencement de mot que la torture arrachait à Daubrecq dans la tour de Mortepierre ! L'énigme est déchiffrée. Cette fois, il n'y a plus d'hésitation possible, plus de tâtonnements. Nous touchons au but.
Et, sans répondre aux interrogations de l'inspecteur, il songeait à la simplicité de la cachette, et il se rappelait la merveilleuse histoire d'Edgar Poe où la lettre volée, et recherchée si avidement, est, en quelque sorte, offerte aux yeux de tous. On ne soupçonne pas ce qui ne semble point se dissimuler.
— Allons, se dit Lupin en sortant, très surexcité par sa découverte, il est écrit que, dans cette sacrée aventure, je me heurterai jusqu'à la fin aux pires déceptions. Tout ce que je bâtis s'écroule aussitôt. Toute conquête s'achève en désastre. Cependant, il ne se laissait pas abattre. D'une part, il connaissait la façon dont le député Daubrecq cachait le bouchon de cristal. D'autre part, il fallait savoir, par Clarisse Mergy, la retraite même de Daubrecq. Le reste, dès lors, ne serait plus qu'un enfantillage pour lui. Grognard et Le Ballu l'attendaient dans le salon de l'hôtel Franklin, petit hôtel de famille situé près du Trocadéro. Mme Mergy ne leur avait pas encore écrit.
— Bah ! dit-il, j'ai confiance en elle ! Elle ne lâchera pas Daubrecq avant d'avoir une certitude. Cependant, à la fin de l'après-midi, il commença à perdre patience et à s'inquiéter. Il livrait une de ces batailles — la dernière, espérait-il — où le moindre retard risquait de tout compromettre. Que Daubrecq dépistât Mme Mergy, comment le rattraper ? On ne disposait plus, pour réparer les fautes commises, de semaines ou de jours, mais plutôt de quelques heures, d'un nombre d'heures effroyablement restreint. Apercevant le patron de l'hôtel, il l'interpella : — Vous êtes sûr qu'il n'y a pas de pneumatique au nom de mes deux amis ? — Absolument sûr, monsieur.
— Et à mon nom, au nom de M. Nicole ?
— Pas davantage.
— C'est curieux, dit Lupin. Nous comptions avoir des nouvelles de Mme Audran (c'était le nom sous lequel Clarisse était descendue). — Mais cette dame est venue, s'écria le patron. — Vous dites ?
— Elle est venue tantôt, et, comme ces messieurs n'étaient pas là, elle a laissé une lettre dans sa chambre. Le domestique ne vous en a pas parlé ?
En hâte, Lupin et ses amis montèrent.
Il y avait, en effet, une lettre sur la table.
— Tiens, dit Lupin, elle est décachetée. Comment se fait-il ?… Et puis pourquoi ces coups de ciseau ?
La lettre contenait ces lignes :
Daubrecq a passé la semaine à l'hôtel Central. Ce matin il a fait porter ses bagages à la gare de et il a téléphoné qu'on lui réserve une place de sleeping-car pour . Je ne sais pas l'heure du train. Mais je serai tout l'après-midi à la gare. Venez tous les trois aussitôt que possible. On préparera l'enlèvement. — Eh bien quoi ! dit Le Ballu. À quelle gare ? Et pour quel endroit, le sleeping ? Elle a coupé juste l'emplacement des mots. — Mais oui, fit Grognard. Deux coups de ciseau à chaque place, et les seuls mots utiles ont sauté. Elle est raide, celle-là ! Mme Mergy a donc perdu la tête ?
Lupin ne bougeait pas. Un tel afflux de sang battait ses tempes qu'il avait collé ses poings contre elles, et qu'il serrait de toutes ses forces. La fièvre remontait en lui, brûlante et tumultueuse, et sa volonté, exaspérée jusqu'à la souffrance, se contractait sur cette ennemie sournoise qu'il fallait étouffer instantanément, s'il ne voulait pas lui-même être vaincu sans retour. Il murmura, très calme :
— Daubrecq est venu ici.
— Daubrecq !
— Pouvons-nous supposer que Mme Mergy se soit divertie à supprimer elle-même ces deux mots ? Daubrecq est venu ici.
Mme Mergy croyait le surveiller. C'est lui qui la surveillait. — Comment ?
— Sans doute par l'intermédiaire de ce domestique qui ne nous a pas avertis, nous, du passage à l'hôtel de Mme Mergy, mais qui aura averti Daubrecq. Il est venu. Il a lu la lettre. Et, par ironie, il s'est contenté de couper les mots essentiels. — Nous pouvons le savoir… interroger…
— À quoi bon ! À quoi bon savoir comment il est venu, puisque nous savons qu'il est venu ? Il examina la lettre assez longtemps, la tourna et la retourna, puis se leva et dit :
— Allons-nous-en.
— Mais où ?
— Gare de Lyon.
— Vous êtes sûr ?
— Je ne suis sûr de rien avec Daubrecq.