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Dracula (Partie 1), Chapitre 6

Chapitre 6

Journal de Mina Murray

24 Juillet. Whitby.

Lucy m'attendait à la gare, plus douce et plus charmante que jamais, puis nous nous sommes dirigées vers la maison de Crescent, où elle et sa mère ont des chambres. C'est un endroit charmant. La petite rivière, l'Esk, coule au fond d'une vallée profonde, et s'élargit en direction du port. Elle est traversée par un grand viaduc avec de hauts piliers, à travers lesquels le paysage, d'une certaine manière, parait plus loin qu'il ne l'est réellement. La vallée est merveilleusement verte, et si escarpée que lorsqu'on se trouve en hauteur, de l'un des côtés, à moins d'être très près du bord, le regard la traverse aisément sans qu'on en distingue le fond. Les maisons de la vieille ville - dans le lointain - avec leurs toits rouges, paraissent empilées les unes sur les autres n'importe comment, comme dans ces images de Nuremberg. Au-dessus du bourg se trouvent les ruines de Whitby Abbey, qui a été mise à sac par les Danes, et qui forme le décor d'un passage de « Marmion », quand la fille est emmurée. C'est une noble ruine, gigantesque, pleine de recoins magnifiques et romantiques; il y a même une légende qui dit qu'une dame blanche se montre à l'une des fenêtres. Entre cette ruine et la ville, il y a une autre église, celle de la paroisse, autour de laquelle s'étend un grand cimetière, tout plein de tombes. C'est, à mon avis, le plus joli point de vue à Whitby, parce qu'il domine la ville, et embrasse aussi tout le panorama du port et de la baie d'où le promontoire appelé « Kettleness » s'avance dans la mer. Il descend d'ailleurs si à pic jusqu'au port qu'une partie s'est effondrée, et quelques unes des tombes ont été endommagées. A un endroit, des morceaux de pierre taillée, provenant des tombes, jonchent l'allée sableuse qui se trouve en contrebas. Il y a des allées, avec des bancs, tout autour de l'église; et les gens viennent pour s'asseoir, contempler la vue et profiter de la brise. Je pense que je viendrai et m'assiérai ici moi-même très souvent pour travailler. De fait, je suis en train d'écrire à présent avec mon cahier sur les genoux, écoutant le bavardage de trois vieux qui sont assis à côté de moi. On dirait qu'ils ne font rien d'autre de leur journée que d'être assis ici à bavasser.

Le port s'étend à mes pieds. Tout au bout, il est clos par un long mur de granit s'achevant dans la mer, ainsi que par une lourde digue. D'un côté, la digue fait un coude, et de l'autre surgit un phare. Entre ces deux hauteurs s'ouvre un étroit passage, qui s'élargit ensuite.

C'est très joli à marée haute; mais quand la marée est basse, il n'y a plus qu'un banc de sable, et simplement le cours de l'Esk, coulant au milieu parmi des rochers épars. A l'extérieur du port, de ce côté, à un demi-mille environ, on aperçoit un grand récif, dont la pointe acérée surgit juste au sud du phare. A son extrémité se trouve une bouée, chargée d'une cloche, qui sonne par mauvais temps et envoie par le vent un son désolé. Ils ont une légende, ici, qui dit que lorsqu'un bateau se perd en mer, on entend sonner les cloches. Je dois demander des détails à ce propos au vieil homme, qui arrive justement vers moi.

C'est un drôle de vieux bonhomme, qui doit être affreusement âgé, car son visage est marqué et tordu comme un tronc d'arbre. Il me dit qu'il approche de cent ans, et qu'il était marin dans la marine de pêche du Groenland à l'époque de Waterloo. Il semble être quelqu'un de très sceptique, car quand je lui ai demandé de me parler des cloches de mer et de la Dame Blanche à l'abbaye, il m'a répondu très brusquement :

« Si j'étais vous mamzelle, j'perdrais pas mon temps avec ces histoires... Tous ces trucs là n'existent plus. Ah ça, je ne dis pas que ça a jamais existé, mais je dis que moi, de mon temps, je les ai pas vues. Toutes ces histoires sont bonnes pour les arrivants, les promeneurs et tout ça, mais pas pour une jeune dame comme vous. Ceux qui viennent à pied de York et de Leeds et qui mangent du hareng saur et qui boivent du thé et qui cherchent toujours à s'acheter des trucs pas chers,

pourraient peut-être y croire. Encore que je me demande qui pourrait bien perdre son temps à leur raconter ces sornettes - même les journaux, qui sont pourtant plein d'idioties. »

J'ai pensé qu'il serait passionnant de l'interviewer, et je lui ai demandé si ça le dérangerait de me raconter un peu la pêche à la baleine dans les temps anciens. Il s'apprêtait à commencer quand la cloche a sonné 6 heures, sur quoi il s'est levé avec difficulté, et m'a dit :

« Y faut que j'retourne à la maison maintenant, miss. Ma petite-fille est pas du genre à aimer attendre quand le thé est prêt, et moi, ça me prend beaucoup de temps de descendre toutes ces marches. Faut pas que je rate le rendez-vous."

Il est parti en boitant, et je l'ai regardé se dépêcher, tant bien que mal, pour descendre les marches. Les marches sont la grande affaire de ce lieu. Elles mènent de la ville à l'église, et il y en a des centaines - je ne sais pas combien exactement - elles serpentent délicatement; leur pente est si douce qu'un cheval pourrait aisément les monter et les descendre. Je pense qu'à l'origine elles avaient quelque chose à voir avec l'abbaye. Je vais rentrer aussi. Lucy est sortie avec sa mère, et comme il s'agissait seulement d'accomplir leurs visites de courtoisie, je ne les ai pas accompagnées. Elles devraient être rentrées à présent.

1er août

Je suis montée ici il y a une heure à peine avec Lucy, et nous avons eu un entretien des plus intéressants avec mon vieil ami, et ses deux comparses qui ne le quittent pas d'une semelle. Il est, de toute évidence, le prophète de ce petit groupe, et je dirais qu'il a dû être en son temps un véritable dictateur. Il n'est d'accord avec rien, et regarde les autres de haut. Quand il ne peut pas argumenter pour les contredire, il les tyrannise, puis feint de prendre leur silence pour un assentiment. Lucy était ravissante dans sa robe blanche; elle a un teint splendide depuis qu'elle est ici. J'ai remarqué que depuis qu'elle est là, les vieux se hâtent de monter et de venir s'asseoir à côté d'elle. Elle est si douce avec les vieilles personnes, je crois qu'ils sont tous tombés raides amoureux d'elle. Même mon vieux dictateur a succombé et l'a laissée parler sans la contredire - en me donnant double dose de contradiction pour compenser. Je l'ai questionné au sujet des légendes, et il s'est lancé immédiatement dans une sorte de sermon. Je dois essayer de m'en souvenir et de le transcrire :

« Tout ça, c'est un ramassis de sornettes; c'est comme ça que ça s'appelle, et pas autrement. Ces sorts, ces vapeurs, ces fantômes, ces elfes, ces créatures, c'est juste pour endormir les enfants et les bonne-femmes. Rien que des bulles d'air. Tout ça, les sorts, les signes, les présages, c'est tout inventé par des pasteurs et des concierges d'hôtel qui veulent pousser les gens à faire ce qu'ils n'ont pas envie. Ca me rend malade rien que d'y penser. C'est toujours les mêmes qui, non contents d'imprimer leurs bobards, et de les prêcher en chaire, veulent les graver sur les tombes. Regardez donc autour de vous, dans la direction que vous voulez : elles sont toutes penchées, les tombes, elles essaient de relever la tête avec fierté, mais elles penchent vers le sol, entrainées par le poids des mensonges qu'elles portent gravés. « Ci-gît le corps de... » ou « à la mémoire sacrée de... », qu'on voit écrit partout, alors qu'une bonne moitié des tombes ne contiennent aucun cadavre; et leur mémoire en vrai, on s'en soucie comme d'une guigne, c'est beaucoup moins sacré. Des mensonges partout, rien que des mensonges de toutes sortes ! Ah, ce sera un fameux ramassis, au jour du Jugement Dernier, quand ils vont se relever avec leur linceul, et essayer de trimballer leurs pierres tombales avec eux pour prouver qu'ils étaient des types bien; j'en vois déjà certains trembler, avec leurs mains toutes pourries et glissantes après leur séjour en mer... »

J'ai constaté, à son air satsifait et à la façon dont il cherchait autour de lui l'approbation de ses acolytes, qu'il s'agissait de sa phrase finale, et je l'ai incité à continuer :

« Oh, Mister Swales, vous plaisantez... Sans doute ces tombes ne racontent pas toutes n'importe quoi ! »

« Billevesées ! Y'en a peut-être une ou deux qui ne soient pas mensongères, sauf pour ce qui est de faire paraître les morts meilleurs qu'ils n'étaient - parce que vous savez y'a des gens qui pensent que leur bol de baume est aussi grand que la mer, juste parce que c'est le leur. Tout ça c'est que des cracks. Maintenant regardez par ici, vous qui arrivez ici en étrangère, et voyez cette paroissaillerie...

Je hochai la tête, parce que je pensais préférable de donner mon assentiment, bien que je ne comprisse pas très bien son dialecte. Je savais que cela avait un rapport avec l'église. Il continua :

« Est-ce que vous vous imaginez que toutes ces pierres recouvrent des gens qui seraient là tranquillement ? » Je hochai à nouveau la tête. « Alors c'est justement ça l'mensonge. Pour sûr, y'a des tripotées de ces couchettes qui sont aussi vides que la boîte du vieux Dun un vendredi soir ! » Il encouragea l'un de ses compagnons, et ils rirent tous. « Eh mordiou, comment qu'y pourrait en être autrement ? Regardez celle-là, lisez ! » J'allai où il m'indiquait et lus :

« Edward Spencelagh, capitaine au long cours, assassiné par des pirates au large de la Cordillière des Andes, en avril 1854, à l'âge de 30 ans »

Quand je revins Mister Swales continua :

« Qui c'est qui l'a ramené, je vous le demande ? Assassiné au large des Andes ! Et vous croyez que son corps repose là- dessous ! Eh ben, je peux vous en indiquer une douzaine dont les ossements reposent au Groenland » - il pointa le doigt en direction du Nord - « ou à tout autre endroit où les courants les auront emportés...Il y aura les tombes autour de vous. Vous pouvez, avec vos jeunes yeux, lire les petits caractères de ces mensonges d'ici. Ce Braithwaite Lowrey - j'ai connu son père, perdu avec la Vivace, dans la mer du Groenland, en 20; ou Andrew Woodhouse, noyé dans la même mer en 1777; ou encore John Paxton, noyé au Cap Farewell un an après, ou le vieux John Rawling, dont le grand-père a navigué avec moi, noyé dans le golfe de Finlande en 50. Pensez-vous que tous ces gars auront à se dépêcher d'atteindre Whitby quand les trompettes sonneront ? J'ai ma petite idée là-dessus. Je vous fiche mon billet qu'ils feront la course de telle manière qu'on croira retrouver les anciens combats sur glace d'antan, quand on s'écharpait de l'aube au crépuscule, et qu'on essayait de recoudre les blessures à la lueur d'une aurore boréale. »

C'était manifestement une plaisanterie locale, parce qu'à ces mots le vieux se mit à caqueter, et ses sbires se joignirent à lui dans une belle unisson.

« Mais, dis-je, il y a quelque chose qui me gêne dans ce que vous dites, car vous êtes parti du principe que tous ces pauvres gens, ou leurs âmes, auront à trimbaler leur pierre tombale le jour du Jugement. Pensez-vous que ce soit vraiment nécessaire ? »

« Eh bien, à quoi d'autre ces tombes peuvent-elles servir ? Répondez à cette question si vous le pouvez ! »

« A contenter leurs parents, je suppose. »

« A contenter leurs parents, que vous supposez ? » Ceci était dit avec une intense ironie. « Et comment que ça va leur apporter des contentements, à leurs parents, de savoir qu'il y a des mensonges écrits sur eux, et que tout le monde ici sait que ce sont des mensonges ? » Il désigna une pierre à nos pieds qui avait été couchée comme une dalle, et sur laquelle le banc reposait, au bord du précipice. « Lisez donc les mensonges sur cette satanée pierre », dit-il. Les lettres étaient écrites à l'envers, d'où je me situais, mais Lucy était plus en face, et se pencha pour lire :

« A la mémoire sacrée de George Canon, qui est mort, dans l'attente d'une glorieuse résurrection, le 29 juillet 1873, en tombant du haut des rochers de Kettleness. Cette tombe a été érigée par sa mère éplorée pour son fils bien-aimé. Il était le fils unique de sa mère, qui était veuve. »

« Vraiment, Mister Swales, je ne vois pas ce qu'il y a de drôle là-dedans! » Elle prononça ce commentaire avec beaucoup de gravité et même un peu sévèrement.

« Vous ne voyez pas ce qu'y a de drôle ! Ha! Ha ! Mais c'est parce que vous n'avez pas pigé que la mère éplorée était en réalité une vraie mégère qui le détestait parce qu'il était estropié, et lui, il la haïssait tellement qu'il s'est suicidé pour qu'elle ne puisse jamais toucher son assurance-vie. Il s'est arraché la moitié de la tête avec un vieux mousquet qu'ils avaient pour effrayer les corbeaux. Ah, là c'était pas pour les corbeaux qu'il a tiré, et c'est comme ça qu'il est soi-disant tombé des rochers... Quant à l'espoir d'une glorieuse résurrection, je l'ai souvent entendu dire qu'il espérait aller en enfer, parce que sa mère était une telle grenouille de bénitier qu'elle était sûre d'aller au ciel, et il ne voulait sûrement se trouver au même étage qu'elle. Et maintenant que vous connaissez l'histoire, cette tombe n'est-elle pas - il la martela de son bâton tandis qu'il parlait

- un ramassis de mensonges ? Est-ce que ça ne fera pas horreur à Gabriel, quand Geordie montera les marches tant bien que mal avec sa pierre tombale sur le dos, et demandera à ce qu'on l'accepte pour preuve ! »

Je ne savais que dire, mais Lucy mit fin à la conversation en se levant et en disant :

« Oh, pourquoi donc nous avez-vous raconté ceci ? C'est mon banc préféré, j'y suis sans cesse, et maintenant je découvre que je dois rester assise sur la tombe d'un suicidé ! »

« Ca vous fera pas de mal, ma belle; et ça rendra ce pauvre Geordie heureux d'avoir une si belle fille à son chevet. Ça vous fera pas de mal. Moi, je suis resté assis là pendant vingt ans, et ça m'a rien fait. Vous préoccupez donc pas de ce qui repose ou ne repose pas sous vos pieds ! Il sera bien temps pour vous d'avoir peur quand les pierres tombales se seront fait la malle, et que le lieu sera nu comme un champ de chaume. Ah! C'est la cloche qui sonne, je dois y aller. Mes hommages, ladies ! »

Lucy et moi sommes restées un moment, et tout était si beau devant nous que nous nous sommes pris les mains, et elle a recommencé à me parler d'Arthur et de leur futur mariage. Cela m'a donné un peu de vague à l'âme, car je n'ai pas eu de nouvelles de Jonathan depuis tout un mois.

Le même jour :

Je suis revenue seule, parce que je suis très triste. Il n'y avait toujours pas de lettre pour moi. J'espère qu'il n'est rien arrivé à Jonathan. L'horloge vient de sonner neuf heures. Je vois les lumières s'allumer progressivement sur la ville, certaines en ligne là où il y a des rues, et d'autres isolées; elles courent jusqu'à l'Esk puis disparaissent au loin, à l'angle de la vallée. A ma gauche, mon champ de vision est coupé par la ligne noire des toits de la vieille maison qui jouxte l'abbaye. J'entends le bêlement des moutons et des agneaux derrière moi, et le bruit de sabots d'un âne sur la route pavée au dessous. L'orchestre, sur le ponton, joue une valse un peu mécaniquement, et il y a un rassemblement de l'Armée du Salut, dans une rue de derrière, un peu plus loin sur le quai. Aucun des deux orchestres n'entend l'autre, mais d'ici, je vois et j'entends les deux. Je me demande où est Jonathan, et s'il pense à moi ! J'aimerais qu'il soit là.

Journal du Dr Seward 5 juin

Le cas de Renfield devient de plus en plus passionnant au fur et à mesure de mes découvertes sur lui. Certaines de ses facultés sont exceptionnellement développées; l'égoïsme, le secret, et la détermination. J'aimerais arriver à comprendre quel est l'objet de cette détermination. Il semble avoir en tête un programme particulier, mais je ne parviens pas à savoir lequel. Ce qui le sauve un peu est son amour pour les animaux, même s'il se manifeste de manière si curieuse qu'il m'arrive parfois de le penser anormalement cruel. Ses animaux de compagnie sont étrangement choisis. En ce moment cela l'amuse d'attraper des mouches. Il en a une telle quantité maintenant que j'ai dû finir par le lui reprocher. A mon grand étonnement, il n'a pas piqué de crise de fureur, comme je m'y attendais, mais a pris la chose très au sérieux. Il a réfléchi pendant un temps, puis a demandé : « Puis-je avoir trois jours ? Je m'en débarrasserai alors. » Bien sûr, j'ai dit que cela irait. Il faut que je le surveille.

18 juin

Maintenant, son esprit se focalise sur les araignées, et il en a plusieurs spécimens très volumineux dans une boîte. Il les nourrit avec ses mouches, dont la population commence à décroître sensiblement, bien qu'il ait utilisé la moitié de sa nourriture à en attirer de nouvelles dans sa chambre.

1er juillet

Ses araignées sont devenues aussi gênantes, maintenant, que ses mouches, et aujourd'hui j'ai dû lui dire de s'en débarrasser. Cela l'a plongé dans une grande tristesse, alors j'ai dit qu'il devait au moins se débarrasser de certaines d'entre elles. Il a accepté avec chaleur, et je lui ai laissé le même délai que précédemment pour cette diminution. Lorsque j'étais avec lui, il a fait quelque chose qui m'a profondément dégoûté : lorsqu'une horrible mouche bleue, gorgée de charogne, est entrée toute vrombissante dans la pièce, il l'a attrapée, l'a tenue, exultant, entre son pouce et son index pendant un long moment, et, avant que j'aie compris ce qu'il était en train de faire, il l'a mise dans sa bouche et l'a mangée. Je l'ai grondé, mais il s'est défendu tranquillement en disant que c'était très bon, très sain, que c'était une vie, une vie forte, qui lui apportait de la vie. Cela m'a donné une idée - ou du moins une ébauche d'idée. Je dois surveiller comment il se débarrasse de ses araignées. Il a manifestement un grave problème mental, car il tient un petit carnet dans lequel il est sans cesse en train de prendre des notes. Des pages entières de ce carnet sont recouvertes de nombres, en général des chiffres isolés traités par lots, et dont les sommes sont à nouveau additionnées, comme s'il était en train de calculer quelque chose.

8 juillet

Il y a une méthode dans sa folie, et mon ébauche d'idée est en train de se préciser dans mon esprit. Ce sera bientôt une idée complète, et alors, oh ! configuration inconsciente ! il faudra t'ouvrir à ton frère conscient. Je me suis tenu éloigné de mon ami pendant quelques jours, afin de voir si cela provoquait un changement. Les choses sont demeurées telles quelles, sauf qu'il s'est séparé de certains de ses animaux et en a trouvé un autre. Il a réussi à attraper un moineau, et l'a déjà largement apprivoisé. Sa méthode de dressage est simple, car le nombre d'araignées a diminué. Celles qui restent, cependant, sont bien nourries, car il continue à leur apporter les mouches qu'il attire avec sa nourriture.

19 juillet

Nous progressons. Mon ami a maintenant toute une colonie de moineaux, et ses mouches et araignées sont quasiment éradiquées. Quand je suis arrivé il est accouru et m'a dit qu'il souhaitait me demander une immense faveur - vraiment, très, très importante; et tout en parlant il me flattait comme un chien. Je lui ai demandé de quoi il s'agissait, et il a dit, avec une sorte de ravissement sensible aussi bien dans sa voix que dans son maintien :

« Un chaton, un joli petit chaton luisant et joueur, avec lequel je pourrais jouer, à qui je pourrais apprendre des tours, et que je pourrais nourrir - et nourrir - et nourrir ! » Sa demande ne m'a pas pris par surprise, car j'avais remarqué que ses animaux devenaient de plus en plus grands, et il ne m'importait pas que sa jolie petite famille de moineaux soit décimée de la même manière que les mouches et les araignées; alors je lui ai dit que j'allais voir ce que je pouvais faire, et lui ai demandé s'il ne préférait pas un chat plutôt qu'un chaton. Son avidité l'a trahi lorsqu'il a répondu :

« Oh oui, j'aimerais beaucoup un chat ! J'ai demandé un chaton seulement parce que je pensais que vous n'accepteriez pas de me donner un chat. Mais personne ne me refuserait un chaton, n'est-ce pas ? » J'ai secoué ma tête, et j'ai dit qu'à présent je craignais que ce ne soit pas possible, mais que je verrais ce que je pourrais faire. Son visage s'est décomposé, et j'ai pu y voir une sorte d'avertissement - car il avait soudain un air féroce et oblique qui annonçait le meurtre. Cet homme est un

maniaque homicide qui ne s'est pas révélé. Je vais tester sa résistance à ce désir irrépressible, et voir comment il s'en sort; cela sera très éclairant pour moi.

22h00 Je lui ai rendu une nouvelle visite et je l'ai trouvé assis dans un coin, en pleine réflexion. Quand je suis entré, il s'est jeté lui-même à genoux devant moi pour m'implorer de le laisser avoir un chat; disant que son salut en dépendait. Je suis resté ferme, cependant, et lui ai dit qu'il ne pourrait pas l'avoir, sur quoi il est parti sans un mot, et s'est assis, se rongeant les doigts, dans le coin où je l'avais trouvé. Je retournerai le voir demain matin à la première heure.

20 juillet - Ai visité Renfield très tôt, avant même que le gardien fasse sa ronde. Je l'ai trouvé debout et fredonnant un air. Il était en train de répandre sur la fenêtre le sucre qu'il avait réservé, et commençait manifestement sa chasse à la mouche; il y mettait du coeur à l'ouvrage et entamait cette journée avec bonne humeur. J'ai cherché des yeux ses oiseaux, et, ne les voyant pas, je lui ai demandé où ils étaient. Il m'a répondu, sans se retourner, qu'ils s'étaient tous envolés. Il y avait quelques plumes dans la pièce, et sur son oreiller une goutte de sang. Je n'ai rien dit, mais j'ai été dire au gardien de me prévenir s'il voyait quoi que ce soit d'étrange au cours de la journée.

11h00 - Le gardien vient juste de me dire que Renfield est très malade et a vomi un grand nombre de plumes. « Ce que je crois, docteur », a-t-il dit, « c'est qu'il a mangé ses oiseaux, qu'il les a tout simplement attrapés et mangés tout crus. »

23h00 - J'ai donné à Renfield une forte dose d'opium cette nuit, assez pour le faire dormir, et lui dérober son carnet pour le lire. La pensée qui me trottait dans la tête depuis un moment est maintenant complète, et ma théorie est confirmée. Mon maniaque homicide est d'un genre très particulier. Il faudrait que j'invente une nouvelle classification pour lui, et que je l'appelle un maniaque zoophage (mangeur de vies); ce qu'il désire absorber, c'est le plus de vies possibles, et il y parvient de manière cumulative. Il a donné beaucoup de mouches à chaque araignée, et beaucoup d'araignées à chaque oiseau, et voulait ensuite donner beaucoup d'oiseaux à un chat. Quelles auraient donc été les étapes suivantes ? Il vaudrait presque la peine de le laisser terminer cette expérience. Cela pourrait être fait, mais il faudrait une raison suffisante. Les hommes se moquent de la vivisection, et pourtant voyez le résultat aujourd'hui ! Pourquoi ne pas faire avancer la science dans son domaine le plus vital et le plus difficile : la connaissance du cerveau ? Si je perçais le secret d'un seul esprit malade - si j'avais la clé de la folie d'un seul aliéné - je pourrais faire avancer mon domaine scientifique à tel point que la physiologie de Burdon- Sanderson ou les connaissances sur le cerveau de Ferrier seraient totalement dépassées. Si seulement il y avait une raison suffisante ! Je ne dois pas trop y penser, ou je risque de céder à la tentation; une bonne raison pourrait faire tourner les choses en ma faveur, car... ne serais-je pas moi aussi congénitalement un cerveau d'exception ?

Comme cet homme est logique dans son raisonnement ! ... les aliénés sont toujours très rationnels dans leur folie. Je me demande à combien de vies il évalue un homme, ou si un homme ne vaut qu'une vie. Il a clôturé son calcul avec beaucoup de précision, et aujourd'hui il a commencé une nouvelle page. Combien d'entre nous commencent une nouvelle page avec chaque jour de leur vie ? Pour moi, il me semble que c'était hier que ma vie entière s'arrêtait avec mes espérances nouvelles, et que je tournais la page. Et cette nouvelle page ne s'arrêtera que lorsque le Grand Rapporteur m'appellera et soldera mes comptes pour estimer si leur balance est à la perte ou au profit. Oh, Lucy, Lucy, je ne peux pas vous en vouloir, comme je ne peux en vouloir à mon ami dont vous faites le bonheur; je dois simplement attendre sans espoir et travailler. Travailler ! Travailler !

Si seulement j'avais moi aussi, comme mon pauvre fou d'ami, une forte cause, une bonne cause désintéressée, pour me faire travailler - je crois que ce serait une forme de bonheur.

Journal de Mina Murray

26 Juillet

Je suis angoissée, et cela m'apaise de m'exprimer dans ce journal; c'est comme de se murmurer quelque chose à soi-même et de l'écouter en même temps. Il y a aussi quelque chose de particulier avec les symboles sténographiques, que je ne retrouve pas avec l'écriture traditionnelle. Je suis malheureuse à cause de Lucy et de Jonathan. Je n'avais aucune nouvelle de lui depuis longtemps, et me sentais vraiment inquiète; mais hier ce cher Mister Hawkins, qui est toujours si gentil, m'a envoyé une lettre de lui. J'avais écrit pour lui demander s'il avait des nouvelles, et il m'a répondu que la missive qu'il me joignait venait juste d'arriver. C'est une ligne, seulement, écrite du Château de Dracula, qui dit qu'il commence à peine son voyage de retour. Cela ne ressemble pas à Jonathan; je ne comprends pas cette missive, et cela me met mal à l'aise. Ensuite, Lucy, bien que tout aille bien pour elle, a repris récemment sa vieille habitude de marcher pendant son sommeil. Sa mère m'en a parlé, et nous avons décidé que je fermerais à clé la porte de notre chambre toutes les nuits. Mrs Westenra ne peut se départir de l'idée que les somnambules se rendent inévitablement sur les toits des maisons, marchent au bord des précipices, puis, lorsqu'ils se réveillent brusquement, dégringolent dans un hurlement désespéré qui retentit au loin. Pauvre chère femme, elle est naturellement anxieuse quand il s'agit de Lucy, et elle me dit que son mari, le père de Lucy, était affligé de cette même particularité; qu'il était capable de se lever au milieu de la nuit, de s'habiller et de sortir, si personne ne l'arrêtait. Lucy doit se marier à l'automne, et elle commence déjà à penser à ses robes et à l'arrangement de sa maison. Je suis en phase avec elle, parce que je pense à la même chose, à la différence que Jonathan et moi commencerons dans la vie avec des moyens beaucoup plus modestes, et devrons essayer de joindre les deux bouts. Mister Holmwood - il est sir Arthur Holmwood, fils unique de Lord Godalming - doit se montrer ici incessamment - dès qu'il peut se dérober à ses devoirs en ville, car son père ne va pas bien, et je pense que Lucy compte les jours qui la séparent de lui. Elle veut l'emmener là haut sur le banc, au bord du promontoire de l'église, et lui montrer la beauté de Whitby. Je pense que c'est cette attente qui la perturbe; et qu'elle ira tout à fait bien quand il sera là.

27 Juillet -

Aucune nouvelle de Jonathan. Bien que je ne sache pas pourquoi, je me sens de plus en plus perturbée par ce silence; et j'aimerais qu'il écrive, même une simple ligne. Le somnambulisme de Lucy s'aggrave, et chaque nuit je suis réveillée par ses mouvements dans la chambre. Heureusement, il fait si chaud qu'elle ne peut pas attraper froid; mais malgré tout l'anxiété et le fait d'être réveillée sans cesse commencent à me porter sur les nerfs, et j'ai moi-même du mal à m'endormir. Grâce à Dieu, la santé de Lucy se maintient. Mister Holmwood a été appelé soudainement à Ring, parce que l'état de son père, qui a été sérieusement malade, requérait sa présence. Lucy souffre de devoir attendre encore pour le voir, mais cela ne se voit pas. Elle a pris un peu de poids, et ses joues sont d'un rose charmant. Elle a perdu cet air anémique qu'elle avait, et je prie pour que cela dure.

3 août

Encore une semaine de passée, et toujours aucune nouvelle de Jonathan, pas même à Mister Hawkins, qui me l'a spécifié. Oh, j'espère qu'il n'est pas malade. Il aurait sûrement écrit. Je regarde sa dernière lettre, mais étrangement elle ne me satisfait pas. Ces mots ne semblent pas provenir de lui, et pourtant c'est bien son écriture. Il n'y a pas de doute là-dessus. Lucy n'a pas beaucoup marché pendant son sommeil cette dernière semaine, mais elle a cette curieuse concentration que je ne m'explique pas; même dans son sommeil j'ai l'impression qu'elle m'observe. Elle essaie de sortir, et lorsqu'elle se rend compte que la porte est verrouillée, elle parcourt la chambre à la recherche de la clé.

6 août

Trois jours encore, et pas de nouvelles. Cette attente devient atroce. Si seulement je savais où adresser mes lettres, où me rendre, je me sentirais mieux, mais personne n'a reçu aucun mot de Jonathan depuis sa dernière lettre. Je ne peux que prier Dieu pour qu'il m'accorde la patience. Lucy devient extrêmement nerveuse, mais se porte bien malgré tout. La nuit dernière était particulièrement menaçante, et les pêcheurs disent que nous allons essuyer une tempête. Je dois essayer de surveiller et d'anticiper les signes météorologiques. Aujourd'hui il fait gris, et tandis que j'écris le soleil est caché derrière d'épais nuages, bien au-dessus de Kettleness. Tout est gris, excepté l'herbe verte, qui prend presque une couleur d'émeraude, par contraste; gris du sol rocheux; gris des nuages, ourlés de lumière dans le lointain, suspendus au-dessus du gris de la mer, de laquelle les pointes de sable surgissent comme des doigts gris. La mer déferle dans un rugissement qui parvient jusqu'à la terre, porté et étouffé par les brumes de mer. L'horizon se perd dans un brouillard gris. Tout semble immense; les nuages sont amassés comme des rochers énormes, et il y a un « murmure » au-dessus de la mer, qui sonne comme une malédiction. Des silhouettes sombres jonchent la plage, parfois à-demi noyés dans la brume, et ressemblent à des « arbres marchant comme des hommes ». Les bateaux de pêche se hâtent de rentrer, et s'élèvent et plongent dans la houle alors qu'ils naviguent vers le port. Mais voici le vieux Mister Swales. Il marche droit sur moi, et, à sa façon de soulever son chapeau, je vois bien qu'il a envie de parler...

J'ai été profondément touchée par le changement qui s'est opéré dans ce pauvre vieil homme. Quand il s'est assis près de moi, il a dit, d'une manière très douce :

« Je veux vous dire quelque chose, miss ». Je voyais bien qu'il était mal à l'aise, alors j'ai pris sa pauvre vieille main ridée dans la mienne et je lui ai demandé de parler à coeur ouvert; et il a dit, en laissant sa main dans la mienne : « Je crains, ma chérie, de vous avoir tourneboulée avec toutes les méchantes choses que j'ai racontées sur les morts, et tout le toutim, pendant les semaines passées; mais je ne les pensais pas, et je voudrais que vous en ayez souvenance quand je n'y serai plus. Nous autres vieilles carnes, avec un pied dans la tombe, c'est qu'on n'aime pas trop y penser, à la mort, et puis on ne veut pas être peureux, c'est pourquoi j'ai pris le parti d'en rigoler, pour me réchauffer un peu le coeur. Mais, Dieu vous bénisse, miss, j'ai pas peur de mourir, pas du tout, seulement j'ai pas envie de mourir si je peux l'éviter. Mon temps doit être bientôt venu, maintenant, parce que je suis vieux, et que cent ans c'est plus que ce qu'aucun homme peut espérer; et j'en suis si proche que la Camarde est déjà en train d'aiguiser sa faux. Vous voyez, je peux pas m'empêcher de blaguer avec ça - on n'se refait pas. Un jour prochain l'ange de la mort soufflera dans sa trompette juste pour moi. Mais faut pas que ça vous attriste, ma chérie ! » - car il vit que je pleurais - « s'il devait m'appeler cette nuit-même je ne me déroberais pas à son appel. Parce que d'un sens, on passe notre vie à toujours attendre quelque chose d'autre que ce qu'on est en train de faire, et la mort c'est la seule chose sur laquelle on puisse compter. Mais je suis content, parce qu'elle vient à moi, ma chérie, et elle vient vite. Elle pourrait même être en route alors qu'on est en train de regarder et de se poser des questions. Elle est peut-être portée par ce vent du large, qui souffle sur nous la perte et le naufrage, les tourments douloureux et les coeurs tristes. Regardez ! Regardez ! cria-t-il soudain. Il y a dans ce vent et dans ce brouillard quelque chose qui a le même son, le même air, le même goût et le même parfum que la mort. C'est là, dans l'air, je le sens qui vient... Seigneur, donne-moi la force de répondre à ton appel avec courage ! » Il leva les bras au ciel, en signe de dévotion, et souleva son chapeau. Ses lèvres bougeaient comme s'il était en train de prier. Après quelques minutes de silence, il se leva, me serra la main, me bénit, me dit au-revoir, et s'en alla en boitant. Cela m'a beaucoup émue et même bouleversée. J'étais heureuse que le garde-côte s'approche, avec ses jumelles sous le bras. Il s'est arrêté pour me parler, comme il le fait toujours, mais pendant tout le temps qu'il me parlait, il garda les yeux rivés sur un étrange navire.

« Je n'arrive pas à l'identifier », dit-il; « c'est un bateau russe, étant donné son allure, mais il se déplace d'une manière très étrange. On dirait qu'il a perdu la tête, comme s'il avait vu la tempête arriver, mais n'arrivait pas à se décider entre faire route vers le Nord, au large, ou s'arrêter ici. Regardez encore ! Il se dirige bizarrement, comme si personne ne tenait la barre; il dévie à chaque souffle du vent. A mon avis, nous allons en entendre parler dans les prochaines vingt-quatre heures. »


Chapitre 6 Kapitel 6 Chapter 6 Capítulo 6

Journal de Mina Murray

24 Juillet. Whitby.

Lucy m'attendait à la gare, plus douce et plus charmante que jamais, puis nous nous sommes dirigées vers la maison de Crescent, où elle et sa mère ont des chambres. C'est un endroit charmant. La petite rivière, l'Esk, coule au fond d'une vallée profonde, et s'élargit en direction du port. Elle est traversée par un grand viaduc avec de hauts piliers, à travers lesquels le paysage, d'une certaine manière, parait plus loin qu'il ne l'est réellement. La vallée est merveilleusement verte, et si escarpée que lorsqu'on se trouve en hauteur, de l'un des côtés, à moins d'être très près du bord, le regard la traverse aisément sans qu'on en distingue le fond. Les maisons de la vieille ville - dans le lointain - avec leurs toits rouges, paraissent empilées les unes sur les autres n'importe comment, comme dans ces images de Nuremberg. Au-dessus du bourg se trouvent les ruines de Whitby Abbey, qui a été mise à sac par les Danes, et qui forme le décor d'un passage de « Marmion », quand la fille est emmurée. C'est une noble ruine, gigantesque, pleine de recoins magnifiques et romantiques; il y a même une légende qui dit qu'une dame blanche se montre à l'une des fenêtres. Entre cette ruine et la ville, il y a une autre église, celle de la paroisse, autour de laquelle s'étend un grand cimetière, tout plein de tombes. C'est, à mon avis, le plus joli point de vue à Whitby, parce qu'il domine la ville, et embrasse aussi tout le panorama du port et de la baie d'où le promontoire appelé « Kettleness » s'avance dans la mer. Il descend d'ailleurs si à pic jusqu'au port qu'une partie s'est effondrée, et quelques unes des tombes ont été endommagées. A un endroit, des morceaux de pierre taillée, provenant des tombes, jonchent l'allée sableuse qui se trouve en contrebas. Il y a des allées, avec des bancs, tout autour de l'église; et les gens viennent pour s'asseoir, contempler la vue et profiter de la brise. Je pense que je viendrai et m'assiérai ici moi-même très souvent pour travailler. De fait, je suis en train d'écrire à présent avec mon cahier sur les genoux, écoutant le bavardage de trois vieux qui sont assis à côté de moi. On dirait qu'ils ne font rien d'autre de leur journée que d'être assis ici à bavasser.

Le port s'étend à mes pieds. Tout au bout, il est clos par un long mur de granit s'achevant dans la mer, ainsi que par une lourde digue. D'un côté, la digue fait un coude, et de l'autre surgit un phare. On one side, the dike bends, and on the other, a lighthouse stands out. Entre ces deux hauteurs s'ouvre un étroit passage, qui s'élargit ensuite.

C'est très joli à marée haute; mais quand la marée est basse, il n'y a plus qu'un banc de sable, et simplement le cours de l'Esk, coulant au milieu parmi des rochers épars. A l'extérieur du port, de ce côté, à un demi-mille environ, on aperçoit un grand récif, dont la pointe acérée surgit juste au sud du phare. A son extrémité se trouve une bouée, chargée d'une cloche, qui sonne par mauvais temps et envoie par le vent un son désolé. Ils ont une légende, ici, qui dit que lorsqu'un bateau se perd en mer, on entend sonner les cloches. Je dois demander des détails à ce propos au vieil homme, qui arrive justement vers moi.

C'est un drôle de vieux bonhomme, qui doit être affreusement âgé, car son visage est marqué et tordu comme un tronc d'arbre. Il me dit qu'il approche de cent ans, et qu'il était marin dans la marine de pêche du Groenland à l'époque de Waterloo. Il semble être quelqu'un de très sceptique, car quand je lui ai demandé de me parler des cloches de mer et de la Dame Blanche à l'abbaye, il m'a répondu très brusquement :

« Si j'étais vous mamzelle, j'perdrais pas mon temps avec ces histoires... Tous ces trucs là n'existent plus. Ah ça, je ne dis pas que ça a jamais existé, mais je dis que moi, de mon temps, je les ai pas vues. Toutes ces histoires sont bonnes pour les arrivants, les promeneurs et tout ça, mais pas pour une jeune dame comme vous. Ceux qui viennent à pied de York et de Leeds et qui mangent du hareng saur et qui boivent du thé et qui cherchent toujours à s'acheter des trucs pas chers,

pourraient peut-être y croire. Encore que je me demande qui pourrait bien perdre son temps à leur raconter ces sornettes - même les journaux, qui sont pourtant plein d'idioties. »

J'ai pensé qu'il serait passionnant de l'interviewer, et je lui ai demandé si ça le dérangerait de me raconter un peu la pêche à la baleine dans les temps anciens. Il s'apprêtait à commencer quand la cloche a sonné 6 heures, sur quoi il s'est levé avec difficulté, et m'a dit :

« Y faut que j'retourne à la maison maintenant, miss. Ma petite-fille est pas du genre à aimer attendre quand le thé est prêt, et moi, ça me prend beaucoup de temps de descendre toutes ces marches. Faut pas que je rate le rendez-vous."

Il est parti en boitant, et je l'ai regardé se dépêcher, tant bien que mal, pour descendre les marches. Les marches sont la grande affaire de ce lieu. Elles mènent de la ville à l'église, et il y en a des centaines - je ne sais pas combien exactement - elles serpentent délicatement; leur pente est si douce qu'un cheval pourrait aisément les monter et les descendre. Je pense qu'à l'origine elles avaient quelque chose à voir avec l'abbaye. Je vais rentrer aussi. Lucy est sortie avec sa mère, et comme il s'agissait seulement d'accomplir leurs visites de courtoisie, je ne les ai pas accompagnées. Elles devraient être rentrées à présent.

1er août

Je suis montée ici il y a une heure à peine avec Lucy, et nous avons eu un entretien des plus intéressants avec mon vieil ami, et ses deux comparses qui ne le quittent pas d'une semelle. Il est, de toute évidence, le prophète de ce petit groupe, et je dirais qu'il a dû être en son temps un véritable dictateur. Il n'est d'accord avec rien, et regarde les autres de haut. Quand il ne peut pas argumenter pour les contredire, il les tyrannise, puis feint de prendre leur silence pour un assentiment. Lucy était ravissante dans sa robe blanche; elle a un teint splendide depuis qu'elle est ici. J'ai remarqué que depuis qu'elle est là, les vieux se hâtent de monter et de venir s'asseoir à côté d'elle. Elle est si douce avec les vieilles personnes, je crois qu'ils sont tous tombés raides amoureux d'elle. Même mon vieux dictateur a succombé et l'a laissée parler sans la contredire - en me donnant double dose de contradiction pour compenser. Je l'ai questionné au sujet des légendes, et il s'est lancé immédiatement dans une sorte de sermon. Je dois essayer de m'en souvenir et de le transcrire :

« Tout ça, c'est un ramassis de sornettes; c'est comme ça que ça s'appelle, et pas autrement. Ces sorts, ces vapeurs, ces fantômes, ces elfes, ces créatures, c'est juste pour endormir les enfants et les bonne-femmes. Rien que des bulles d'air. Tout ça, les sorts, les signes, les présages, c'est tout inventé par des pasteurs et des concierges d'hôtel qui veulent pousser les gens à faire ce qu'ils n'ont pas envie. Ca me rend malade rien que d'y penser. C'est toujours les mêmes qui, non contents d'imprimer leurs bobards, et de les prêcher en chaire, veulent les graver sur les tombes. It's always the same people who, not content with printing their lies and preaching them from the pulpit, want to engrave them on the graves. Regardez donc autour de vous, dans la direction que vous voulez : elles sont toutes penchées, les tombes, elles essaient de relever la tête avec fierté, mais elles penchent vers le sol, entrainées par le poids des mensonges qu'elles portent gravés. « Ci-gît le corps de... » ou « à la mémoire sacrée de... », qu'on voit écrit partout, alors qu'une bonne moitié des tombes ne contiennent aucun cadavre; et leur mémoire en vrai, on s'en soucie comme d'une guigne, c'est beaucoup moins sacré. Des mensonges partout, rien que des mensonges de toutes sortes ! Ah, ce sera un fameux ramassis, au jour du Jugement Dernier, quand ils vont se relever avec leur linceul, et essayer de trimballer leurs pierres tombales avec eux pour prouver qu'ils étaient des types bien; j'en vois déjà certains trembler, avec leurs mains toutes pourries et glissantes après leur séjour en mer... »

J'ai constaté, à son air satsifait et à la façon dont il cherchait autour de lui l'approbation de ses acolytes, qu'il s'agissait de sa phrase finale, et je l'ai incité à continuer :

« Oh, Mister Swales, vous plaisantez... Sans doute ces tombes ne racontent pas toutes n'importe quoi ! »

« Billevesées ! Y'en a peut-être une ou deux qui ne soient pas mensongères, sauf pour ce qui est de faire paraître les morts meilleurs qu'ils n'étaient - parce que vous savez y'a des gens qui pensent que leur bol de baume est aussi grand que la mer, juste parce que c'est le leur. Tout ça c'est que des cracks. Maintenant regardez par ici, vous qui arrivez ici en étrangère, et voyez cette paroissaillerie...

Je hochai la tête, parce que je pensais préférable de donner mon assentiment, bien que je ne comprisse pas très bien son dialecte. Je savais que cela avait un rapport avec l'église. Il continua :

« Est-ce que vous vous imaginez que toutes ces pierres recouvrent des gens qui seraient là tranquillement ? » Je hochai à nouveau la tête. « Alors c'est justement ça l'mensonge. Pour sûr, y'a des tripotées de ces couchettes qui sont aussi vides que la boîte du vieux Dun un vendredi soir ! » Il encouragea l'un de ses compagnons, et ils rirent tous. « Eh mordiou, comment qu'y pourrait en être autrement ? Regardez celle-là, lisez ! » J'allai où il m'indiquait et lus :

« Edward Spencelagh, capitaine au long cours, assassiné par des pirates au large de la Cordillière des Andes, en avril 1854, à l'âge de 30 ans »

Quand je revins Mister Swales continua :

« Qui c'est qui l'a ramené, je vous le demande ? Assassiné au large des Andes ! Et vous croyez que son corps repose là- dessous ! Eh ben, je peux vous en indiquer une douzaine dont les ossements reposent au Groenland » - il pointa le doigt en direction du Nord - « ou à tout autre endroit où les courants les auront emportés...Il y aura les tombes autour de vous. Vous pouvez, avec vos jeunes yeux, lire les petits caractères de ces mensonges d'ici. Ce Braithwaite Lowrey - j'ai connu son père, perdu avec la Vivace, dans la mer du Groenland, en 20; ou Andrew Woodhouse, noyé dans la même mer en 1777; ou encore John Paxton, noyé au Cap Farewell un an après, ou le vieux John Rawling, dont le grand-père a navigué avec moi, noyé dans le golfe de Finlande en 50. Pensez-vous que tous ces gars auront à se dépêcher d'atteindre Whitby quand les trompettes sonneront ? J'ai ma petite idée là-dessus. Je vous fiche mon billet qu'ils feront la course de telle manière qu'on croira retrouver les anciens combats sur glace d'antan, quand on s'écharpait de l'aube au crépuscule, et qu'on essayait de recoudre les blessures à la lueur d'une aurore boréale. »

C'était manifestement une plaisanterie locale, parce qu'à ces mots le vieux se mit à caqueter, et ses sbires se joignirent à lui dans une belle unisson.

« Mais, dis-je, il y a quelque chose qui me gêne dans ce que vous dites, car vous êtes parti du principe que tous ces pauvres gens, ou leurs âmes, auront à trimbaler leur pierre tombale le jour du Jugement. Pensez-vous que ce soit vraiment nécessaire ? »

« Eh bien, à quoi d'autre ces tombes peuvent-elles servir ? Répondez à cette question si vous le pouvez ! »

« A contenter leurs parents, je suppose. »

« A contenter leurs parents, que vous supposez ? » Ceci était dit avec une intense ironie. « Et comment que ça va leur apporter des contentements, à leurs parents, de savoir qu'il y a des mensonges écrits sur eux, et que tout le monde ici sait que ce sont des mensonges ? » Il désigna une pierre à nos pieds qui avait été couchée comme une dalle, et sur laquelle le banc reposait, au bord du précipice. « Lisez donc les mensonges sur cette satanée pierre », dit-il. Les lettres étaient écrites à l'envers, d'où je me situais, mais Lucy était plus en face, et se pencha pour lire :

« A la mémoire sacrée de George Canon, qui est mort, dans l'attente d'une glorieuse résurrection, le 29 juillet 1873, en tombant du haut des rochers de Kettleness. Cette tombe a été érigée par sa mère éplorée pour son fils bien-aimé. Il était le fils unique de sa mère, qui était veuve. »

« Vraiment, Mister Swales, je ne vois pas ce qu'il y a de drôle là-dedans! » Elle prononça ce commentaire avec beaucoup de gravité et même un peu sévèrement.

« Vous ne voyez pas ce qu'y a de drôle ! Ha! Ha ! Mais c'est parce que vous n'avez pas pigé que la mère éplorée était en réalité une vraie mégère qui le détestait parce qu'il était estropié, et lui, il la haïssait tellement qu'il s'est suicidé pour qu'elle ne puisse jamais toucher son assurance-vie. Il s'est arraché la moitié de la tête avec un vieux mousquet qu'ils avaient pour effrayer les corbeaux. Ah, là c'était pas pour les corbeaux qu'il a tiré, et c'est comme ça qu'il est soi-disant tombé des rochers... Quant à l'espoir d'une glorieuse résurrection, je l'ai souvent entendu dire qu'il espérait aller en enfer, parce que sa mère était une telle grenouille de bénitier qu'elle était sûre d'aller au ciel, et il ne voulait sûrement se trouver au même étage qu'elle. Et maintenant que vous connaissez l'histoire, cette tombe n'est-elle pas - il la martela de son bâton tandis qu'il parlait

- un ramassis de mensonges ? Est-ce que ça ne fera pas horreur à Gabriel, quand Geordie montera les marches tant bien que mal avec sa pierre tombale sur le dos, et demandera à ce qu'on l'accepte pour preuve ! »

Je ne savais que dire, mais Lucy mit fin à la conversation en se levant et en disant :

« Oh, pourquoi donc nous avez-vous raconté ceci ? C'est mon banc préféré, j'y suis sans cesse, et maintenant je découvre que je dois rester assise sur la tombe d'un suicidé ! »

« Ca vous fera pas de mal, ma belle; et ça rendra ce pauvre Geordie heureux d'avoir une si belle fille à son chevet. Ça vous fera pas de mal. Moi, je suis resté assis là pendant vingt ans, et ça m'a rien fait. Vous préoccupez donc pas de ce qui repose ou ne repose pas sous vos pieds ! Il sera bien temps pour vous d'avoir peur quand les pierres tombales se seront fait la malle, et que le lieu sera nu comme un champ de chaume. Ah! C'est la cloche qui sonne, je dois y aller. Mes hommages, ladies ! »

Lucy et moi sommes restées un moment, et tout était si beau devant nous que nous nous sommes pris les mains, et elle a recommencé à me parler d'Arthur et de leur futur mariage. Cela m'a donné un peu de vague à l'âme, car je n'ai pas eu de nouvelles de Jonathan depuis tout un mois.

Le même jour :

Je suis revenue seule, parce que je suis très triste. Il n'y avait toujours pas de lettre pour moi. J'espère qu'il n'est rien arrivé à Jonathan. L'horloge vient de sonner neuf heures. Je vois les lumières s'allumer progressivement sur la ville, certaines en ligne là où il y a des rues, et d'autres isolées; elles courent jusqu'à l'Esk puis disparaissent au loin, à l'angle de la vallée. A ma gauche, mon champ de vision est coupé par la ligne noire des toits de la vieille maison qui jouxte l'abbaye. J'entends le bêlement des moutons et des agneaux derrière moi, et le bruit de sabots d'un âne sur la route pavée au dessous. L'orchestre, sur le ponton, joue une valse un peu mécaniquement, et il y a un rassemblement de l'Armée du Salut, dans une rue de derrière, un peu plus loin sur le quai. Aucun des deux orchestres n'entend l'autre, mais d'ici, je vois et j'entends les deux. Je me demande où est Jonathan, et s'il pense à moi ! J'aimerais qu'il soit là.

Journal du Dr Seward 5 juin

Le cas de Renfield devient de plus en plus passionnant au fur et à mesure de mes découvertes sur lui. Certaines de ses facultés sont exceptionnellement développées; l'égoïsme, le secret, et la détermination. J'aimerais arriver à comprendre quel est l'objet de cette détermination. Il semble avoir en tête un programme particulier, mais je ne parviens pas à savoir lequel. Ce qui le sauve un peu est son amour pour les animaux, même s'il se manifeste de manière si curieuse qu'il m'arrive parfois de le penser anormalement cruel. Ses animaux de compagnie sont étrangement choisis. En ce moment cela l'amuse d'attraper des mouches. Il en a une telle quantité maintenant que j'ai dû finir par le lui reprocher. A mon grand étonnement, il n'a pas piqué de crise de fureur, comme je m'y attendais, mais a pris la chose très au sérieux. Il a réfléchi pendant un temps, puis a demandé : « Puis-je avoir trois jours ? Je m'en débarrasserai alors. » Bien sûr, j'ai dit que cela irait. Il faut que je le surveille.

18 juin

Maintenant, son esprit se focalise sur les araignées, et il en a plusieurs spécimens très volumineux dans une boîte. Il les nourrit avec ses mouches, dont la population commence à décroître sensiblement, bien qu'il ait utilisé la moitié de sa nourriture à en attirer de nouvelles dans sa chambre.

1er juillet

Ses araignées sont devenues aussi gênantes, maintenant, que ses mouches, et aujourd'hui j'ai dû lui dire de s'en débarrasser. Cela l'a plongé dans une grande tristesse, alors j'ai dit qu'il devait au moins se débarrasser de certaines d'entre elles. Il a accepté avec chaleur, et je lui ai laissé le même délai que précédemment pour cette diminution. Lorsque j'étais avec lui, il a fait quelque chose qui m'a profondément dégoûté : lorsqu'une horrible mouche bleue, gorgée de charogne, est entrée toute vrombissante dans la pièce, il l'a attrapée, l'a tenue, exultant, entre son pouce et son index pendant un long moment, et, avant que j'aie compris ce qu'il était en train de faire, il l'a mise dans sa bouche et l'a mangée. Je l'ai grondé, mais il s'est défendu tranquillement en disant que c'était très bon, très sain, que c'était une vie, une vie forte, qui lui apportait de la vie. Cela m'a donné une idée - ou du moins une ébauche d'idée. Je dois surveiller comment il se débarrasse de ses araignées. Il a manifestement un grave problème mental, car il tient un petit carnet dans lequel il est sans cesse en train de prendre des notes. Des pages entières de ce carnet sont recouvertes de nombres, en général des chiffres isolés traités par lots, et dont les sommes sont à nouveau additionnées, comme s'il était en train de calculer quelque chose.

8 juillet

Il y a une méthode dans sa folie, et mon ébauche d'idée est en train de se préciser dans mon esprit. Ce sera bientôt une idée complète, et alors, oh ! configuration inconsciente ! il faudra t'ouvrir à ton frère conscient. Je me suis tenu éloigné de mon ami pendant quelques jours, afin de voir si cela provoquait un changement. Les choses sont demeurées telles quelles, sauf qu'il s'est séparé de certains de ses animaux et en a trouvé un autre. Il a réussi à attraper un moineau, et l'a déjà largement apprivoisé. Sa méthode de dressage est simple, car le nombre d'araignées a diminué. Celles qui restent, cependant, sont bien nourries, car il continue à leur apporter les mouches qu'il attire avec sa nourriture.

19 juillet

Nous progressons. Mon ami a maintenant toute une colonie de moineaux, et ses mouches et araignées sont quasiment éradiquées. Quand je suis arrivé il est accouru et m'a dit qu'il souhaitait me demander une immense faveur - vraiment, très, très importante; et tout en parlant il me flattait comme un chien. Je lui ai demandé de quoi il s'agissait, et il a dit, avec une sorte de ravissement sensible aussi bien dans sa voix que dans son maintien :

« Un chaton, un joli petit chaton luisant et joueur, avec lequel je pourrais jouer, à qui je pourrais apprendre des tours, et que je pourrais nourrir - et nourrir - et nourrir ! » Sa demande ne m'a pas pris par surprise, car j'avais remarqué que ses animaux devenaient de plus en plus grands, et il ne m'importait pas que sa jolie petite famille de moineaux soit décimée de la même manière que les mouches et les araignées; alors je lui ai dit que j'allais voir ce que je pouvais faire, et lui ai demandé s'il ne préférait pas un chat plutôt qu'un chaton. Son avidité l'a trahi lorsqu'il a répondu :

« Oh oui, j'aimerais beaucoup un chat ! J'ai demandé un chaton seulement parce que je pensais que vous n'accepteriez pas de me donner un chat. Mais personne ne me refuserait un chaton, n'est-ce pas ? » J'ai secoué ma tête, et j'ai dit qu'à présent je craignais que ce ne soit pas possible, mais que je verrais ce que je pourrais faire. Son visage s'est décomposé, et j'ai pu y voir une sorte d'avertissement - car il avait soudain un air féroce et oblique qui annonçait le meurtre. Cet homme est un

maniaque homicide qui ne s'est pas révélé. Je vais tester sa résistance à ce désir irrépressible, et voir comment il s'en sort; cela sera très éclairant pour moi.

22h00 Je lui ai rendu une nouvelle visite et je l'ai trouvé assis dans un coin, en pleine réflexion. Quand je suis entré, il s'est jeté lui-même à genoux devant moi pour m'implorer de le laisser avoir un chat; disant que son salut en dépendait. Je suis resté ferme, cependant, et lui ai dit qu'il ne pourrait pas l'avoir, sur quoi il est parti sans un mot, et s'est assis, se rongeant les doigts, dans le coin où je l'avais trouvé. Je retournerai le voir demain matin à la première heure.

20 juillet - Ai visité Renfield très tôt, avant même que le gardien fasse sa ronde. Je l'ai trouvé debout et fredonnant un air. Il était en train de répandre sur la fenêtre le sucre qu'il avait réservé, et commençait manifestement sa chasse à la mouche; il y mettait du coeur à l'ouvrage et entamait cette journée avec bonne humeur. J'ai cherché des yeux ses oiseaux, et, ne les voyant pas, je lui ai demandé où ils étaient. Il m'a répondu, sans se retourner, qu'ils s'étaient tous envolés. Il y avait quelques plumes dans la pièce, et sur son oreiller une goutte de sang. Je n'ai rien dit, mais j'ai été dire au gardien de me prévenir s'il voyait quoi que ce soit d'étrange au cours de la journée.

11h00 - Le gardien vient juste de me dire que Renfield est très malade et a vomi un grand nombre de plumes. « Ce que je crois, docteur », a-t-il dit, « c'est qu'il a mangé ses oiseaux, qu'il les a tout simplement attrapés et mangés tout crus. »

23h00 - J'ai donné à Renfield une forte dose d'opium cette nuit, assez pour le faire dormir, et lui dérober son carnet pour le lire. La pensée qui me trottait dans la tête depuis un moment est maintenant complète, et ma théorie est confirmée. Mon maniaque homicide est d'un genre très particulier. Il faudrait que j'invente une nouvelle classification pour lui, et que je l'appelle un maniaque zoophage (mangeur de vies); ce qu'il désire absorber, c'est le plus de vies possibles, et il y parvient de manière cumulative. Il a donné beaucoup de mouches à chaque araignée, et beaucoup d'araignées à chaque oiseau, et voulait ensuite donner beaucoup d'oiseaux à un chat. Quelles auraient donc été les étapes suivantes ? Il vaudrait presque la peine de le laisser terminer cette expérience. Cela pourrait être fait, mais il faudrait une raison suffisante. Les hommes se moquent de la vivisection, et pourtant voyez le résultat aujourd'hui ! Pourquoi ne pas faire avancer la science dans son domaine le plus vital et le plus difficile : la connaissance du cerveau ? Si je perçais le secret d'un seul esprit malade - si j'avais la clé de la folie d'un seul aliéné - je pourrais faire avancer mon domaine scientifique à tel point que la physiologie de Burdon- Sanderson ou les connaissances sur le cerveau de Ferrier seraient totalement dépassées. Si seulement il y avait une raison suffisante ! Je ne dois pas trop y penser, ou je risque de céder à la tentation; une bonne raison pourrait faire tourner les choses en ma faveur, car... ne serais-je pas moi aussi congénitalement un cerveau d'exception ?

Comme cet homme est logique dans son raisonnement ! ... les aliénés sont toujours très rationnels dans leur folie. Je me demande à combien de vies il évalue un homme, ou si un homme ne vaut qu'une vie. Il a clôturé son calcul avec beaucoup de précision, et aujourd'hui il a commencé une nouvelle page. Combien d'entre nous commencent une nouvelle page avec chaque jour de leur vie ? Pour moi, il me semble que c'était hier que ma vie entière s'arrêtait avec mes espérances nouvelles, et que je tournais la page. Et cette nouvelle page ne s'arrêtera que lorsque le Grand Rapporteur m'appellera et soldera mes comptes pour estimer si leur balance est à la perte ou au profit. Oh, Lucy, Lucy, je ne peux pas vous en vouloir, comme je ne peux en vouloir à mon ami dont vous faites le bonheur; je dois simplement attendre sans espoir et travailler. Travailler ! Travailler !

Si seulement j'avais moi aussi, comme mon pauvre fou d'ami, une forte cause, une bonne cause désintéressée, pour me faire travailler - je crois que ce serait une forme de bonheur.

Journal de Mina Murray

26 Juillet

Je suis angoissée, et cela m'apaise de m'exprimer dans ce journal; c'est comme de se murmurer quelque chose à soi-même et de l'écouter en même temps. Il y a aussi quelque chose de particulier avec les symboles sténographiques, que je ne retrouve pas avec l'écriture traditionnelle. Je suis malheureuse à cause de Lucy et de Jonathan. Je n'avais aucune nouvelle de lui depuis longtemps, et me sentais vraiment inquiète; mais hier ce cher Mister Hawkins, qui est toujours si gentil, m'a envoyé une lettre de lui. J'avais écrit pour lui demander s'il avait des nouvelles, et il m'a répondu que la missive qu'il me joignait venait juste d'arriver. C'est une ligne, seulement, écrite du Château de Dracula, qui dit qu'il commence à peine son voyage de retour. Cela ne ressemble pas à Jonathan; je ne comprends pas cette missive, et cela me met mal à l'aise. Ensuite, Lucy, bien que tout aille bien pour elle, a repris récemment sa vieille habitude de marcher pendant son sommeil. Sa mère m'en a parlé, et nous avons décidé que je fermerais à clé la porte de notre chambre toutes les nuits. Mrs Westenra ne peut se départir de l'idée que les somnambules se rendent inévitablement sur les toits des maisons, marchent au bord des précipices, puis, lorsqu'ils se réveillent brusquement, dégringolent dans un hurlement désespéré qui retentit au loin. Pauvre chère femme, elle est naturellement anxieuse quand il s'agit de Lucy, et elle me dit que son mari, le père de Lucy, était affligé de cette même particularité; qu'il était capable de se lever au milieu de la nuit, de s'habiller et de sortir, si personne ne l'arrêtait. Lucy doit se marier à l'automne, et elle commence déjà à penser à ses robes et à l'arrangement de sa maison. Je suis en phase avec elle, parce que je pense à la même chose, à la différence que Jonathan et moi commencerons dans la vie avec des moyens beaucoup plus modestes, et devrons essayer de joindre les deux bouts. Mister Holmwood - il est sir Arthur Holmwood, fils unique de Lord Godalming - doit se montrer ici incessamment - dès qu'il peut se dérober à ses devoirs en ville, car son père ne va pas bien, et je pense que Lucy compte les jours qui la séparent de lui. Elle veut l'emmener là haut sur le banc, au bord du promontoire de l'église, et lui montrer la beauté de Whitby. Je pense que c'est cette attente qui la perturbe; et qu'elle ira tout à fait bien quand il sera là.

27 Juillet -

Aucune nouvelle de Jonathan. Bien que je ne sache pas pourquoi, je me sens de plus en plus perturbée par ce silence; et j'aimerais qu'il écrive, même une simple ligne. Le somnambulisme de Lucy s'aggrave, et chaque nuit je suis réveillée par ses mouvements dans la chambre. Heureusement, il fait si chaud qu'elle ne peut pas attraper froid; mais malgré tout l'anxiété et le fait d'être réveillée sans cesse commencent à me porter sur les nerfs, et j'ai moi-même du mal à m'endormir. Grâce à Dieu, la santé de Lucy se maintient. Mister Holmwood a été appelé soudainement à Ring, parce que l'état de son père, qui a été sérieusement malade, requérait sa présence. Lucy souffre de devoir attendre encore pour le voir, mais cela ne se voit pas. Elle a pris un peu de poids, et ses joues sont d'un rose charmant. Elle a perdu cet air anémique qu'elle avait, et je prie pour que cela dure.

3 août

Encore une semaine de passée, et toujours aucune nouvelle de Jonathan, pas même à Mister Hawkins, qui me l'a spécifié. Oh, j'espère qu'il n'est pas malade. Il aurait sûrement écrit. Je regarde sa dernière lettre, mais étrangement elle ne me satisfait pas. Ces mots ne semblent pas provenir de lui, et pourtant c'est bien son écriture. Il n'y a pas de doute là-dessus. Lucy n'a pas beaucoup marché pendant son sommeil cette dernière semaine, mais elle a cette curieuse concentration que je ne m'explique pas; même dans son sommeil j'ai l'impression qu'elle m'observe. Elle essaie de sortir, et lorsqu'elle se rend compte que la porte est verrouillée, elle parcourt la chambre à la recherche de la clé.

6 août

Trois jours encore, et pas de nouvelles. Cette attente devient atroce. Si seulement je savais où adresser mes lettres, où me rendre, je me sentirais mieux, mais personne n'a reçu aucun mot de Jonathan depuis sa dernière lettre. Je ne peux que prier Dieu pour qu'il m'accorde la patience. Lucy devient extrêmement nerveuse, mais se porte bien malgré tout. La nuit dernière était particulièrement menaçante, et les pêcheurs disent que nous allons essuyer une tempête. Je dois essayer de surveiller et d'anticiper les signes météorologiques. Aujourd'hui il fait gris, et tandis que j'écris le soleil est caché derrière d'épais nuages, bien au-dessus de Kettleness. Tout est gris, excepté l'herbe verte, qui prend presque une couleur d'émeraude, par contraste; gris du sol rocheux; gris des nuages, ourlés de lumière dans le lointain, suspendus au-dessus du gris de la mer, de laquelle les pointes de sable surgissent comme des doigts gris. La mer déferle dans un rugissement qui parvient jusqu'à la terre, porté et étouffé par les brumes de mer. L'horizon se perd dans un brouillard gris. Tout semble immense; les nuages sont amassés comme des rochers énormes, et il y a un « murmure » au-dessus de la mer, qui sonne comme une malédiction. Des silhouettes sombres jonchent la plage, parfois à-demi noyés dans la brume, et ressemblent à des « arbres marchant comme des hommes ». Les bateaux de pêche se hâtent de rentrer, et s'élèvent et plongent dans la houle alors qu'ils naviguent vers le port. Mais voici le vieux Mister Swales. Il marche droit sur moi, et, à sa façon de soulever son chapeau, je vois bien qu'il a envie de parler...

J'ai été profondément touchée par le changement qui s'est opéré dans ce pauvre vieil homme. Quand il s'est assis près de moi, il a dit, d'une manière très douce :

« Je veux vous dire quelque chose, miss ». Je voyais bien qu'il était mal à l'aise, alors j'ai pris sa pauvre vieille main ridée dans la mienne et je lui ai demandé de parler à coeur ouvert; et il a dit, en laissant sa main dans la mienne : « Je crains, ma chérie, de vous avoir tourneboulée avec toutes les méchantes choses que j'ai racontées sur les morts, et tout le toutim, pendant les semaines passées; mais je ne les pensais pas, et je voudrais que vous en ayez souvenance quand je n'y serai plus. Nous autres vieilles carnes, avec un pied dans la tombe, c'est qu'on n'aime pas trop y penser, à la mort, et puis on ne veut pas être peureux, c'est pourquoi j'ai pris le parti d'en rigoler, pour me réchauffer un peu le coeur. Mais, Dieu vous bénisse, miss, j'ai pas peur de mourir, pas du tout, seulement j'ai pas envie de mourir si je peux l'éviter. Mon temps doit être bientôt venu, maintenant, parce que je suis vieux, et que cent ans c'est plus que ce qu'aucun homme peut espérer; et j'en suis si proche que la Camarde est déjà en train d'aiguiser sa faux. Vous voyez, je peux pas m'empêcher de blaguer avec ça - on n'se refait pas. Un jour prochain l'ange de la mort soufflera dans sa trompette juste pour moi. Mais faut pas que ça vous attriste, ma chérie ! » - car il vit que je pleurais - « s'il devait m'appeler cette nuit-même je ne me déroberais pas à son appel. Parce que d'un sens, on passe notre vie à toujours attendre quelque chose d'autre que ce qu'on est en train de faire, et la mort c'est la seule chose sur laquelle on puisse compter. Mais je suis content, parce qu'elle vient à moi, ma chérie, et elle vient vite. Elle pourrait même être en route alors qu'on est en train de regarder et de se poser des questions. Elle est peut-être portée par ce vent du large, qui souffle sur nous la perte et le naufrage, les tourments douloureux et les coeurs tristes. Regardez ! Regardez ! cria-t-il soudain. Il y a dans ce vent et dans ce brouillard quelque chose qui a le même son, le même air, le même goût et le même parfum que la mort. C'est là, dans l'air, je le sens qui vient... Seigneur, donne-moi la force de répondre à ton appel avec courage ! » Il leva les bras au ciel, en signe de dévotion, et souleva son chapeau. Ses lèvres bougeaient comme s'il était en train de prier. Après quelques minutes de silence, il se leva, me serra la main, me bénit, me dit au-revoir, et s'en alla en boitant. Cela m'a beaucoup émue et même bouleversée. J'étais heureuse que le garde-côte s'approche, avec ses jumelles sous le bras. Il s'est arrêté pour me parler, comme il le fait toujours, mais pendant tout le temps qu'il me parlait, il garda les yeux rivés sur un étrange navire.

« Je n'arrive pas à l'identifier », dit-il; « c'est un bateau russe, étant donné son allure, mais il se déplace d'une manière très étrange. On dirait qu'il a perdu la tête, comme s'il avait vu la tempête arriver, mais n'arrivait pas à se décider entre faire route vers le Nord, au large, ou s'arrêter ici. Regardez encore ! Il se dirige bizarrement, comme si personne ne tenait la barre; il dévie à chaque souffle du vent. A mon avis, nous allons en entendre parler dans les prochaines vingt-quatre heures. »