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Enlevé Kidnapped, Chapitre 14

Chapitre 14

XIV. L'îlot Mon arrivée à terre inaugura la plus malheureuse période de mes aventures. Il était une heure du matin, et bien que le vent fût intercepté par la terre, la nuit était glaciale. Je n'osai m'asseoir, de crainte de geler, mais je retirai mes souliers et marchai çà et là sur le sable, pieds nus et me battant les flancs désespérément. Pas un bruit d'homme ni de bétail ; pas un chant de coq, bien que ce fût le temps de leur premier éveil ; les lames seules brisaient au loin, me rappelant mes dangers et ceux de mon ami. Cette promenade au long de la mer, à cette heure matinale, et dans cet endroit désert, m'inspirait une sorte de terreur. Dès que le jour pointa, je remis mes souliers et grimpai sur une colline – la plus rude escalade que j'entrepris jamais, – ne cessant de trébucher entre de gros blocs de granit, ou sautant de l'un à l'autre. Quand j'atteignis le sommet, l'aurore était venue. On ne voyait plus trace du brick, qui avait dû être soulevé de l'écueil et sombrer. Le canot, également, était devenu invisible. L'océan était vide de voiles ; et sur l'espace que je découvrais de la terre, n'apparaissaient ni un homme ni une maison. Je n'osais penser à ce qui était advenu de mes compagnons, et j'avais peur de regarder plus longtemps ce paysage vide. D'ailleurs, la fatigue, mes habits mouillés, et mon estomac qui commençait à crier famine me tourmentaient suffisamment. Je me mis donc en route vers l'est, dans l'espoir de découvrir une maison où je pourrais me réchauffer, et peut-être avoir des nouvelles de ceux que j'avais perdus. Au pis-aller, je réfléchis que le soleil, une fois levé, aurait vite fait sécher mes vêtements.

Je dus bientôt m'arrêter devant une coupure du rivage, une sorte de crique par où la mer semblait s'enfoncer très loin dans les terres, et comme je n'avais aucun moyen de traverser cette crique, il me fallut changer de direction afin de la contourner. La marche était toujours très dure ; en fait, non seulement Earraid tout entier, mais la partie avoisinante de Mull (appelée le Ross) n'est qu'un chaos de blocs de granit entremêlés de bruyère. Au début, la crique allait se rétrécissant comme je l'avais prévu ; mais bientôt, j'eus la surprise de la voir s'élargir de nouveau. Je me grattai la tête sans découvrir la vérité ; mais à la fin, en arrivant sur une élévation, je compris soudain que j'avais été jeté sur une petite île déserte, et que la mer salée m'entourait. Au lieu du soleil qui, en se levant, m'aurait séché, ce fut la pluie qui tomba, mêlée à un brouillard épais ; et ma situation devint lamentable. J'étais sous la pluie à frissonner, me demandant ce que j'allais devenir, lorsque je m'avisai que la crique était peut-être guéable. Je retournai au point le plus étroit et m'avançai dans l'eau. Mais à moins de trois yards du bord, je m'enfonçai brusquement jusque par-dessus les oreilles ; et si je n'y restai pas, je l'attribue à la providence plutôt qu'à mon adresse. Je n'en fus pas plus mouillé (c'était impossible), mais j'eus encore plus froid, et la perte de ce nouvel espoir me rendit plus malheureux. Et alors, tout d'un coup, je me rappelai la vergue. Elle, qui m'avait transporté parmi le jusant, me ferait certainement passer en sûreté cette petite crique paisible. J'entrepris donc avec audace de traverser l'île, pour chercher la vergue et la rapporter. Ce fut un voyage extrêmement pénible, et si l'espoir ne m'avait pas soutenu, je me serais jeté à terre sans plus rien tenter. La soif, causée par l'eau salée, ou par un début de fièvre, me tourmentait, et je dus faire halte pour boire un peu de l'eau bourbeuse accumulée par la pluie dans une crevasse. J'atteignis enfin la baie, plus mort que vif ; et au premier coup d'œil je compris que la vergue s'était éloignée vers le large. Je m'avançai pour la troisième fois, dans la mer. Le sable était lisse et ferme, et s'abaissait graduellement ; je marchai dans l'eau jusqu'au moment où elle atteignit mon cou et où les vaguelettes me mouillèrent le visage. Mais à cette profondeur mes pieds commençaient à perdre prise, et je n'osai m'aventurer plus loin. Quant à la vergue, je la voyais se balancer tout tranquillement à quelque vingt pieds devant moi.

Je m'étais bien comporté jusque-là ; mais à cette suprême déception je regagnai le rivage, et me jetai sur la grève en pleurant. Le temps que je passai sur l'île est pour moi un si affreux souvenir qu'il m'est impossible d'y insister. J'ai lu des histoires de naufragés, mais ils ont toujours les poches pleines d'outils, ou bien une caisse de provisions est jetée à terre avec eux, comme par un fait exprès. Mon cas était tout différent. Je n'avais rien dans les poches que de l'argent et le bouton d'Alan ; et, élevé dans l'intérieur du pays, j'étais aussi dépourvu de savoir que de ressources. Je n'ignorais pas, toutefois, que les coquillages sont considérés comme bons à manger ; et sur les rochers de l'îlot, je trouvai une grande quantité de patelles, que j'eus d'abord beaucoup de peine à arracher de leurs places, ignorant qu'il était nécessaire de faire vite. Il y avait encore de ces petits coquillages que nous appelons des « boucs[23] », et dont le nom correct est bigorneau. De ces deux genres-là, je fis toute ma nourriture, les dévorant froids et crus comme je les trouvais ; et j'étais si affamé qu'au début ils me parurent délicieux. Peut-être n'était-ce pas la bonne saison, ou peut-être y avait-il une mauvaise influence dans la mer aux alentours de mon île. En tout cas, je n'eus pas plutôt mangé mes premières poignées que je fus pris de vertiges et de nausées, et passai quelque temps dans un état voisin de la mort. Un second essai de la même nourriture (je n'en avais pas d'autre) me réussit et me rendit des forces. Mais aussi longtemps que je fus sur l'île, je ne sus jamais ce qui m'attendait après avoir mangé ; parfois tout allait bien, et parfois je tombais dans un malaise affreux ; et je ne pus jamais reconnaître quelle espèce déterminée de coquillages m'était nuisible. Tout le jour, la pluie tomba à flots ; l'île en était trempée comme une éponge ; impossible d'y découvrir un endroit sec ; et quand je me couchai cette nuit-là, entre deux blocs de rocher qui formaient une sorte de toit, mes pieds trempaient dans une flaque. Le deuxième jour, je parcourus l'île dans toutes les directions. Pas une place qui en valût mieux que l'autre ; tout était rocs et désolation ; rien de vivant que des volatiles que je n'avais pas le moyen de tuer, et des goélands qui hantaient les écueils en quantité prodigieuse. Mais la crique, ou canal, qui séparait l'île de la terre principale du Ross, s'ouvrait au nord sur une baie, laquelle à son tour donnait dans le détroit d'Iona. Ce fut là dans ce voisinage que j'établis mon home ; quoique si j'avais réfléchi à ce seul mot de home, en pareil lieu, j'aurais sûrement éclaté en sanglots. Mon choix ne manquait pas de bonnes raisons. Il y avait dans cette partie de l'île une sorte de cabane, ressemblant à une hutte à cochons, où les pêcheurs venaient dormir au besoin ; mais le toit de gazon avait fini par tomber à l'intérieur, si bien que la cabane n'offrait aucun abri, moins même que mes rochers. Fait plus important, les coquillages dont je vivais croissaient par là en grande abondance ; à marée basse, j'en pouvais ramasser un boisseau d'un coup : et c'était là une commodité évidente. Mais l'autre raison était plus intime. Je ne pouvais m'accoutumer à cette affreuse solitude, et ne cessais de regarder tout autour de moi (comme un homme pourchassé) partagé entre la crainte et l'espérance de voir arriver une créature humaine. Or, d'un peu plus haut, sur le monticule dominant la baie, je découvrais au loin sur Iona une grande église antique et des toits de maisons. Et de l'autre côté, sur le bas pays du Ross, je voyais monter de la fumée, matin et soir, comme s'il y avait une demeure cachée dans un creux de terrain. Je pris l'habitude de contempler cette fumée, lorsque j'étais mouillé et glacé et à demi affolé par la solitude ; et je pensais à ces gens assis au coin du feu, tant que le cœur m'en brûlait. Je faisais de même pour les toits d'Iona. Bref, cet aperçu des habitations des hommes et de leur vie familière avait beau aiguiser mes souffrances, il maintenait par ailleurs l'espoir en vie, et m'aidait à manger mes coquillages crus (qui me devinrent bientôt un objet d'écœurement) et me préservait de l'espèce d'effroi que je ressentais une fois seul parmi les rocs inertes, les oiseaux, la pluie, et la mer froide. Je dis que cette vue maintenait l'espoir en vie ; car je ne croyais pas possible qu'on pût me laisser mourir sur les côtes de mon pays natal, en vue d'un clocher et des fumées des habitations. Mais le deuxième jour se passa ; et tant que dura la lumière, je ne cessai de guetter l'apparition d'un bateau sur le Sound ou d'hommes sur le Ross, mais aucun secours ne s'approcha de moi. Il pleuvait toujours, et je me réfugiai dans le sommeil, aussi trempé que possible, avec un cruel mal de gorge, mais un rien consolé, peut-être, d'avoir dit bonsoir à mes proches voisins, les gens d'Iona. Charles II affirmait qu'on pouvait passer la nuit dehors un plus grand nombre de jours de l'année en Angleterre que nulle part ailleurs. C'est bien le point de vue d'un roi, ayant un palais à sa disposition et des rechanges de vêtements secs. Mais il a dû être plus favorisé, durant sa fuite de Worcester, que moi sur mon île misérable. Nous étions au cœur de l'été, et pourtant la pluie dura plus de douze heures, et le temps ne s'éclaircit que l'après-midi du troisième jour. Ce fut le jour des événements. Dès le matin, j'aperçus un daim rouge, un mâle pourvu d'une belle paire d'andouillers, debout sous la pluie au plus haut de l'île ; mais il ne m'eut pas plus tôt vu me lever de dessous mes rochers, qu'il détala dans la direction opposée. Je me dis qu'il avait passé le détroit à la nage ; mais je n'imaginai pas ce qui pouvait bien attirer un être vivant sur Earraid. Un peu plus tard, comme je ramassais mes patelles, je fus surpris de voir une pièce d'or tomber à mes pieds sur un rocher et rebondir jusque dans la mer. Quand les matelots m'avaient rendu mon argent, ils avaient gardé, outre un bon tiers de la somme totale, la bourse de cuir de mon père ; si bien que depuis lors je portais mon or à même une poche fermée par un bouton. Je compris alors que cette poche devait être trouée, et j'y portai la main précipitamment. Mais c'était là barricader l'étable après que la vache a été volée. J'avais pris la mer à Queensferry avec près de cinquante livres ; à présent, je ne retrouvais plus que deux guinées et un shilling d'argent. Il est vrai que je ramassai un peu plus tard une troisième guinée, qui brillait sur un espace gazonné. Le tout faisait une fortune de trois livres quatre shillings, monnaie anglaise, pour un garçon, l'héritier légitime d'un domaine, qui était à cette heure mourant de faim sur la pointe extrême des sauvages Highlands. Cet état de mes affaires acheva de me démoraliser ; et de fait ma situation, ce troisième matin, était réellement pitoyable. Mes habits s'en allaient en lambeaux, mes bas en particulier n'existaient pour ainsi dire plus, et j'avais les jambes dénudées ; mes mains étaient complètement ramollies à force d'être mouillées ; ma gorge me faisait très mal, ma faiblesse devenait extrême, et l'affreuse nourriture à laquelle j'étais condamné m'inspirait un dégoût tel que sa seule vue me soulevait le cœur. Et cependant, le pis était encore à venir.

Il y a, vers le nord-ouest d'Earraid, un roc de bonne hauteur que (pour son sommet plat et la vue qu'il donnait sur le Sound) j'avais pris l'habitude de fréquenter. Car je ne restais guère à la même place, sauf pour dormir ; ma misère ne me laissait pas de repos, et je ne faisais que me harasser par de continuelles et vaines allées et venues sous la pluie.

Néanmoins, dès que le soleil se dégagea, je m'étendis sur le haut du roc pour me sécher. Le réconfort du soleil est une chose inexprimable. Il me fit envisager avec espoir ma délivrance, dont j'avais commencé à douter ; et je promenais mes regards avec un intérêt nouveau sur la mer et le Ross. Au sud de mon roc, une avancée de l'île me cachait le large, de sorte qu'un bateau pouvait fort bien s'approcher à mon insu de ce côté jusqu'aux abords immédiats. Or, tout à coup, un lougre à voile brune et monté par deux hommes déboucha de cette pointe, le cap sur Iona. Je le hélai, puis tombai à genoux sur le roc en levant les bras et adressant des prières aux pêcheurs. Ils étaient assez proches pour m'entendre ; je distinguais même la nuance de leurs cheveux ; et il n'est pas douteux qu'ils me virent, car ils me crièrent quelque chose en gaélique, et se mirent à rire. Mais le bateau ne se détourna pas, et continua de faire voile, sous mes yeux, vers Iona.

Je ne pouvais croire à semblable perversité, et courant le long de la côte de roc en roc, j'invoquais leur pitié à grands cris. Ils étaient déjà hors de portée de ma voix, que je continuais mes appels et mes signaux ; et quand ils eurent disparu, je pensai que mon cœur allait éclater. De toute la durée de mes tribulations, je ne pleurai que deux fois. Une première, quand je dus renoncer à atteindre la vergue, et la deuxième, lorsque ces pêcheurs firent la sourde oreille à mes cris. Mais cette fois, je pleurai et hurlai comme un enfant gâté, arrachant le gazon avec mes ongles, et m'égratignant la figure contre la terre. Si un désir suffisait à tuer, ces deux pêcheurs n'auraient pas vu le matin, et je serais probablement mort sur mon île. Ma rage un peu tombée, il me fallut manger de nouveau, mais ce fut avec un dégoût presque insurmontable. Évidemment, j'aurais mieux fait de m'abstenir, car ma pêche m'empoisonna de nouveau. Je ressentis les mêmes souffrances que la première fois : ma gorge douloureuse m'empêchait presque de déglutir, il me prit un accès de frissons violents, dont mes dents s'entrechoquaient ; et ma sensation de malaise dépassait tout ce qu'on peut exprimer en écossais ou en anglais. Je me crus prêt à mourir, et me recommandai à Dieu, pardonnant à tous, y compris mon oncle et les pêcheurs. Dès que je me fus ainsi résigné au pis, une sérénité descendit en moi ; je remarquai que la nuit serait belle, que mes vêtements étaient presque secs ; bref, que j'étais en meilleure posture que jamais, depuis mon atterrissage sur l'île ; et je finis par m'endormir, avec une pensée de gratitude. Le lendemain (mon quatrième jour de cette affreuse existence) je sentis que mes forces physiques étaient presque épuisées. Mais le soleil brillait, l'air était doux, et ce que je réussis à manger des coquillages me profita et ranima mon courage. J'étais à peine de retour sur mon roc (c'était ma première occupation, sitôt après avoir mangé) que j'aperçus un bateau qui descendait le Sound, le cap, me semblait-il, dans ma direction. Je me mis aussitôt à espérer et à craindre démesurément ; car je me figurais que ces hommes s'étaient repentis de leur cruauté et revenaient à mon secours. Mais une autre déception comme celle de la veille était plus que je n'en pouvais supporter. Je tournai donc le dos à la mer, et ne la regardai pas avant d'avoir compté plusieurs centaines. Le bateau se dirigeait toujours vers l'île. Après cela, je comptai jusqu'à mille, le plus lentement possible, mon cœur battant à rompre. Et alors je n'eus plus de doute : il s'en venait droit sur Earraid ! Je ne pus me contenir davantage, et courus au bord de la mer, où je m'avançai, d'un roc à l'autre, tant que je pus aller. C'est merveille si je ne me noyai pas ; car au moment où je fus forcé de m'arrêter enfin, mes jambes flageolaient, et ma bouche était si sèche qu'il me fallait l'humecter avec de l'eau de mer, avant d'être capable de héler. Cependant, la barque approchait ; je reconnus alors que c'était la même barque et les mêmes hommes que la veille. Je le voyais à leurs cheveux, que l'un avait d'un jaune pâle et l'autre bruns. Mais cette fois il y avait avec eux un troisième personnage qui semblait être d'une condition supérieure. Dès qu'ils furent à portée d'appel, ils amenèrent la voile et restèrent sur place. En dépit de mes supplications, ils n'approchèrent pas davantage, et, ce qui m'effraya le plus, le nouvel homme poussait des hi-hi de rire tout en parlant et me regardant. Puis il se leva dans la barque et m'adressa un long discours, débité avec volubilité et de grands gestes de la main. Je lui répondis que j'ignorais le gaélique. Cela parut l'irriter beaucoup, et je commençai à soupçonner qu'il s'était figuré parler anglais. En prêtant mieux attention, je saisis à plusieurs reprises le mot « quelconque » ; tout le reste était du gaélique, et je n'y entendais pas plus qu'à du grec ou de l'hébreu. – Quelconque, dis-je, pour lui montrer que j'avais saisi un mot. – Oui, oui… oui, oui, dit-il, en regardant les autres, comme pour leur dire : « Vous voyez bien que je parle anglais », et se remit dur comme fer à son gaélique.

Cette fois, je cueillis au passage un autre mot, « marée ». Alors, j'eus une lueur d'espérance. Je me rappelai qu'il désignait continuellement avec sa main la terre ferme du Ross. – Voulez-vous dire qu'à marée basse… ? m'écriai-je, sans pouvoir achever. – Oui, oui, dit-il. Marée.

Là-dessus, je tournai le dos à leur barque (où mon conseilleur avait recommencé à hennir de rire), refis par sauts et par bonds, d'une pierre à l'autre, le chemin par où j'étais venu, et traversai l'île en courant comme je n'avais jamais couru. En moins d'une demi-heure, j'arrivai sur les bords de la crique ; et en vérité, elle s'était réduite à un mince filet d'eau, où je m'élançai. Je n'en eus pas plus haut que les genoux, et pris pied sur l'île principale avec un cri de joie. Un garçon élevé au bord de la mer ne serait pas demeuré un jour entier sur Earraid, car c'est ce qu'on appelle une île de marée, et sauf en période de morte-eau, on peut y accéder ou la quitter deux fois en vingt-quatre heures, soit à pied sec, soit, au pis-aller, en se déchaussant. Même moi, qui voyais la marée baisser et monter sous mes yeux dans la baie, et qui même attendais le reflux pour ramasser mes coquillages, – même moi, dis-je, si j'avais un peu réfléchi, au lieu de me révolter contre mon sort, j'aurais eu tôt fait de pénétrer le mystère et de m'évader. Rien d'étonnant à ce que les pêcheurs ne m'aient pas compris. L'étonnant, c'est plutôt qu'ils aient deviné ma déplorable illusion, et qu'ils se soient dérangés pour revenir. J'étais resté exposé au froid et à la faim sur cette île durant près de cent heures. N'eussent été les pêcheurs, j'aurais pu y laisser mes os, par sottise pure. Et même ainsi, je l'avais payé cher, non seulement par mes souffrances passées, mais par ma situation actuelle : j'étais fait comme un mendiant, je pouvais à peine marcher, et je souffrais beaucoup de la gorge. J'ai vu des méchants et des sots, beaucoup des deux ; et je crois que les uns et les autres expient à la fin ; mais les sots d'abord.

Chapitre 14 Chapter 14 Capítulo 14

XIV. XIV. L'îlot The island Mon arrivée à terre inaugura la plus malheureuse période de mes aventures. My arrival on land ushered in the most unhappy period of my adventures. Il était une heure du matin, et bien que le vent fût intercepté par la terre, la nuit était glaciale. It was one o'clock in the morning, and although the wind was intercepted by the land, the night was icy cold. Je n'osai m'asseoir, de crainte de geler, mais je retirai mes souliers et marchai çà et là sur le sable, pieds nus et me battant les flancs désespérément. I didn't dare sit down for fear of freezing, but took off my shoes and walked here and there on the sand, barefoot and beating my sides desperately. Pas un bruit d'homme ni de bétail ; pas un chant de coq, bien que ce fût le temps de leur premier éveil ; les lames seules brisaient au loin, me rappelant mes dangers et ceux de mon ami. Not a sound of man or cattle; not a crow of a rooster, though it was the time of their first awakening; the blades alone broke in the distance, reminding me of my dangers and those of my friend. Cette promenade au long de la mer, à cette heure matinale, et dans cet endroit désert, m'inspirait une sorte de terreur. This walk along the sea, at this early hour and in this deserted place, inspired a kind of terror in me. Dès que le jour pointa, je remis mes souliers et grimpai sur une colline – la plus rude escalade que j'entrepris jamais, – ne cessant de trébucher entre de gros blocs de granit, ou sautant de l'un à l'autre. As soon as daylight broke, I put my shoes back on and climbed a hill - the toughest climb I'd ever undertaken, - constantly stumbling between large granite boulders, or jumping from one to another. Quand j'atteignis le sommet, l'aurore était venue. By the time I reached the summit, dawn had broken. On ne voyait plus trace du brick, qui avait dû être soulevé de l'écueil et sombrer. There was no trace of the brig, which must have been lifted from the reef and sunk. Le canot, également, était devenu invisible. The canoe, too, had become invisible. L'océan était vide de voiles ; et sur l'espace que je découvrais de la terre, n'apparaissaient ni un homme ni une maison. The ocean was empty of sails; and on the space I discovered from the land, neither a man nor a house appeared. Je n'osais penser à ce qui était advenu de mes compagnons, et j'avais peur de regarder plus longtemps ce paysage vide. I didn't dare think about what had become of my companions, and I was afraid to look at this empty landscape any longer. D'ailleurs, la fatigue, mes habits mouillés, et mon estomac qui commençait à crier famine me tourmentaient suffisamment. Besides, the fatigue, my wet clothes and my stomach, which was beginning to cry famine, were tormenting me enough. Je me mis donc en route vers l'est, dans l'espoir de découvrir une maison où je pourrais me réchauffer, et peut-être avoir des nouvelles de ceux que j'avais perdus. So I set off eastwards, hoping to find a house where I could warm up, and maybe get some news of those I'd lost. Au pis-aller, je réfléchis que le soleil, une fois levé, aurait vite fait sécher mes vêtements. As a last resort, I reflected that the sun, once up, would have quickly dried my clothes.

Je dus bientôt m'arrêter devant une coupure du rivage, une sorte de crique par où la mer semblait s'enfoncer très loin dans les terres, et comme je n'avais aucun moyen de traverser cette crique, il me fallut changer de direction afin de la contourner. I soon came to a halt in front of a break in the shoreline, a sort of cove where the sea seemed to go very far inland, and as I had no way of crossing this cove, I had to change direction to go around it. La marche était toujours très dure ; en fait, non seulement Earraid tout entier, mais la partie avoisinante de Mull (appelée le Ross) n'est qu'un chaos de blocs de granit entremêlés de bruyère. The walk was always very tough; in fact, not only Earraid as a whole, but the surrounding part of Mull (called the Ross) is just a chaos of granite boulders interspersed with heather. Au début, la crique allait se rétrécissant comme je l'avais prévu ; mais bientôt, j'eus la surprise de la voir s'élargir de nouveau. At first, the creek narrowed as I'd expected, but soon I was surprised to see it widen again. Je me grattai la tête sans découvrir la vérité ; mais à la fin, en arrivant sur une élévation, je compris soudain que j'avais été jeté sur une petite île déserte, et que la mer salée m'entourait. I scratched my head without discovering the truth; but in the end, as I came to an elevation, I suddenly understood that I had been thrown onto a small desert island, and that the salty sea surrounded me. Au lieu du soleil qui, en se levant, m'aurait séché, ce fut la pluie qui tomba, mêlée à un brouillard épais ; et ma situation devint lamentable. Instead of the sun rising to dry me off, rain fell, mixed with thick fog, and my situation became pitiful. J'étais sous la pluie à frissonner, me demandant ce que j'allais devenir, lorsque je m'avisai que la crique était peut-être guéable. I was standing in the rain, shivering and wondering what would become of me, when it occurred to me that the creek might be fordable. Je retournai au point le plus étroit et m'avançai dans l'eau. I returned to the narrowest point and stepped into the water. Mais à moins de trois yards du bord, je m'enfonçai brusquement jusque par-dessus les oreilles ; et si je n'y restai pas, je l'attribue à la providence plutôt qu'à mon adresse. But less than three yards from the edge, I suddenly plunged in over my ears; and if I didn't stay there, I attribute it to providence rather than my skill. Je n'en fus pas plus mouillé (c'était impossible), mais j'eus encore plus froid, et la perte de ce nouvel espoir me rendit plus malheureux. I didn't get any wetter (it was impossible), but I did get colder, and the loss of this new hope made me even more miserable. Et alors, tout d'un coup, je me rappelai la vergue. And then, all of a sudden, I remembered the yardarm. Elle, qui m'avait transporté parmi le jusant, me ferait certainement passer en sûreté cette petite crique paisible. She, who had carried me through the ebb tide, would certainly get me safely past this peaceful little cove. J'entrepris donc avec audace de traverser l'île, pour chercher la vergue et la rapporter. So I boldly set out across the island to find the yardarm and bring it back. Ce fut un voyage extrêmement pénible, et si l'espoir ne m'avait pas soutenu, je me serais jeté à terre sans plus rien tenter. It was an extremely arduous journey, and if hope hadn't sustained me, I'd have thrown myself to the ground without making another attempt. La soif, causée par l'eau salée, ou par un début de fièvre, me tourmentait, et je dus faire halte pour boire un peu de l'eau bourbeuse accumulée par la pluie dans une crevasse. Thirst, caused by salt water or the onset of fever, plagued me, and I had to stop to drink some of the muddy water accumulated by the rain in a crevice. J'atteignis enfin la baie, plus mort que vif ; et au premier coup d'œil je compris que la vergue s'était éloignée vers le large. I finally reached the bay, more dead than alive, and at first glance I realized that the yardarm had moved out to sea. Je m'avançai pour la troisième fois, dans la mer. I stepped out into the sea for the third time. Le sable était lisse et ferme, et s'abaissait graduellement ; je marchai dans l'eau jusqu'au moment où elle atteignit mon cou et où les vaguelettes me mouillèrent le visage. The sand was smooth and firm, and gradually lowered; I stepped into the water until it reached my neck and the ripples wetted my face. Mais à cette profondeur mes pieds commençaient à perdre prise, et je n'osai m'aventurer plus loin. But at this depth my feet were beginning to lose their grip, and I didn't dare venture any further. Quant à la vergue, je la voyais se balancer tout tranquillement à quelque vingt pieds devant moi. As for the yardarm, I could see it swinging quietly some twenty feet in front of me.

Je m'étais bien comporté jusque-là ; mais à cette suprême déception je regagnai le rivage, et me jetai sur la grève en pleurant. I had behaved well up to that point; but at this supreme disappointment I returned to the shore, and threw myself on it, weeping. Le temps que je passai sur l'île est pour moi un si affreux souvenir qu'il m'est impossible d'y insister. The time I spent on the island is such an awful memory for me that it's impossible to dwell on it. J'ai lu des histoires de naufragés, mais ils ont toujours les poches pleines d'outils, ou bien une caisse de provisions est jetée à terre avec eux, comme par un fait exprès. I've read stories of castaways, but they always have their pockets full of tools, or a crate of provisions is thrown ashore with them, as if by design. Mon cas était tout différent. My case was quite different. Je n'avais rien dans les poches que de l'argent et le bouton d'Alan ; et, élevé dans l'intérieur du pays, j'étais aussi dépourvu de savoir que de ressources. I had nothing in my pockets but money and Alan's button; and, raised in the interior of the country, I was as devoid of knowledge as I was of resources. Je n'ignorais pas, toutefois, que les coquillages sont considérés comme bons à manger ; et sur les rochers de l'îlot, je trouvai une grande quantité de patelles, que j'eus d'abord beaucoup de peine à arracher de leurs places, ignorant qu'il était nécessaire de faire vite. I was not unaware, however, that shellfish are considered good to eat; and on the rocks of the islet I found a large quantity of limpets, which at first I had great difficulty in plucking from their places, unaware that it was necessary to hurry. Il y avait encore de ces petits coquillages que nous appelons des « boucs[23] », et dont le nom correct est bigorneau. There were still some of those little shellfish we call "goats[23]", whose correct name is periwinkle. De ces deux genres-là, je fis toute ma nourriture, les dévorant froids et crus comme je les trouvais ; et j'étais si affamé qu'au début ils me parurent délicieux. I ate them cold and raw as I found them, and was so hungry that at first they seemed delicious. Peut-être n'était-ce pas la bonne saison, ou peut-être y avait-il une mauvaise influence dans la mer aux alentours de mon île. Maybe it wasn't the right season, or maybe there was a bad influence in the sea around my island. En tout cas, je n'eus pas plutôt mangé mes premières poignées que je fus pris de vertiges et de nausées, et passai quelque temps dans un état voisin de la mort. In any case, I hadn't eaten my first handful before I became dizzy and nauseous, and spent some time in a state close to death. Un second essai de la même nourriture (je n'en avais pas d'autre) me réussit et me rendit des forces. A second try of the same food (I had no other) succeeded and restored my strength. Mais aussi longtemps que je fus sur l'île, je ne sus jamais ce qui m'attendait après avoir mangé ; parfois tout allait bien, et parfois je tombais dans un malaise affreux ; et je ne pus jamais reconnaître quelle espèce déterminée de coquillages m'était nuisible. But as long as I was on the island, I never knew what would happen to me after I ate; sometimes everything was fine, and sometimes I fell into a dreadful malaise; and I could never recognize which particular species of shellfish was harmful to me. Tout le jour, la pluie tomba à flots ; l'île en était trempée comme une éponge ; impossible d'y découvrir un endroit sec ; et quand je me couchai cette nuit-là, entre deux blocs de rocher qui formaient une sorte de toit, mes pieds trempaient dans une flaque. All day long, the rain poured down in torrents; the island was soaked like a sponge; it was impossible to find a dry spot; and when I lay down that night, between two boulders that formed a sort of roof, my feet were soaking in a puddle. Le deuxième jour, je parcourus l'île dans toutes les directions. On the second day, I scoured the island in all directions. Pas une place qui en valût mieux que l'autre ; tout était rocs et désolation ; rien de vivant que des volatiles que je n'avais pas le moyen de tuer, et des goélands qui hantaient les écueils en quantité prodigieuse. Not one place was better than the other; all was rock and desolation; nothing alive but fowl that I had no way of killing, and gulls that haunted the reefs in prodigious numbers. Mais la crique, ou canal, qui séparait l'île de la terre principale du Ross, s'ouvrait au nord sur une baie, laquelle à son tour donnait dans le détroit d'Iona. But the cove, or channel, which separated the island from the main land of the Ross, opened onto a bay to the north, which in turn opened onto Iona Strait. Ce fut là dans ce voisinage que j'établis mon home ; quoique si j'avais réfléchi à ce seul mot de home, en pareil lieu, j'aurais sûrement éclaté en sanglots. It was in this neighborhood that I set up my home, although if I had thought about the word "home" in such a place, I would surely have burst into tears. Mon choix ne manquait pas de bonnes raisons. There were good reasons for my choice. Il y avait dans cette partie de l'île une sorte de cabane, ressemblant à une hutte à cochons, où les pêcheurs venaient dormir au besoin ; mais le toit de gazon avait fini par tomber à l'intérieur, si bien que la cabane n'offrait aucun abri, moins même que mes rochers. In this part of the island there was a sort of hut, resembling a pigsty, where fishermen would come to sleep when needed; but the grass roof had fallen in, so the hut offered no shelter, less even than my rocks. Fait plus important, les coquillages dont je vivais croissaient par là en grande abondance ; à marée basse, j'en pouvais ramasser un boisseau d'un coup : et c'était là une commodité évidente. More importantly, the shellfish I lived on grew there in great abundance; at low tide, I could pick up a bushel at a time: and that was an obvious convenience. Mais l'autre raison était plus intime. But the other reason was more intimate. Je ne pouvais m'accoutumer à cette affreuse solitude, et ne cessais de regarder tout autour de moi (comme un homme pourchassé) partagé entre la crainte et l'espérance de voir arriver une créature humaine. I couldn't get used to this dreadful solitude, and kept looking around me (like a hunted man) torn between fear and hope of seeing a human creature arrive. Or, d'un peu plus haut, sur le monticule dominant la baie, je découvrais au loin sur Iona une grande église antique et des toits de maisons. Now, from a little higher up, on the knoll overlooking the bay, I could see a large ancient church and the roofs of houses in the distance on Iona. Et de l'autre côté, sur le bas pays du Ross, je voyais monter de la fumée, matin et soir, comme s'il y avait une demeure cachée dans un creux de terrain. And on the other side, over the Ross lowlands, I could see smoke rising, morning and evening, as if there were a dwelling hidden in a hollow of land. Je pris l'habitude de contempler cette fumée, lorsque j'étais mouillé et glacé et à demi affolé par la solitude ; et je pensais à ces gens assis au coin du feu, tant que le cœur m'en brûlait. I got into the habit of contemplating that smoke, when I was wet and freezing and half distraught with loneliness; and I thought of those people sitting by the fire, for as long as my heart burned. Je faisais de même pour les toits d'Iona. I did the same for the roofs of Iona. Bref, cet aperçu des habitations des hommes et de leur vie familière avait beau aiguiser mes souffrances, il maintenait par ailleurs l'espoir en vie, et m'aidait à manger mes coquillages crus (qui me devinrent bientôt un objet d'écœurement) et me préservait de l'espèce d'effroi que je ressentais une fois seul parmi les rocs inertes, les oiseaux, la pluie, et la mer froide. In short, while this glimpse of human habitation and familiar life sharpened my suffering, it also kept hope alive, helped me eat my shellfish raw (which soon became an object of disgust) and preserved me from the kind of dread I felt once alone among the inert rocks, birds, rain and cold sea. Je dis que cette vue maintenait l'espoir en vie ; car je ne croyais pas possible qu'on pût me laisser mourir sur les côtes de mon pays natal, en vue d'un clocher et des fumées des habitations. I said the sight kept hope alive; for I didn't think it possible that I could be left to die on the shores of my native land, in sight of a steeple and the fumes of dwellings. Mais le deuxième jour se passa ; et tant que dura la lumière, je ne cessai de guetter l'apparition d'un bateau sur le Sound ou d'hommes sur le Ross, mais aucun secours ne s'approcha de moi. But the second day passed; and as long as the light lasted, I kept watching for the appearance of a boat on the Sound or men on the Ross, but no help came to me. Il pleuvait toujours, et je me réfugiai dans le sommeil, aussi trempé que possible, avec un cruel mal de gorge, mais un rien consolé, peut-être, d'avoir dit bonsoir à mes proches voisins, les gens d'Iona. It was still raining, and I took refuge in sleep, as soaked as I could be, with a cruel sore throat, but a little consoled, perhaps, by having said goodnight to my close neighbors, the people of Iona. Charles II affirmait qu'on pouvait passer la nuit dehors un plus grand nombre de jours de l'année en Angleterre que nulle part ailleurs. Charles II claimed that more days of the year could be spent outdoors in England than anywhere else. C'est bien le point de vue d'un roi, ayant un palais à sa disposition et des rechanges de vêtements secs. It's a king's point of view, with a palace at his disposal and spare dry clothes. Mais il a dû être plus favorisé, durant sa fuite de Worcester, que moi sur mon île misérable. But he must have been more favored, during his escape from Worcester, than I was on my miserable island. Nous étions au cœur de l'été, et pourtant la pluie dura plus de douze heures, et le temps ne s'éclaircit que l'après-midi du troisième jour. We were in the heart of summer, yet the rain lasted more than twelve hours, and the weather didn't clear up until the afternoon of the third day. Ce fut le jour des événements. It was the day of events. Dès le matin, j'aperçus un daim rouge, un mâle pourvu d'une belle paire d'andouillers, debout sous la pluie au plus haut de l'île ; mais il ne m'eut pas plus tôt vu me lever de dessous mes rochers, qu'il détala dans la direction opposée. Early in the morning, I spotted a red fallow deer, a male with a fine pair of antlers, standing in the rain at the highest point of the island; but no sooner had he seen me rise from under my rocks, than he bolted in the opposite direction. Je me dis qu'il avait passé le détroit à la nage ; mais je n'imaginai pas ce qui pouvait bien attirer un être vivant sur Earraid. I figured he'd swum across the strait, but I couldn't imagine what would attract a living creature to Earraid. Un peu plus tard, comme je ramassais mes patelles, je fus surpris de voir une pièce d'or tomber à mes pieds sur un rocher et rebondir jusque dans la mer. A little later, as I picked up my limpets, I was surprised to see a gold coin fall at my feet onto a rock and bounce right into the sea. Quand les matelots m'avaient rendu mon argent, ils avaient gardé, outre un bon tiers de la somme totale, la bourse de cuir de mon père ; si bien que depuis lors je portais mon or à même une poche fermée par un bouton. When the sailors gave me back my money, they kept a good third of the total in my father's leather purse, so I've been carrying my gold in a buttoned pocket ever since. Je compris alors que cette poche devait être trouée, et j'y portai la main précipitamment. I then realized that this pocket must have a hole in it, and I hurriedly put my hand in. Mais c'était là barricader l'étable après que la vache a été volée. But it was there barricading the barn after the cow had been stolen. J'avais pris la mer à Queensferry avec près de cinquante livres ; à présent, je ne retrouvais plus que deux guinées et un shilling d'argent. I'd set sail from Queensferry with nearly fifty pounds; now I was down to two guineas and a silver shilling. Il est vrai que je ramassai un peu plus tard une troisième guinée, qui brillait sur un espace gazonné. It's true that a little later I picked up a third guinea, shining on a grassy area. Le tout faisait une fortune de trois livres quatre shillings, monnaie anglaise, pour un garçon, l'héritier légitime d'un domaine, qui était à cette heure mourant de faim sur la pointe extrême des sauvages Highlands. The whole thing made a fortune of three pounds four shillings, English currency, for a boy, the rightful heir to an estate, who was at that hour starving on the extreme tip of the wild Highlands. Cet état de mes affaires acheva de me démoraliser ; et de fait ma situation, ce troisième matin, était réellement pitoyable. This state of affairs further demoralized me, and indeed my situation that third morning was truly pitiful. Mes habits s'en allaient en lambeaux, mes bas en particulier n'existaient pour ainsi dire plus, et j'avais les jambes dénudées ; mes mains étaient complètement ramollies à force d'être mouillées ; ma gorge me faisait très mal, ma faiblesse devenait extrême, et l'affreuse nourriture à laquelle j'étais condamné m'inspirait un dégoût tel que sa seule vue me soulevait le cœur. My clothes were falling apart, my stockings in particular were practically gone, and my legs were bare; my hands were completely limp from being so wet; my throat was very sore, my weakness was becoming extreme, and the awful food I was condemned to inspired such disgust that the mere sight of it lifted my heart. Et cependant, le pis était encore à venir. And yet, the worst was yet to come.

Il y a, vers le nord-ouest d'Earraid, un roc de bonne hauteur que (pour son sommet plat et la vue qu'il donnait sur le Sound) j'avais pris l'habitude de fréquenter. Towards the north-west of Earraid, there is a rock of good height which (for its flat top and the view it gave over the Sound) I had got into the habit of frequenting. Car je ne restais guère à la même place, sauf pour dormir ; ma misère ne me laissait pas de repos, et je ne faisais que me harasser par de continuelles et vaines allées et venues sous la pluie. For I hardly ever stayed in one place, except to sleep; my misery gave me no rest, and I did nothing but wear myself out with continual, vain comings and goings in the rain.

Néanmoins, dès que le soleil se dégagea, je m'étendis sur le haut du roc pour me sécher. Nevertheless, as soon as the sun cleared, I stretched out on top of the rock to dry off. Le réconfort du soleil est une chose inexprimable. The comfort of the sun is inexpressible. Il me fit envisager avec espoir ma délivrance, dont j'avais commencé à douter ; et je promenais mes regards avec un intérêt nouveau sur la mer et le Ross. He made me look forward with hope to my deliverance, which I had begun to doubt; and I cast my eyes with new interest over the sea and the Ross. Au sud de mon roc, une avancée de l'île me cachait le large, de sorte qu'un bateau pouvait fort bien s'approcher à mon insu de ce côté jusqu'aux abords immédiats. To the south of my rock, an overhang of the island hid the open sea from me, so that a boat could very well approach from this side to the immediate vicinity without my knowledge. Or, tout à coup, un lougre à voile brune et monté par deux hommes déboucha de cette pointe, le cap sur Iona. All of a sudden, a two-man lugger with brown sails emerged from the headland, heading for Iona. Je le hélai, puis tombai à genoux sur le roc en levant les bras et adressant des prières aux pêcheurs. I hailed him, then fell to my knees on the rock, raising my arms and praying to the fishermen. Ils étaient assez proches pour m'entendre ; je distinguais même la nuance de leurs cheveux ; et il n'est pas douteux qu'ils me virent, car ils me crièrent quelque chose en gaélique, et se mirent à rire. They were close enough to hear me; I could even make out the shade of their hair; and there's no doubt they saw me, for they shouted something at me in Gaelic, and began to laugh. Mais le bateau ne se détourna pas, et continua de faire voile, sous mes yeux, vers Iona. But the boat didn't turn away, and continued to sail, before my eyes, towards Iona.

Je ne pouvais croire à semblable perversité, et courant le long de la côte de roc en roc, j'invoquais leur pitié à grands cris. I couldn't believe such perversity, and running along the coast from rock to rock, I cried out for mercy. Ils étaient déjà hors de portée de ma voix, que je continuais mes appels et mes signaux ; et quand ils eurent disparu, je pensai que mon cœur allait éclater. They were already beyond the range of my voice, as I continued my calls and signals; and when they disappeared, I thought my heart would burst. De toute la durée de mes tribulations, je ne pleurai que deux fois. In all my tribulations, I cried only twice. Une première, quand je dus renoncer à atteindre la vergue, et la deuxième, lorsque ces pêcheurs firent la sourde oreille à mes cris. The first, when I had to give up trying to reach the yardarm, and the second, when the fishermen turned a deaf ear to my cries. Mais cette fois, je pleurai et hurlai comme un enfant gâté, arrachant le gazon avec mes ongles, et m'égratignant la figure contre la terre. But this time I cried and screamed like a spoiled child, tearing up the turf with my fingernails and scratching my face against the dirt. Si un désir suffisait à tuer, ces deux pêcheurs n'auraient pas vu le matin, et je serais probablement mort sur mon île. If desire were enough to kill, those two fishermen wouldn't have seen the morning, and I'd probably have died on my island. Ma rage un peu tombée, il me fallut manger de nouveau, mais ce fut avec un dégoût presque insurmontable. My rage having subsided a little, I had to eat again, but it was with almost insurmountable disgust. Évidemment, j'aurais mieux fait de m'abstenir, car ma pêche m'empoisonna de nouveau. Obviously, I'd have been better off abstaining, as my peach poisoned me again. Je ressentis les mêmes souffrances que la première fois : ma gorge douloureuse m'empêchait presque de déglutir, il me prit un accès de frissons violents, dont mes dents s'entrechoquaient ; et ma sensation de malaise dépassait tout ce qu'on peut exprimer en écossais ou en anglais. I felt the same pain as the first time: my sore throat almost prevented me from swallowing, I had a violent shivering fit, my teeth chattering; and my feeling of discomfort exceeded anything that can be expressed in Scottish or English. Je me crus prêt à mourir, et me recommandai à Dieu, pardonnant à tous, y compris mon oncle et les pêcheurs. I thought I was ready to die, and commended myself to God, forgiving everyone, including my uncle and the fishermen. Dès que je me fus ainsi résigné au pis, une sérénité descendit en moi ; je remarquai que la nuit serait belle, que mes vêtements étaient presque secs ; bref, que j'étais en meilleure posture que jamais, depuis mon atterrissage sur l'île ; et je finis par m'endormir, avec une pensée de gratitude. As soon as I had thus resigned myself to the worst, a serenity descended upon me; I noticed that the night would be fine, that my clothes were almost dry; in short, that I was in better shape than ever, since my landing on the island; and I ended up falling asleep, with a thought of gratitude. Le lendemain (mon quatrième jour de cette affreuse existence) je sentis que mes forces physiques étaient presque épuisées. The next day (my fourth day of this awful existence) I felt that my physical strength was almost exhausted. Mais le soleil brillait, l'air était doux, et ce que je réussis à manger des coquillages me profita et ranima mon courage. But the sun was shining, the air was mild, and what I did manage to eat of the shells benefited me and revived my courage. J'étais à peine de retour sur mon roc (c'était ma première occupation, sitôt après avoir mangé) que j'aperçus un bateau qui descendait le Sound, le cap, me semblait-il, dans ma direction. Je me mis aussitôt à espérer et à craindre démesurément ; car je me figurais que ces hommes s'étaient repentis de leur cruauté et revenaient à mon secours. I immediately began to hope and fear inordinately; for I imagined that these men had repented of their cruelty and were coming back to my rescue. Mais une autre déception comme celle de la veille était plus que je n'en pouvais supporter. But another disappointment like the one the day before was more than I could bear. Je tournai donc le dos à la mer, et ne la regardai pas avant d'avoir compté plusieurs centaines. So I turned my back to the sea, and didn't look at it until I'd counted several hundred. Le bateau se dirigeait toujours vers l'île. The boat was still heading for the island. Après cela, je comptai jusqu'à mille, le plus lentement possible, mon cœur battant à rompre. Et alors je n'eus plus de doute : il s'en venait droit sur Earraid ! And then there was no doubt in my mind: he was heading straight for Earraid! Je ne pus me contenir davantage, et courus au bord de la mer, où je m'avançai, d'un roc à l'autre, tant que je pus aller. I couldn't contain myself any longer, and ran to the edge of the sea, where I advanced, from rock to rock, as far as I could go. C'est merveille si je ne me noyai pas ; car au moment où je fus forcé de m'arrêter enfin, mes jambes flageolaient, et ma bouche était si sèche qu'il me fallait l'humecter avec de l'eau de mer, avant d'être capable de héler. It's a wonder I didn't drown, for by the time I was forced to stop, my legs were wobbly and my mouth so dry that I had to moisten it with sea water before I could hail. Cependant, la barque approchait ; je reconnus alors que c'était la même barque et les mêmes hommes que la veille. However, as the boat approached, I recognized that it was the same boat and the same men as the day before. Je le voyais à leurs cheveux, que l'un avait d'un jaune pâle et l'autre bruns. I could tell by their hair, one a pale yellow and the other brown. Mais cette fois il y avait avec eux un troisième personnage qui semblait être d'une condition supérieure. But this time there was a third figure with them, who seemed to be of a higher status. Dès qu'ils furent à portée d'appel, ils amenèrent la voile et restèrent sur place. As soon as they were within calling range, they brought the sail and stayed put. En dépit de mes supplications, ils n'approchèrent pas davantage, et, ce qui m'effraya le plus, le nouvel homme poussait des hi-hi de rire tout en parlant et me regardant. Despite my pleas, they didn't come any closer, and, what frightened me most, the new man was hi-hiing with laughter as he talked and looked at me. Puis il se leva dans la barque et m'adressa un long discours, débité avec volubilité et de grands gestes de la main. Then he stood up in the boat and gave me a long speech, delivered with volubility and grand hand gestures. Je lui répondis que j'ignorais le gaélique. I replied that I didn't know Gaelic. Cela parut l'irriter beaucoup, et je commençai à soupçonner qu'il s'était figuré parler anglais. This seemed to irritate him a great deal, and I began to suspect that he had imagined himself speaking English. En prêtant mieux attention, je saisis à plusieurs reprises le mot « quelconque » ; tout le reste était du gaélique, et je n'y entendais pas plus qu'à du grec ou de l'hébreu. Paying closer attention, I caught the word "any" several times; everything else was Gaelic, and I couldn't hear it any more than I could Greek or Hebrew. – Quelconque, dis-je, pour lui montrer que j'avais saisi un mot. - Quelconque," I said, to show him that I'd grasped a word. – Oui, oui… oui, oui, dit-il, en regardant les autres, comme pour leur dire : « Vous voyez bien que je parle anglais », et se remit dur comme fer à son gaélique. - Yes, yes... yes, yes," he said, looking at the others, as if to say, "You can see I speak English," and went back to his Gaelic.

Cette fois, je cueillis au passage un autre mot, « marée ». This time, I picked up another word in passing, "tide". Alors, j'eus une lueur d'espérance. Then I had a glimmer of hope. Je me rappelai qu'il désignait continuellement avec sa main la terre ferme du Ross. I remembered that he kept pointing with his hand to the solid ground of the Ross. – Voulez-vous dire qu'à marée basse… ? - Do you mean that at low tide...? m'écriai-je, sans pouvoir achever. I exclaimed, unable to finish. – Oui, oui, dit-il. - Yes, yes," he says. Marée. Tide.

Là-dessus, je tournai le dos à leur barque (où mon conseilleur avait recommencé à hennir de rire), refis par sauts et par bonds, d'une pierre à l'autre, le chemin par où j'étais venu, et traversai l'île en courant comme je n'avais jamais couru. With that, I turned my back on their boat (where my adviser had started neighing with laughter again), leaped and bounded from one stone to the next back the way I'd come, and ran across the island like I'd never run before. En moins d'une demi-heure, j'arrivai sur les bords de la crique ; et en vérité, elle s'était réduite à un mince filet d'eau, où je m'élançai. In less than half an hour, I reached the edge of the creek; and indeed, it had been reduced to a thin trickle of water, into which I dashed. Je n'en eus pas plus haut que les genoux, et pris pied sur l'île principale avec un cri de joie. I got no higher than my knees, and set foot on the main island with a cry of joy. Un garçon élevé au bord de la mer ne serait pas demeuré un jour entier sur Earraid, car c'est ce qu'on appelle une île de marée, et sauf en période de morte-eau, on peut y accéder ou la quitter deux fois en vingt-quatre heures, soit à pied sec, soit, au pis-aller, en se déchaussant. A boy brought up by the sea wouldn't have stayed a whole day on Earraid, for it's what's known as a tidal island, and except in times of low water, it can be reached or left twice in twenty-four hours, either on dry foot or, at worst, by taking off one's shoes. Même moi, qui voyais la marée baisser et monter sous mes yeux dans la baie, et qui même attendais le reflux pour ramasser mes coquillages, – même moi, dis-je, si j'avais un peu réfléchi, au lieu de me révolter contre mon sort, j'aurais eu tôt fait de pénétrer le mystère et de m'évader. Even I, who saw the tide rise and fall before my eyes in the bay, and who even waited for the ebb to gather my shells, - even I, I say, if I had thought a little, instead of revolting against my fate, I would soon have penetrated the mystery and escaped. Rien d'étonnant à ce que les pêcheurs ne m'aient pas compris. No wonder the fishermen didn't understand me. L'étonnant, c'est plutôt qu'ils aient deviné ma déplorable illusion, et qu'ils se soient dérangés pour revenir. What's surprising is that they guessed my deplorable illusion, and bothered to come back. J'étais resté exposé au froid et à la faim sur cette île durant près de cent heures. I had been exposed to the cold and hunger on that island for nearly a hundred hours. N'eussent été les pêcheurs, j'aurais pu y laisser mes os, par sottise pure. If it hadn't been for the fishermen, I might have left my bones there, out of sheer stupidity. Et même ainsi, je l'avais payé cher, non seulement par mes souffrances passées, mais par ma situation actuelle : j'étais fait comme un mendiant, je pouvais à peine marcher, et je souffrais beaucoup de la gorge. And even so, I had paid dearly, not only in my past sufferings, but in my present situation: I was made like a beggar, I could barely walk, and my throat hurt badly. J'ai vu des méchants et des sots, beaucoup des deux ; et je crois que les uns et les autres expient à la fin ; mais les sots d'abord. I've seen the wicked and the foolish, many of both; and I believe both atone in the end; but the foolish first.