×

We use cookies to help make LingQ better. By visiting the site, you agree to our cookie policy.


image

Le bouchon de cristal, Maurice Leblanc, XIII. — La dernière bataille. (2)

XIII. — La dernière bataille. (2)

Eh oui, réfléchissez… suivez la marque de mes suppositions : « Puisqu'on ne découvre la liste nulle part en dehors de Daubrecq, me disais-je, c'est que cette liste ne se trouve pas en dehors de Daubrecq. Et puisqu'on ne la découvre point dans les vêtements qu'il porte, c'est qu'elle se trouve cachée plus profondément encore, en lui-même, pour parler plus clairement, à même sa chair… sous sa peau. — Dans son œil peut-être ? fit Prasville en plaisantant.

— Dans son œil, monsieur le secrétaire général, vous avez dit le mot juste.

— Quoi ?

— Dans son œil, je le répète. Et c'est une vérité qui aurait dû logiquement me venir à l'esprit, au lieu de m'être révélée par le hasard. Et voici pourquoi. Daubrecq, sachant que Clarisse Mergy avait surpris une lettre de lui par laquelle il demandait à un fabricant anglais « d'évider le cristal à l'intérieur de façon à laisser un vide qu'il fût impossible de soupçonner », Daubrecq devait, par prudence, détourner les recherches. Et c'est ainsi qu'il fit faire, sur un modèle fourni, un bouchon de cristal « évidé à l'intérieur ». Et c'est après ce bouchon de cristal que vous et moi nous courons depuis des mois, et c'est ce bouchon de cristal que j'ai déniché au fond d'un paquet de tabac… alors qu'il fallait… — Alors qu'il fallait… ? questionna Prasville intrigué.

M. Nicole pouffa de rire.

— Alors qu'il fallait tout simplement s'en prendre à l'œil de Daubrecq, à cet œil « évidé à l'intérieur de façon à former une cachette invisible et impénétrable », à cet œil que voici. Et M. Nicole, sortant de nouveau l'objet de sa poche, en frappa la table à diverses reprises, ce qui produisit le bruit d'un corps dur. Prasville, confondu, murmura :

— Un œil de verre !

— Mon Dieu, oui, s'écria M. Nicole, qui riait de plus belle, un œil de verre ! un vulgaire bouchon de carafe que le brigand s'était introduit dans l'orbite à la place d'un œil mort, un bouchon de carafe, ou, si vous préférez, un bouchon de cristal, mais le véritable, cette fois, qu'il avait truqué, qu'il protégeait derrière le double rempart d'un binocle et de lunettes, et qui contenait et qui contient encore le talisman grâce auquel Daubrecq travaillait en toute sécurité. Prasville baissa la tête et mit la main devant son front pour dissimuler la rougeur de son visage : il possédait presque la liste des vingt-sept. Elle était devant lui, sur la table.

Dominant son trouble, il dit d'un air dégagé : — Elle y est donc encore ?

— Du moins je le suppose, affirma M. Nicole.

— Comment !… vous supposez…

— Je n'ai pas ouvert la cachette. C'est un honneur que je vous réservais, monsieur le secrétaire général. Prasville avança le bras, saisit l'objet et le regarda. C'était un bloc de cristal, imitant la nature à s'y tromper, avec tous les détails du globe, de la prunelle, de la pupille, de la cornée. Tout de suite il vit, par-derrière, une partie mobile qui glissait. Il fit un effort. L'œil était creux. À l'intérieur, il y avait une boulette de papier. Il la déplia, et, rapidement, sans s'attarder à un examen préalable des noms, de l'écriture, ou de la signature, il leva les bras et tourna le papier vers la clarté des fenêtres. — La croix de Lorraine s'y trouve bien ? demanda M. Nicole.

— Elle s'y trouve, répondit Prasville. Cette liste est la liste authentique.

Il hésita quelques secondes, et demeura les bras levés, tout en réfléchissant à ce qu'il allait faire. Puis, il replia le papier, le rentra dans son petit écrin de cristal, et fit disparaître le tout dans sa poche.

M. Nicole, qui le regardait, lui dit :

— Vous êtes convaincu ?

— Absolument.

— Par conséquent, nous sommes d'accord ? — Nous sommes d'accord. Il y eut un silence, durant lequel les deux hommes s'observaient sans en avoir l'air. M. Nicole semblait attendre la suite de la conversation. Prasville qui, à l'abri des livres accumulés sur la table, tenait d'une main son revolver, et de l'autre touchait au bouton de la sonnerie électrique, Prasville sentait avec un âpre plaisir toute la force de sa position. Il était maître de la liste. Il était maître de Lupin !

— S'il bouge, pensait-il, je braque mon revolver sur lui et j'appelle. S'il m'attaque, je tire. À la fin, M. Nicole reprit :

— Puisque nous sommes d'accord, monsieur le secrétaire général, je crois qu'il ne vous reste plus qu'à vous hâter. L'exécution doit avoir lieu demain ? — Demain.

— En ce cas, j'attends ici. — Vous attendez quoi ?

— La réponse de l'Élysée. — Ah ! quelqu'un doit vous apporter cette réponse ? — Oui.

— Et qui donc ?

— Vous, monsieur le secrétaire général.

Prasville hocha la tête.

— Il ne faut pas compter sur moi, monsieur Nicole.

— Vraiment ? fit M. Nicole d'un air étonné. Peut-on savoir la raison ?

— J'ai changé d'avis. — Tout simplement ?

— Tout simplement. J'estime que, au point où en sont les choses, après le scandale de cette nuit, il est impossible de rien tenter en faveur de Gilbert. De plus, une démarche en ce sens à l'Élysée, dans les formes où elle se présente, constitue un véritable chantage, auquel, décidément, je refuse de me prêter. — Libre à vous, monsieur. Ces scrupules, bien que tardifs, puisque vous ne les aviez pas hier, ces scrupules vous honorent. Mais alors, monsieur le secrétaire général, le pacte que nous avons conclu étant déchiré, rendez-moi la liste des vingt-sept.

— Pourquoi faire ?

— Pour m'adresser à un autre intermédiaire que vous. — À quoi bon ? Gilbert est perdu.

— Mais non, mais non. J'estime au contraire qu'après l'incident de cette nuit, son complice étant mort, il est d'autant plus facile d'accorder cette grâce que tout le monde trouvera juste et humaine. Rendez-moi cette liste.

— Non.

— Bigre, monsieur, vous n'avez pas la mémoire longue, ni la conscience bien délicate. Vous ne vous rappelez donc pas vos engagements d'hier ? — Hier, je me suis engagé vis-à-vis d'un monsieur Nicole. — Eh bien ?

— Vous n'êtes pas monsieur Nicole. — En vérité. Et qui suis-je donc ?

— Dois-je vous l'apprendre ? M. Nicole ne répondit pas, mais il se mit à rire tout doucement, comme s'il eût jugé avec satisfaction le tour singulier que prenait l'entretien, et Prasville éprouva une inquiétude confuse en voyant cet accès de gaieté. Il serra la crosse de son arme et se demanda s'il ne devrait pas appeler du secours. M. Nicole poussa sa chaise tout près du bureau, posa ses deux coudes sur les papiers, considéra son interlocuteur bien en face et ricana :

— Ainsi, monsieur Prasville, vous savez qui je suis, et vous avez l'aplomb de jouer ce jeu avec moi ? — J'ai cet aplomb, dit Prasville qui soutint le choc sans broncher. — Ce qui prouve que vous me croyez, moi, Arsène Lupin… prononçons le nom… oui, Arsène Lupin… ce qui prouve que vous me croyez assez idiot, assez poire, pour me livrer ainsi pieds et poings liés ?

— Mon Dieu ! plaisanta Prasville, en tapotant le gousset où il avait enfoui le globe de cristal, je ne vois pas trop ce que vous pouvez faire, monsieur Nicole, maintenant que l'œil de Daubrecq est là, et que, dans l'œil de Daubrecq, se trouve la liste des vingt-sept. — Ce que je peux faire ? répéta M. Nicole avec ironie.

— Eh oui ! le talisman ne vous protégeant plus, vous ne valez plus que ce que peut valoir un homme tout seul qui s'est aventuré au cœur même de la préfecture de police, parmi quelques douzaines de gaillards qui se tiennent derrière chacune de ces portes, et quelques centaines d'autres qui accourront au premier signal. M. Nicole eut un haussement d'épaules et il regarda Prasvile avec beaucoup de pitié. — Savez-vous ce qui arrive, monsieur le secrétaire général ? Eh bien, vous aussi, toute cette histoire vous tourne la tête. Possesseur de la liste, vous voilà subitement, comme état d'âme, au niveau d'un Daubrecq ou d'un Albufex. Il n'est même plus question, dans votre esprit, de la porter à vos chefs afin que soit anéanti ce ferment de honte et de discorde. Non, non… une tentation soudaine vous grise, et, pris de vertige, vous vous dites : « Elle est là, dans ma poche. Avec cela, je suis tout-puissant. Avec cela, c'est la richesse, le pouvoir absolu, sans limites. Si j'en profitais ? Si je laissais mourir Gilbert, et mourir Clarisse Mergy ? Si je faisais coffrer cet imbécile de Lupin ? Si j'empoignais cette occasion unique de fortune ? Il s'inclina vers Prasville, et très doucement, d'un ton de confidence, amical, il lui dit : — Faites pas ça, cher monsieur, faites pas ça.

— Et pourquoi donc ?

— Ce n'est pas votre intérêt, croyez-moi. — En vérité !

— Non.

Ou bien, si vous tenez absolument à le faire, veuillez auparavant consulter les vingt-sept noms de la liste que vous venez de me cambrioler, et méditez un instant sur le nom du troisième personnage.

— Ah ! Et le nom de ce troisième personnage ?

— C'est celui d'un de vos amis. — Lequel ?

— L'ex-député Stanislas Vorenglade. — Et après ? dit Prasville, qui parut perdre un peu de son assurance.

— Après ?

Demandez-vous si, derrière ce Stanislas Vorenglade, une enquête, même sommaire, ne finirait pas par découvrir celui qui partageait avec lui certains petits bénéfices.

— Et qui s'appelle ? — Louis Prasville.

— Qu'est-ce que vous chantez ? balbutia Prasville.

— Je ne chante pas, je parle. Et je dis que, si vous m'avez démasqué, votre masque à vous ne tient plus beaucoup, et que, là-dessous, ce qu'on aperçoit, n'est pas joli, joli. Prasville s'était levé. M. Nicole donna sur la table un violent coup de poing, et s'écria : — Assez de bêtises, monsieur ! Voilà vingt minutes qu'on tourne tous les deux autour du pot. Ça suffit. Concluons maintenant. Et, tout d'abord, lâchez vos pistolets. Si vous vous figurez que ces mécaniques-là me font peur ! Allons, et finissons-en, je suis pressé.

Il mit sa main sur l'épaule de Prasville et scanda : — Si, dans une heure, vous n'êtes pas revenu de la présidence, porteur de quelques lignes affirmant que le décret de grâce est signé… Si, dans une heure dix minutes, moi, Arsène Lupin, je ne sors pas d'ici sain et sauf, entièrement libre, ce soir, quatre journaux de Paris recevront quatre lettres choisies dans la correspondance échangée entre Stanislas Vorenglade et vous, correspondance que Stanislas Vorenglade m'a vendue ce matin. Voici votre chapeau, votre canne et votre pardessus. Filez. J'attends. Il se passa ce fait extraordinaire, et pourtant fort explicable, c'est que Prasville n'émit pas la plus légère protestation et n'entama pas le plus petit commencement de lutte. Il eut la sensation soudaine, profonde, totale, de ce qu'était, dans son ampleur et dans sa toute-puissance, ce personnage qu'on appelait Arsène Lupin. Il ne songea même pas à épiloguer, à prétendre — ce qu'il avait cru jusque-là — que les lettres avaient été détruites par le député Vorenglade, ou bien, en tout cas, que Vorenglade n'oserait pas les livrer, puisque, en agissant ainsi, c'eût été se perdre soi-même. Non.

Il ne souffla pas mot. Il se sentait étreint dans un étau dont aucune force ne pouvait desserrer les branches. Il n'y avait rien à faire qu'à céder. Il céda.

— Dans une heure ici, répéta M. Nicole.

— Dans une heure, dit Prasville, avec une docilité parfaite.

Cependant il précisa :

— Cette correspondance me sera rendue contre la grâce de Gilbert ?

— Non.

— Comment non ? Alors il est inutile…

— Elle vous sera rendue intégralement deux mois après le jour où mes amis et moi aurons fait évader Gilbert — cela grâce à la surveillance très lâche, qui, conformément aux ordres donnés, sera exercée autour de lui.

— C'est tout ? — Non.

Il y a encore deux conditions.

— Lesquelles ?

— 1o La remise immédiate d'un chèque de quarante mille francs. — Quarante mille francs !

— C'est le prix auquel Vorenglade m'a vendu les lettres. En toute justice…

— Après ?

— 2o Votre démission, dans les six mois, du poste que vous occupez.

— Ma démission ! mais pourquoi ?

M. Nicole eut un geste très digne.

— Parce qu'il est immoral qu'un des postes les plus élevés de la préfecture de police soit occupé par un homme dont la conscience n'est pas nette. Faites-vous octroyer une place de député, de ministre, ou de concierge, enfin toute situation que votre réussite vous permettra d'exiger. Mais secrétaire général de la préfecture, non, pas cela. Ça me dégoûte.

Prasville réfléchit un instant.

XIII. — La dernière bataille. (2) XIII. - The last battle (2)

Eh oui, réfléchissez… suivez la marque de mes suppositions : « Puisqu'on ne découvre la liste nulle part en dehors de Daubrecq, me disais-je, c'est que cette liste ne se trouve pas en dehors de Daubrecq. 是的,想一想……按照我的假设标记:“由于在多布雷克以外的任何地方都找不到这份名单,我对自己说,这是因为这份名单不在多布雷克以外。 Et puisqu'on ne la découvre point dans les vêtements qu'il porte, c'est qu'elle se trouve cachée plus profondément encore, en lui-même, pour parler plus clairement, à même sa chair… sous sa peau. — Dans son œil peut-être ? fit Prasville en plaisantant.

— Dans son œil, monsieur le secrétaire général, vous avez dit le mot juste.

— Quoi ?

— Dans son œil, je le répète. Et c'est une vérité qui aurait dû logiquement me venir à l'esprit, au lieu de m'être révélée par le hasard. Et voici pourquoi. Daubrecq, sachant que Clarisse Mergy avait surpris une lettre de lui par laquelle il demandait à un fabricant anglais « d'évider le cristal à l'intérieur de façon à laisser un vide qu'il fût impossible de soupçonner », Daubrecq devait, par prudence, détourner les recherches. Et c'est ainsi qu'il fit faire, sur un modèle fourni, un bouchon de cristal « évidé à l'intérieur ». Et c'est après ce bouchon de cristal que vous et moi nous courons depuis des mois, et c'est ce bouchon de cristal que j'ai déniché au fond d'un paquet de tabac… alors qu'il fallait… — Alors qu'il fallait… ? questionna Prasville intrigué.

M. Nicole pouffa de rire.

— Alors qu'il fallait tout simplement s'en prendre à l'œil de Daubrecq, à cet œil « évidé à l'intérieur de façon à former une cachette invisible et impénétrable », à cet œil que voici. Et M. Nicole, sortant de nouveau l'objet de sa poche, en frappa la table à diverses reprises, ce qui produisit le bruit d'un corps dur. Prasville, confondu, murmura :

— Un œil de verre !

— Mon Dieu, oui, s'écria M. Nicole, qui riait de plus belle, un œil de verre ! un vulgaire bouchon de carafe que le brigand s'était introduit dans l'orbite à la place d'un œil mort, un bouchon de carafe, ou, si vous préférez, un bouchon de cristal, mais le véritable, cette fois, qu'il avait truqué, qu'il protégeait derrière le double rempart d'un binocle et de lunettes, et qui contenait et qui contient encore le talisman grâce auquel Daubrecq travaillait en toute sécurité. Prasville baissa la tête et mit la main devant son front pour dissimuler la rougeur de son visage : il possédait presque la liste des vingt-sept. Elle était devant lui, sur la table.

Dominant son trouble, il dit d'un air dégagé : — Elle y est donc encore ?

— Du moins je le suppose, affirma M. Nicole.

— Comment !… vous supposez…

— Je n'ai pas ouvert la cachette. C'est un honneur que je vous réservais, monsieur le secrétaire général. Prasville avança le bras, saisit l'objet et le regarda. C'était un bloc de cristal, imitant la nature à s'y tromper, avec tous les détails du globe, de la prunelle, de la pupille, de la cornée. Tout de suite il vit, par-derrière, une partie mobile qui glissait. Il fit un effort. L'œil était creux. À l'intérieur, il y avait une boulette de papier. Il la déplia, et, rapidement, sans s'attarder à un examen préalable des noms, de l'écriture, ou de la signature, il leva les bras et tourna le papier vers la clarté des fenêtres. — La croix de Lorraine s'y trouve bien ? demanda M. Nicole.

— Elle s'y trouve, répondit Prasville. Cette liste est la liste authentique.

Il hésita quelques secondes, et demeura les bras levés, tout en réfléchissant à ce qu'il allait faire. Puis, il replia le papier, le rentra dans son petit écrin de cristal, et fit disparaître le tout dans sa poche.

M. Nicole, qui le regardait, lui dit :

— Vous êtes convaincu ?

— Absolument.

— Par conséquent, nous sommes d'accord ? — Nous sommes d'accord. Il y eut un silence, durant lequel les deux hommes s'observaient sans en avoir l'air. M. Nicole semblait attendre la suite de la conversation. Prasville qui, à l'abri des livres accumulés sur la table, tenait d'une main son revolver, et de l'autre touchait au bouton de la sonnerie électrique, Prasville sentait avec un âpre plaisir toute la force de sa position. Il était maître de la liste. Il était maître de Lupin !

— S'il bouge, pensait-il, je braque mon revolver sur lui et j'appelle. S'il m'attaque, je tire. À la fin, M. Nicole reprit :

— Puisque nous sommes d'accord, monsieur le secrétaire général, je crois qu'il ne vous reste plus qu'à vous hâter. L'exécution doit avoir lieu demain ? — Demain.

— En ce cas, j'attends ici. — Vous attendez quoi ?

— La réponse de l'Élysée. — Ah ! quelqu'un doit vous apporter cette réponse ? — Oui.

— Et qui donc ?

— Vous, monsieur le secrétaire général.

Prasville hocha la tête.

— Il ne faut pas compter sur moi, monsieur Nicole.

— Vraiment ? fit M. Nicole d'un air étonné. Peut-on savoir la raison ?

— J'ai changé d'avis. — Tout simplement ?

— Tout simplement. J'estime que, au point où en sont les choses, après le scandale de cette nuit, il est impossible de rien tenter en faveur de Gilbert. De plus, une démarche en ce sens à l'Élysée, dans les formes où elle se présente, constitue un véritable chantage, auquel, décidément, je refuse de me prêter. — Libre à vous, monsieur. Ces scrupules, bien que tardifs, puisque vous ne les aviez pas hier, ces scrupules vous honorent. Mais alors, monsieur le secrétaire général, le pacte que nous avons conclu étant déchiré, rendez-moi la liste des vingt-sept.

— Pourquoi faire ?

— Pour m'adresser à un autre intermédiaire que vous. — À quoi bon ? Gilbert est perdu.

— Mais non, mais non. J'estime au contraire qu'après l'incident de cette nuit, son complice étant mort, il est d'autant plus facile d'accorder cette grâce que tout le monde trouvera juste et humaine. Rendez-moi cette liste.

— Non.

— Bigre, monsieur, vous n'avez pas la mémoire longue, ni la conscience bien délicate. Vous ne vous rappelez donc pas vos engagements d'hier ? — Hier, je me suis engagé vis-à-vis d'un monsieur Nicole. — Eh bien ?

— Vous n'êtes pas monsieur Nicole. — En vérité. Et qui suis-je donc ?

— Dois-je vous l'apprendre ? M. Nicole ne répondit pas, mais il se mit à rire tout doucement, comme s'il eût jugé avec satisfaction le tour singulier que prenait l'entretien, et Prasville éprouva une inquiétude confuse en voyant cet accès de gaieté. Il serra la crosse de son arme et se demanda s'il ne devrait pas appeler du secours. M. Nicole poussa sa chaise tout près du bureau, posa ses deux coudes sur les papiers, considéra son interlocuteur bien en face et ricana :

— Ainsi, monsieur Prasville, vous savez qui je suis, et vous avez l'aplomb de jouer ce jeu avec moi ? — J'ai cet aplomb, dit Prasville qui soutint le choc sans broncher. — Ce qui prouve que vous me croyez, moi, Arsène Lupin… prononçons le nom… oui, Arsène Lupin… ce qui prouve que vous me croyez assez idiot, assez poire, pour me livrer ainsi pieds et poings liés ?

— Mon Dieu ! plaisanta Prasville, en tapotant le gousset où il avait enfoui le globe de cristal, je ne vois pas trop ce que vous pouvez faire, monsieur Nicole, maintenant que l'œil de Daubrecq est là, et que, dans l'œil de Daubrecq, se trouve la liste des vingt-sept. — Ce que je peux faire ? répéta M. Nicole avec ironie.

— Eh oui ! le talisman ne vous protégeant plus, vous ne valez plus que ce que peut valoir un homme tout seul qui s'est aventuré au cœur même de la préfecture de police, parmi quelques douzaines de gaillards qui se tiennent derrière chacune de ces portes, et quelques centaines d'autres qui accourront au premier signal. M. Nicole eut un haussement d'épaules et il regarda Prasvile avec beaucoup de pitié. — Savez-vous ce qui arrive, monsieur le secrétaire général ? Eh bien, vous aussi, toute cette histoire vous tourne la tête. Possesseur de la liste, vous voilà subitement, comme état d'âme, au niveau d'un Daubrecq ou d'un Albufex. Il n'est même plus question, dans votre esprit, de la porter à vos chefs afin que soit anéanti ce ferment de honte et de discorde. Non, non… une tentation soudaine vous grise, et, pris de vertige, vous vous dites : « Elle est là, dans ma poche. Avec cela, je suis tout-puissant. Avec cela, c'est la richesse, le pouvoir absolu, sans limites. Si j'en profitais ? Si je laissais mourir Gilbert, et mourir Clarisse Mergy ? Si je faisais coffrer cet imbécile de Lupin ? Si j'empoignais cette occasion unique de fortune ? Il s'inclina vers Prasville, et très doucement, d'un ton de confidence, amical, il lui dit : — Faites pas ça, cher monsieur, faites pas ça.

— Et pourquoi donc ?

— Ce n'est pas votre intérêt, croyez-moi. — En vérité !

— Non.

Ou bien, si vous tenez absolument à le faire, veuillez auparavant consulter les vingt-sept noms de la liste que vous venez de me cambrioler, et méditez un instant sur le nom du troisième personnage.

— Ah ! Et le nom de ce troisième personnage ?

— C'est celui d'un de vos amis. — Lequel ?

— L'ex-député Stanislas Vorenglade. — Et après ? dit Prasville, qui parut perdre un peu de son assurance.

— Après ?

Demandez-vous si, derrière ce Stanislas Vorenglade, une enquête, même sommaire, ne finirait pas par découvrir celui qui partageait avec lui certains petits bénéfices.

— Et qui s'appelle ? — Louis Prasville.

— Qu'est-ce que vous chantez ? balbutia Prasville.

— Je ne chante pas, je parle. Et je dis que, si vous m'avez démasqué, votre masque à vous ne tient plus beaucoup, et que, là-dessous, ce qu'on aperçoit, n'est pas joli, joli. Prasville s'était levé. M. Nicole donna sur la table un violent coup de poing, et s'écria : — Assez de bêtises, monsieur ! Voilà vingt minutes qu'on tourne tous les deux autour du pot. Ça suffit. Concluons maintenant. Et, tout d'abord, lâchez vos pistolets. Si vous vous figurez que ces mécaniques-là me font peur ! Allons, et finissons-en, je suis pressé.

Il mit sa main sur l'épaule de Prasville et scanda : — Si, dans une heure, vous n'êtes pas revenu de la présidence, porteur de quelques lignes affirmant que le décret de grâce est signé… Si, dans une heure dix minutes, moi, Arsène Lupin, je ne sors pas d'ici sain et sauf, entièrement libre, ce soir, quatre journaux de Paris recevront quatre lettres choisies dans la correspondance échangée entre Stanislas Vorenglade et vous, correspondance que Stanislas Vorenglade m'a vendue ce matin. Voici votre chapeau, votre canne et votre pardessus. Filez. J'attends. Il se passa ce fait extraordinaire, et pourtant fort explicable, c'est que Prasville n'émit pas la plus légère protestation et n'entama pas le plus petit commencement de lutte. Il eut la sensation soudaine, profonde, totale, de ce qu'était, dans son ampleur et dans sa toute-puissance, ce personnage qu'on appelait Arsène Lupin. Il ne songea même pas à épiloguer, à prétendre — ce qu'il avait cru jusque-là — que les lettres avaient été détruites par le député Vorenglade, ou bien, en tout cas, que Vorenglade n'oserait pas les livrer, puisque, en agissant ainsi, c'eût été se perdre soi-même. Non.

Il ne souffla pas mot. Il se sentait étreint dans un étau dont aucune force ne pouvait desserrer les branches. Il n'y avait rien à faire qu'à céder. Il céda.

— Dans une heure ici, répéta M. Nicole.

— Dans une heure, dit Prasville, avec une docilité parfaite.

Cependant il précisa :

— Cette correspondance me sera rendue contre la grâce de Gilbert ?

— Non.

— Comment non ? Alors il est inutile…

— Elle vous sera rendue intégralement deux mois après le jour où mes amis et moi aurons fait évader Gilbert — cela grâce à la surveillance très lâche, qui, conformément aux ordres donnés, sera exercée autour de lui.

— C'est tout ? — Non.

Il y a encore deux conditions.

— Lesquelles ?

— 1o La remise immédiate d'un chèque de quarante mille francs. — Quarante mille francs !

— C'est le prix auquel Vorenglade m'a vendu les lettres. En toute justice…

— Après ?

— 2o Votre démission, dans les six mois, du poste que vous occupez.

— Ma démission ! mais pourquoi ?

M. Nicole eut un geste très digne.

— Parce qu'il est immoral qu'un des postes les plus élevés de la préfecture de police soit occupé par un homme dont la conscience n'est pas nette. Faites-vous octroyer une place de député, de ministre, ou de concierge, enfin toute situation que votre réussite vous permettra d'exiger. Mais secrétaire général de la préfecture, non, pas cela. Ça me dégoûte.

Prasville réfléchit un instant.