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Le bouchon de cristal, Maurice Leblanc, XIII. — La dernière bataille. (1)

XIII. — La dernière bataille. (1)

En regagnant son cabinet, Prasville reconnut dans la salle d'attente, assis sur une banquette, le sieur Nicole, avec son dos voûté, son air souffreteux, son parapluie de cotonnade, son chapeau bossué et son unique gant. — C'est bien lui, se dit Prasville, qui avait craint un instant que Lupin ne lui eût dépêché un autre sieur Nicole. Et s'il vient en personne, c'est qu'il ne se doute nullement qu'il est démasqué. Et, pour la troisième fois, il prononça :

— Tout de même, quel culot !

Il referma la porte de son cabinet et fit venir son secrétaire.

— Monsieur Lartigue, je vais recevoir ici un personnage assez dangereux et qui, selon toute probabilité, ne devra sortir de mon cabinet que le cabriolet aux mains. Aussitôt qu'on l'aura introduit, veuillez prendre toutes les dispositions nécessaires, avertir une douzaine d'inspecteurs, et les poster dans l'antichambre et dans votre bureau. La consigne est formelle : au premier coup de sonnette, vous entrez tous, le revolver au poing, et vous entourez le personnage. C'est compris ? — Oui, monsieur le secrétaire général.

— Surtout, pas d'hésitation. Une entrée brusque, en masse, et le browning au poing. « À la dure », n'est-ce pas ? Faites venir le sieur Nicole, je vous prie.

Dès qu'il fut seul, Prasville, à l'aide de quelques papiers, cacha le bouton de la sonnette électrique disposé sur son bureau et plaça derrière un rempart de livres deux revolvers de dimensions respectables. — Maintenant, se dit-il, jouons serré. S'il a la liste, prenons-la. S'il ne l'a pas, prenons-le. Et, si c'est possible, prenons-les tous les deux. Lupin et la liste des vingt-sept, dans la même journée, et surtout après le scandale de ce matin, voilà qui me mettrait singulièrement en lumière.

On frappait. Il cria :

— Entrez !

Et, se levant :

— Entrez donc, monsieur Nicole.

M. Nicole s'aventura dans la pièce d'un pas timide, s'installa sur l'extrême bord de la chaise qu'on lui désignait, et articula : — Je viens reprendre… notre conversation d'hier… Vous excuserez mon retard, monsieur. — Une seconde, dit Prasville. Vous permettez ?

Il se dirigea vivement vers l'antichambre et, apercevant son secrétaire : — J'oubliais, monsieur Lartigue. Qu'on inspecte les couloirs et les escaliers… au cas où il y aurait des complices. Il revint, s'installa bien à son aise, comme pour une longue conversation à laquelle on s'intéresse fort, et il commença : — Vous disiez donc, monsieur Nicole ?

— Je disais, monsieur le secrétaire général, que je m'excusais de vous avoir fait attendre hier soir. Divers empêchements m'ont retenu. Mme Mergy d'abord… — Oui, Mme Mergy que vous avez dû reconduire.

— En effet, et que j'ai dû soigner. Vous comprenez son désespoir, à la malheureuse… Son fils Gilbert, si près de la mort !… Et quelle mort ! À cette heure-là, nous ne pouvions plus compter que sur un miracle… impossible… Moi-même je me résignais à l'inévitable… N'est-ce pas ? quand le sort s'acharne après vous, on finit par se décourager. — Mais, remarqua Prasville, il m'avait semblé que votre dessein, en me quittant, était d'arracher à Daubrecq son secret coûte que coûte. — Certes. Mais Daubrecq n'était pas à Paris. — Ah !

— Non. Je le faisais voyager en automobile.

— Vous avez donc une automobile, monsieur Nicole ?

— À l'occasion, oui. Une vieille machine démodée, un vulgaire tacot. Il voyageait donc en automobile, ou plutôt sur le toit d'une automobile, au fond de la malle où je l'avais enfermé. Et l'automobile, hélas ! ne pouvait arriver qu'après l'exécution. Alors…

Prasville observa M. Nicole d'un air stupéfait, et, s'il avait pu conserver le moindre doute sur l'identité réelle du personnage, cette façon d'agir envers Daubrecq le lui eût enlevé. Bigre ! enfermer quelqu'un dans une malle et le jucher sur le haut d'une automobile !… Lupin seul se permettait ces fantaisies, et Lupin seul les confessait avec ce flegme ingénu ! — Alors, dit Prasville, qu'avez-vous décidé ? — J'ai cherché un autre moyen. — Lequel ?

— Mais, monsieur le secrétaire général, il me semble que vous le savez aussi bien que moi.

— Comment ?

— Dame ! n'assistiez-vous pas à l'exécution ? — Oui.

— En ce cas, vous avez vu Vaucheray et le bourreau frappés tous les deux, l'un mortellement, l'autre, d'une blessure légère. Et vous devez bien penser…

— Ah !

fit Prasville, ahuri, vous avouez… C'est vous qui avez tiré… ce matin ? — Voyons, monsieur le secrétaire général, réfléchissez. Pouvais-je choisir ? La liste des vingt-sept, examinée par vous, était fausse. Daubrecq, qui possédait la véritable, n'arrivait que quelques heures après l'exécution. Il ne me restait donc qu'un moyen de sauver Gilbert et d'obtenir sa grâce : c'était de retarder cette exécution de quelques heures. — Évidemment…

— N'est-ce pas ? En abattant cette brute infâme, ce criminel endurci qui s'appelait Vaucheray, puis en blessant le bourreau, je semais le désordre et la panique. Je rendais matériellement et moralement impossible l'exécution de Gilbert, et je gagnais les quelques heures qui m'étaient indispensables. — Évidemment… répéta Prasville.

Et Lupin reprit :

— N'est-ce pas ? Cela nous donne à tous, au gouvernement, au chef de l'État, et à moi, le temps de réfléchir et de voir un peu clair dans cette question. Non, mais songez à cela, l'exécution d'un innocent ! la tête d'un innocent qui tombe ! Pouvais-je permettre une telle abomination ? Non, à aucun prix. Il fallait agir. J'ai agi. Qu'en pensez-vous, monsieur le secrétaire général ? Prasville pensait bien des choses, et surtout que le sieur Nicole faisait preuve, comme on dit, d'un toupet infernal, d'un tel toupet qu'il y avait lieu de se demander si vraiment on devait confondre Nicole avec Lupin, et Lupin avec Nicole. — Je pense, monsieur Nicole, que, pour tuer, à la distance de cent cinquante pas, un individu que l'on veut tuer, et pour blesser un autre individu que l'on ne veut que blesser, il faut être rudement adroit. — J'ai quelque entraînement, dit M. Nicole d'un air modeste. — Et je pense aussi que votre plan ne peut être que le fruit d'une longue préparation. — Mais pas du tout ! C'est ce qui vous trompe ! Il fut absolument spontané ! Si mon domestique, ou plutôt si le domestique de l'ami qui m'a prêté son appartement de la place Clichy ne m'avait pas réveillé de force pour me dire qu'il avait servi autrefois comme garçon de magasin dans cette petite maison du boulevard Arago, que les locataires étaient peu nombreux, et qu'il y avait peut-être quelque chose à tenter, à l'heure actuelle ce pauvre Gilbert aurait la tête coupée… et Mme Mergy serait morte, tout probablement. — Ah !… Vous croyez ?…

— J'en suis sûr. Et c'est pourquoi j'ai sauté sur l'idée de ce fidèle domestique. Ah !

seulement, vous m'avez bien gêné, monsieur le secrétaire général ! — Moi ?

— Mais oui ! Voilà-t-il que vous aviez eu la précaution biscornue de poster douze hommes à la porte de ma maison ? Il m'a fallu remonter les cinq étages de l'escalier de service, et m'en aller par le couloir des domestiques et par la maison voisine. Fatigue inutile !

— Désolé, monsieur Nicole. Une autre fois…

— C'est comme ce matin, à huit heures, lorsque j'attendais l'auto qui m'amenait Daubrecq dans sa malle, j'ai dû faire le pied de grue sur la place de Clichy pour que cette auto ne s'arrêtât point devant la porte de mon domicile, et pour que vos agents n'intervinssent pas dans mes petites affaires. Sans quoi, de nouveau, Gilbert et Clarisse Mergy étaient perdus.

— Mais, dit Prasville, ces événements… douloureux ne sont, il me semble, que retardés d'un jour, de deux, de trois tout au plus. Pour les conjurer définitivement, il faudrait…

— La liste véritable, n'est-ce pas ? — Justement et vous ne l'avez peut-être pas… — Je l'ai. — La liste authentique ?

— La liste authentique, irréfutablement authentique.

— Avec la croix de Lorraine ?

— Avec la croix de Lorraine.

Prasville se tut. Une émotion violente l'étreignait, maintenant que le duel s'engageait avec cet adversaire dont il connaissait l'effrayante supériorité, et il frissonnait à l'idée qu'Arsène Lupin, le formidable Arsène Lupin, était en face de lui, calme, paisible, poursuivant son but avec autant de sang-froid que s'il eût eu entre les mains toutes les armes, et qu'il se fût trouvé devant un ennemi désarmé. N'osant encore l'attaquer de front, presque intimidé, Prasville dit : — Ainsi, Daubrecq vous l'a livrée ? — Daubrecq ne livre rien. Je l'ai prise. — De force, par conséquent ?

— Mon Dieu, non, dit M. Nicole en riant. Ah !

certes, j'étais résolu à tout, et lorsque ce bon Daubrecq fut exhumé par mes soins de la malle où il voyageait en grande vitesse, avec, comme alimentation, quelques gouttes de chloroforme, j'avais préparé la chose pour que la danse commençât sur l'heure. Oh ! pas d'inutiles tortures… Pas de vaines souffrances… Non… La mort simplement… La pointe d'une longue aiguille qu'on place sur la poitrine, à l'endroit du cœur, et que l'on enfonce peu à peu, doucement, gentiment. Pas autre chose… Mais cette pointe, c'était Mme Mergy qui l'aurait dirigée… Vous comprenez… une mère, c'est impitoyable… une mère dont le fils va mourir !… « Parle, Daubrecq, ou j'enfonce… Tu ne veux pas parler ? Alors, je gagne un millimètre… et puis un autre encore… » Et le cœur du patient s'arrête de battre, ce cœur qui sent l'approche de l'aiguille… Et puis un millimètre encore… et puis un autre encore… Ah ! je vous jure Dieu qu'il eût parlé, le bandit ! Et, penchés sur lui, nous attendions son réveil en frémissant d'impatience, tellement nous avions hâte… Vous voyez ça d'ici, monsieur le secrétaire général ? Le bandit couché sur un divan, bien garrotté, la poitrine nue, et faisant des efforts pour se dégager des fumées de chloroforme qui l'étourdissent. Il respire plus vite… il souffle… Il reprend conscience… Ses lèvres s'agitent… Déjà Clarisse Mergy murmure : « — C'est moi… c'est moi, Clarisse… tu veux répondre, misérable ? Elle a posé son doigt sur la poitrine de Daubrecq, à la place où le cœur remue comme une petite bête cachée sous la peau. Mais elle me dit :

« — Ses yeux… ses yeux… je ne les vois pas sous les lunettes… Je veux les voir… »

Et moi aussi, je veux les voir, ces yeux que j'ignore… Je veux voir leur angoisse et je veux lire en eux, avant même d'entendre une parole, le secret qui jaillira du fond de l'être épouvanté. Je veux voir. Je suis avide de voir. Déjà l'acte que je vais accomplir me surexcite. Il me semble que, quand j'aurai vu, le voile se déchirera. Je saurai. C'est un pressentiment. C'est l'intuition profonde de la vérité qui me bouleverse. Le lorgnon n'est plus là, mais les grosses lunettes opaques y sont encore. Et je les arrache brusquement. Et, brusquement, secoué par une vision déconcertante, ébloui par la clarté soudaine qui me frappe, et riant, mais riant à me décrocher la mâchoire, d'un coup de pouce, hop là ! je lui fais sauter l'œil gauche ! M. Nicole riait vraiment, et, comme il le disait, à s'en décrocher la mâchoire. Et ce n'était plus le timide petit pion de province onctueux et sournois, mais un gaillard bien d'aplomb, qui avait déclamé et mimé toute la scène avec une fougue impressionnante et qui, maintenant, riait d'un rire strident que Prasville ne pouvait écouter sans malaise. — Hop là ! Saute, marquis ! Hors de la niche, Azor ! Deux yeux, pourquoi faire ? C'est un de trop. Hop là ! Non, mais, Clarisse, regardez celui-là qui roule sur le tapis. Attention, œil de Daubrecq ! Gare à la salamandre !

M. Nicole, qui s'était levé et qui simulait une chasse à travers la pièce, se rassit, sortit un objet de sa poche, le fit rouler dans le creux de sa main, comme une bille, le fit sauter en l'air comme une balle, le remit en son gousset et déclara froidement : — L'œil gauche de Daubrecq. Prasville était abasourdi. Où voulait donc en venir son étrange visiteur ? et que signifiait toute cette histoire ? Très pâle, il prononça :

— Expliquez-vous ?

— Mais c'est tout expliqué, il me semble. Et c'est tellement conforme à la réalité des choses ! tellement conforme à toutes les hypothèses que je faisais malgré moi, depuis quelque temps, et qui m'auraient conduit fatalement au but si ce satané Daubrecq ne m'en avait détourné si habilement.

XIII. — La dernière bataille. (1) XIII. - The last battle (1)

En regagnant son cabinet, Prasville reconnut dans la salle d'attente, assis sur une banquette, le sieur Nicole, avec son dos voûté, son air souffreteux, son parapluie de cotonnade, son chapeau bossué et son unique gant. — C'est bien lui, se dit Prasville, qui avait craint un instant que Lupin ne lui eût dépêché un autre sieur Nicole. Et s'il vient en personne, c'est qu'il ne se doute nullement qu'il est démasqué. Et, pour la troisième fois, il prononça :

— Tout de même, quel culot !

Il referma la porte de son cabinet et fit venir son secrétaire.

— Monsieur Lartigue, je vais recevoir ici un personnage assez dangereux et qui, selon toute probabilité, ne devra sortir de mon cabinet que le cabriolet aux mains. Aussitôt qu'on l'aura introduit, veuillez prendre toutes les dispositions nécessaires, avertir une douzaine d'inspecteurs, et les poster dans l'antichambre et dans votre bureau. La consigne est formelle : au premier coup de sonnette, vous entrez tous, le revolver au poing, et vous entourez le personnage. C'est compris ? — Oui, monsieur le secrétaire général.

— Surtout, pas d'hésitation. Une entrée brusque, en masse, et le browning au poing. « À la dure », n'est-ce pas ? Faites venir le sieur Nicole, je vous prie.

Dès qu'il fut seul, Prasville, à l'aide de quelques papiers, cacha le bouton de la sonnette électrique disposé sur son bureau et plaça derrière un rempart de livres deux revolvers de dimensions respectables. — Maintenant, se dit-il, jouons serré. S'il a la liste, prenons-la. S'il ne l'a pas, prenons-le. Et, si c'est possible, prenons-les tous les deux. Lupin et la liste des vingt-sept, dans la même journée, et surtout après le scandale de ce matin, voilà qui me mettrait singulièrement en lumière.

On frappait. Il cria :

— Entrez !

Et, se levant :

— Entrez donc, monsieur Nicole.

M. Nicole s'aventura dans la pièce d'un pas timide, s'installa sur l'extrême bord de la chaise qu'on lui désignait, et articula : — Je viens reprendre… notre conversation d'hier… Vous excuserez mon retard, monsieur. — Une seconde, dit Prasville. Vous permettez ?

Il se dirigea vivement vers l'antichambre et, apercevant son secrétaire : — J'oubliais, monsieur Lartigue. Qu'on inspecte les couloirs et les escaliers… au cas où il y aurait des complices. Il revint, s'installa bien à son aise, comme pour une longue conversation à laquelle on s'intéresse fort, et il commença : — Vous disiez donc, monsieur Nicole ?

— Je disais, monsieur le secrétaire général, que je m'excusais de vous avoir fait attendre hier soir. Divers empêchements m'ont retenu. Mme Mergy d'abord… — Oui, Mme Mergy que vous avez dû reconduire.

— En effet, et que j'ai dû soigner. Vous comprenez son désespoir, à la malheureuse… Son fils Gilbert, si près de la mort !… Et quelle mort ! À cette heure-là, nous ne pouvions plus compter que sur un miracle… impossible… Moi-même je me résignais à l'inévitable… N'est-ce pas ? quand le sort s'acharne après vous, on finit par se décourager. — Mais, remarqua Prasville, il m'avait semblé que votre dessein, en me quittant, était d'arracher à Daubrecq son secret coûte que coûte. — Certes. Mais Daubrecq n'était pas à Paris. — Ah !

— Non. Je le faisais voyager en automobile.

— Vous avez donc une automobile, monsieur Nicole ?

— À l'occasion, oui. Une vieille machine démodée, un vulgaire tacot. Il voyageait donc en automobile, ou plutôt sur le toit d'une automobile, au fond de la malle où je l'avais enfermé. Et l'automobile, hélas ! ne pouvait arriver qu'après l'exécution. Alors…

Prasville observa M. Nicole d'un air stupéfait, et, s'il avait pu conserver le moindre doute sur l'identité réelle du personnage, cette façon d'agir envers Daubrecq le lui eût enlevé. Bigre ! enfermer quelqu'un dans une malle et le jucher sur le haut d'une automobile !… Lupin seul se permettait ces fantaisies, et Lupin seul les confessait avec ce flegme ingénu ! — Alors, dit Prasville, qu'avez-vous décidé ? — J'ai cherché un autre moyen. — Lequel ?

— Mais, monsieur le secrétaire général, il me semble que vous le savez aussi bien que moi.

— Comment ?

— Dame ! n'assistiez-vous pas à l'exécution ? — Oui.

— En ce cas, vous avez vu Vaucheray et le bourreau frappés tous les deux, l'un mortellement, l'autre, d'une blessure légère. Et vous devez bien penser…

— Ah !

fit Prasville, ahuri, vous avouez… C'est vous qui avez tiré… ce matin ? — Voyons, monsieur le secrétaire général, réfléchissez. Pouvais-je choisir ? La liste des vingt-sept, examinée par vous, était fausse. Daubrecq, qui possédait la véritable, n'arrivait que quelques heures après l'exécution. Il ne me restait donc qu'un moyen de sauver Gilbert et d'obtenir sa grâce : c'était de retarder cette exécution de quelques heures. — Évidemment…

— N'est-ce pas ? En abattant cette brute infâme, ce criminel endurci qui s'appelait Vaucheray, puis en blessant le bourreau, je semais le désordre et la panique. Je rendais matériellement et moralement impossible l'exécution de Gilbert, et je gagnais les quelques heures qui m'étaient indispensables. — Évidemment… répéta Prasville.

Et Lupin reprit :

— N'est-ce pas ? Cela nous donne à tous, au gouvernement, au chef de l'État, et à moi, le temps de réfléchir et de voir un peu clair dans cette question. Non, mais songez à cela, l'exécution d'un innocent ! la tête d'un innocent qui tombe ! Pouvais-je permettre une telle abomination ? Non, à aucun prix. Il fallait agir. J'ai agi. Qu'en pensez-vous, monsieur le secrétaire général ? Prasville pensait bien des choses, et surtout que le sieur Nicole faisait preuve, comme on dit, d'un toupet infernal, d'un tel toupet qu'il y avait lieu de se demander si vraiment on devait confondre Nicole avec Lupin, et Lupin avec Nicole. — Je pense, monsieur Nicole, que, pour tuer, à la distance de cent cinquante pas, un individu que l'on veut tuer, et pour blesser un autre individu que l'on ne veut que blesser, il faut être rudement adroit. — J'ai quelque entraînement, dit M. Nicole d'un air modeste. — Et je pense aussi que votre plan ne peut être que le fruit d'une longue préparation. — Mais pas du tout ! C'est ce qui vous trompe ! Il fut absolument spontané ! Si mon domestique, ou plutôt si le domestique de l'ami qui m'a prêté son appartement de la place Clichy ne m'avait pas réveillé de force pour me dire qu'il avait servi autrefois comme garçon de magasin dans cette petite maison du boulevard Arago, que les locataires étaient peu nombreux, et qu'il y avait peut-être quelque chose à tenter, à l'heure actuelle ce pauvre Gilbert aurait la tête coupée… et Mme Mergy serait morte, tout probablement. — Ah !… Vous croyez ?…

— J'en suis sûr. Et c'est pourquoi j'ai sauté sur l'idée de ce fidèle domestique. Ah !

seulement, vous m'avez bien gêné, monsieur le secrétaire général ! — Moi ?

— Mais oui ! Voilà-t-il que vous aviez eu la précaution biscornue de poster douze hommes à la porte de ma maison ? Il m'a fallu remonter les cinq étages de l'escalier de service, et m'en aller par le couloir des domestiques et par la maison voisine. Fatigue inutile !

— Désolé, monsieur Nicole. Une autre fois…

— C'est comme ce matin, à huit heures, lorsque j'attendais l'auto qui m'amenait Daubrecq dans sa malle, j'ai dû faire le pied de grue sur la place de Clichy pour que cette auto ne s'arrêtât point devant la porte de mon domicile, et pour que vos agents n'intervinssent pas dans mes petites affaires. Sans quoi, de nouveau, Gilbert et Clarisse Mergy étaient perdus.

— Mais, dit Prasville, ces événements… douloureux ne sont, il me semble, que retardés d'un jour, de deux, de trois tout au plus. Pour les conjurer définitivement, il faudrait…

— La liste véritable, n'est-ce pas ? — Justement et vous ne l'avez peut-être pas… — Je l'ai. — La liste authentique ?

— La liste authentique, irréfutablement authentique.

— Avec la croix de Lorraine ?

— Avec la croix de Lorraine.

Prasville se tut. Une émotion violente l'étreignait, maintenant que le duel s'engageait avec cet adversaire dont il connaissait l'effrayante supériorité, et il frissonnait à l'idée qu'Arsène Lupin, le formidable Arsène Lupin, était en face de lui, calme, paisible, poursuivant son but avec autant de sang-froid que s'il eût eu entre les mains toutes les armes, et qu'il se fût trouvé devant un ennemi désarmé. N'osant encore l'attaquer de front, presque intimidé, Prasville dit : — Ainsi, Daubrecq vous l'a livrée ? — Daubrecq ne livre rien. Je l'ai prise. — De force, par conséquent ?

— Mon Dieu, non, dit M. Nicole en riant. Ah !

certes, j'étais résolu à tout, et lorsque ce bon Daubrecq fut exhumé par mes soins de la malle où il voyageait en grande vitesse, avec, comme alimentation, quelques gouttes de chloroforme, j'avais préparé la chose pour que la danse commençât sur l'heure. Oh ! pas d'inutiles tortures… Pas de vaines souffrances… Non… La mort simplement… La pointe d'une longue aiguille qu'on place sur la poitrine, à l'endroit du cœur, et que l'on enfonce peu à peu, doucement, gentiment. Pas autre chose… Mais cette pointe, c'était Mme Mergy qui l'aurait dirigée… Vous comprenez… une mère, c'est impitoyable… une mère dont le fils va mourir !… « Parle, Daubrecq, ou j'enfonce… Tu ne veux pas parler ? Alors, je gagne un millimètre… et puis un autre encore… » Et le cœur du patient s'arrête de battre, ce cœur qui sent l'approche de l'aiguille… Et puis un millimètre encore… et puis un autre encore… Ah ! je vous jure Dieu qu'il eût parlé, le bandit ! Et, penchés sur lui, nous attendions son réveil en frémissant d'impatience, tellement nous avions hâte… Vous voyez ça d'ici, monsieur le secrétaire général ? Le bandit couché sur un divan, bien garrotté, la poitrine nue, et faisant des efforts pour se dégager des fumées de chloroforme qui l'étourdissent. Il respire plus vite… il souffle… Il reprend conscience… Ses lèvres s'agitent… Déjà Clarisse Mergy murmure : « — C'est moi… c'est moi, Clarisse… tu veux répondre, misérable ? Elle a posé son doigt sur la poitrine de Daubrecq, à la place où le cœur remue comme une petite bête cachée sous la peau. Mais elle me dit :

« — Ses yeux… ses yeux… je ne les vois pas sous les lunettes… Je veux les voir… »

Et moi aussi, je veux les voir, ces yeux que j'ignore… Je veux voir leur angoisse et je veux lire en eux, avant même d'entendre une parole, le secret qui jaillira du fond de l'être épouvanté. Je veux voir. Je suis avide de voir. Déjà l'acte que je vais accomplir me surexcite. Il me semble que, quand j'aurai vu, le voile se déchirera. Je saurai. C'est un pressentiment. C'est l'intuition profonde de la vérité qui me bouleverse. Le lorgnon n'est plus là, mais les grosses lunettes opaques y sont encore. Et je les arrache brusquement. Et, brusquement, secoué par une vision déconcertante, ébloui par la clarté soudaine qui me frappe, et riant, mais riant à me décrocher la mâchoire, d'un coup de pouce, hop là ! je lui fais sauter l'œil gauche ! M. Nicole riait vraiment, et, comme il le disait, à s'en décrocher la mâchoire. Et ce n'était plus le timide petit pion de province onctueux et sournois, mais un gaillard bien d'aplomb, qui avait déclamé et mimé toute la scène avec une fougue impressionnante et qui, maintenant, riait d'un rire strident que Prasville ne pouvait écouter sans malaise. — Hop là ! Saute, marquis ! Hors de la niche, Azor ! Deux yeux, pourquoi faire ? C'est un de trop. Hop là ! Non, mais, Clarisse, regardez celui-là qui roule sur le tapis. Attention, œil de Daubrecq ! Gare à la salamandre !

M. Nicole, qui s'était levé et qui simulait une chasse à travers la pièce, se rassit, sortit un objet de sa poche, le fit rouler dans le creux de sa main, comme une bille, le fit sauter en l'air comme une balle, le remit en son gousset et déclara froidement : — L'œil gauche de Daubrecq. Prasville était abasourdi. Où voulait donc en venir son étrange visiteur ? et que signifiait toute cette histoire ? Très pâle, il prononça :

— Expliquez-vous ?

— Mais c'est tout expliqué, il me semble. Et c'est tellement conforme à la réalité des choses ! tellement conforme à toutes les hypothèses que je faisais malgré moi, depuis quelque temps, et qui m'auraient conduit fatalement au but si ce satané Daubrecq ne m'en avait détourné si habilement.