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Le bouchon de cristal, Maurice Leblanc, VIII. — La tour des Deux-Amants (1)

VIII. — La tour des Deux-Amants (1)

La salle des tortures s'arrondissait au-dessous de lui, vaste, de forme irrégulière, distribuée en parties inégales par les quatre gros piliers massifs qui soutenaient ses voûtes. Une odeur de moisissure et d'humidité montait de ses murailles et de ses dalles mouillées par les infiltrations. L'aspect devait en être, à toute époque, sinistre. Mais, à cette heure-là, avec les hautes silhouettes de Sébastiani et de ses fils, avec les lueurs obliques qui jouaient sur les piliers, avec la vision du captif enchaîné sur un grabat, elle prenait une allure mystérieuse et barbare.

Il était au premier plan, Daubrecq, à cinq ou six mètres en contrebas de la lucarne où Lupin se tenait blotti. Outre les chaînes antiques dont on s'était servi pour l'attacher à son lit et pour attacher ce lit à un crochet de fer scellé dans le mur, des lanières de cuir entouraient ses chevilles et ses poignets, et un dispositif ingénieux faisait que le moindre de ses gestes mettait en mouvement une sonnette suspendue au pilier voisin.

Une lampe posée sur un escabeau l'éclairait en plein visage.

Debout près de lui, le marquis d'Albufex, dont Lupin voyait le pâle visage, la moustache grisonnante, la taille haute et mince, le marquis d'Albufex regardait son prisonnier avec une expression de contentement et de haine assouvie.

Il s'écoula quelques minutes dans un silence profond. Puis le marquis ordonna :

— Sébastiani, allume donc ces trois flambeaux, afin que je le voie mieux !

Et, lorsque les trois flambeaux furent allumés et qu'il eut bien contemplé Daubrecq, il se pencha et lui dit presque doucement :

— Je ne sais pas trop ce qu'il adviendra de nous deux. Mais, tout de même, j'aurai eu là, dans cette salle, de sacrées minutes de joie. Tu m'as fait tant de mal, brecq ! Ce que j'ai pleuré par toi !… Oui… de vraies larmes… de vrais sanglots de désespoir… M'en as-tu volé de l'argent ! Une fortune ! Et c'est la peur que j'avais de ta dénonciation !… Mon nom prononcé, c'était l'achèvement de ma ruine, le déshonneur. Ah ! gredin !…

Daubrecq ne bougeait pas. Démuni de son lorgnon, il gardait cependant ses lunettes où la clarté des lumières se reflétait. Il avait considérablement maigri, et les os de ses pommettes saillaient au-dessus de ses joues creuses.

— Allons, dit d'Albufex, il s'agit maintenant d'en finir. Il paraîtrait qu'il y a des coquins qui rôdent dans le pays. Dieu veuille que ce ne soit pas à ton intention et qu'ils n'essaient pas de te délivrer, car ce serait ta perte immédiate, comme tu le sais… Sébastiani, la trappe fonctionne toujours bien ?

Sebastiani s'approcha, mit un genou en terre, souleva et tourna un anneau que Lupin n'avait pas remarqué et qui se trouvait au pied même du lit. Une des dalles bascula, découvrant un trou noir.

— Tu vois, reprit le marquis, tout est prévu, et j'ai sous la main tout ce qu'il faut, même des oubliettes… et des oubliettes insondables, dit la légende du château. Donc, rien à espérer, aucun secours. Veux-tu parler ?

Daubrecq ne répondant pas, il continua :

— C'est la quatrième fois que je t'interroge, Daubrecq. C'est la quatrième fois que je me dérange pour te demander le document que tu possèdes et pour me soustraire ainsi à ton chantage. C'est la quatrième et dernière fois. Veux-tu parler ?

Même silence. D'Albufex fit un signe à Sébastiani. Le garde s'avança, suivi de deux de ses fils. L'un d'eux tenait un bâton à la main.

— Vas-y, ordonna d'Albufex, après quelques secondes d'attente.

Sébastiani relâcha les lanières qui serraient les poignets de Daubrecq, introduisit et fixa le bâton entre les lanières.

— Je tourne, monsieur le marquis ?

Un silence encore. Le marquis attendait. Daubrecq ne bronchant pas, il murmura :

— Parle donc ! À quoi bon t'exposer à souffrir ?

Aucune réponse.

— Tourne, Sébastiani.

Sébastiani fit accomplir au bâton une révolution complète. Les liens se tendirent. Daubrecq poussa un gémissement.

— Tu ne veux pas parler ? Tu sais bien pourtant que je ne céderai pas, qu'il m'est impossible de céder, que je te tiens, et que, s'il le faut, je te démolirai jusqu'à t'en faire mourir. Tu ne veux pas parler ? Non ?… Sébastiani, un tour de plus.

Le garde obéit. Daubrecq eut un soubresaut de douleur et retomba sur son lit en râlant.

— Imbécile ! cria le marquis tout frémissant. Parle donc ! Quoi ? Tu n'en as donc pas assez, de cette liste ? C'est bien le tour d'un autre, pourtant. Allons, parle… Où est-elle ? Un mot… un mot seulement… et on te laisse tranquille… Et demain, quand j'aurai la liste, tu seras libre. Libre… tu entends ? Mais pour Dieu, parle !… Ah ! la brute ! Sébastiani, encore un tour.

Sébastiani fit un nouvel effort. Les os craquèrent.

— Au secours ! au secours ! articula Daubrecq d'une voix rauque et en cherchant vainement à se dégager.

Et, tout bas, il bégaya :

— Grâce… grâce…

Spectacle horrible ! Les trois fils avaient des visages convulsés. Lupin, frissonnant, écœuré, et qui comprenait que jamais il n'aurait pu accomplir lui-même cette abominable chose, Lupin épiait les paroles inévitables. Il allait savoir. Le secret de Daubrecq allait s'exprimer en syllabes, en mots arrachés par la douleur. Et Lupin pensait déjà à la retraite, à l'automobile qui l'attendait, à la course éperdue vers Paris, à la victoire si proche !…

— Parle… murmurait d'Albufex… parle, et ce sera fini.

— Oui… oui… balbutia Daubrecq.

— Eh bien…

— Plus tard… demain…

— Ah ! ça, tu es fou ! Demain ! Qu'est-ce que tu chantes ? Sébastiani, encore un tour.

— Non, non, hurla Daubrecq, non, arrête.

— Parle !

— Eh bien, voilà… J'ai caché le papier…

Mais la souffrance était trop grande. Daubrecq releva sa tête dans un effort suprême, émit des sons incohérents, réussit deux fois à prononcer : « Marie… Marie… » et se renversa, épuisé, inerte.

— Lâche donc, ordonna d'Albufex à Sébastiani. Sacrebleu ! est-ce que nous aurions forcé la dose ?

Mais un examen rapide lui prouva que Daubrecq était simplement évanoui. Alors lui-même, exténué, il s'écroula sur le pied du lit en essuyant les gouttes de sueur qui mouillaient son front, et il bredouilla :

— Ah ! la sale besogne…

— C'est peut-être assez pour aujourd'hui, dit le garde, dont la rude figure trahissait l'émotion… On pourrait recommencer demain… après-demain.

Le marquis se taisait. Un des fils lui tendit une gourde de cognac. Il en remplit la moitié d'un verre et but d'un trait.

— Demain ? dit-il ; non, tout de suite. Encore un petit effort. Au point où il en est, ce ne sera pas difficile.

Et prenant le garde à part :

— Tu as entendu ? qu'a-t-il voulu dire par ce mot de « Marie » ? Deux fois il l'a répété.

— Oui, deux fois, dit le garde. Il a peut-être confié ce document que vous lui réclamez à une personne qui porte le nom de Marie.

— Jamais de la vie ! protesta d'Albufex. Il ne confie rien… Cela signifie autre chose.

— Mais quoi, monsieur le marquis ?

— Quoi ? Nous n'allons pas tarder à le savoir, je t'en réponds.

À ce moment, Daubrecq eut une longue aspiration et remua sur sa couche.

D'Albufex, qui maintenant avait recouvré tout son sang-froid, et qui ne quittait pas l'ennemi des yeux, s'approcha et lui dit :

— Tu vois bien, Daubrecq… c'est de la folie de résister… Quand on est vaincu, il n'y a qu'à subir la loi du vainqueur, au lieu de se faire torturer bêtement… Voyons, sois raisonnable.

Et s'adressant à Sébastiani :

— Tends la corde… qu'il la sente un peu… ça le réveillera… Il fait le mort…

Sébastiani reprit le bâton et tourna jusqu'à ce que la corde revînt en contact avec les chairs tuméfiées. Daubrecq sursauta.

— Arrête, Sébastiani, commanda le marquis. Notre ami me paraît avoir les meilleures dispositions du monde et comprendre la nécessité d'un accord. N'est-ce pas, Daubrecq ? Tu préfères en finir. Combien tu as raison !

Les deux hommes étaient inclinés au-dessus du patient, Sébastiani le bâton en main, d'Albufex tenant la lampe afin d'éclairer en plein le visage.

— Ses lèvres s'agitent… il va parler… Desserre un peu, Sébastiani, je ne veux pas que notre ami souffre… Et puis, non, serre davantage… je crois que notre ami hésite… Encore un tour… Halte !… nous y sommes… Ah ! mon cher Daubrecq, si tu n'articules pas mieux que ça, c'est du temps perdu. Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ?

Arsène Lupin mâchonna un juron. Daubrecq parlait, et lui, Lupin, ne pouvait pas l'entendre ! Il avait beau prêter l'oreille, étouffer les battements de son cœur et le bourdonnement de ses tempes, aucun son ne parvenait jusqu'à lui.

— Crénom d'un nom, pensa-t-il, je n'avais pas prévu cela. Que faire ? » Il fut sur le point de braquer son revolver et d'envoyer à Daubrecq une balle qui couperait court à toute explication. Mais il songea que lui non plus n'en saurait pas davantage, et qu'il valait mieux s'en remettre aux événements pour en tirer le meilleur parti.

En bas, cependant, la confession se poursuivait, indistincte, entrecoupée de silences et mêlée de plaintes. D'Albufex ne lâchait pas sa proie.

— Encore… Achève donc…

Et il ponctuait les phrases d'exclamations approbatives.

— Bien !… Parfait !… Pas possible ? Répète un peu, Daubrecq… Ah ! ça, c'est drôle… Et personne n'a eu l'idée ? Pas même Prasville ?… Quel idiot !… Desserre donc, Sébastiani… Tu vois bien que notre ami est tout essoufflé… Du calme, Daubrecq… ne te fatigue pas… Et alors, cher ami, tu disais…

C'était la fin. Il y eut un chuchotement assez long que d'Albufex écouta sans interruption et dont Arsène Lupin ne put saisir la moindre syllabe, puis le marquis se leva et s'exclama d'une voix joyeuse :

— Ça y est !… Merci, Daubrecq. Et crois bien que je n'oublierai jamais ce que tu viens de faire. Quand tu seras dans le besoin, tu n'auras qu'à frapper à ma porte, il y aura toujours un morceau de pain pour toi à la cuisine, et un verre d'eau filtrée. Sébastiani, soigne monsieur le député absolument comme si c'était un de tes fils. Et tout d'abord, débarrasse-le de ses liens. Il ne faut pas avoir de cœur pour attacher ainsi un de ses semblables, comme un poulet à la broche.

— Si on lui donnait à boire ? proposa le garde.

— C'est ça ! donne-lui donc à boire.

Sébastiani et ses fils défirent les courroies de cuir, frictionnèrent les poignets endoloris et les entourèrent de bandes de toile enduites d'un onguent. Puis Daubrecq avala quelques gorgées d'eau-de-vie.

— Ça va mieux ? dit le marquis. Bah ! ce ne sera rien. Dans quelques heures, il n'y paraîtra plus, et tu pourras te vanter d'avoir subi la torture, comme au bon temps de l'Inquisition. Veinard !

Il consulta sa montre.

— Assez bavardé, Sébastiani. Que tes fils le veillent à tour de rôle. Toi, conduis-moi jusqu'à la station, pour le dernier train.

— Alors, monsieur le marquis, nous le laissons comme ça, libre de ses mouvements ?

— Pourquoi pas ? T'imagines-tu que nous allons le tenir ici jusqu'à sa mort ? Non. Daubrecq, dors tranquille. Demain après-midi, j'irai chez toi… et si le document se trouve bien à la place que tu m'as dite, aussitôt un télégramme, et on te donne la clef des champs. Tu n'as pas menti, hein ?

Il était revenu vers Daubrecq, et, de nouveau courbé sur lui :

— Pas de blagues, n'est-ce pas ? Ce serait idiot de ta part. J'y perdrais un jour, voilà tout. Tandis que toi, tu y perdrais ce qui te reste de jours à vivre. Mais non, mais non, la cachette est trop bonne. On n'invente pas ça pour s'amuser. En route, Sébastiani. Demain, tu auras le télégramme.

— Et si on ne vous laisse pas entrer dans la maison, monsieur le marquis ?

— Pourquoi donc ?

— La maison du square Lamartine est occupée par des hommes de Prasville.

— Ne t'inquiète pas, Sébastiani, j'entrerai, et si on ne m'ouvre pas la porte, la fenêtre est là. Et si la fenêtre ne s'ouvre pas, je saurai bien m'arranger avec un des hommes de Prasville. C'est une question d'argent. Et, Dieu merci ! ce n'est pas ça qui manquera, désormais. Bonne nuit, Daubrecq.

Il sortit, accompagné de Sébastiani, et le lourd battant se referma.


VIII. — La tour des Deux-Amants (1) VIII. - Tour des Deux-Amants (1)

La salle des tortures s'arrondissait au-dessous de lui, vaste, de forme irrégulière, distribuée en parties inégales par les quatre gros piliers massifs qui soutenaient ses voûtes. Une odeur de moisissure et d'humidité montait de ses murailles et de ses dalles mouillées par les infiltrations. L'aspect devait en être, à toute époque, sinistre. Mais, à cette heure-là, avec les hautes silhouettes de Sébastiani et de ses fils, avec les lueurs obliques qui jouaient sur les piliers, avec la vision du captif enchaîné sur un grabat, elle prenait une allure mystérieuse et barbare.

Il était au premier plan, Daubrecq, à cinq ou six mètres en contrebas de la lucarne où Lupin se tenait blotti. Outre les chaînes antiques dont on s'était servi pour l'attacher à son lit et pour attacher ce lit à un crochet de fer scellé dans le mur, des lanières de cuir entouraient ses chevilles et ses poignets, et un dispositif ingénieux faisait que le moindre de ses gestes mettait en mouvement une sonnette suspendue au pilier voisin.

Une lampe posée sur un escabeau l'éclairait en plein visage.

Debout près de lui, le marquis d'Albufex, dont Lupin voyait le pâle visage, la moustache grisonnante, la taille haute et mince, le marquis d'Albufex regardait son prisonnier avec une expression de contentement et de haine assouvie.

Il s'écoula quelques minutes dans un silence profond. Puis le marquis ordonna :

— Sébastiani, allume donc ces trois flambeaux, afin que je le voie mieux !

Et, lorsque les trois flambeaux furent allumés et qu'il eut bien contemplé Daubrecq, il se pencha et lui dit presque doucement :

— Je ne sais pas trop ce qu'il adviendra de nous deux. Mais, tout de même, j'aurai eu là, dans cette salle, de sacrées minutes de joie. Tu m'as fait tant de mal, brecq ! Du hast mir so wehgetan, brecq! Ce que j'ai pleuré par toi !… Oui… de vraies larmes… de vrais sanglots de désespoir… M'en as-tu volé de l'argent ! Une fortune ! Et c'est la peur que j'avais de ta dénonciation !… Mon nom prononcé, c'était l'achèvement de ma ruine, le déshonneur. Ah ! gredin !…

Daubrecq ne bougeait pas. Démuni de son lorgnon, il gardait cependant ses lunettes où la clarté des lumières se reflétait. Il avait considérablement maigri, et les os de ses pommettes saillaient au-dessus de ses joues creuses.

— Allons, dit d'Albufex, il s'agit maintenant d'en finir. Il paraîtrait qu'il y a des coquins qui rôdent dans le pays. Dieu veuille que ce ne soit pas à ton intention et qu'ils n'essaient pas de te délivrer, car ce serait ta perte immédiate, comme tu le sais… Sébastiani, la trappe fonctionne toujours bien ?

Sebastiani s'approcha, mit un genou en terre, souleva et tourna un anneau que Lupin n'avait pas remarqué et qui se trouvait au pied même du lit. Une des dalles bascula, découvrant un trou noir.

— Tu vois, reprit le marquis, tout est prévu, et j'ai sous la main tout ce qu'il faut, même des oubliettes… et des oubliettes insondables, dit la légende du château. Donc, rien à espérer, aucun secours. Veux-tu parler ?

Daubrecq ne répondant pas, il continua :

— C'est la quatrième fois que je t'interroge, Daubrecq. C'est la quatrième fois que je me dérange pour te demander le document que tu possèdes et pour me soustraire ainsi à ton chantage. C'est la quatrième et dernière fois. Veux-tu parler ?

Même silence. D'Albufex fit un signe à Sébastiani. Le garde s'avança, suivi de deux de ses fils. L'un d'eux tenait un bâton à la main.

— Vas-y, ordonna d'Albufex, après quelques secondes d'attente.

Sébastiani relâcha les lanières qui serraient les poignets de Daubrecq, introduisit et fixa le bâton entre les lanières.

— Je tourne, monsieur le marquis ?

Un silence encore. Le marquis attendait. Daubrecq ne bronchant pas, il murmura :

— Parle donc ! À quoi bon t'exposer à souffrir ?

Aucune réponse.

— Tourne, Sébastiani.

Sébastiani fit accomplir au bâton une révolution complète. Les liens se tendirent. Daubrecq poussa un gémissement.

— Tu ne veux pas parler ? Tu sais bien pourtant que je ne céderai pas, qu'il m'est impossible de céder, que je te tiens, et que, s'il le faut, je te démolirai jusqu'à t'en faire mourir. Tu ne veux pas parler ? Non ?… Sébastiani, un tour de plus.

Le garde obéit. Daubrecq eut un soubresaut de douleur et retomba sur son lit en râlant.

— Imbécile ! cria le marquis tout frémissant. Parle donc ! Quoi ? Tu n'en as donc pas assez, de cette liste ? C'est bien le tour d'un autre, pourtant. Allons, parle… Où est-elle ? Un mot… un mot seulement… et on te laisse tranquille… Et demain, quand j'aurai la liste, tu seras libre. Libre… tu entends ? Mais pour Dieu, parle !… Ah ! la brute ! Sébastiani, encore un tour.

Sébastiani fit un nouvel effort. Les os craquèrent.

— Au secours ! au secours ! articula Daubrecq d'une voix rauque et en cherchant vainement à se dégager.

Et, tout bas, il bégaya :

— Grâce… grâce…

Spectacle horrible ! Les trois fils avaient des visages convulsés. Lupin, frissonnant, écœuré, et qui comprenait que jamais il n'aurait pu accomplir lui-même cette abominable chose, Lupin épiait les paroles inévitables. Il allait savoir. Le secret de Daubrecq allait s'exprimer en syllabes, en mots arrachés par la douleur. Et Lupin pensait déjà à la retraite, à l'automobile qui l'attendait, à la course éperdue vers Paris, à la victoire si proche !…

— Parle… murmurait d'Albufex… parle, et ce sera fini.

— Oui… oui… balbutia Daubrecq.

— Eh bien…

— Plus tard… demain…

— Ah ! ça, tu es fou ! Demain ! Qu'est-ce que tu chantes ? Sébastiani, encore un tour.

— Non, non, hurla Daubrecq, non, arrête.

— Parle !

— Eh bien, voilà… J'ai caché le papier…

Mais la souffrance était trop grande. Daubrecq releva sa tête dans un effort suprême, émit des sons incohérents, réussit deux fois à prononcer : « Marie… Marie… » et se renversa, épuisé, inerte.

— Lâche donc, ordonna d'Albufex à Sébastiani. Sacrebleu ! est-ce que nous aurions forcé la dose ?

Mais un examen rapide lui prouva que Daubrecq était simplement évanoui. Alors lui-même, exténué, il s'écroula sur le pied du lit en essuyant les gouttes de sueur qui mouillaient son front, et il bredouilla : Dann brach er selbst erschöpft am Fußende des Bettes zusammen, wischte sich die Schweißtropfen von der Stirn und stammelte:

— Ah ! la sale besogne…

— C'est peut-être assez pour aujourd'hui, dit le garde, dont la rude figure trahissait l'émotion… On pourrait recommencer demain… après-demain.

Le marquis se taisait. Un des fils lui tendit une gourde de cognac. Il en remplit la moitié d'un verre et but d'un trait.

— Demain ? dit-il ; non, tout de suite. Encore un petit effort. Au point où il en est, ce ne sera pas difficile.

Et prenant le garde à part :

— Tu as entendu ? qu'a-t-il voulu dire par ce mot de « Marie » ? Deux fois il l'a répété.

— Oui, deux fois, dit le garde. Il a peut-être confié ce document que vous lui réclamez à une personne qui porte le nom de Marie.

— Jamais de la vie ! protesta d'Albufex. Il ne confie rien… Cela signifie autre chose.

— Mais quoi, monsieur le marquis ?

— Quoi ? Nous n'allons pas tarder à le savoir, je t'en réponds.

À ce moment, Daubrecq eut une longue aspiration et remua sur sa couche.

D'Albufex, qui maintenant avait recouvré tout son sang-froid, et qui ne quittait pas l'ennemi des yeux, s'approcha et lui dit :

— Tu vois bien, Daubrecq… c'est de la folie de résister… Quand on est vaincu, il n'y a qu'à subir la loi du vainqueur, au lieu de se faire torturer bêtement… Voyons, sois raisonnable.

Et s'adressant à Sébastiani :

— Tends la corde… qu'il la sente un peu… ça le réveillera… Il fait le mort…

Sébastiani reprit le bâton et tourna jusqu'à ce que la corde revînt en contact avec les chairs tuméfiées. Daubrecq sursauta.

— Arrête, Sébastiani, commanda le marquis. Notre ami me paraît avoir les meilleures dispositions du monde et comprendre la nécessité d'un accord. N'est-ce pas, Daubrecq ? Tu préfères en finir. Combien tu as raison !

Les deux hommes étaient inclinés au-dessus du patient, Sébastiani le bâton en main, d'Albufex tenant la lampe afin d'éclairer en plein le visage.

— Ses lèvres s'agitent… il va parler… Desserre un peu, Sébastiani, je ne veux pas que notre ami souffre… Et puis, non, serre davantage… je crois que notre ami hésite… Encore un tour… Halte !… nous y sommes… Ah ! mon cher Daubrecq, si tu n'articules pas mieux que ça, c'est du temps perdu. Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ?

Arsène Lupin mâchonna un juron. Daubrecq parlait, et lui, Lupin, ne pouvait pas l'entendre ! Il avait beau prêter l'oreille, étouffer les battements de son cœur et le bourdonnement de ses tempes, aucun son ne parvenait jusqu'à lui.

— Crénom d'un nom, pensa-t-il, je n'avais pas prévu cela. Que faire ? » Il fut sur le point de braquer son revolver et d'envoyer à Daubrecq une balle qui couperait court à toute explication. Mais il songea que lui non plus n'en saurait pas davantage, et qu'il valait mieux s'en remettre aux événements pour en tirer le meilleur parti.

En bas, cependant, la confession se poursuivait, indistincte, entrecoupée de silences et mêlée de plaintes. D'Albufex ne lâchait pas sa proie.

— Encore… Achève donc…

Et il ponctuait les phrases d'exclamations approbatives.

— Bien !… Parfait !… Pas possible ? Répète un peu, Daubrecq… Ah ! ça, c'est drôle… Et personne n'a eu l'idée ? Pas même Prasville ?… Quel idiot !… Desserre donc, Sébastiani… Tu vois bien que notre ami est tout essoufflé… Du calme, Daubrecq… ne te fatigue pas… Et alors, cher ami, tu disais…

C'était la fin. Il y eut un chuchotement assez long que d'Albufex écouta sans interruption et dont Arsène Lupin ne put saisir la moindre syllabe, puis le marquis se leva et s'exclama d'une voix joyeuse :

— Ça y est !… Merci, Daubrecq. Et crois bien que je n'oublierai jamais ce que tu viens de faire. Quand tu seras dans le besoin, tu n'auras qu'à frapper à ma porte, il y aura toujours un morceau de pain pour toi à la cuisine, et un verre d'eau filtrée. Sébastiani, soigne monsieur le député absolument comme si c'était un de tes fils. Et tout d'abord, débarrasse-le de ses liens. Il ne faut pas avoir de cœur pour attacher ainsi un de ses semblables, comme un poulet à la broche.

— Si on lui donnait à boire ? proposa le garde.

— C'est ça ! donne-lui donc à boire.

Sébastiani et ses fils défirent les courroies de cuir, frictionnèrent les poignets endoloris et les entourèrent de bandes de toile enduites d'un onguent. Puis Daubrecq avala quelques gorgées d'eau-de-vie.

— Ça va mieux ? dit le marquis. Bah ! ce ne sera rien. Dans quelques heures, il n'y paraîtra plus, et tu pourras te vanter d'avoir subi la torture, comme au bon temps de l'Inquisition. Veinard !

Il consulta sa montre.

— Assez bavardé, Sébastiani. Que tes fils le veillent à tour de rôle. Toi, conduis-moi jusqu'à la station, pour le dernier train.

— Alors, monsieur le marquis, nous le laissons comme ça, libre de ses mouvements ?

— Pourquoi pas ? T'imagines-tu que nous allons le tenir ici jusqu'à sa mort ? Non. Daubrecq, dors tranquille. Demain après-midi, j'irai chez toi… et si le document se trouve bien à la place que tu m'as dite, aussitôt un télégramme, et on te donne la clef des champs. Tu n'as pas menti, hein ?

Il était revenu vers Daubrecq, et, de nouveau courbé sur lui :

— Pas de blagues, n'est-ce pas ? Ce serait idiot de ta part. J'y perdrais un jour, voilà tout. Tandis que toi, tu y perdrais ce qui te reste de jours à vivre. Mais non, mais non, la cachette est trop bonne. On n'invente pas ça pour s'amuser. En route, Sébastiani. Demain, tu auras le télégramme.

— Et si on ne vous laisse pas entrer dans la maison, monsieur le marquis ?

— Pourquoi donc ?

— La maison du square Lamartine est occupée par des hommes de Prasville.

— Ne t'inquiète pas, Sébastiani, j'entrerai, et si on ne m'ouvre pas la porte, la fenêtre est là. Et si la fenêtre ne s'ouvre pas, je saurai bien m'arranger avec un des hommes de Prasville. C'est une question d'argent. Et, Dieu merci ! ce n'est pas ça qui manquera, désormais. Bonne nuit, Daubrecq.

Il sortit, accompagné de Sébastiani, et le lourd battant se referma.