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Vol de Nuit, VIII

VIII

Rivière était sorti pour marcher un peu et tromper le malaise qui le reprenait, et lui, qui ne vivait que pour l'action, une action dramatique, sentait bizarrement le drame se déplacer, devenir personnel. Il pensa qu'autour de leur kiosque à musique les petits bourgeois des petites villes vivaient une vie d'apparence silencieuse, mais quelquefois lourde aussi de drames : la maladie, l'amour, les deuils, et que peut-être... Son propre mal lui enseignait beaucoup de choses : « Cela ouvre certaines fenêtres », pensait-il.

Puis, vers onze heures du soir, respirant mieux, il s'achemina dans la direction du bureau. Il divisait lentement, des épaules, la foule qui stagnait devant la bouche des cinémas. Il leva les yeux vers les étoiles, qui luisaient sur la route étroite, presque effacées par les affiches lumineuses, et pensa : « Ce soir avec mes deux courriers en vol, je suis responsable d'un ciel entier. Cette étoile est un signe, qui me cherche dans cette foule, et qui me trouve : c'est pourquoi je me sens un peu étranger, un peu solitaire. »

Une phrase musicale lui revint : quelques notes d'une sonate qu'il écoutait hier avec des amis. Ses amis n'avaient pas compris : « Cet art-là nous ennuie et vous ennuie, seulement vous ne l'avouez pas. »

« Peut-être... » avait-il répondu.

Il s'était, comme ce soir, senti solitaire, mais bien vite avait découvert la richesse d'une telle solitude. Le message de cette musique venait à lui, à lui seul parmi les médiocres, avec la douceur d'un secret. Ainsi le signe de l'étoile. On lui parlait, par-dessus tant d'épaules, un langage qu'il entendait seul.

Sur le trottoir on le bousculait; il pensa encore : « Je ne me fâcherai pas. Je suis semblable au père d'un enfant malade, qui marche dans la foule à petits pas. Il porte en lui le grand silence de sa maison. »

Il leva les yeux sur les hommes. Il cherchait à reconnaître ceux d'entre eux qui promenaient à petits pas leur invention ou leur amour, et il songeait à l'isolement des gardiens de phares.

* * *

Le silence des bureaux lui plut. Il les traversait lentement, l'un après l'autre, et son pas sonnait seul. Les machines à écrire dormaient sous les housses. Sur les dossiers en ordre les grandes armoires étaient fermées. Dix années d'expérience et de travail. L'idée lui vint qu'il visitait les caves d'une banque; là où pèsent les richesses. Il pensait que chacun de ces registres accumulait mieux que de l'or : une force vivante. Une force vivante mais endormie, comme l'or des banques.

Quelque part il rencontrerait l'unique secrétaire de veille. Un homme travaillait quelque part pour que la vie soit continue, pour que la volonté soit continue, et ainsi, d'escale en escale, pour que jamais, de Toulouse à Buenos Aires, ne se rompe la chaîne.

« Cet homme-là ne sait pas sa grandeur. »

Les courriers quelque part luttaient. Le vol de nuit durait comme une maladie : il fallait veiller. Il fallait assister ces hommes qui, des mains et des genoux, poitrine contre poitrine, affrontaient l'ombre, et qui ne connaissaient plus, ne connaissaient plus rien que des choses mouvantes, invisibles, dont il fallait, à la force des bras aveugles, se tirer comme d'une mer. Quels aveux terribles quelquefois : « J'ai éclairé mes mains pour les voir... » Velours des mains révélé seul dans ce bain rouge de photographe. Ce qu'il reste du monde, et qu'il faut sauver.

Rivière poussa la porte du bureau de l'exploitation. Une seule lampe allumée créait dans un angle une plage claire. Le cliquetis d'une seule machine à écrire donnait un sens à ce silence, sans le combler. La sonnerie du téléphone tremblait parfois; alors le secrétaire de garde se levait, et marchait vers cet appel répété, obstiné, triste. Le secrétaire de garde décrochait l'écouteur et l'angoisse invisible se calmait : c'était une conversation très douce dans un coin d'ombre. Puis, impassible, l'homme revenait à son bureau, le visage fermé par la solitude et le sommeil, sur un secret indéchiffrable. Quelle menace apporte un appel, qui vient de la nuit du dehors, lorsque deux courriers sont en vol. Rivière pensait aux télégrammes qui touchent les familles sous les lampes du soir, puis au malheur qui, pendant des secondes presque éternelles, reste un secret dans le visage du père. Onde d'abord sans force, si loin du cri jeté, si calme. Et, chaque fois, il entendait son faible écho dans cette sonnerie discrète. Et, chaque fois, les mouvements de l'homme, que la solitude faisait lent comme un nageur entre deux eaux, revenant de l'ombre vers sa lampe, comme un plongeur remonte, lui paraissaient lourds de secrets.

— Restez. J'y vais.

Rivière décrocha l'écouteur, reçut le bourdonnement du monde.

— Ici, Rivière.

Un faible tumulte, puis une voix :

— Je vous passe le poste radio.

Un nouveau tumulte, celui des fiches dans le standard, puis une autre voix :

— Ici, le poste radio. Nous vous communiquons les télégrammes.

Rivière les notait et hochait la tête :

— Bien... Bien...

Rien d'important. Des messages réguliers de service. Rio de Janeiro demandait un renseignement, Montevideo parlait du temps, et Mendoza de matériel. C'étaient les bruits familiers de la maison.

— Et les courriers?

— Le temps est orageux. Nous n'entendons pas les avions.

— Bien.

Rivière songea que la nuit ici était pure, les étoiles luisantes, mais les radiotélégraphistes découvraient en elle le souffle de lointains orages.

— A tout à l'heure.

Rivière se levait, le secrétaire l'aborda :

— Les notes de service, pour la signature, Monsieur...

— Bien.

Rivière se découvrait une grande amitié pour cet homme, que chargeait aussi le poids de la nuit. « Un camarade de combat, pensait Rivière. Il ne saura sans doute jamais combien cette veille nous unit. »

VIII VIII VIII VIII VIII VIII VIII

Rivière était sorti pour marcher un peu et tromper le malaise qui le reprenait, et lui, qui ne vivait que pour l'action, une action dramatique, sentait bizarrement le drame se déplacer, devenir personnel. Rivière had gone out for a walk to stave off the unease that was taking hold of him, and he, who lived only for action, dramatic action, strangely felt the drama shift, become personal. Il pensa qu'autour de leur kiosque à musique les petits bourgeois des petites villes vivaient une vie d'apparence silencieuse, mais quelquefois lourde aussi de drames : la maladie, l'amour, les deuils, et que peut-être... Son propre mal lui enseignait beaucoup de choses : « Cela ouvre certaines fenêtres », pensait-il. He thought that around their bandstands the petty bourgeois of small towns lived a seemingly silent life, but sometimes also heavy with drama: illness, love, bereavement, and that perhaps... His own evil taught him many things: "It opens certain windows," he thought.

Puis, vers onze heures du soir, respirant mieux, il s'achemina dans la direction du bureau. Then, around eleven o'clock in the evening, breathing better, he walked in the direction of the office. Il divisait lentement, des épaules, la foule qui stagnait devant la bouche des cinémas. He slowly divided the shoulders of the crowd that stagnated in front of the mouths of the cinemas. Il leva les yeux vers les étoiles, qui luisaient sur la route étroite, presque effacées par les affiches lumineuses, et pensa : « Ce soir avec mes deux courriers en vol, je suis responsable d'un ciel entier. He looked up at the stars, which shone on the narrow road, almost obliterated by the luminous posters, and thought: “Tonight with my two couriers in flight, I am responsible for an entire sky. Cette étoile est un signe, qui me cherche dans cette foule, et qui me trouve : c'est pourquoi je me sens un peu étranger, un peu solitaire. This star is a sign, which seeks me in this crowd, and which finds me: this is why I feel a little foreign, a little lonely. »

Une phrase musicale lui revint : quelques notes d'une sonate qu'il écoutait hier avec des amis. A musical phrase came back to him: a few notes from a sonata he was listening to with friends yesterday. Ses amis n'avaient pas compris : « Cet art-là nous ennuie et vous ennuie, seulement vous ne l'avouez pas. His friends hadn't understood: “This art bores us and bores you, only you don't admit it. Sus amigos no lo entendían: "Este arte nos molesta y te molesta, sólo que no lo admites. »

« Peut-être... » avait-il répondu. "Maybe..." he replied.

Il s'était, comme ce soir, senti solitaire, mais bien vite avait découvert la richesse d'une telle solitude. He had, like this evening, felt lonely, but very quickly had discovered the richness of such loneliness. Le message de cette musique venait à lui, à lui seul parmi les médiocres, avec la douceur d'un secret. The message of this music came to him, to him alone among the mediocre, with the sweetness of a secret. Ainsi le signe de l'étoile. Thus the sign of the star. On lui parlait, par-dessus tant d'épaules, un langage qu'il entendait seul. They spoke to him, over so many shoulders, a language he understood alone.

Sur le trottoir on le bousculait; il pensa encore : « Je ne me fâcherai pas. On the sidewalk they jostled him; he thought again: "I won't get angry." Je suis semblable au père d'un enfant malade, qui marche dans la foule à petits pas. I am like the father of a sick child, who walks slowly through the crowd. Il porte en lui le grand silence de sa maison. He carries within him the great silence of his home. »

Il leva les yeux sur les hommes. Il cherchait à reconnaître ceux d'entre eux qui promenaient à petits pas leur invention ou leur amour, et il songeait à l'isolement des gardiens de phares. He tried to recognize those among them who took their invention or their love for a stroll, and he thought of the isolation of the lighthouse keepers.

* * *

Le silence des bureaux lui plut. The silence of the offices pleased him. Il les traversait lentement, l'un après l'autre, et son pas sonnait seul. He crossed them slowly, one after the other, and his footsteps sounded lonely. Les machines à écrire dormaient sous les housses. The typewriters slept under the covers. Sur les dossiers en ordre les grandes armoires étaient fermées. On the files in order the large cupboards were closed. Dix années d'expérience et de travail. Ten years of experience and hard work. L'idée lui vint qu'il visitait les caves d'une banque; là où pèsent les richesses. The idea occurred to him that he was visiting the cellars of a bank; where wealth weighs. Il pensait que chacun de ces registres accumulait mieux que de l'or : une force vivante. He believed that each of these registers accumulated something better than gold: a living force. Creía que cada uno de estos registros acumulaba algo más que oro: una fuerza viva. Une force vivante mais endormie, comme l'or des banques. A living but dormant force, like bank gold.

Quelque part il rencontrerait l'unique secrétaire de veille. Somewhere he would meet the only watch secretary. Un homme travaillait quelque part pour que la vie soit continue, pour que la volonté soit continue, et ainsi, d'escale en escale, pour que jamais, de Toulouse à Buenos Aires, ne se rompe la chaîne. A man was working somewhere for life to be continuous, for the will to be continuous, and so, from stopover to stopover, so that never, from Toulouse to Buenos Aires, the chain would be broken.

« Cet homme-là ne sait pas sa grandeur. "This man doesn't know his greatness. »

Les courriers quelque part luttaient. Couriers somewhere were struggling. Le vol de nuit durait comme une maladie : il fallait veiller. The night flight lasted like an illness: you had to stay awake. Il fallait assister ces hommes qui, des mains et des genoux, poitrine contre poitrine, affrontaient l'ombre, et qui ne connaissaient plus, ne connaissaient plus rien que des choses mouvantes, invisibles, dont il fallait, à la force des bras aveugles, se tirer comme d'une mer. It was necessary to assist these men who, hands and knees, chest against chest, confronted the shadow, and who no longer knew, no longer knew anything but moving, invisible things, of which it was necessary, by the force of blind arms, pull out like a sea. Quels aveux terribles quelquefois : « J'ai éclairé mes mains pour les voir... » Velours des mains révélé seul dans ce bain rouge de photographe. What terrible confessions sometimes: "I lit up my hands to see them..." The velvet of the hands revealed alone in this red bath of a photographer. Ce qu'il reste du monde, et qu'il faut sauver. What is left of the world, and that must be saved.

Rivière poussa la porte du bureau de l'exploitation. Rivière pushed open the door to the operations office. Une seule lampe allumée créait dans un angle une plage claire. A single lighted lamp created a bright area in one corner. Le cliquetis d'une seule machine à écrire donnait un sens à ce silence, sans le combler. The clicking of a single typewriter gave meaning to this silence, without filling it. La sonnerie du téléphone tremblait parfois; alors le secrétaire de garde se levait, et marchait vers cet appel répété, obstiné, triste. The ringing of the telephone sometimes trembled; then the secretary on duty would get up, and walk towards this repeated, obstinate, sad call. Le secrétaire de garde décrochait l'écouteur et l'angoisse invisible se calmait : c'était une conversation très douce dans un coin d'ombre. The secretary on duty picked up the receiver and the invisible anguish subsided: it was a very gentle conversation in a shady corner. Puis, impassible, l'homme revenait à son bureau, le visage fermé par la solitude et le sommeil, sur un secret indéchiffrable. Then, impassive, the man would return to his desk, his face closed by solitude and sleep, on an indecipherable secret. Quelle menace apporte un appel, qui vient de la nuit du dehors, lorsque deux courriers sont en vol. What a threat a call from the night outside brings, when two couriers are in flight. Rivière pensait aux télégrammes qui touchent les familles sous les lampes du soir, puis au malheur qui, pendant des secondes presque éternelles, reste un secret dans le visage du père. Rivière was thinking of the telegrams which touch families under the evening lamps, then of the misfortune which, for almost eternal seconds, remains a secret in the face of the father. Onde d'abord sans force, si loin du cri jeté, si calme. A forceless wave at first, so far from the cry, so calm. Et, chaque fois, il entendait son faible écho dans cette sonnerie discrète. And each time, he heard its faint echo in the discreet ringing. Et, chaque fois, les mouvements de l'homme, que la solitude faisait lent comme un nageur entre deux eaux, revenant de l'ombre vers sa lampe, comme un plongeur remonte, lui paraissaient lourds de secrets. And, each time, the movements of the man, slow in solitude like a swimmer between two waters, returning from the shadows to his lamp, like a diver ascending, seemed to him heavy with secrets.

— Restez. — Stay. J'y vais. I go.

Rivière décrocha l'écouteur, reçut le bourdonnement du monde. Rivière unplugged the earpiece and received the hum of the world. Rivière desenchufó el auricular y escuchó el zumbido del mundo.

— Ici, Rivière.

Un faible tumulte, puis une voix : A faint commotion, then a voice:

— Je vous passe le poste radio. "I'll pass you the radio.

Un nouveau tumulte, celui des fiches dans le standard, puis une autre voix : A new tumult, that of the cards in the switchboard, then another voice:

— Ici, le poste radio. - Here, the radio. Nous vous communiquons les télégrammes. We will send you the telegrams.

Rivière les notait et hochait la tête : Rivière wrote them down and nodded:

— Bien... Bien...

Rien d'important. Des messages réguliers de service. Regular service messages. Rio de Janeiro demandait un renseignement, Montevideo parlait du temps, et Mendoza de matériel. Rio de Janeiro asked for information, Montevideo asked about the weather, and Mendoza asked about equipment. C'étaient les bruits familiers de la maison. These were the familiar sounds of home.

— Et les courriers? - And the mail?

— Le temps est orageux. - The weather is stormy. Nous n'entendons pas les avions. We can't hear the planes.

— Bien.

Rivière songea que la nuit ici était pure, les étoiles luisantes, mais les radiotélégraphistes découvraient en elle le souffle de lointains orages. Rivière mused that the night here was pure, the stars bright, but the radiotelegraphists discovered in it the breath of distant storms.

— A tout à l'heure. - See you soon.

Rivière se levait, le secrétaire l'aborda : As Rivière stood up, the secretary approached him:

— Les notes de service, pour la signature, Monsieur... — The memos, for the signature, sir...

— Bien.

Rivière se découvrait une grande amitié pour cet homme, que chargeait aussi le poids de la nuit. Rivière discovered a great friendship for this man, who was also burdened by the weight of the night. « Un camarade de combat, pensait Rivière. A comrade in arms," thought Rivière. Il ne saura sans doute jamais combien cette veille nous unit. He'll probably never know how much this vigil unites us. »