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Trois contes (1877) - Flaubert, Un cœur simple - Chapitre 2

Un cœur simple - Chapitre 2

II.

Elle avait eu, comme une autre, son histoire d'amour.

Son père, un maçon, s'était tué en tombant d'un échafaudage. Puis sa mère mourut, ses sœurs se dispersèrent, un fermier la recueillit, et l'employa toute petite à garder les vaches dans la campagne.

Elle grelottait sous des haillons, buvait à plat ventre l'eau des mares, à propos de rien était battue, et finalement fut chassée pour un vol de trente sols, qu'elle n'avait pas commis. Elle entra dans une autre ferme, y devint fille de basse-cour, et, comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la jalousaient.

Un soir du mois d'août (elle avait alors dix- huit ans), ils l'entraînèrent à l'assemblée de Colleville.

Tout de suite, elle fut étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumières dans les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d'or, cette masse de monde sautant à la fois. Elle se tenait à l'écart modestement, quand un jeune homme d'apparence cossue, et qui fumait sa pipe les deux coudes sur le timon d'un banneau, vint l'inviter à la danse. Il lui paya du cidre, du café, de la galette, un foulard, et, s'imaginant qu'elle le devinait, offrit de la reconduire. Au bord d'un champ d'avoine, il la renversa brutalement.

Elle eut peur et se mit à crier. Il s'éloigna.

Un autre soir, sur la route de Beaumont, elle voulut dépasser un grand chariot de foin qui avançait lentement, et en frôlant les roues elle reconnut Théodore.

Il l'aborda d'un air tranquille, disant qu'il fallait tout pardonner, puisque c'était « la faute de la boisson ».

Elle ne sut que répondre et avait envie de s'enfuir.

Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune, car son père avait abandonné Colleville pour la ferme des Écots, de sorte que maintenant ils se trouvaient voisins.

– Ah ! dit-elle.

Il ajouta qu'on désirait l'établir. Du reste il n'était pas pressé, et attendait une femme à son goût. Elle baissa la tête. Alors il lui demanda si elle pensait au mariage. Elle reprit, en souriant, que c'était mal de se moquer.

– Mais non, je vous jure !

Et du bras gauche il lui entoura la taille ; elle marchait soutenue par son étreinte; ils se ralentirent. Le vent était mou, les étoiles brillaient, l'énorme charretée de foin oscillait devant eux ; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas, soulevaient de la poussière. Puis, sans commandement, ils tournèrent à droite.

Il l'embrassa encore une fois. Elle disparut dans l'ombre.

Théodore, la semaine suivante, en obtint des rendez-vous.

Ils se rencontraient au fond des cours, derrière un mur, sous un arbre isolé. Elle n'était pas innocente à la manière des demoiselles, – les animaux l'avaient instruite ; – mais la raison et l'instinct de l'honneur l'empêchèrent de faillir. Cette résistance exaspéra l'amour de Théodore, si bien que pour le satisfaire (ou naïvement peut- être) il proposa de l'épouser. Elle hésitait à le croire. Il fit de grands serments.

Bientôt il avoua quelque chose de fâcheux : ses parents, l'année dernière, lui avaient acheté un homme ; mais d'un jour à l'autre on pouvait le reprendre; l'idée de servir l'effrayait. Cette couardise fut pour Félicité une preuve de tendresse ; la sienne en redoubla. Elle s'échappait la nuit, et, parvenue au rendez-vous, Théodore la torturait avec ses inquiétudes et ses instances.

Enfin, il annonça qu'il irait lui-même à la Préfecture prendre des informations, et les apporterait dimanche prochain, entre onze heures et minuit.

Le moment arrivé, elle courut vers l'amoureux.

À sa place, elle trouva un de ses amis.

Il lui apprit qu'elle ne devait plus le revoir. Pour se garantir de la conscription, Théodore avait épousé une vieille femme très riche, Mme Lehoussais, de Toucques.

Ce fut un chagrin désordonné. Elle se jeta par terre, poussa des cris, appela le Bon Dieu et gémit toute seule dans la campagne jusqu'au soleil levant. Puis, elle revint à la ferme, déclara son intention d'en partir ; et, au bout du mois, ayant reçu ses comptes, elle enferma tout son petit bagage dans un mouchoir, et se rendit à Pont-l'Évêque.

Devant l'auberge, elle questionna une bourgeoise en capeline de veuve, et qui précisément cherchait une cuisinière. La jeune fille ne savait pas grand-chose, mais paraissait avoir tant de bonne volonté et si peu d'exigences que Mme Aubain finit par dire

– Soit, je vous accepte !

Félicité, un quart d'heure après, était installée chez elle.

D'abord, elle y vécut dans une sorte de tremblement, que lui causaient « le genre de la maison » et le souvenir de « Monsieur », planant sur tout !

Paul et Virginie, l'un âgé de sept an, l'autre de quatre à peine, lui semblaient formés d'une matière précieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval; et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia. Cependant elle se trouvait heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa tristesse.

Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston. Félicité préparait d'avance, les cartes et les chaufferettes. Ils arrivaient à huit heures bien juste, et se retiraient avant le coup de onze.

Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l'allée étalait par terre ses ferrailles. Puis la ville se remplissait d'un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d'agneaux, des grognements de cochon, avec le bruit sec des carrioles dans la rue. Vers midi, au plus fort du marché, on voyait paraître sur le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le nez crochu, et qui était Robelin le fermier de Geffosses.

Peu de temps après, – c'était Liébard, le fermier de Toucques, petit, rouge, obèse, portant une veste grise et des houseaux armés d'éperons.

Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages. Félicité invariablement déjouait leurs astuces ; et ils s'en allaient, pleins de considération pour elle.

À des époques indéterminées Mme Aubain recevait la visite du marquis de Gremanville, un de ses oncles, ruiné par la crapule et qui vivait à Falaise sur le dernier lopin de ses terres. Il se présentait toujours à l'heure du déjeuner, avec un affreux caniche dont les pattes salissaient tous les meubles.

Malgré ses efforts pour paraître gentilhomme jusqu'à soulever son chapeau chaque fois qu'il disait : « Feu mon père », l'habitude l'entraînant, il se versait à boire coup sur coup et lâchait des gaillardises. Félicité le poussait dehors poliment :

– Vous en avez assez, monsieur de Gremanville ! À une autre fois !

Et elle refermait la porte.

Elle l'ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué. Sa cravate blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ample redingote brune, sa façon de priser en arrondissant le bras, tout son individu lui produisait ce trouble où nous jette le spectacle des hommes extraordinaires.

Comme il gérait les propriétés de « Madame », il s'enfermait avec elle pendant des heures dans le cabinet de «Monsieur», et craignait toujours de se compromettre, respectait infiniment la magistrature, avait des prétentions au latin.

Pour instruire les enfants d'une manière agréable, il leur fit cadeau d'une géographie en estampes. Elles représentaient différentes scènes du monde, des anthropophages coiffés de plumes, un singe enlevant une demoiselle, des Bédouins dans le désert, une baleine qu'on harponnait, etc.

Paul donna l'explication de ces gravures à Félicité. Ce fut même toute son éducation littéraire.

Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diable employé à la Mairie, fameux pour sa belle main, et qui repassait son canif sur sa botte.

Quand le temps était clair, on s'en allait de bonne heure à la ferme de Geffosses.

La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer au loin apparaît comme une tache grise.

Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Il était le seul reste d'une habitation de plaisance maintenant disparue. Le papier de la muraille en lambeaux tremblait aux courants d'air.

Mme Aubain penchait son front, accablée de souvenirs ; les enfants n'osaient plus parler.

– Mais jouez donc ! disait-elle.

Is décampaient.

Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets sur la mare, ou tapait avec un bâton les énormes futailles qui résonnaient comme des tambours.

Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des bleuets, et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons brodés.

Un soir d'automne, on s'en retourna par les herbages.

La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques.

Des bœufs, étendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture, quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles.

– Ne craignez rien ! dit Félicité.

Et murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l'échine, celui qui se trouvait le plus près ; il fit volte-face, les autres l'imitèrent. Mais quand l'herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s'éleva. C'était un taureau, que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir.

– Non ! non ! moins vite !

Elles pressaient le pas, cependant, et entendaient par-derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l'herbe de la prairie ; voilà qu'il galopait maintenant ! Félicité se retourna et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu'elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l'herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut-bord. Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des mottes de gazon qui l'aveuglaient, tandis qu'elle criait :

– Dépêchez-vous ! dépêchez-vous !

Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint.

Le taureau avait acculé Félicité contre une clairevoie ; sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l'éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s'arrêta.

Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l'Évêque. Félicité n'en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu'elle eût rien fait d'héroïque.

Virginie l'occupait exclusivement ; – car elle eut, à la suite de son effroi, une affection nerveuse, et M. Poupart,, le docteur, conseilla les bains de mer de Trouville.

Dans ce temps-là, ils n'étaient pas fréquentés. Mme Aubain prit des renseignements, consulta Bourais, fit des préparatifs comme pour un long voyage.

Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liébard. Le lendemain, il amena deux chevaux dont l'un avait une selle de femme, munie d'un dossier de velours ; et sur la croupe du second un manteau roulé formait une manière de siège. Mme Aubain y monta, derrière lui. Félicité se chargea de Virginie, et Paul enfourcha l'âne de M. Lechaptois, prêté sous la condition d'en avoir grand soin.

La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrent deux heures. Les chevaux enfonçaient jusqu'aux paturons dans la boue, et faisaient pour en sortir de brusques mouvements des hanches, ou bien ils butaient contre les ornières ; d'autre fois, il leur fallait sauter. La jument de Liébard, à de certains endroits, s'arrêtait tout à coup. Il attendait patiemment qu'elle se remît en marche ; et il parlait des personnes dont les propriétés bordaient la route, ajoutant à leur histoire des réflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques, comme on passait sous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec un haussement d'épaules :

– En voilà une, Mme Lehoussais, qui au lieu de prendre un jeune homme...

Félicité n'entendit pas le reste ; les chevaux trottaient, l'âne galopait ; tous enfilèrent un sentier, une barrière tourna, deux garçons parurent, et l'on descendit devant le purin, sur le seuil même de la porte.

La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse prodigua les démonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner, où il y avait un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre mousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l'eau-de-vie accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en meilleure santé, à Mademoiselle devenue « magnifique », à M. Paul singulièrement «forci», sans oublier leurs grands-parents défunts, que les Liébard avaient connus, étant au service de la famille depuis plusieurs générations. La ferme avait, comme eux, un caractère d'ancienneté. Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir en chêne supportait toutes sortes d'ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles d'étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons ; une seringue énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n'eût des champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui. Le vent en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par le milieu ; et tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes. Les toits de paille, pareils à du velours brun et inégaux d'épaisseur, résistaient aux plus fortes bourrasques. Cependant la charreterie tombait en ruines. Mme Aubain dit qu'elle aviserait, et commanda de reharnacher les bêtes.

On fut encore une demi-heure avant d'atteindre Trouville. La petite caravane mit pied à terre pour passer les Écores ; c'était une falaise surplombant des bateaux ; et trois minutes plus tard, au bout du quai, on entra dans la cour de l'Agneau d'or, chez la mère David.

Virginie, dès les premiers jours, se sentit moins faible, résultat du changement d'air et de l'action des bains. Elle les prenait en chemise, à défaut d'un costume et sa bonne la rhabillait dans une cabane de douanier, qui servait aux baigneurs.

L'après-midi, on s'en allait avec l'âne au-delà des Roches-Noires, du côté d'Hennequeville. Le sentier, d'abord montait entre des terrains vallonnés comme la pelouse d'un parc, puis arrivait sur un plateau où alternaient des pâturages et des champs en labour. À la lisière du chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient. Çà et là, un grand arbre mort faisait sur l'air bleu des zigzags avec ses branches.

Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche, le Havre à droite, et en face la pleine mer. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu'on entendait à peine son murmure ; des moineaux cachés pépiaient, et la voûte immense du ciel recouvrait tout cela. Mme Aubain, assise, travaillait à son ouvrage de couture ; Virginie près d'elle tressait des joncs ; Félicité sarclait des fleurs de lavande. Paul, qui s'ennuyait, voulait partir.

D'autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ils cherchaient des coquilles. La marée basse laissait à découvert des oursins, des godefiches, des méduses ; et les enfants couraient, pour saisir des flocons d'écume que le vent emportait. Les flots, comme endormis, en tombant sur le sable, se déroulaient le long de la grève ; elle s'étendait à perte de vue, mais du côté de la terre avait pour limite les dunes la séparant du Marais, large prairie en forme d'hippodrome. Quand ils revenaient par là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblait s'épanouir dans un désordre gai.

Les jours qu'il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur chambre. L'éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière entre les lames des jalousies. Aucun bruit dans le village. En bas, sur le trottoir, personne. Ce silence épandu augmentait la tranquillité des choses. Au loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carènes, et une brise lourde apportait la senteur du goudron.

Le principal divertissement était le retour des barques. Dès qu'elles avaient franchi les balises, elles commençaient à louvoyer. Leurs voiles descendaient aux deux tiers des mâts, et, la misaine gonflée comme un ballon, elles avançaient, glissaient dans le clapotement des vagues, jusqu'au milieu du port, où l'ancre tout à coup tombait. Le bateau se plaçait contre le quai. Les matelots jetaient par-dessus le bordage des poissons palpitants, une file de charrettes les attendait, et des femmes en bonnet de coton s'élançaient pour prendre les corbeilles et embrasser leurs hommes.

Une d'elles, un jour, aborda Félicité, qui peu de temps après entra dans la chambre, toute joyeuse. Elle avait trouvé une sœur – et Nastasie Barette, femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson à sa poitrine, de la main droite un autre enfant, et à sa gauche un petit mousse les poings sur les hanches et le béret sur l'oreille.

Au bout d'un quart d'heure, Mme Aubain la congédia.

On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dans les promenades que l'on faisait. Le mari ne se montrait pas.

Félicité se prit d'affection pour eux. Elle leur acheta une couverture, des chemises, un fourneau. Évidemment ils l'exploitaient. Cette faiblesse agaçait Mme Aubain, qui d'ailleurs n'aimait pas les familiarités du neveu – car il tutoyait son fils ; – et, comme Virginie toussait et que la saison n'était plus bonne, elle revint à Pont-l'Évêque.

M. Bourais l'éclaira sur le choix d'un collège. Celui de Caen passait pour le meilleur. Paul y fut envoyé ; et fit bravement ses adieux, satisfait d'aller vivre dans une maison où il aurait des camarades.

Mme Aubain se résigna à l'éloignement de son fils parce qu'il était indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Félicité regrettait son tapage. Mais une occupation vint la distraire. À partir de Noël, elle mena tous les jours la petite fille au catéchisme.

Un cœur simple - Chapitre 2 Ein einfaches Herz - Kapitel 2 A Simple Heart - Chapter 2 Un corazón sencillo - Capítulo 2 Un cuore semplice - Capitolo 2 Een eenvoudig hart - hoofdstuk 2 Um coração simples - Capítulo 2 一颗简单的心 - 第 2 章

II.

Elle avait eu, comme une autre, son histoire d'amour. She had had, like any other, her love story.

Son père, un maçon, s'était tué en tombant d'un échafaudage. Puis sa mère mourut, ses sœurs se dispersèrent, un fermier la recueillit, et l'employa toute petite à garder les vaches dans la campagne. Then her mother died, her sisters dispersed, a farmer took her in, and employed her when she was little to keep the cows in the countryside.

Elle grelottait sous des haillons, buvait à plat ventre l'eau des mares, à propos de rien était battue, et finalement fut chassée pour un vol de trente sols, qu'elle n'avait pas commis. She shivered under rags, drank the water in the ponds on her stomach, about nothing was beaten, and finally was chased for a theft of thirty sols, which she had not committed. Elle entra dans une autre ferme, y devint fille de basse-cour, et, comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la jalousaient. Sie ging auf einen anderen Hof, wurde dort Knechte und, wie es den Bossen gefiel, waren ihre Kameraden neidisch auf sie. She entered another farm, became a farmyard girl, and, as the owners liked her, her comrades envied her.

Un soir du mois d'août (elle avait alors dix- huit ans), ils l'entraînèrent à l'assemblée de Colleville. Eines Abends im August (sie war damals achtzehn) schleppten sie sie zur Versammlung in Colleville. One evening in August (she was then eighteen), they took her to the assembly in Colleville.

Tout de suite, elle fut étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumières dans les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d'or, cette masse de monde sautant à la fois. Sie war sofort fassungslos, erstaunt über den Lärm der Geiger, die Lichter in den Bäumen, die bunten Kostüme, die Spitzen, die goldenen Kreuze, diese Masse von Menschen, die gleichzeitig sprangen. Immediately she was stunned, stunned by the noise of the minstrels, the lights in the trees, the variegation of the costumes, the lace, the golden crosses, this mass of people jumping at once. Elle se tenait à l'écart modestement, quand un jeune homme d'apparence cossue, et qui fumait sa pipe les deux coudes sur le timon d'un banneau, vint l'inviter à la danse. Sie stand bescheiden beiseite, als ein wohlhabender junger Mann, der seine Pfeife rauchte, beide Ellbogen auf die Stange eines Banneau gestützt, kam, um sie zum Tanz einzuladen. She was standing modestly aside, when a young man of wealthy appearance, and who was smoking his pipe with both elbows on the pole of a banner, came to invite her to the dance. Il lui paya du cidre, du café, de la galette, un foulard, et, s'imaginant qu'elle le devinait, offrit de la reconduire. Er kaufte ihr Apfelwein, Kaffee, Kuchen, einen Schal, und in der Annahme, sie hätte es erraten, bot er ihr an, sie nach Hause zu fahren. He bought her some cider, some coffee, some cake, a scarf, and, imagining that she guessed it, offered to take her home. Au bord d'un champ d'avoine, il la renversa brutalement. Am Rande eines Haferfeldes schlug er sie brutal nieder. At the edge of an oat field, he brutally knocked her over.

Elle eut peur et se mit à crier. Il s'éloigna. He walked away.

Un autre soir, sur la route de Beaumont, elle voulut dépasser un grand chariot de foin qui avançait lentement, et en frôlant les roues elle reconnut Théodore. Another evening, on the road to Beaumont, she wanted to pass a large hay wagon which was moving slowly, and brushing against the wheels she recognized Theodore.

Il l'aborda d'un air tranquille, disant qu'il fallait tout pardonner, puisque c'était « la faute de la boisson ». He approached her calmly, saying that everything had to be forgiven, since it was "the fault of the drink."

Elle ne sut que répondre et avait envie de s'enfuir. She did not know what to answer and wanted to run away.

Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune, car son père avait abandonné Colleville pour la ferme des Écots, de sorte que maintenant ils se trouvaient voisins. He immediately spoke of the crops and the notables of the town, for his father had abandoned Colleville for the Écots farm, so that now they were neighbors.

– Ah ! dit-elle.

Il ajouta qu'on désirait l'établir. He added that they wanted to establish it. Du reste il n'était pas pressé, et attendait une femme à son goût. Besides, he was in no hurry, and expected a woman to his liking. Elle baissa la tête. She lowered her head. Alors il lui demanda si elle pensait au mariage. So he asked her if she was thinking of marriage. Elle reprit, en souriant, que c'était mal de se moquer. She resumed, smiling, that it was wrong to laugh.

– Mais non, je vous jure ! - No, I swear!

Et du bras gauche il lui entoura la taille ; elle marchait soutenue par son étreinte; ils se ralentirent. And with his left arm he wrapped around her waist; she walked supported by his embrace; they slowed down. Le vent était mou, les étoiles brillaient, l'énorme charretée de foin oscillait devant eux ; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas, soulevaient de la poussière. The wind was soft, the stars were shining, the enormous cart of hay swayed before them; and the four horses, dragging their steps, raised dust. Puis, sans commandement, ils tournèrent à droite. Then, without a command, they turned right.

Il l'embrassa encore une fois. He kissed her again. Elle disparut dans l'ombre. She disappeared into the shadows.

Théodore, la semaine suivante, en obtint des rendez-vous. Theodore, the following week, obtained an appointment.

Ils se rencontraient au fond des cours, derrière un mur, sous un arbre isolé. They met at the back of the courtyards, behind a wall, under a lone tree. Elle n'était pas innocente à la manière des demoiselles, – les animaux l'avaient instruite ; – mais la raison et l'instinct de l'honneur l'empêchèrent de faillir. Cette résistance exaspéra l'amour de Théodore, si bien que pour le satisfaire (ou naïvement peut- être) il proposa de l'épouser. This resistance exasperated Theodore's love, so much so that to satisfy him (or naively perhaps) he offered to marry her. Elle hésitait à le croire. Il fit de grands serments. He made great oaths.

Bientôt il avoua quelque chose de fâcheux : ses parents, l'année dernière, lui avaient acheté un homme ; mais d'un jour à l'autre on pouvait le reprendre; l'idée de servir l'effrayait. Soon he confessed something unfortunate: his parents had bought him a man last year; but from one day to the next it could be taken back; the idea of serving frightened him. Cette couardise fut pour Félicité une preuve de tendresse ; la sienne en redoubla. This cowardice was for Félicité a proof of tenderness; hers redoubled. Elle s'échappait la nuit, et, parvenue au rendez-vous, Théodore la torturait avec ses inquiétudes et ses instances. She would escape at night, and when she reached the rendezvous, Theodore tortured her with his worries and his entreaties.

Enfin, il annonça qu'il irait lui-même à la Préfecture prendre des informations, et les apporterait dimanche prochain, entre onze heures et minuit. Finally, he announced that he himself would go to the Prefecture to obtain information, and would bring it next Sunday, between eleven o'clock and midnight.

Le moment arrivé, elle courut vers l'amoureux. When the moment arrived, she ran to the lover.

À sa place, elle trouva un de ses amis. In her place, she found one of her friends.

Il lui apprit qu'elle ne devait plus le revoir. He told her that she was never to see him again. Pour se garantir de la conscription, Théodore avait épousé une vieille femme très riche, Mme Lehoussais, de Toucques. To protect himself from conscription, Theodore had married a very wealthy old woman, Mme Lehoussais, from Toucques.

Ce fut un chagrin désordonné. It was a messy heartache. Elle se jeta par terre, poussa des cris, appela le Bon Dieu et gémit toute seule dans la campagne jusqu'au soleil levant. She threw herself on the ground, uttered cries, called the Good Lord and moaned all alone in the countryside until the rising sun. Puis, elle revint à la ferme, déclara son intention d'en partir ; et, au bout du mois, ayant reçu ses comptes, elle enferma tout son petit bagage dans un mouchoir, et se rendit à Pont-l'Évêque.

Devant l'auberge, elle questionna une bourgeoise en capeline de veuve, et qui précisément cherchait une cuisinière. In front of the inn, she questioned a bourgeois woman in a widow's hat, who was precisely looking for a cook. La jeune fille ne savait pas grand-chose, mais paraissait avoir tant de bonne volonté et si peu d'exigences que Mme Aubain finit par dire The young girl did not know much, but seemed to have so much goodwill and so few demands that Mme Aubain ended up saying

– Soit, je vous accepte !

Félicité, un quart d'heure après, était installée chez elle.

D'abord, elle y vécut dans une sorte de tremblement, que lui causaient « le genre de la maison » et le souvenir de « Monsieur », planant sur tout ! At first, she lived there in a sort of trembling, caused to her by "the kind of the house" and the memory of "Monsieur", hovering over everything!

Paul et Virginie, l'un âgé de sept an, l'autre de quatre à peine, lui semblaient formés d'une matière précieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval; et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia. Paul and Virginie, one aged seven, the other barely four, seemed to him formed of a precious material; she carried them on her back like a horse; and Madame Aubain forbade her to kiss them every minute, which mortified her. Cependant elle se trouvait heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa tristesse. The mildness of the environment had melted his sadness.

Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston. Every Thursday, regulars came to play a game in Boston. Félicité préparait d'avance, les cartes et les chaufferettes. Félicité prepared in advance, the cards and the heaters. Ils arrivaient à huit heures bien juste, et se retiraient avant le coup de onze. They arrived at exactly eight o'clock, and retired before the stroke of eleven.

Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l'allée étalait par terre ses ferrailles. Every Monday morning, the second-hand dealer who lived under the alley displayed his scrap metal on the ground. Puis la ville se remplissait d'un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d'agneaux, des grognements de cochon, avec le bruit sec des carrioles dans la rue. Then the city filled with the hum of voices, mingled with the neighing of horses, the bleating of lambs, the growling of a pig, with the sharp sound of carts in the street. Vers midi, au plus fort du marché, on voyait paraître sur le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le nez crochu, et qui était Robelin le fermier de Geffosses. Around noon, at the height of the market, one saw appear on the threshold an old peasant of tall stature, the cap back, the hooked nose, and who was Robelin the farmer of Geffosses.

Peu de temps après, – c'était Liébard, le fermier de Toucques, petit, rouge, obèse, portant une veste grise et des houseaux armés d'éperons. Shortly after - it was Liébard, the farmer from Toucques, small, red, obese, wearing a gray jacket and covers armed with spurs.

Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages. Both offered their owners chickens or cheeses. Félicité invariablement déjouait leurs astuces ; et ils s'en allaient, pleins de considération pour elle. Felicite invariably thwarted their tricks; and they went away, full of consideration for her.

À des époques indéterminées Mme Aubain recevait la visite du marquis de Gremanville, un de ses oncles, ruiné par la crapule et qui vivait à Falaise sur le dernier lopin de ses terres. At indefinite times Mme Aubain received a visit from the Marquis de Gremanville, one of her uncles, ruined by the scoundrels and who lived in Falaise on the last piece of his land. Il se présentait toujours à l'heure du déjeuner, avec un affreux caniche dont les pattes salissaient tous les meubles.

Malgré ses efforts pour paraître gentilhomme jusqu'à soulever son chapeau chaque fois qu'il disait : « Feu mon père », l'habitude l'entraînant, il se versait à boire coup sur coup et lâchait des gaillardises. In spite of his efforts to appear a gentleman to the point of lifting his hat each time he said: "Late father", habit drawing him on, he poured himself drink in quick succession and gave out jokes. Félicité le poussait dehors poliment : Félicité politely pushed him outside:

– Vous en avez assez, monsieur de Gremanville ! - You've had enough, Monsieur de Gremanville! À une autre fois !

Et elle refermait la porte. And she closed the door.

Elle l'ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué. She opened it with pleasure in front of M. Bourais, a former attorney. Sa cravate blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ample redingote brune, sa façon de priser en arrondissant le bras, tout son individu lui produisait ce trouble où nous jette le spectacle des hommes extraordinaires. His white tie and his baldness, the frill of his shirt, his ample brown frock coat, his way of snuffing by rounding his arm, his whole self produced in him that confusion into which the spectacle of extraordinary men throws us.

Comme il gérait les propriétés de « Madame », il s'enfermait avec elle pendant des heures dans le cabinet de «Monsieur», et craignait toujours de se compromettre, respectait infiniment la magistrature, avait des prétentions au latin. As he managed the properties of "Madame", he shut himself up with her for hours in "Monsieur's" office, and was always afraid of compromising himself, had infinite respect for the magistracy, had pretensions to Latin.

Pour instruire les enfants d'une manière agréable, il leur fit cadeau d'une géographie en estampes. To teach the children in a pleasant way, he gave them a gift of a geography in prints. Elles représentaient différentes scènes du monde, des anthropophages coiffés de plumes, un singe enlevant une demoiselle, des Bédouins dans le désert, une baleine qu'on harponnait, etc.

Paul donna l'explication de ces gravures à Félicité. Ce fut même toute son éducation littéraire.

Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diable employé à la Mairie, fameux pour sa belle main, et qui repassait son canif sur sa botte. The children's was done by Guyot, a poor devil employed at the Town Hall, famous for his beautiful hand, and who ironed his penknife on his boot.

Quand le temps était clair, on s'en allait de bonne heure à la ferme de Geffosses.

La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer au loin apparaît comme une tache grise.

Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Il était le seul reste d'une habitation de plaisance maintenant disparue. Le papier de la muraille en lambeaux tremblait aux courants d'air.

Mme Aubain penchait son front, accablée de souvenirs ; les enfants n'osaient plus parler. Mrs Aubain bent her forehead, overwhelmed by memories; the children didn't dare speak.

– Mais jouez donc ! disait-elle.

Is décampaient.

Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets sur la mare, ou tapait avec un bâton les énormes futailles qui résonnaient comme des tambours.

Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des bleuets, et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons brodés.

Un soir d'automne, on s'en retourna par les herbages. One autumn evening, we headed back across the grasslands.

La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques.

Des bœufs, étendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture, quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles. In the third pasture, a few of them stood up, then stood in a circle in front of them.

– Ne craignez rien ! - Fear not! dit Félicité.

Et murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l'échine, celui qui se trouvait le plus près ; il fit volte-face, les autres l'imitèrent. And murmuring a sort of lament, she patted the nearest one on the spine; he turned around, and the others followed suit. Mais quand l'herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s'éleva. C'était un taureau, que cachait le brouillard. It was a bull, hidden by the fog. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir.

– Non ! non ! moins vite !

Elles pressaient le pas, cependant, et entendaient par-derrière un souffle sonore qui se rapprochait. They pressed on, however, and heard a sonorous murmur from behind them, coming closer. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l'herbe de la prairie ; voilà qu'il galopait maintenant ! His hooves, like hammers, beat the meadow grass; now he was galloping! Félicité se retourna et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu'elle lui jetait dans les yeux. Félicité turned and, with both hands, tore off patches of earth and threw them into his eyes. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l'herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut-bord. Mrs Aubain, at the end of the grassland with her two little ones, was frantically looking for a way to cross the high-water mark. Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des mottes de gazon qui l'aveuglaient, tandis qu'elle criait :

– Dépêchez-vous ! dépêchez-vous !

Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint.

Le taureau avait acculé Félicité contre une clairevoie ; sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l'éventrait. The bull had cornered Félicité against a clerestory; his drool was splashing in her face, and a second later he'd have disemboweled her. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s'arrêta. She had time to sink between two bars, and the big beast, all surprised, stopped.

Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l'Évêque. Félicité n'en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu'elle eût rien fait d'héroïque. Félicité took no pride in this, not even suspecting that she had done anything heroic.

Virginie l'occupait exclusivement ; – car elle eut, à la suite de son effroi, une affection nerveuse, et M. Poupart,, le docteur, conseilla les bains de mer de Trouville.

Dans ce temps-là, ils n'étaient pas fréquentés. Mme Aubain prit des renseignements, consulta Bourais, fit des préparatifs comme pour un long voyage.

Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liébard. Le lendemain, il amena deux chevaux dont l'un avait une selle de femme, munie d'un dossier de velours ; et sur la croupe du second un manteau roulé formait une manière de siège. Mme Aubain y monta, derrière lui. Félicité se chargea de Virginie, et Paul enfourcha l'âne de M. Lechaptois, prêté sous la condition d'en avoir grand soin. Félicité took charge of Virginie, and Paul rode Mr. Lechaptois's donkey, lent on condition that he take good care of it.

La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrent deux heures. Les chevaux enfonçaient jusqu'aux paturons dans la boue, et faisaient pour en sortir de brusques mouvements des hanches, ou bien ils butaient contre les ornières ; d'autre fois, il leur fallait sauter. La jument de Liébard, à de certains endroits, s'arrêtait tout à coup. Il attendait patiemment qu'elle se remît en marche ; et il parlait des personnes dont les propriétés bordaient la route, ajoutant à leur histoire des réflexions morales. He waited patiently for her to start moving again, and talked about the people whose properties lined the road, adding moral reflections to their stories. Ainsi, au milieu de Toucques, comme on passait sous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec un haussement d'épaules :

– En voilà une, Mme Lehoussais, qui au lieu de prendre un jeune homme...

Félicité n'entendit pas le reste ; les chevaux trottaient, l'âne galopait ; tous enfilèrent un sentier, une barrière tourna, deux garçons parurent, et l'on descendit devant le purin, sur le seuil même de la porte. Félicité didn't hear the rest; the horses trotted, the donkey galloped; all threaded a path, a gate turned, two boys appeared, and they dismounted in front of the slurry, right on the doorstep.

La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse prodigua les démonstrations de joie. Mother Liébard, on spotting her mistress, gave a lavish demonstration of joy. Elle lui servit un déjeuner, où il y avait un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre mousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l'eau-de-vie accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en meilleure santé, à Mademoiselle devenue « magnifique », à M. Paul singulièrement «forci», sans oublier leurs grands-parents défunts, que les Liébard avaient connus, étant au service de la famille depuis plusieurs générations. She served him lunch, which included sirloin steak, tripe, black pudding, chicken fricassee, sparkling cider, compote tart and plums in brandy, accompanied by courtesies to Madame, who seemed to be in better health, to Mademoiselle, who had become "magnificent", and to Mr. Paul, who was singularly "forci", not forgetting their late grandparents, whom the Liébards had known, having served the family for several generations. La ferme avait, comme eux, un caractère d'ancienneté. Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir en chêne supportait toutes sortes d'ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles d'étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons ; une seringue énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n'eût des champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui. There wasn't a tree in the three courtyards that didn't have mushrooms at its base, or a tuft of mistletoe in its branches. Le vent en avait jeté bas plusieurs. The wind had blown several of them away. Ils avaient repris par le milieu ; et tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes. They had taken over from the middle; and all were sagging under the quantity of their apples. Les toits de paille, pareils à du velours brun et inégaux d'épaisseur, résistaient aux plus fortes bourrasques. The straw roofs, like brown velvet and uneven in thickness, withstood the strongest gusts. Cependant la charreterie tombait en ruines. Mme Aubain dit qu'elle aviserait, et commanda de reharnacher les bêtes. Mrs. Aubain said she would see what she could do, and ordered the animals to be reharnessed.

On fut encore une demi-heure avant d'atteindre Trouville. It was another half-hour before we reached Trouville. La petite caravane mit pied à terre pour passer les Écores ; c'était une falaise surplombant des bateaux ; et trois minutes plus tard, au bout du quai, on entra dans la cour de l'Agneau d'or, chez la mère David. The little caravan set foot on land to pass the Écores; it was a cliff overlooking boats; and three minutes later, at the end of the quay, we entered the courtyard of the Agneau d'or, Mother David's home.

Virginie, dès les premiers jours, se sentit moins faible, résultat du changement d'air et de l'action des bains. Elle les prenait en chemise, à défaut d'un costume et sa bonne la rhabillait dans une cabane de douanier, qui servait aux baigneurs. She would pick them up in a shirt, if she didn't have a suit, and her maid would dress her again in a customs hut used by bathers.

L'après-midi, on s'en allait avec l'âne au-delà des Roches-Noires, du côté d'Hennequeville. Le sentier, d'abord montait entre des terrains vallonnés comme la pelouse d'un parc, puis arrivait sur un plateau où alternaient des pâturages et des champs en labour. The path first climbed through rolling parkland, then reached a plateau of alternating pastures and ploughed fields. À la lisière du chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient. At the edge of the path, in the thicket of brambles, holly bushes stood tall. Çà et là, un grand arbre mort faisait sur l'air bleu des zigzags avec ses branches.

Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche, le Havre à droite, et en face la pleine mer. We almost always rested in a meadow, with Deauville to our left, Le Havre to our right, and the open sea in front of us. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu'on entendait à peine son murmure ; des moineaux cachés pépiaient, et la voûte immense du ciel recouvrait tout cela. It was shiny with sunlight, smooth as a mirror, so soft you could hardly hear its murmur; hidden sparrows chirped, and the immense canopy of the sky covered it all. Mme Aubain, assise, travaillait à son ouvrage de couture ; Virginie près d'elle tressait des joncs ; Félicité sarclait des fleurs de lavande. Mme Aubain was seated, working on her sewing; Virginie beside her was weaving rushes; Félicité was weeding lavender flowers. Paul, qui s'ennuyait, voulait partir.

D'autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ils cherchaient des coquilles. On other occasions, having crossed the Toucques by boat, they would look for shells. La marée basse laissait à découvert des oursins, des godefiches, des méduses ; et les enfants couraient, pour saisir des flocons d'écume que le vent emportait. Les flots, comme endormis, en tombant sur le sable, se déroulaient le long de la grève ; elle s'étendait à perte de vue, mais du côté de la terre avait pour limite les dunes la séparant du Marais, large prairie en forme d'hippodrome. The shoreline stretched as far as the eye could see, but on the landward side was bounded by the dunes separating it from the Marais, a wide meadow in the shape of a racecourse. Quand ils revenaient par là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblait s'épanouir dans un désordre gai.

Les jours qu'il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur chambre. L'éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière entre les lames des jalousies. The dazzling light from outside cast bars of light between the slats of the blinds. Aucun bruit dans le village. No noise in the village. En bas, sur le trottoir, personne. Ce silence épandu augmentait la tranquillité des choses. Au loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carènes, et une brise lourde apportait la senteur du goudron.

Le principal divertissement était le retour des barques. Dès qu'elles avaient franchi les balises, elles commençaient à louvoyer. As soon as they had passed the beacons, they began to weave. Leurs voiles descendaient aux deux tiers des mâts, et, la misaine gonflée comme un ballon, elles avançaient, glissaient dans le clapotement des vagues, jusqu'au milieu du port, où l'ancre tout à coup tombait. Le bateau se plaçait contre le quai. Les matelots jetaient par-dessus le bordage des poissons palpitants, une file de charrettes les attendait, et des femmes en bonnet de coton s'élançaient pour prendre les corbeilles et embrasser leurs hommes.

Une d'elles, un jour, aborda Félicité, qui peu de temps après entra dans la chambre, toute joyeuse. One day, one of them approached Félicité, who soon entered the room in a joyous mood. Elle avait trouvé une sœur – et Nastasie Barette, femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson à sa poitrine, de la main droite un autre enfant, et à sa gauche un petit mousse les poings sur les hanches et le béret sur l'oreille. She'd found a sister - and Nastasie Barette, a Leroux woman, appeared, holding an infant to her chest, another child in her right hand, and to her left a little moss with his fists on his hips and his beret over his ear.

Au bout d'un quart d'heure, Mme Aubain la congédia.

On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dans les promenades que l'on faisait. They were always to be found in the vicinity of the kitchen, or on the walks we took. Le mari ne se montrait pas. The husband didn't show up.

Félicité se prit d'affection pour eux. Elle leur acheta une couverture, des chemises, un fourneau. She bought them a blanket, shirts and a stove. Évidemment ils l'exploitaient. Obviously, they were exploiting it. Cette faiblesse agaçait Mme Aubain, qui d'ailleurs n'aimait pas les familiarités du neveu – car il tutoyait son fils ; – et, comme Virginie toussait et que la saison n'était plus bonne, elle revint à Pont-l'Évêque. This weakness annoyed Mme Aubain, who didn't like the nephew's familiarities - for he was on a first-name basis with her son - and, as Virginie was coughing and the season was no longer good, she returned to Pont-l'Évêque.

M. Bourais l'éclaira sur le choix d'un collège. Mr. Bourais enlightened him on the choice of a college. Celui de Caen passait pour le meilleur. Paul y fut envoyé ; et fit bravement ses adieux, satisfait d'aller vivre dans une maison où il aurait des camarades.

Mme Aubain se résigna à l'éloignement de son fils parce qu'il était indispensable. Mrs Aubain resigned herself to her son's absence because he was indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Virginie thought less and less about it. Félicité regrettait son tapage. Félicité regretted her fuss. Mais une occupation vint la distraire. But she was distracted by an occupation. À partir de Noël, elle mena tous les jours la petite fille au catéchisme. From Christmas onwards, she took the little girl to catechism classes every day.