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ROUSSEAU - Lettres à Malesherbes, SECONDE LETTRE.

SECONDE LETTRE.

Montmorenci le 12 Janvier 1762.

Je continue, Monsieur, à vous rendre compte de moi, puisque j'ai commencé ; car ce qui peut m'être le plus défavorable, est d'être connu à demi ; & puisque mes fautes ne m'ont point ôté votre estime, je ne présume pas que ma franchise me la doive ôter. Une ame paresseuse qui s'effraye de tout soin, un tempérament ardent, bilieux, facile à s'affecter, & sensible à l'excès à tout ce qui l'affecte, semblent ne pouvoir s'allier dans le même caractere ; & ces deux contraires composent pourtant le fond du mien. Quoique je ne puisse résoudre cette opposition par des principes, elle existe pourtant ; je la sens, rien n'est plus certain, & j'en puis du moins donner par les faits, une espece d'historique qui peut servir à la concevoir. J'ai eu plus d'activité dans l'enfance, mais jamais comme un autre enfant. Cet ennui de tout m'a de bonne heure jetté dans la lecture. À six ans, Plutarque me tomba sous la main ; à huit, je le savois par cœur ; j'avois lu tous les romans ; ils m'avoient fait verser des seaux de larmes, avant l'âge où le cœur prend intérêt aux romans. De-là se forma dans le mien ce goût héroïque & romanesque qui n'a fait qu'augmenter jusqu'à présent, & qui acheva de me dégoûter de tout, hors de ce qui ressembloit à mes folies. Dans ma jeunesse, que je croyois trouver dans le monde les mêmes gens que j'avois connus dans mes livres, je me livrois sans réserve à quiconque savoit m'en imposer par un certain jargon dont j'ai toujours été la dupe. J'étois actif parce que j'étois fou ; à mesure que j'étois détrompé, je changeois de goûts, d'attachemens, de projets ; & dans tous ces changemens je perdois toujours ma peine & mon tems, parce que je cherchois toujours ce qui n'étoit point. En devenant plus expérimenté, j'ai perdu peu-à-peu l'espoir de le trouver, & par-conséquent le zele de le chercher. Aigri par les injustices que j'avois éprouvées, par celles dont j'avois été le témoin, souvent affligé du désordre où l'exemple & la force des choses m'avoient entraîné moi-même, j'ai pris en mépris mon siecle & mes contemporains, & sentant que je ne trouverois point au milieu d'eux une situation qui pût contenter mon cœur, je l'ai peu-à-peu détaché de la société des hommes, & je m'en suis fait une autre dans mon imagination, laquelle m'a d'autant plus charmé que je la pouvois cultiver sans peine, sans risque, & la trouver toujours sûre, & telle qu'il me la falloit. Après avoir passé quarante ans de ma vie ainsi mécontent de moi-même & des autres, je cherchois inutilement à rompre les liens qui me tenoient attaché à cette société que j'estimois si peu, & qui m'enchaînoient aux occupations le moins de mon goût, par des besoins que j'estimois ceux de la nature, & qui n'étoient que ceux de l'opinion : tout-à-coup un heureux hasard vint m'éclairer sur ce que j'avois à faire pour moi-même, & à penser de mes semblables, sur lesquels mon cœur étoit sans cesse en contradiction avec mon esprit, & que je me sentois encore porté à aimer avec tant de raisons de les haïr. Je voudrois, Monsieur, vous pouvoir peindre ce moment qui a fait dans ma vie une si singuliere époque, & qui me sera toujours présent quand je vivrois éternellement. J'allois voir Diderot alors prisonnier à Vincennes ; j'avois dans ma poche un mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout-à-coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumieres ; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force, & une confusion qui me jetta dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, souleve ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, & j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me relevant j'apperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandois. Oh, Monsieur, si j'avois jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu & senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurois fait voir toutes les contradictions du systême social ; avec quelle force j'aurois exposé tous les abus de nos institutions ; avec quelle simplicité j'aurois démontré que l'homme est bon naturellement, & que c'est par ces institutions seules, que les hommes deviennent méchans. Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités, qui dans un quart-d'heure m'illuminerent sous cet arbre, a été bien foiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui sur l'inégalité, & le traité de l'éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables, & forment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu, & il n'y eut d'écrit sur le lieu même, que la Prosopopée de Fabricius. Voilà comment lorsque j'y pensois le moins, je devins auteur presque malgré moi. Il est aisé de concevoir comment l'attrait d'un premier succès, & les critiques des barbouilleurs, me jetterent tout de bon dans la carriere. Avois-je quelque vrai talent pour écrire ? je ne sais. Une vive persuasion m'a toujours tenu lieu d'éloquence, & j'ai toujours écrit lâchement & mal quand je n'ai pas été fortement persuadé. Ainsi c'est peut-être un retour caché d'amour-propre, qui m'a fait choisir & mériter ma devise, & m'a si passionnément attaché à la vérité, ou à tout ce que j'ai pris pour elle. Si je n'avois écrit que pour écrire, je suis convaincu qu'on ne m'auroit jamais lu. Après avoir découvert, ou cru découvrir dans les fausses opinions des hommes, la source de leurs miseres & de leur méchanceté, je sentis qu'il n'y avoit que ces mêmes opinions qui m'eussent rendu malheureux moi-même, & que mes maux & mes vices me venoient bien plus de ma situation que de moi-même. Dans le même tems, une maladie dont j'avois dès l'enfance senti les premieres atteintes, s'étant déclarée absolument incurable, malgré toutes les promesses des faux guérisseurs dont je n'ai pas été long-tems la dupe, je jugeai que si je voulois être conséquent, & secouer une fois de dessus mes épaules le pesant joug de l'opinion, je n'avois pas un moment à perdre. Je pris brusquement mon parti avec assez de courage, & je l'ai assez bien soutenu jusqu'ici avec une fermeté dont moi seul peux sentir le prix, parce qu'il n'y a que moi seul qui sache quels obstacles j'ai eus, & j'ai encore tous les jours à combattre pour me maintenir sans cesse contre le courant. Je sens pourtant bien que depuis dix ans j'ai un peu dérivé, mais si j'estimois seulement en avoir encore quatre à vivre, on me verroit donner une deuxieme secousse, & remonter tout au moins à mon premier niveau, pour n'en plus gueres redescendre ; car toutes les grandes épreuves sont faites, & il est désormais démontré pour moi, par l'expérience, que l'état où je me suis mis est le seul où l'homme puisse vivre bon & heureux, puisqu'il est le plus indépendant de tous, & le seul où on ne se trouve jamais pour son propre avantage, dans la nécessité de nuire à autrui. J'avoue que le nom que m'ont fait mes écrits, a beaucoup facilité l'exécution du parti que j'ai pris. Il faut être cru bon Auteur, pour se faire impunément mauvais copiste, & ne pas manquer de travail pour cela. Sans ce premier titre, on m'eût pu trop prendre au mot sur l'autre, & peut-être cela m'auroit-il mortifié ; car je brave aisément le ridicule, mais je ne supporterois pas si bien le mépris. Mais si quelque réputation me donne à cet égard un peu d'avantage, il est bien compensé par tous les inconvéniens attachés à cette même réputation, quand on n'en veut point être esclave, & qu'on veut vivre isolé & indépendant. Ce sont ces inconvéniens en partie qui m'ont chassé de Paris, & qui me poursuivant encore dans mon asyle, me chasseroient très-certainement plus loin, pour peu que ma santé vînt à se raffermir. Un autre de mes fléaux dans cette grande ville, étoit ces foules de prétendus amis qui s'étoient emparés de moi, & qui jugeant de mon cœur par les leurs, vouloient absolument me rendre heureux à leur mode, & non pas à la mienne. Au désespoir de ma retraite, ils m'y ont poursuivi pour m'en tirer. Je n'ai pu m'y maintenir sans tout rompre. Je ne suis vraiment libre que depuis ce tems-là.

Libre ! non, je ne le suis point encore ; mes derniers écrits ne sont point encore imprimés ; & vu le déplorable état de ma pauvre machine, je n'espere plus survivre à l'impression du recueilde tous : mais si contre mon attente, je puis aller jusques-là & prendre une fois congé du public, croyez, Monsieur, qu'alors je serai libre, ou que jamais homme ne l'aura été. O utinam ! Ô jour trois fois heureux ! Non, il ne me sera pas donné de le voir.

Je n'ai pas tout dit, Monsieur, & vous aurez peut-être encore au moins une lettre à essuyer. Heureusement rien ne vous oblige de les lire, & peut-être y seriez-vous bien embarrassé. Mais pardonnez, de grace ; pour recopier ces longs fatras, il faudroit les refaire, & en vérité je n'en ai pas le courage. J'ai surement bien du plaisir à vous écrire, mais je n'en ai pas moins à me reposer, & mon état ne me permet pas d'écrire long-tems de suite.

SECONDE LETTRE. SECOND LETTER. SEGUNDA CARTA.

Montmorenci le 12 Janvier 1762.

Je continue, Monsieur, à vous rendre compte de moi, puisque j'ai commencé ; car ce qui peut m'être le plus défavorable, est d'être connu à demi ; & puisque mes fautes ne m'ont point ôté votre estime, je ne présume pas que ma franchise me la doive ôter. Une ame paresseuse qui s'effraye de tout soin, un tempérament ardent, bilieux, facile à s'affecter, & sensible à l'excès à tout ce qui l'affecte, semblent ne pouvoir s'allier dans le même caractere ; & ces deux contraires composent pourtant le fond du mien. Quoique je ne puisse résoudre cette opposition par des principes, elle existe pourtant ; je la sens, rien n'est plus certain, & j'en puis du moins donner par les faits, une espece d'historique qui peut servir à la concevoir. J'ai eu plus d'activité dans l'enfance, mais jamais comme un autre enfant. Cet ennui de tout m'a de bonne heure jetté dans la lecture. À six ans, Plutarque me tomba sous la main ; à huit, je le savois par cœur ; j'avois lu tous les romans ; ils m'avoient fait verser des seaux de larmes, avant l'âge où le cœur prend intérêt aux romans. De-là se forma dans le mien ce goût héroïque & romanesque qui n'a fait qu'augmenter jusqu'à présent, & qui acheva de me dégoûter de tout, hors de ce qui ressembloit à mes folies. Dans ma jeunesse, que je croyois trouver dans le monde les mêmes gens que j'avois connus dans mes livres, je me livrois sans réserve à quiconque savoit m'en imposer par un certain jargon dont j'ai toujours été la dupe. J'étois actif parce que j'étois fou ; à mesure que j'étois détrompé, je changeois de goûts, d'attachemens, de projets ; & dans tous ces changemens je perdois toujours ma peine & mon tems, parce que je cherchois toujours ce qui n'étoit point. En devenant plus expérimenté, j'ai perdu peu-à-peu l'espoir de le trouver, & par-conséquent le zele de le chercher. Aigri par les injustices que j'avois éprouvées, par celles dont j'avois été le témoin, souvent affligé du désordre où l'exemple & la force des choses m'avoient entraîné moi-même, j'ai pris en mépris mon siecle & mes contemporains, & sentant que je ne trouverois point au milieu d'eux une situation qui pût contenter mon cœur, je l'ai peu-à-peu détaché de la société des hommes, & je m'en suis fait une autre dans mon imagination, laquelle m'a d'autant plus charmé que je la pouvois cultiver sans peine, sans risque, & la trouver toujours sûre, & telle qu'il me la falloit. Amargado por las injusticias que había experimentado, por aquellas de las que había sido testigo, a menudo afligido por el desorden en el que el ejemplo y la fuerza de las circunstancias me habían arrastrado a mí mismo, desprecié mi siglo y mis contemporáneos, y al darme cuenta de que no encontraría una situación que pudiera satisfacer mi corazón en medio de ellos, me fui alejando poco a poco de la sociedad de los hombres, y me creé otra en mi imaginación, la cual me encantó aún más porque podía cultivarla sin esfuerzo, sin riesgo, y siempre encontrarla segura, tal como la necesitaba. Après avoir passé quarante ans de ma vie ainsi mécontent de moi-même & des autres, je cherchois inutilement à rompre les liens qui me tenoient attaché à cette société que j'estimois si peu, & qui m'enchaînoient aux occupations le moins de mon goût, par des besoins que j'estimois ceux de la nature, & qui n'étoient que ceux de l'opinion : tout-à-coup un heureux hasard vint m'éclairer sur ce que j'avois à faire pour moi-même, & à penser de mes semblables, sur lesquels mon cœur étoit sans cesse en contradiction avec mon esprit, & que je me sentois encore porté à aimer avec tant de raisons de les haïr. Después de pasar cuarenta años de mi vida así descontento conmigo mismo y con los demás, buscaba inútilmente romper los lazos que me mantenían unido a esa sociedad que estimaba tan poco, y que me ataba a ocupaciones que menos gustaban, por necesidades que consideraba naturales pero que eran solo de opinión: de repente, un feliz acontecimiento vino a iluminarme sobre lo que debía hacer por mí mismo, y sobre cómo pensar en mis semejantes, con los que mi corazón siempre estaba en contradicción con mi mente, y a los que aún me sentía inclinado a amar a pesar de tener tantas razones para odiarlos. Je voudrois, Monsieur, vous pouvoir peindre ce moment qui a fait dans ma vie une si singuliere époque, & qui me sera toujours présent quand je vivrois éternellement. Me gustaría, Señor, poder describirle ese momento que ha marcado una época tan singular en mi vida, y que siempre estará presente aunque viviera eternamente. J'allois voir Diderot alors prisonnier à Vincennes ; j'avois dans ma poche un mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout-à-coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumieres ; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force, & une confusion qui me jetta dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, souleve ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, & j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me relevant j'apperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandois. Una violenta opresión me agobia, levanta mi pecho; no pudiendo respirar mientras camino, caigo bajo uno de los árboles del paseo, y paso allí media hora en una agitación tal que al levantarme noté que toda la parte delantera de mi chaqueta estaba mojada por mis lágrimas, sin darme cuenta de que las estaba derramando. Oh, Monsieur, si j'avois jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu & senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurois fait voir toutes les contradictions du systême social ; avec quelle force j'aurois exposé tous les abus de nos institutions ; avec quelle simplicité j'aurois démontré que l'homme est bon naturellement, & que c'est par ces institutions seules, que les hommes deviennent méchans. Oh, Señor, si alguna vez hubiera podido escribir la cuarta parte de lo que he visto y sentido bajo ese árbol, con qué claridad habría mostrado todas las contradicciones del sistema social; con qué fuerza habría expuesto todos los abusos de nuestras instituciones; con qué simplicidad habría demostrado que el hombre es bueno por naturaleza, y que es solo a través de esas instituciones que los hombres se vuelven malos. Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités, qui dans un quart-d'heure m'illuminerent sous cet arbre, a été bien foiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui sur l'inégalité, & le traité de l'éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables, & forment ensemble un même tout. Todo lo que he podido retener de esas múltiples grandes verdades, que en un cuarto de hora se me iluminaron bajo ese árbol, se dispersó muy débilmente en los tres principales de mis escritos, a saber, este primer discurso, el de la desigualdad, y el tratado de la educación, los cuales tres obras son inseparables y forman juntas un todo único. Tout le reste a été perdu, & il n'y eut d'écrit sur le lieu même, que la Prosopopée de Fabricius. Voilà comment lorsque j'y pensois le moins, je devins auteur presque malgré moi. Il est aisé de concevoir comment l'attrait d'un premier succès, & les critiques des barbouilleurs, me jetterent tout de bon dans la carriere. Es fácil de entender cómo el atractivo de un primer éxito, y las críticas de los barbajanes, me lanzaron de lleno en la carrera. Avois-je quelque vrai talent pour écrire ? ¿Tenía algún verdadero talento para escribir? je ne sais. No lo sé. Une vive persuasion m'a toujours tenu lieu d'éloquence, & j'ai toujours écrit lâchement & mal quand je n'ai pas été fortement persuadé. Ainsi c'est peut-être un retour caché d'amour-propre, qui m'a fait choisir & mériter ma devise, & m'a si passionnément attaché à la vérité, ou à tout ce que j'ai pris pour elle. Si je n'avois écrit que pour écrire, je suis convaincu qu'on ne m'auroit jamais lu. Après avoir découvert, ou cru découvrir dans les fausses opinions des hommes, la source de leurs miseres & de leur méchanceté, je sentis qu'il n'y avoit que ces mêmes opinions qui m'eussent rendu malheureux moi-même, & que mes maux & mes vices me venoient bien plus de ma situation que de moi-même. Dans le même tems, une maladie dont j'avois dès l'enfance senti les premieres atteintes, s'étant déclarée absolument incurable, malgré toutes les promesses des faux guérisseurs dont je n'ai pas été long-tems la dupe, je jugeai que si je voulois être conséquent, & secouer une fois de dessus mes épaules le pesant joug de l'opinion, je n'avois pas un moment à perdre. Je pris brusquement mon parti avec assez de courage, & je l'ai assez bien soutenu jusqu'ici avec une fermeté dont moi seul peux sentir le prix, parce qu'il n'y a que moi seul qui sache quels obstacles j'ai eus, & j'ai encore tous les jours à combattre pour me maintenir sans cesse contre le courant. Je sens pourtant bien que depuis dix ans j'ai un peu dérivé, mais si j'estimois seulement en avoir encore quatre à vivre, on me verroit donner une deuxieme secousse, & remonter tout au moins à mon premier niveau, pour n'en plus gueres redescendre ; car toutes les grandes épreuves sont faites, & il est désormais démontré pour moi, par l'expérience, que l'état où je me suis mis est le seul où l'homme puisse vivre bon & heureux, puisqu'il est le plus indépendant de tous, & le seul où on ne se trouve jamais pour son propre avantage, dans la nécessité de nuire à autrui. J'avoue que le nom que m'ont fait mes écrits, a beaucoup facilité l'exécution du parti que j'ai pris. Il faut être cru bon Auteur, pour se faire impunément mauvais copiste, & ne pas manquer de travail pour cela. Sans ce premier titre, on m'eût pu trop prendre au mot sur l'autre, & peut-être cela m'auroit-il mortifié ; car je brave aisément le ridicule, mais je ne supporterois pas si bien le mépris. Mais si quelque réputation me donne à cet égard un peu d'avantage, il est bien compensé par tous les inconvéniens attachés à cette même réputation, quand on n'en veut point être esclave, & qu'on veut vivre isolé & indépendant. Ce sont ces inconvéniens en partie qui m'ont chassé de Paris, & qui me poursuivant encore dans mon asyle, me chasseroient très-certainement plus loin, pour peu que ma santé vînt à se raffermir. Un autre de mes fléaux dans cette grande ville, étoit ces foules de prétendus amis qui s'étoient emparés de moi, & qui jugeant de mon cœur par les leurs, vouloient absolument me rendre heureux à leur mode, & non pas à la mienne. Au désespoir de ma retraite, ils m'y ont poursuivi pour m'en tirer. Je n'ai pu m'y maintenir sans tout rompre. Je ne suis vraiment libre que depuis ce tems-là.

Libre ! non, je ne le suis point encore ; mes derniers écrits ne sont point encore imprimés ; & vu le déplorable état de ma pauvre machine, je n'espere plus survivre à l'impression du recueilde tous : mais si contre mon attente, je puis aller jusques-là & prendre une fois congé du public, croyez, Monsieur, qu'alors je serai libre, ou que jamais homme ne l'aura été. O utinam ! Ô jour trois fois heureux ! Non, il ne me sera pas donné de le voir.

Je n'ai pas tout dit, Monsieur, & vous aurez peut-être encore au moins une lettre à essuyer. Heureusement rien ne vous oblige de les lire, & peut-être y seriez-vous bien embarrassé. Mais pardonnez, de grace ; pour recopier ces longs fatras, il faudroit les refaire, & en vérité je n'en ai pas le courage. J'ai surement bien du plaisir à vous écrire, mais je n'en ai pas moins à me reposer, & mon état ne me permet pas d'écrire long-tems de suite.