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ROUSSEAU - Lettres à Malesherbes, QUATRIEME LETTRE.

QUATRIEME LETTRE.

28 Janvier 1762.

Je vous ai montré, Monsieur, dans le secret de mon cœur, les vrais motifs de ma retraite & de toute ma conduite ; motifs bien moins nobles sans doute que vous ne les avez supposés, mais tels pourtant qu'ils me rendent content de moi-même, & m'inspirent la fierté d'ame d'un homme qui se sent bien ordonné, & qui ayant eu le courage de faire ce qu'il falloit pour l'être, croit pouvoir s'en imputer le mérite. Il dépendoit de moi, non de me faire un autre tempérament, ni un autre caractere, mais de tirer parti du mien, pour me rendre bon à moi-même, & nullement méchant aux autres. C'est beaucoup que cela, Monsieur, & peu d'hommes en peuvent dire autant. Aussi je ne vous déguiserai point que, malgré le sentiment de mes vices, j'ai pour moi une haute estime. Vos gens de Lettres ont beau crier qu'un homme seul est inutile à tout le monde, & ne remplit pas ses devoirs dans la société. J'estime moi, les paysans de Montmorenci des membres plus utiles de la société, que tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du peuple, pour aller six fois la semaine bavarder dans une Académie ; & je suis plus content de pouvoir dans l'occasion, faire quelque plaisir à mes pauvres voisins, que d'aider à parvenir à ces foules de petits intrigans, dont Paris est plein, qui tous aspirent à l'honneur d'être des fripons en place, & que pour le bien public, ainsi que pour le leur, on devroit tous renvoyer labourer la terre dans leurs provinces. C'est quelque chose que de donner aux hommes l'exemple de la vie qu'ils devroient tous mener. C'est quelque chose quand on n'a plus ni force, ni santé pour travailler de ses bras, d'oser de sa retraite, faire entendre la voix de la vérité. C'est quelque chose d'avertir les hommes de la folie des opinions qui les rendent misérables. C'est quelque chose d'avoir pu contribuer à empêcher, ou différer au moins dans ma patrie, l'établissement pernicieux que pour faire sa cour à Voltaire à nos dépens, d'Alembert vouloit qu'on fît parmi nous. Si j'eusse vécu dans Geneve, je n'aurois pu, ni publier l'Épître dédicatoire du discours sur l'inégalité, ni parler même de l'établissement de la comédie, du ton que je l'ai fait. Je serois beaucoup plus inutile à mes Compatriotes, vivant au milieu d'eux, que je ne puis l'être dans l'occasion de ma retraite. Qu'importe en quel lieu j'habite, si j'agis où je dois agir ? D'ailleurs, les habitans de Montmorenci sont-ils moins hommes que les Parisiens, & quand je puis en dissuader quelqu'un d'envoyer son enfant se corrompre à la ville, fais-je moins de bien que si je pouvois de la ville le renvoyer au foyer paternel ? Mon indigence seule ne m'empêcheroit-elle pas d'être inutile de la maniere que tous ces beaux parleurs l'entendent ; & puisque je ne mange du pain qu'autant que j'en gagne, ne suis-je pas forcé de travailler pour ma subsistance, & de payer à la société tout le besoin que je puis avoir d'elle ? Il est vrai que je me suis refusé aux occupations qui ne m'étoient pas propres ; ne me sentant point le talent qui pouvoit me faire mériter le bien que vous m'avez voulu faire, l'accepter eût été le voler à quelque homme de lettres aussi indigent que moi, & plus capable de ce travail-là ; en me l'offrant vous supposiez que j'étois en état de faire un extrait, que je pouvois m'occuper de matieres qui m'étoient indifférentes, & cela n'étant pas, je vous aurois trompé, je me serois rendu indigne de vos bontés, en me conduisant autrement que je n'ai fait ; on n'est jamais excusable de faire mal ce qu'on fait volontairement : je serois maintenant mécontent de moi, & vous aussi ; & je ne goûterois pas le plaisir que je prends à vous écrire. Enfin tant que mes forces me l'ont permis, en travaillant pour moi, j'ai fait selon ma portée tout ce que j'ai pu pour la société ; si j'ai peu fait pour elle, j'en ai encore moins exigé, & je me crois si bien quitte avec elle dans l'état où je suis, que si je pouvois désormais me reposer tout-à-fait, & vivre pour moi seul, je le ferois sans scrupule. J'écarterai du moins de moi de toutes mes forces, l'importunité du bruit public. Quand je vivrois encore cent ans, je n'écrirois pas une ligne pour la presse, & ne croirois vraiment recommencer à vivre, que quand je serois tout-à-fait oublié. J'avoue pourtant qu'il a tenu à peu, que je ne me sois trouvé rengagé dans le monde, & que je n'aye abandonné ma solitude, non par dégoût pour elle, mais par un goût non moins vif que j'ai failli lui préférer. Il faudroit, Monsieur, que vous connussiez l'état de délaissement & d'abandon de tous mes amis où je me trouvois, & la profonde douleur dont mon ame en étoit affectée, lorsque Monsieur & Madame de Luxembourg desirerent de me connoître, pour juger de l'impression que firent sur mon cœur affligé leurs avances & leurs caresses. J'étois mourant ; sans eux je serois infailliblement mort de tristesse ; ils m'ont rendu la vie, il est bien juste que je l'employe à les aimer. J'ai un cœur très-aimant, mais qui peut se suffire à lui-même. J'aime trop les hommes pour avoir besoin de choix parmi eux ; je les aime tous, & c'est parce que je les aime, que je hais l'injustice ; c'est parce que je les aime, que je les fuis ; je souffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas ; cet intérêt pour l'espece suffit pour nourrir mon cœur ; je n'ai pas besoin d'amis particuliers, mais quand j'en ai, j'ai grand besoin de ne les pas perdre ; car quand ils se détachent, ils me déchirent, en cela d'autant plus coupables, que je ne leur demande que de l'amitié, & que pourvu qu'ils m'aiment, & que je le sache, je n'ai pas même besoin de les voir. Mais ils ont toujours voulu mettre à la place du sentiment, des soins & des services que le public voyoit, & dont je n'avois que faire ; quand je les aimois, ils ont voulu paroître m'aimer. Pour moi qui dédaigne en tout les apparences, je ne m'en suis pas contenté, & ne trouvant que cela, je me le suis tenu pour dit. Ils n'ont pas précisément cessé de m'aimer, j'ai seulement découvert qu'ils ne m'aimoient pas. Pour la premiere fois de ma vie, je me trouvai donc tout-à-coup le cœur seul, & cela, seul aussi dans ma retraite, & presque aussi malade que je le suis aujourd'hui. C'est dans ces circonstances que commença ce nouvel attachement, qui m'a si bien dédommagé de tous les autres, & dont rien ne me dédommagera ; car il durera, j'espere, autant que ma vie, & quoiqu'il arrive, il sera le dernier. Je ne puis vous dissimuler, Monsieur, que j'ai une violente aversion pour les états qui dominent les autres ; j'ai même tort de dire que je ne puis le dissimuler, car je n'ai nulle peine à vous l'avouer, à vous né d'un sang illustre, fils du Chancelier de France, & premier Président d'une Cour souveraine ; qui, Monsieur, à vous qui m'avez fait mille biens sans me connoître, & à qui, malgré mon ingratitude naturelle, il ne m'en coûte rien d'être obligé. Je hais les Grands, je hais leur état, leur dureté, leurs préjuges, leur petitesse & tous leurs vices, & je les haïrois bien davantage si je les méprisois moins. C'est avec ce sentiment que j'ai été comme entraîné au château de Montmorenci ; j'en ai vu les maîtres, ils m'ont aimé, & moi, Monsieur, je les ai aimés, & les aimerai tant que je vivrai de toutes les forces de mon ame : je donnerois pour eux, je ne dis pas ma vie, le don seroit foible dans l'état où je suis, je ne dis pas ma réputation parmi mes contemporains dont je ne me soucie gueres ; mais la seule gloire qui ait jamais touché mon cœur, l'honneur que j'attends de la postérité, & qu'elle me rendra parce qu'il m'est dû, & que la postérité est toujours juste. Mon cœur qui ne sait point s'attacher à demi, s'est donné à eux sans réserve, & je ne m'en repens pas, je m'en repentirois même inutilement, car il ne seroit plus tems de m'en dédire. Dans la chaleur de l'enthousiasme qu'ils m'ont inspiré, j'ai cent fois été sur le point de leur demander un asyle dans leur maison pour y passer le reste de mes jours auprès d'eux, & ils me l'auroient accordé avec joie, si même, à la maniere dont ils s'y sont pris, je ne dois pas me regarder comme ayant été prévenu par leurs offres. Ce projet est certainement un de ceux que j'ai médité le plus long-tems, & avec le plus de complaisance. Cependant il a fallu sentir à la fin malgré moi, qu'il n'étoit pas bon. Je ne pensois qu'à l'attachement des personnes sans songer aux intermédiaires qui nous auroient tenus éloignés, & il y en avoit de tant de sortes, sur-tout dans l'incommodité attachée à mes maux, qu'un tel projet n'est excusable, que par le sentiment qui l'avoit inspiré. D'ailleurs, la maniere de vivre qu'il auroit fallu prendre, choque trop directement tous mes goûts, toutes mes habitudes, je n'y aurois pas pu résister seulement trois mois. Enfin nous aurions eu beau nous rapprocher d'habitation, la distance restant toujours la même entre les états, cette intimité délicieuse qui fait le plus grand charme d'une étroite société, eût toujours manqué à la nôtre ; je n'aurois été ni l'ami, ni le domestique de Monsieur le Maréchal de Luxembourg ; j'aurois été son hôte ; en me sentant hors de chez moi, j'aurois soupiré souvent après mon ancien asyle, & il vaut cent fois mieux être éloigné des personnes qu'on aime, & desirer d'être auprès d'elles, que de s'exposer à faire un souhait opposé. Quelques degrés plus rapprochés eussent peut-être fait révolution dans ma vie. J'ai cent fois supposé dans mes rêves Monsieur de Luxembourg point Duc, point Maréchal de France, mais bon Gentilhomme de campagne, habitant quelque vieux château, & J. J. Rousseau point Auteur, point faiseur de livres, mais ayant un esprit médiocre & un peu d'acquis, se présentant au Seigneur châtelain & à la Dame, leur agréant, trouvant auprès d'eux le bonheur de sa vie, & contribuant au leur ; si pour rendre le rêve plus agréable, vous me permettiez de pousser d'un coup d'épaule le château de Malesherbes à demi-lieue de-là, il me semble, Monsieur, qu'en rêvant de cette maniere je n'aurois de long-tems envie de m'éveiller. Mais c'en est fait ; il ne me reste plus qu'à terminer le long rêve ; car les autres sont désormais tous hors de saison ; & c'est beaucoup, si je puis me promettre encore quelques-unes des heures délicieuses que j'ai passées au château de Montmorenci. Quoi qu'il en soit me voilà tel que je me sens affecté,jugez-moi sur tout ce fatras si j'en vaux la peine, car je n'y saurois mettre plus d'ordre, & je n'ai pas le courage de recommencer ; si ce tableau trop véridique m'ôte votre bien-veillance, j'aurai cessé d'usurper ce qui me m'appartenoit pas ; mais si je la conserve, elle m'en deviendra plus chere, comme étant plus à moi.

QUATRIEME LETTRE. FOURTH LETTER.

28 Janvier 1762.

Je vous ai montré, Monsieur, dans le secret de mon cœur, les vrais motifs de ma retraite & de toute ma conduite ; motifs bien moins nobles sans doute que vous ne les avez supposés, mais tels pourtant qu'ils me rendent content de moi-même, & m'inspirent la fierté d'ame d'un homme qui se sent bien ordonné, & qui ayant eu le courage de faire ce qu'il falloit pour l'être, croit pouvoir s'en imputer le mérite. Il dépendoit de moi, non de me faire un autre tempérament, ni un autre caractere, mais de tirer parti du mien, pour me rendre bon à moi-même, & nullement méchant aux autres. C'est beaucoup que cela, Monsieur, & peu d'hommes en peuvent dire autant. Aussi je ne vous déguiserai point que, malgré le sentiment de mes vices, j'ai pour moi une haute estime. Vos gens de Lettres ont beau crier qu'un homme seul est inutile à tout le monde, & ne remplit pas ses devoirs dans la société. J'estime moi, les paysans de Montmorenci des membres plus utiles de la société, que tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du peuple, pour aller six fois la semaine bavarder dans une Académie ; & je suis plus content de pouvoir dans l'occasion, faire quelque plaisir à mes pauvres voisins, que d'aider à parvenir à ces foules de petits intrigans, dont Paris est plein, qui tous aspirent à l'honneur d'être des fripons en place, & que pour le bien public, ainsi que pour le leur, on devroit tous renvoyer labourer la terre dans leurs provinces. C'est quelque chose que de donner aux hommes l'exemple de la vie qu'ils devroient tous mener. C'est quelque chose quand on n'a plus ni force, ni santé pour travailler de ses bras, d'oser de sa retraite, faire entendre la voix de la vérité. C'est quelque chose d'avertir les hommes de la folie des opinions qui les rendent misérables. C'est quelque chose d'avoir pu contribuer à empêcher, ou différer au moins dans ma patrie, l'établissement pernicieux que pour faire sa cour à Voltaire à nos dépens, d'Alembert vouloit qu'on fît parmi nous. Si j'eusse vécu dans Geneve, je n'aurois pu, ni publier l'Épître dédicatoire du discours sur l'inégalité, ni parler même de l'établissement de la comédie, du ton que je l'ai fait. Je serois beaucoup plus inutile à mes Compatriotes, vivant au milieu d'eux, que je ne puis l'être dans l'occasion de ma retraite. Qu'importe en quel lieu j'habite, si j'agis où je dois agir ? D'ailleurs, les habitans de Montmorenci sont-ils moins hommes que les Parisiens, & quand je puis en dissuader quelqu'un d'envoyer son enfant se corrompre à la ville, fais-je moins de bien que si je pouvois de la ville le renvoyer au foyer paternel ? Mon indigence seule ne m'empêcheroit-elle pas d'être inutile de la maniere que tous ces beaux parleurs l'entendent ; & puisque je ne mange du pain qu'autant que j'en gagne, ne suis-je pas forcé de travailler pour ma subsistance, & de payer à la société tout le besoin que je puis avoir d'elle ? Il est vrai que je me suis refusé aux occupations qui ne m'étoient pas propres ; ne me sentant point le talent qui pouvoit me faire mériter le bien que vous m'avez voulu faire, l'accepter eût été le voler à quelque homme de lettres aussi indigent que moi, & plus capable de ce travail-là ; en me l'offrant vous supposiez que j'étois en état de faire un extrait, que je pouvois m'occuper de matieres qui m'étoient indifférentes, & cela n'étant pas, je vous aurois trompé, je me serois rendu indigne de vos bontés, en me conduisant autrement que je n'ai fait ; on n'est jamais excusable de faire mal ce qu'on fait volontairement : je serois maintenant mécontent de moi, & vous aussi ; & je ne goûterois pas le plaisir que je prends à vous écrire. Enfin tant que mes forces me l'ont permis, en travaillant pour moi, j'ai fait selon ma portée tout ce que j'ai pu pour la société ; si j'ai peu fait pour elle, j'en ai encore moins exigé, & je me crois si bien quitte avec elle dans l'état où je suis, que si je pouvois désormais me reposer tout-à-fait, & vivre pour moi seul, je le ferois sans scrupule. J'écarterai du moins de moi de toutes mes forces, l'importunité du bruit public. Quand je vivrois encore cent ans, je n'écrirois pas une ligne pour la presse, & ne croirois vraiment recommencer à vivre, que quand je serois tout-à-fait oublié. J'avoue pourtant qu'il a tenu à peu, que je ne me sois trouvé rengagé dans le monde, & que je n'aye abandonné ma solitude, non par dégoût pour elle, mais par un goût non moins vif que j'ai failli lui préférer. Il faudroit, Monsieur, que vous connussiez l'état de délaissement & d'abandon de tous mes amis où je me trouvois, & la profonde douleur dont mon ame en étoit affectée, lorsque Monsieur & Madame de Luxembourg desirerent de me connoître, pour juger de l'impression que firent sur mon cœur affligé leurs avances & leurs caresses. J'étois mourant ; sans eux je serois infailliblement mort de tristesse ; ils m'ont rendu la vie, il est bien juste que je l'employe à les aimer. J'ai un cœur très-aimant, mais qui peut se suffire à lui-même. J'aime trop les hommes pour avoir besoin de choix parmi eux ; je les aime tous, & c'est parce que je les aime, que je hais l'injustice ; c'est parce que je les aime, que je les fuis ; je souffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas ; cet intérêt pour l'espece suffit pour nourrir mon cœur ; je n'ai pas besoin d'amis particuliers, mais quand j'en ai, j'ai grand besoin de ne les pas perdre ; car quand ils se détachent, ils me déchirent, en cela d'autant plus coupables, que je ne leur demande que de l'amitié, & que pourvu qu'ils m'aiment, & que je le sache, je n'ai pas même besoin de les voir. Mais ils ont toujours voulu mettre à la place du sentiment, des soins & des services que le public voyoit, & dont je n'avois que faire ; quand je les aimois, ils ont voulu paroître m'aimer. Pour moi qui dédaigne en tout les apparences, je ne m'en suis pas contenté, & ne trouvant que cela, je me le suis tenu pour dit. Ils n'ont pas précisément cessé de m'aimer, j'ai seulement découvert qu'ils ne m'aimoient pas. Pour la premiere fois de ma vie, je me trouvai donc tout-à-coup le cœur seul, & cela, seul aussi dans ma retraite, & presque aussi malade que je le suis aujourd'hui. C'est dans ces circonstances que commença ce nouvel attachement, qui m'a si bien dédommagé de tous les autres, & dont rien ne me dédommagera ; car il durera, j'espere, autant que ma vie, & quoiqu'il arrive, il sera le dernier. Je ne puis vous dissimuler, Monsieur, que j'ai une violente aversion pour les états qui dominent les autres ; j'ai même tort de dire que je ne puis le dissimuler, car je n'ai nulle peine à vous l'avouer, à vous né d'un sang illustre, fils du Chancelier de France, & premier Président d'une Cour souveraine ; qui, Monsieur, à vous qui m'avez fait mille biens sans me connoître, & à qui, malgré mon ingratitude naturelle, il ne m'en coûte rien d'être obligé. Je hais les Grands, je hais leur état, leur dureté, leurs préjuges, leur petitesse & tous leurs vices, & je les haïrois bien davantage si je les méprisois moins. C'est avec ce sentiment que j'ai été comme entraîné au château de Montmorenci ; j'en ai vu les maîtres, ils m'ont aimé, & moi, Monsieur, je les ai aimés, & les aimerai tant que je vivrai de toutes les forces de mon ame : je donnerois pour eux, je ne dis pas ma vie, le don seroit foible dans l'état où je suis, je ne dis pas ma réputation parmi mes contemporains dont je ne me soucie gueres ; mais la seule gloire qui ait jamais touché mon cœur, l'honneur que j'attends de la postérité, & qu'elle me rendra parce qu'il m'est dû, & que la postérité est toujours juste. Mon cœur qui ne sait point s'attacher à demi, s'est donné à eux sans réserve, & je ne m'en repens pas, je m'en repentirois même inutilement, car il ne seroit plus tems de m'en dédire. Dans la chaleur de l'enthousiasme qu'ils m'ont inspiré, j'ai cent fois été sur le point de leur demander un asyle dans leur maison pour y passer le reste de mes jours auprès d'eux, & ils me l'auroient accordé avec joie, si même, à la maniere dont ils s'y sont pris, je ne dois pas me regarder comme ayant été prévenu par leurs offres. Ce projet est certainement un de ceux que j'ai médité le plus long-tems, & avec le plus de complaisance. Cependant il a fallu sentir à la fin malgré moi, qu'il n'étoit pas bon. Je ne pensois qu'à l'attachement des personnes sans songer aux intermédiaires qui nous auroient tenus éloignés, & il y en avoit de tant de sortes, sur-tout dans l'incommodité attachée à mes maux, qu'un tel projet n'est excusable, que par le sentiment qui l'avoit inspiré. D'ailleurs, la maniere de vivre qu'il auroit fallu prendre, choque trop directement tous mes goûts, toutes mes habitudes, je n'y aurois pas pu résister seulement trois mois. Enfin nous aurions eu beau nous rapprocher d'habitation, la distance restant toujours la même entre les états, cette intimité délicieuse qui fait le plus grand charme d'une étroite société, eût toujours manqué à la nôtre ; je n'aurois été ni l'ami, ni le domestique de Monsieur le Maréchal de Luxembourg ; j'aurois été son hôte ; en me sentant hors de chez moi, j'aurois soupiré souvent après mon ancien asyle, & il vaut cent fois mieux être éloigné des personnes qu'on aime, & desirer d'être auprès d'elles, que de s'exposer à faire un souhait opposé. Quelques degrés plus rapprochés eussent peut-être fait révolution dans ma vie. J'ai cent fois supposé dans mes rêves Monsieur de Luxembourg point Duc, point Maréchal de France, mais bon Gentilhomme de campagne, habitant quelque vieux château, & J. J. Rousseau point Auteur, point faiseur de livres, mais ayant un esprit médiocre & un peu d'acquis, se présentant au Seigneur châtelain & à la Dame, leur agréant, trouvant auprès d'eux le bonheur de sa vie, & contribuant au leur ; si pour rendre le rêve plus agréable, vous me permettiez de pousser d'un coup d'épaule le château de Malesherbes à demi-lieue de-là, il me semble, Monsieur, qu'en rêvant de cette maniere je n'aurois de long-tems envie de m'éveiller. Mais c'en est fait ; il ne me reste plus qu'à terminer le long rêve ; car les autres sont désormais tous hors de saison ; & c'est beaucoup, si je puis me promettre encore quelques-unes des heures délicieuses que j'ai passées au château de Montmorenci. Quoi qu'il en soit me voilà tel que je me sens affecté,jugez-moi sur tout ce fatras si j'en vaux la peine, car je n'y saurois mettre plus d'ordre, & je n'ai pas le courage de recommencer ; si ce tableau trop véridique m'ôte votre bien-veillance, j'aurai cessé d'usurper ce qui me m'appartenoit pas ; mais si je la conserve, elle m'en deviendra plus chere, comme étant plus à moi.