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Michel De Montaigne – Essais (Livre Premier), Philosopher, c’est apprendre à mourir

Philosopher, c'est apprendre à mourir

1.

Cicéron dit que philosopher n'est autre chose que de se préparer à la mort. C'est qu'en effet, l'étude et la contemplation tirent en quelque sorte notre âme en dehors de nous, et l'occupent indépendamment de notre corps, ce qui constitue une sorte d'apprentissage de la mort et offre une certaine ressemblance avec elle. C'est aussi que toute la sagesse et le raisonnement du monde se concentrent en ce point : nous apprendre à ne pas craindre de mourir. 2.

En vérité, ou la raison se moque de nous, ou bien elle ne doit viser qu'à notre contentement, et tout son travail doit tendre en somme à nous faire bien vivre et vivre à notre aise, comme il est dit dans la Sainte Écriture. Toutes les conceptions que l'on peut se faire du monde en arrivent là : le plaisir est notre but, même si les moyens d'y parvenir peuvent être divers – sinon, on les repousserait aussitôt. Car enfin, qui écouterait celui qui se proposerait comme objectif notre peine et notre mal-être ?

3.

Les dissensions entre les sectes philosophiques là-dessus sont purement verbales. « Passons vite sur ces subtiles frivolités » [Sénèque, Épîtres , 117] Il y a plus d'acharnement et d'agacerie qu'il ne convient à une aussi noble[84]profession. Mais quel que soit le personnage que l'homme s'efforce de jouer, il joue toujours aussi le sien propre en même temps[85]. Quoi qu'ils en disent, dans la vertu même, le but ultime de notre démarche, c'est la volupté. Il me plaît de leur rebattre les oreilles avec ce mot, qui les contrarie si fort : s'il signifie quelque plaisir suprême, et contentement excessif, il s'obtient mieux par le secours de la vertu que par nul autre[86]. 4.

Si elle est plus gaillarde, nerveuse, robuste et virile, cette volupté n'en est véritablement que plus voluptueuse. Et nous aurions dû la nommer « plaisir », mot plus favorable, plus naturel et plus doux, plutôt que d'employer à son propos celui d'une « vigueur » – la vertu – comme nous l'avons fait[87]. 5.

Si cette volupté inférieure avait mérité ce beau nom de plaisir, cela n'aurait pas été le résultat d'un privilège, mais d'une concurrence. Car je lui trouve plus d'inconvénients et de difficultés qu'à la vertu Outre que son goût est plus momentané, plus mouvant et plus fragile, elle a ses veilles, ses jeûnes, ses travaux, elle implique la sueur et le sang. Sans oublier des souffrances aiguës de toutes sortes, avec à ses côtés une satiété si lourde qu'elle équivaut à une pénitence. 6.

Nous avons grand tort de penser que les incommodités du plaisir servent d'aiguillon et de condiment à sa douceur, comme on voit dans la nature que le contraire se vivifie par son contraire, et de dire, à propos de la vertu, que les mêmes conséquences et difficultés l'accablent, la rendent austère et inaccessible. Car dans le cas de la vertu, bien mieux que dans le cas de la volupté, ces difficultés ennoblissent, aiguisent et rehaussent le plaisir divin et parfait qu'elle nous procure. 7.

Celui qui met en balance son coût avec son profit est indigne de fréquenter la vertu : il n'en connaît ni les charme, ni le bon usage. Ceux qui vous disent que sa quête est difficile et laborieuse, et sa jouissance agréable, que nous disent-ils en fait, sinon qu'elle est toujours désagréable ? Car par quel moyen humain est-on jamais parvenu à sa jouissance ? Les plus parfaits se seraient contentés d'y aspirer, et de l'approcher sans la posséder… 8.

Mais non. Ils se trompent Car de tous les plaisirs que nous connaissons, la poursuite même de celui-ci est plaisante. La qualité d'une entreprise est en rapport avec la qualité de l'objet poursuivi : cette qualité constitue une bonne partie de l'effet recherché, elle est de la même nature que lui. Le bonheur et la béatitude qui brillent dans la vertu remplissent toutes ses dépendances et les avenues qui y conduisent, de la première entrée à son ultime barrière. Or, l'un des principaux bienfaits de la vertu, c'est le mépris de la mort, qui donne à notre vie une douce tranquillité, et nous en donne le goût pur et attachant, sans quoi toute autre volupté est fade. [88]

9.

Voilà pourquoi c'est sur ce mépris de la mort que se rencontrent et viennent converger toutes les règles morales. Et bien qu'elles nous conduisent toutes aussi d'un commun accord à mépriser la douleur, la pauvreté et autres inconvénients auxquels la vie humaine est exposée, ce n'est pas un souci de même ordre ; ces inconvénients ne sont pas inéluctables : la plupart des hommes passent leur vie sans être confrontés à la pauvreté [89] ; d'autres ne connaîtront jamais la douleur et la maladie – comme Xénophile le Musicien, qui vécut cent six ans en parfaite santé. Et qu'après tout, au pis aller, la mort peut mettre fin et couper court, quand il nous plaira, à tous nos malheurs. La mort, elle, est inévitable.

Nous sommes tous poussés vers le même endroit

Notre sort à tous est agité dans l'urne[90] ; tôt ou tard Il en sortira pour nous faire monter dans la barque de Caron[91]

Vers la mort éternelle

[Horace, Odes , II, 3,25]

10.

Et par conséquent, si elle nous fait peur, c'est un sujet de tourment continuel, qu'on ne peut soulager d'aucune façon. Il n'est pas d'endroit où elle ne puisse nous rejoindre. Nous pouvons tourner la tête sans cesse d'un côté et de l'autre, comme en pays suspect : « c'est le rocher qui est toujours suspendu sur la tête de Tantale » [92]. 11.

Nos Parlements renvoient souvent les criminels sur le lieu de leur crime pour y être exécutés. Durant le voyage, promenez-les par de belles maisons, qu'ils fassent bonne chère autant qu'il vous plaira, Les mets exquis de Sicile n'auront pas de saveur pour lui, Ni les chants d'oiseaux, ni la cithare ne pourront lui rendre le sommeil.

[Horace, Odes , III, 1,18]

12.

Pensez-vous qu'ils puissent s'en réjouir, et que le but ultime de leur voyage, leur étant constamment présent devant les yeux, ne leur ait altéré et affadi le goût pour tous ces agréments ? Il s'enquiert du chemin, compte les jours, mesure sa vie à la longueur de la route,

tourmenté par l'idée du supplice qui l'attend. [Claudien, In Rufinum , II, 137]

13 Le but de notre chemin, c'est la mort ; c'est l'objet inéluctable de notre destinée ; si elle nous effraie, comment faire un pas en avant sans être pris de fièvre ? Le remède du vulgaire, c'est de ne pas y penser. Mais de quelle stupidité de brute peut lui venir un aveuglement aussi grossier ? C'est brider l'âne par la queue. Lui qui s'est mis dans la tête d'avancer à reculons. [Lucrèce, IV, 472]

14.

Ce n'est pas étonnant s'il est si souvent pris au piège. On fait peur aux gens rien qu'en appelant la mort par son nom, et la plupart se signent en l'entendant, comme s'il s'agissait du nom du diable. Et parce qu'il figure dans les testaments, ils ne risquent pas d'y mettre la main avant que le médecin ne leur ait signifié leur fin imminente. Et Dieu sait alors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous l'affublent ! 15.

Parce que cette syllabe frappait trop durement leurs oreilles, et que ce mot leur semblait mal venu, les Romains avaient appris à l'adoucir ou à le délayer en périphrases. Au lieu de dire « il est mort » , ils disent « il a cessé de vivre » ou encore « il a vécu » Pourvu que ce soit le mot vie qu'ils emploient, fût-elle passée, ils sont rassurés. Nous en avons tiré notre expression « feu Maître Jean ».

16.

Mais peut-être que, comme on dit, le jeu en vaut la chandelle. Je suis né entre onze heures et midi, le dernier jour de février mille cinq cent trente trois (comme nous comptons maintenant, en commençant l'année en janvier)[93]. Il n'y a que quinze jours tout juste que j'ai dépassé les trente-neuf ans. Et il m'en faut pour le moins encore autant… Ce serait de la folie que de s'embarrasser dès maintenant en pensant à des choses aussi éloignées. Mais quoi ! Les jeunes et les vieux abandonnent la vie de la même façon. Nul n'en sort autrement que s'il venait d'y entrer à l'instant. Ajoutez à cela qu'il n'est pas un homme, si décrépit soit-il, qui ne pense avoir encore vingt ans devant lui, tant qu'il n'a pas atteint l'âge de Mathusalem ! Et de plus, pauvre fou que tu es, qui t'a fixé le terme de ta vie ? Tu te fondes sur ce que disent[94] les médecins Regarde plutôt la réalité et l'expérience. Les choses étant ce qu'elles sont, c'est déjà une chance extraordinaire que tu sois en vie. 17.

Tu as déjà dépassé le terme habituel de la vie ! La preuve : compte, parmi ceux que tu connais, combien sont morts avant ton âge : ils sont plus nombreux que ceux qui l'ont dépassé. Et parmi ceux dont la vie a été distinguée par la renommée, fais-en la liste, je gagerais bien d'en trouver plus qui sont morts avant qu'après trente-cinq ans. Il est raisonnable et pieux de se fonder sur l'humanité même de Jésus-Christ : et sa vie s'est achevée à trente-trois ans. Le plus grand des hommes, mais simplement homme, Alexandre, mourut aussi à cet âge-là.

18.

Combien la mort a-t-elle de façons de nous surprendre ?

Contre le danger à éviter

Jamais on ne se garde suffisamment à toute heure.

[Horace, Odes, II, xiii, 13]

Je laisse à part les fièvres et les pleurésies Qui eût jamais pensé qu'un duc de Bretagne dût être étouffé par la foule, comme fut celui-là[95], à l'arrivée du pape Clément mon voisin[96], à Lyon ? N'a-t-on pas vu un de nos rois tué en prenant part à un jeu[97] ? Et un de ses ancêtres ne mourut-il pas renversé par un pourceau[98] ? Eschyle, menacé par la chute d'une maison, a beau se tenir au-dehors, le voilà assommé par la carapace d'une tortue tombée des pattes d'un aigle au-dessus de lui[99]. Cet autre mourut à cause d'un grain de raisin. [100] Un empereur, d'une égratignure de peigne, alors qu'il se coiffait[101]. Emilius Lepidus mourut pour avoir heurté du pied le seuil de sa maison, et Aufidius pour s'être cogné, en entrant, contre la porte de la Chambre du Conseil. 19.

Quant à ceux qui moururent entre les cuisses des femmes, on peut citer : Cornelius Gallus, prêteur, Tiginillus, capitaine du Guet à Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonzague, marquis de Mantoue. Pire encore : Speusippe, philosophe platonicien, et l'un de nos papes[102]. Le pauvre Bebius, juge, venait de donner un délai de huit jours à un plaignant : le voilà mort, son délai de vie à lui étant expiré aussi. Caius Julius, médecin, soignait les yeux d'un patient ; voilà la mort qui clôt les siens. 20 Et si je dois me mêler à cela : un de mes frères, le capitaine Saint-Martin[103], âgé de vingt-trois ans, qui avait déjà donné des preuves de sa valeur, jouant à la paume[104], reçut la balle un peu au-dessus de l'oreille droite, sans qu'il y ait aucune trace de contusion ni de blessure ; il ne prit pas la peine de s'asseoir ni de se reposer. Mais cinq ou six heures plus tard, il mourut d'une apoplexie que ce coup lui avait causée. Avec ces exemples, si fréquents et si ordinaires, qui nous passent devant les yeux, comment serait-il possible de ne pas penser à la mort, au point qu'elle semble nous prendre sans cesse par le collet ? 21.

Qu'importe, me direz-vous, la façon dont cela se fera, du moment qu'on ne s'en soucie pas. Je suis de cet avis ; et quelle que soit la façon dont on puisse se mettre à l'abri de ses coups, fût-ce en prenant l'apparence d'un veau, je ne suis pas homme à reculer. Car il me suffit de passer mes jours à mon aise, et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si peu glorieux et si peu exemplaire que je vous semble.

J'aimerais mieux passer pour un fou, un incapable, Si mes défauts me plaisent ou me font illusion,

Que d'être sage et d'enrager. [Horace, Épîtres , II, 2,126]

22.

Mais c'est une folie que de penser y parvenir par là. Les gens vont et viennent, courent, dansent, et de la mort – nulle nouvelle. Tout cela est beau. Mais quand elle arrive, pour eux ou pour leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les prenant à l'improviste et sans défense, quels tourments ! Quels cris ! Quelle rage et quel désespoir les accablent ! Avez-vous jamais vu quelqu'un d'aussi humilié, d'aussi changé, de si confus ? Il faut se préparer à cela bien plus tôt. Car pour une telle insouciance, qui est proprement celle des bêtes, si toutefois elle pouvait s'installer dans la tête d'un homme sensé, ce qui me semble tout à fait impossible, le prix à payer serait bien trop élevé. 23.

S'il s'agissait d'un ennemi que l'on puisse éviter, je conseillerais d'employer les armes de la couardise. Mais puisque c'est impossible, puisqu'il vous attrape aussi bien, que vous soyez un poltron qui s'enfuit ou un homme d'honneur, Certes il poursuit le lâche qui fuit et n'épargne pas les jarrets Ni le dos d'une jeunesse sans courage [105] . Et comme nulle cuirasse d'acier trempé ne vous protège, Il a beau se cacher prudemment sous le fer et le bronze,

La mort fera bientôt sortir cette tête pourtant si protégée.

[Properce, IV, 18]

24.

Apprenons à soutenir de pied ferme cet ennemi et à le combattre. Et pour commencer, pour lui enlever son plus grand avantage contre nous, prenons une voie tout à fait contraire à celle que l'on prend couramment : ôtons-lui son étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-nous à lui, n'ayons rien d'aussi souvent en tête que la mort : à chaque instant, que notre imagination se la représente, et mettons-la sur tous les visages. Quand un cheval fait un écart, quand une tuile tombe d'un toit, à la moindre piqûre d'épingle, répétons-nous : « Eh bien ! Et si c'était la mort elle-même ? » et là-dessus, raidissons-nous, faisons un effort sur nous-même.

25.

Au beau milieu des fêtes et des plaisirs, ayons toujours en tête ce refrain qui nous fasse nous souvenir de notre condition, et ne nous laissons pas emporter si fort par le plaisir que ne nous revienne en mémoire de combien de façons cette allégresse est minée par la mort, et par combien d'endroits elle en est menacée. Ainsi faisaient les Égyptiens quand, au beau milieu de leurs festins et de la meilleure chère, ils faisaient apporter le squelette d'un homme pour servir d'avertissement aux convives : Imagine-toi que chaque jour est pour toi le dernier,

Et tu seras comblé par chaque heure que tu n'espérais pas. [Horace, Épîtres , I, 4]

26.

Puisque nous ne savons pas où la mort nous attend, attendons-la partout. Envisager la mort, c'est envisager la liberté. Qui a appris à mourir s'est affranchi de l'esclavage. Il n'y a rien de mal dans la vie, pour celui qui a bien compris qu'en être privé n'est pas un mal. Savoir mourir nous affranchit de toute sujétion ou contrainte. Paul-Émile répondit à celui que le misérable roi de Macédoine, son prisonnier, lui envoyait pour le prier de ne pas le faire défiler dans son triomphe[106] : « Qu'il s'en fasse la requête à lui-même ! » . [Plutarque, Vie dePaul-Émile , XVIII]

27.

À vrai dire, en toute chose, si la nature n'y met un peu du sien, il y a peu de chances pour que l'art et l'habileté puissent aller bien loin. Je suis moi-même, non d'humeur noire, mais plutôt songe-creux. Il n'est rien dans quoi je me sois toujours plus entretenu que l'idée de la mort – et même à l'époque la plus légère de mon existence : Quand ma vie dans sa fleur jouissait de son printemps

[Catulle, LXVIII, 16]

Au milieu des dames et des jeux, on me croyait occupé à digérer par devers moi quelque jalousie, ou l'incertitude de quelque espérance, alors que je songeais à je ne sais qui, surpris les jours précédents par une forte fièvre, et à sa fin, au sortir d'une fête semblable à celle-là, la tête pleine d'oisiveté, d'amour et du bon temps passé, comme moi – et que cela me pendait au nez à moi aussi. Bientôt le présent sera passé

Et jamais plus nous ne pourrons le rappeler.

[Lucrèce, III, v.

915]

28.

Je ne ridais pas plus mon front à cette pensée que pour une autre. Il est impossible que nous ne sentions pas d'entrée de jeu l'aiguillon de ces idées-là. Mais en les manipulant et les ressassant, à la longue, on finit sans doute par les apprivoiser. Car sinon, en ce qui me concerne, j'eusse été continuellement effrayé et agité : jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne se fit d'illusion sur sa durée. La santé dont j'ai joui jusqu'à présent, solide et rarement en défaut, ne me l'allongent, pas plus que les maladies ne la raccourcissent. À chaque instant, il me semble défaillir. Et je me répète sans cesse que tout ce qui peut être fait un autre jour le peut être dès aujourd'hui. En fait, les hasards de l'existence et ses dangers ne nous rapprochent que peu ou même pas du tout de notre fin. Et si nous songeons un instant à combien il en reste de millions d'autres suspendus au-dessus de notre tête, en plus de celui qui semble nous menacer le plus, nous trouverons que, vigoureux ou fiévreux, sur mer comme dans nos maisons, dans la bataille comme dans la paix, elle nous est également proche. « Aucun homme n'est plus fragile que son voisin, aucun n'est plus assuré du lendemain. » [Sénèque, Épîtres , XCI]

29.

Pour achever ce que j'ai à faire avant de mourir, le temps me paraît toujours trop court, même d'une heure[107]. Feuilletant l'autre jour mes papiers, quelqu'un trouva une note sur quelque chose que je voulais que l'on fît après ma mort. Je lui dis – et c'était la vérité – que n'étant qu'à une lieue de ma maison, vif et en bonne santé, je m'étais hâté de l'écrire là, n'étant pas sûr d'arriver jusque chez moi. Je suis un homme enveloppé par ses pensées, et qui en même temps les enferme en lui. Je suis donc à tout instant préparé autant que je puis l'être, et la mort, si elle survient, ne m'apprendra rien de plus. 30.

Il faut toujours avoir ses bottes aux pieds et être prêt à partir, autant que faire se peut, et surtout, veiller à ce qu'en cet instant on n'ait à s'occuper que de soi. Pourquoi, infatigables que nous sommes,

Dans une vie bien courte former tant de projets ?

[Horace, Odes , II, 16,17]

Car nous aurons alors bien assez à faire, pour ne pas y avoir besoin d'un surcroît. Tel se plaint, plus que de la mort de ce qu'il est privé d'une belle victoire. Tel autre qu'il lui faut s'en aller sans avoir marié sa fille, ou surveillé l'éducation de ses enfants. L'un regrette la compagnie de sa femme, l'autre celle de son fils, qui faisaient les agréments essentiels de leur existence. 31.

Je suis pour l'heure dans un état tel, Dieu merci, que je puis m'en aller quand il lui plaira, sans regretter quoi que ce soit[108]. Je dénoue tout ce qui m'attache : mes adieux sont quasi[109] faits, sauf pour moi. Jamais homme ne se prépara à quitter le monde plus simplement et plus complètement, et ne s'en détacha plus universellement que je ne m'efforce de le faire. Les morts les plus mortes sont les plus saines. [110]

Malheureux, ô malheureux que je suis, disent-ils,

Un seul jour m'enlève tous mes biens, et tant de charmes de la vie. [Lucrèce, III, v.

898]

Et le bâtisseur,

Mes œuvres demeurent inachevées,

Énormes murs qui menacent ruine.

[Virgile, Énéide , IX, 88]

32.

Il ne faut pas faire de projets de si longue haleine, ou du moins avec tant d'ardeur que l'on souffrira de ne pas en voir la fin. Nous sommes nés pour agir[111] :

Quand je mourrai, que je sois surpris au milieu de mon travail.

[Ovide, Amours , II, 10,36]

Je veux qu'on agisse, et qu'on allonge les tâches de la vie autant qu'on le peut ; je veux que la mort me trouve en train de planter mes choux, sans me soucier d'elle, et encore moins de mon jardin inachevé. J'en ai vu mourir un qui, étant à la dernière extrémité, se plaignait constamment de ce que sa destinée coupait le fil de l'histoire qu'il tenait prête sur le quinzième ou seizième de nos rois. Ils n'ajoutent pas : « Mais le regret de tous ces biens

Ne te suit pas et ne demeure pas attaché à tes restes ».

[Lucrèce, III, 90]

33.

Il faut se défaire de ces idées vulgaires et nuisibles. De même qu'on a mis les cimetières auprès des églises, et dans les lieux les plus fréquentés de la ville, pour accoutumer, disait Lycurgue, le peuple, les femmes et les enfants à ne pas s'effaroucher devant un homme mort, et afin que le spectacle continuel d'ossements, de tombeaux, et de convois funèbres nous rappellent notre condition. Bien plus, c'était la coutume jadis d'égayer les festins Par des meurtres, d'y mêler le cruel spectacle Des combats de gladiateurs qui souvent tombaient

Jusque sur les coupes et inondaient les tables de sang.

[Silius Italicus, XI, 51]

34.

Les Égyptiens, après leurs festins, faisaient présenter aux convives une grande image de la mort, par quelqu'un qui criait : « Bois, réjouis-toi, car voilà comment tu seras quand tu seras mort ». Aussi ai-je pris moi-même l'habitude d'avoir continuellement la mort présente, non seulement dans mon imagination, mais aussi à la bouche. Et il n'est rien dont je m'informe aussi volontiers que de la mort des gens : quelle parole ils ont proférée, quel visage et quelle contenance il y ont eu. Et ce sont les passages que je scrute le plus dans les histoires. On voit bien, par les exemples dont je farcis mon texte, que j'ai une affection particulière pour ce sujet. Si j'étais un faiseur de livres, je ferais un registre commenté des morts de toutes sortes. Qui apprendrait aux hommes à mourir leur apprendrait à vivre.

Dicéarque en fit un de ce genre, mais à une autre fin, et moins utile.

35.

On me dira que la réalité de la mort dépasse tellement l'imagination qu'il n'y a pas d'escrime, si belle soit-elle, qui ne se montre dérisoire, quand on en arrive là. Mais laissons dire ces gens-là : la méditation préalable offre à coup sûr de grands avantages. Et puis encore : est-ce rien d'arriver au moins jusque-là sans encombre, et sans trouble ? Mais il y a plus encore ; la nature elle-même nous tend la main et nous encourage. S'il s'agit d'une mort courte et violente, nous n'avons pas le temps de la craindre. Et si elle est différente, je m'aperçois qu'au fur et à mesure que je m'enfonce dans la maladie, je me mets naturellement à éprouver du dédain envers la vie. Je me rends compte qu'il m'est bien plus difficile de me faire à cette acceptation de la mort quand je suis en bonne santé que quand je vais mal. Et comme je ne tiens plus autant aux agréments de la vie dès lors que je commence à en perdre l'usage et n'en éprouve plus de plaisir, je trouve de ce fait la mort beaucoup moins effrayante. 36.

Cela me fait espérer que plus je m'éloignerai de celle-là, et plus je m'approcherai de celle-ci, plus je m'accommoderai facilement d'échanger l'une pour l'autre. De même que j'ai éprouvé en plusieurs occasions ce que dit César[112], que les choses nous paraissent souvent plus grandes de loin que de près : ainsi j'ai constaté que quand j'étais en bonne santé, j'éprouvais une horreur bien plus grande à l'égard des maladies que lorsque j'en étais atteint. L'allégresse dans laquelle je suis, le plaisir et la force que je ressens, me font paraître l'autre état si disproportionné à celui-ci, que par imagination je grossis de moitié ses désagréments de moitié, et les trouve bien plus pénibles que quand je les ai sur les épaules. J'espère qu'il en sera de même, pour moi, de la mort. 37.

Observons, par ces changements et déclins ordinaires que nous subissons, comment la nature nous dissimule la vue de notre perte et de notre déchéance. Que reste-t-il à un vieillard de la vigueur de sa jeunesse et de sa vie passée ?

Hélas !

Quelle part de vie reste-t-il aux vieillards ?

[Pseudo-Gallus, I, 16]

38.

À un soldat de sa garde, épuisé et abîmé, qui était venu lui demander la permission de mettre fin à ses jours, César répondit : « Tu penses donc être en vie ? » Si nous tombions tout à coup dans l'état sénile, je ne crois pas que nous serions capables de supporter un tel changement. Mais conduits par la main de la nature, par une pente douce et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous enveloppe dans ce misérable état, et nous y apprivoise. Aussi ne sentons-nous aucune secousse quand la jeunesse meurt en nous, ce qui est véritablement une mort plus cruelle que n'est la mort complète d'une vie languissante, et que n'est la mort de la vieillesse ; car le saut du mal-être au non-être n'est pas aussi grand que celui d'un être doux et florissant à une état pénible et douloureux. 39.

Notre corps courbé et plié en deux a moins de force pour soutenir un fardeau : notre âme aussi. Il faut la redresser et l'opposer à l'effort de cet adversaire, car s'il est impossible qu'elle trouve le repos pendant qu'elle est sous sa menace, si elle se raffermit, au contraire, elle peut se vanter (ce qui est pour ainsi dire au-delà de notre condition humaine) de ne pas trouver en elle l'inquiétude, les tourments et la peur, ou même le moindre déplaisir. Rien n'ébranle sa fermeté, Ni le visage menaçant d'un tyran, Ni l'Auster faisant rage en mer Adriatique Ni Jupiter à la main porte-foudre.

[Horace, Odes , III, iii, 3-6]

40.

Ainsi l'âme devient-elle maîtresse de ses passions et de ses concupiscences, elle domine le besoin[113], la honte, la pauvreté et toutes les autres injustices du sort. Profitons de cet avantage si nous le pouvons : c'est la vraie et souveraine liberté, celle qui nous permet de braver la force, l'injustice et de nous moquer des prisons et des chaînes. Fers aux pieds et aux mains, je te ferai garder

Par un geôlier farouche.

– Un dieu m'affranchira Dis plutôt : je mourrai.

En la mort tout finit.

[Horace, Épîtres , I, XVI, 76-78]

41.

Notre religion n'a pas eu de fondement humain plus sûr que le mépris de la vie. La raison elle-même nous y conduit : pourquoi redouter de perdre une chose qui une fois perdue ne peut plus être regrettée ? Mais de plus, puisque nous sommes menacés de tant de sortes de mort, ne vaut-il pas mieux en affronter une que les craindre toutes ? Qu'est-ce que cela peut bien nous faire de savoir quand elle arrivera, puisqu'elle est inévitable ? À celui qui disait à Socrate : « Les trente tyrans t'ont condamné à mort » il répondit : « Eux, c'est la Nature. 42.

Qu'il est sot de nous tourmenter à propos du moment où nous serons dispensé de tout tourment ! C'est par notre naissance que toutes choses sont nées ; de même la mort fera mourir toutes choses. Il est donc aussi fou de pleurer parce que nous ne vivrons pas dans cent ans que de pleurer parce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La mort est l'origine d'une autre vie. Il nous en coûta d'entrer en celle-ci et nous en avons pleuré. Car nous avons dû dépouiller notre ancien voile en y entrant.

43.

Rien ne peut être vraiment pénible si cela n'a lieu qu'une seule fois. Y a-t-il une raison de craindre si longtemps quelque chose qui dure aussi peu ? Vivre longtemps ou peu de temps, c'est tout un au regard de la mort. Car ni le long ni le court ne peuvent s'appliquer aux choses qui ne sont plus. Aristote dut qu'il y a sur la rivière Hypanis[114], de petites bêtes qui ne vivent qu'un jour. Celle qui meurt à huit heures du matin, elle meurt dans sa jeunesse ; celle qui meurt à cinq heures du soir meurt en sa décrépitude. Qui ne se moquerait de voir tenir pour un bonheur ou un malheur un moment aussi court ? Et si nous comparons cela à l'éternité, à la durée des montagnes, des étoiles, des arbres et même de certains animaux, un peu plus ou un peu moins de vie, c'est aussi ridicule. 44.

La nature d'ailleurs nous y contraint : « Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y êtes entrés. Le passage qui fut le vôtre de la mort à la vie, sans souffrance et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. Votre mort est l'un des éléments de l'édifice de l'univers, c'est un élément de la vie du monde. Les mortels qui se sont transmis entre eux la vie,

Sont pareils aux coureurs se passant un flambeau.

[Lucrèce, II, 76-79]

45.

Pourquoi changerais-je pour vous ce bel agencement des choses ? La mort est la condition de votre création : elle fait partie de vous, et en la fuyant, vous vous fuyez vous-mêmes. Cette existence dont vous jouissez, appartient également à la mort et à la vie. Le jour de votre naissance est le premier pas sur le chemin qui vous mène à la mort aussi bien qu'à la vie. La première heure, en la donnant, entame la vie.

[Sénèque, Hercule furieux , III, 874]

En naissant nous mourons ; la fin vient du début.

[Manilius, Astronomiques , IV, 16]

46.

Tout ce que vous vivez, vous le dérobez à la vie, c'est à ses dépens. L'ouvrage continuel de votre vie, c'est de bâtir la mort. Vous êtes dans la mort pendant que vous êtes en vie, puisque vous êtes au-delà de la mort quand vous n'êtes plus en vie. Ou, si vous préférez ainsi : vous êtes mort [115]après la vie, mais pendant la vie même, vous êtes mourant ; et la mort affecte bien plus brutalement le mourant que le mort, plus vivement et plus profondément. Si vous avez tiré profit de la vie, vous devez en être repu, allez vous-en satisfait.

Pourquoi ne sors-tu pas de la vie en convive rassasié ?

[Lucrèce, III, 938]

47.

Si vous n'avez pas su en profiter, si elle vous a été inutile, que peut bien vous faire de l'avoir perdue ? À quoi bon la vouloir encore ?

Pourquoi donc cherches-tu à prolonger un temps

Que tu perdras toujours et achèveras sans fruit ?

[Lucrèce, II, 941-42]

La vie n'est en elle-même ni bien, ni mal. Le bien et le mal y ont la place que vous leur y donnez. Et si vous avez vécu ne serait-ce qu'un seul jour, vous avez tout vu : un jour est égal à tous les autres. Il n'y a point d'autre lumière ni d'autre nuit. Ce soleil, cette lune, les étoiles, cette ordonnance du monde, c'est de cela même que vos aïeux ont joui, et qui s'offrira[116] à vos petits-enfants. Vos pères n'en ont pas vu d'autre, Vos fils n'en verront pas non plus. [Manilius, I, 522-523]

48.

Et de toutes façons, la distribution et la variété des actes de ma comédie se présente en une année. Avez-vous remarqué que le mouvement de mes quatre saisons, embrasse l'enfance, l'adolescence, l'âge mûr et la vieillesse du monde ? Quand il a fait son tour, il ne sait rien faire d'autre que recommencer. Il en sera toujours ainsi.

Nous tournons dans un cercle où nous restons toujours !

[Lucrèce, III, 1080]

Et sur ses propres pas, l'année roule sur elle-même. [Virgile, Géorgiques, II, 402]

Je ne suis pas d'avis de vous forger de nouveaux passe-temps. Je n'ai plus rien pour toi que je puisse inventer Et de nouveaux plaisirs seront toujours les mêmes.

[Lucrèce, III, 944-45]

49.

Faites de la place aux autres, comme les autres en ont fait pour vous. L'égalité est le fondement de l'équité. Qui peut se plaindre d'être inclus dans un tout où tout le monde est inclus ? Vous aurez beau vivre, vous ne réduirez pas le temps durant lequel vous serez mort : cela n'est rien en regard de lui. Vous serez dans cet état qui vous fait peur, aussi longtemps que si vous étiez mort en nourrice :

Enclos dans une vie autant de siècles que tu veux,

La mort n'en restera pas moins éternelle. [Lucrèce, III, 1090-91]

Je vous mettrai dans une situation à laquelle vous ne verrez aucun inconvénient :

Ne sais-tu pas que la mort ne laissera

Aucun autre toi-même, vivant et debout,

déplorer sa propre perte ?

[Lucrèce, III, 885-887] [117]

50.

Et vous ne désirerez même plus la vie que vous regrettez tant :

Nul, en effet, ne songe à sa vie, à soi-même,

Et nul regret de nous ne vient nous affliger.

[Lucrèce, III, 919 et 922]

La mort est moins à craindre que rien – s'il peut y avoir quelque chose de moins que rien[118]. Elle ne nous concerne ni mort, ni vivant : vivant, puisque vous existez, et mort puisque vous n'existez plus. Personne ne meurt avant son heure. Le temps que vous abandonnez n'était pas plus le vôtre que celui d'avant votre naissance : il ne vous concerne pas plus que lui. Considère en effet qu'ils ne sont rien pour nous, Ces moments abolis d'avant l'éternité. [Lucrèce, III, 972-73]

51.

Quel que soit le moment où votre vie s'achève, elle y est toute entière. La valeur de la vie ne réside pas dans la durée, mais dans ce qu'on en a fait. Tel a vécu longtemps qui a pourtant peu vécu. Accordez-lui toute votre attention pendant qu'elle est en vous. Que vous ayez assez vécu dépend de votre volonté, pas du nombre de vos années. Pensiez-vous ne jamais arriver là où vous alliez sans cesse ? Il n'est pas de chemin qui n'ait d'issue. Et si la compagnie peut vous aider, le monde ne va-t-il pas du même train que vous ?

Toutes choses vous suivront dans la mort

[Lucrèce, III, 968]

52.

Tout ne va-t-il pas du même mouvement que le vôtre ? Y a-t-il quelque chose qui ne vieillisse pas en même temps que vous ? Mille hommes, mille animaux, et mille autres créatures meurent à l'instant même où vous mourrez. Car et la nuit au jour et le jour à la nuit

N'ont jamais succédé qu'on n'entende mêlés À des vagissements le bruit des morts qu'on pleure Et de leurs funérailles

[Lucrèce, II, 578 sq.

53.

À quoi bon reculer devant la mort si vous ne pouvez vous y soustraire ? Vous en avez bien vus qui se sont bien trouvés de mourir, échappant ainsi à de grandes misères. Mais quelqu'un qui n'y ait trouvé son compte, en avez-vous vu ? C'est vraiment d'une grande sottise que de condamner une chose que vous n'avez pas éprouvée, ni par vous-même, ni par l'entremise d'un autre. Pourquoi te plaindre de moi, et de ta destinée ? Te faisons-nous du tort ? Est-ce à toi de nous gouverner ou à nous de le faire de toi ? Même si ton âge n'a pas atteint son terme, ta vie elle, est achevée. Un petit homme est un homme complet, comme l'est un grand. 54.

Il n'y a pas d'instrument pour mesurer les hommes ni leurs vies. Chiron refusa l'immortalité, quand il eut connaissance des conditions qui y étaient mises, par le Dieu même du temps, et de la durée, Saturne, son père. Imaginez combien une vie éternelle serait plus difficile à supporter pour l'homme, et plus pénible, que celle que je lui ai donnée. Si vous ne disposiez de la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé. J'y ai à bon escient mêlé quelque peu d'amertume, pour vous dissuader, voyant la commodité de son usage, de l'adopter trop avidement et sans discernement. Pour vous maintenir dans cette modération que j'attends de vous : ne pas fuir la vie, ne pas reculer devant la mort, j'ai tempéré l'une et l'autre entre douceur et aigreur. 55.

J'ai enseigné à Thalès, le premier de vos sages, que vivre et mourir étaient équivalents. C'est pour cela que à celui qui lui demanda pourquoi donc il ne mourait pas, il répondit très sagement : « parce que cela n'a pas de sens ». L'eau, la terre, l'air, le feu, et les autres éléments qui forment mon édifice ne sont pas plus les instruments de ta vie que ceux de ta mort. Pourquoi craindre ton dernier jour ? Il ne donne pas plus de sens à ta mort que chacun des autres. Ce n'est pas le dernier pas fait qui cause la lassitude ; il la révèle seulement. Tous les jours mènent à la mort : le dernier y parvient. 56.

Voilà les bons conseils de notre mère la Nature. J'ai pensé souvent à cela : comment se fait-il que dans les guerres, le visage de la mort, qu'il s'agisse de nous ou qu'il s'agisse d'autrui, nous semble sans comparaison moins effroyable que dans nos propres maisons ? C'est qu'autrement ce ne serait qu'une armée de médecins et de pleurnichards. Je me suis demandé aussi, la mort étant toujours elle-même, comment il se faisait qu'il y ait beaucoup plus de sérénité parmi les villageois et les gens de basse condition que chez les autres. Je crois, en vérité, que ce sont les mines que nous prenons et les cérémonies effroyables dont nous l'entourons, qui nous font plus de peur qu'elle-même. 57.

Une toute nouvelle façon de vivre, les cris des mères, des femmes et des enfants, la visite de personnes stupéfaites et émues, l'assistance de nombreux valets pâles et éplorés, une chambre obscure, des cierges allumés, notre chevet assiégé par des médecins et des prêcheurs : en somme, effroi et horreur tout autour de nous. Nous voilà déjà ensevelis et enterrés. Les enfants ont peur même de leurs amis quand ils les voient masqués. De même pour nous. Il faut ôter le masque, aussi bien des choses que des personnes ; quand il sera ôté, nous ne trouverons dessous que cette même mort par laquelle un valet ou une simple chambrière passèrent dernièrement sans peur.

Heureuse la mort qui ne laisse le temps d'un tel appareillage !

Philosopher, c’est apprendre à mourir Philosophieren heißt sterben lernen To philosophize is to learn to die Filosofar é aprender a morrer Felsefe yapmak ölmeyi öğrenmektir

1.

Cicéron dit que philosopher n'est autre chose que de se préparer à la mort. Cicero says that philosophizing is nothing but preparing for death. C'est qu'en effet, l'étude et la contemplation tirent en quelque sorte notre âme en dehors de nous, et l'occupent indépendamment de notre corps, ce qui constitue une sorte d'apprentissage de la mort et offre une certaine ressemblance avec elle. Tatsächlich ziehen Studium und Kontemplation unsere Seele in gewisser Weise aus uns heraus und beschäftigen sie unabhängig von unserem Körper, was eine Art Lernen über den Tod darstellt und eine gewisse Ähnlichkeit mit ihm bietet. Indeed, study and contemplation somehow draw our soul outside of us, and occupy it independently of our body, which constitutes a kind of learning about death and offers a certain resemblance with her. C'est aussi que toute la sagesse et le raisonnement du monde se concentrent en ce point : nous apprendre à ne pas craindre de mourir. Es ist auch so, dass sich alle Weisheit und Argumentation der Welt auf diesen Punkt konzentriert: uns zu lehren, das Sterben nicht zu fürchten. 2.

En vérité, ou la raison se moque de nous, ou bien elle ne doit viser qu'à notre contentement, et tout son travail doit tendre en somme à nous faire bien vivre et vivre à notre aise, comme il est dit dans la Sainte Écriture. In Wahrheit macht sich entweder die Vernunft über uns lustig, oder sie muss nur auf unsere Zufriedenheit abzielen, und all ihre Arbeit muss kurz darauf abzielen, uns gut und bequem leben zu lassen, wie es in der Heiligen Schrift heißt. In truth, either reason makes fun of us, or else it must aim only at our satisfaction, and all its work must tend in short to make us live well and live at ease, as it is said in the Holy Scripture . Toutes les conceptions que l'on peut se faire du monde en arrivent là : le plaisir est notre but, même si les moyens d'y parvenir peuvent être divers – sinon, on les repousserait aussitôt. All the conceptions that we can have of the world arrive there: pleasure is our goal, even if the means to achieve it can be diverse - if not, we would reject them immediately. Car enfin, qui écouterait celui qui se proposerait comme objectif notre peine et notre mal-être ? Denn wer würde jemandem zuhören, der sich aufmacht, auf unseren Schmerz und unser Unwohlsein zu zielen? Because finally, who would listen to the one who would propose as objective our pain and our unhappiness?

3.

Les dissensions entre les sectes philosophiques là-dessus sont purement verbales. Die Meinungsverschiedenheiten zwischen philosophischen Sekten darüber sind rein verbaler Natur. The dissensions between the philosophical sects on this are purely verbal. «  Passons vite sur ces subtiles frivolités »  [Sénèque,  Épîtres , 117]   Il y a plus d'acharnement et d'agacerie qu'il ne convient à une aussi noble[84]profession. "Lassen Sie uns diese subtilen Frivolitäten schnell übergehen" [Seneca, Epistles, 117] Es gibt mehr Unerbittlichkeit und Ärger, als es einem so edlen [84] Beruf gebührt. "Let us pass quickly over these subtle frivolities" [Sénèque, Épîtres, 117] There is more relentlessness and agitation than it is appropriate for such a noble profession [84]. Mais quel que soit le personnage que l'homme s'efforce de jouer, il joue toujours aussi le sien propre en même temps[85]. Aber welchen Charakter auch immer der Mensch zu spielen versucht, er spielt gleichzeitig immer auch seinen eigenen. But whatever character the man tries to play, he always plays his own at the same time [85]. Quoi qu'ils en disent, dans la vertu même, le but ultime de notre démarche, c'est la volupté. Was auch immer sie sagen, in der Tugend selbst ist das ultimative Ziel unseres Ansatzes Wollust. Il me plaît de leur rebattre les oreilles avec ce mot, qui les contrarie si fort : s'il signifie quelque plaisir suprême, et contentement excessif, il s'obtient mieux par le secours de la vertu que par nul autre[86]. Es gefällt mir, ihre Ohren mit diesem Wort zu schlagen, das sie so sehr ärgert: Wenn es ein höchstes Vergnügen und übermäßige Zufriedenheit bedeutet, wird es besser mit Hilfe der Tugend erreicht als mit irgendeinem anderen. It pleases me to beat their ears with this word, which annoys them so strongly: if it signifies some supreme pleasure, and excessive contentment, it is obtained better by the aid of virtue than by any other. [86] 4.

Si elle est plus gaillarde, nerveuse, robuste et virile, cette volupté n'en est véritablement que plus voluptueuse. Wenn sie fröhlicher, nervöser, robuster und männlicher ist, ist diese Wollust wahrlich umso üppiger. If it is more spirited, nervous, robust, and manly, this pleasure is truly more delightful. Et nous aurions dû la nommer « plaisir », mot plus favorable, plus naturel et plus doux, plutôt que d'employer à son propos celui d'une « vigueur » – la vertu – comme nous l'avons fait[87]. And we should have called it 'pleasure,' a more favorable, more natural, and sweeter word, rather than using the word 'vigor' - virtue - as we did for it. 5. 5.

Si cette volupté inférieure avait mérité ce beau nom de plaisir, cela n'aurait pas été le résultat d'un privilège, mais d'une concurrence. Hätte diese minderwertige Wollust diesen schönen Namen Genuss verdient, wäre sie nicht das Ergebnis eines Privilegs, sondern einer Konkurrenz gewesen. If this inferior pleasure had deserved this beautiful name of pleasure, it would not have been the result of a privilege, but of competition. Car je lui trouve plus d'inconvénients et de difficultés qu'à la vertu Outre que son goût est plus momentané, plus mouvant et plus fragile, elle a ses veilles, ses jeûnes, ses travaux, elle implique la sueur et le sang. Denn ich finde darin mehr Unbequemlichkeiten und Schwierigkeiten als in der Tugend selbst. Abgesehen davon, dass ihr Geschmack momentaner, bewegender und zerbrechlicher ist, hat sie ihre Wachen, ihr Fasten, ihre Mühen, sie beinhaltet Schweiß und Blut. For I find more disadvantages and difficulties in it than in virtue. Besides, its taste is more momentary, more fleeting, and more fragile, it has its vigils, its fasts, its labors, it implies sweat and blood. Sans oublier des souffrances aiguës de toutes sortes, avec à ses côtés une satiété si lourde qu'elle équivaut à une pénitence. Ohne akute Leiden aller Art zu vergessen, begleitet von einer so schweren Sättigung, dass sie einer Buße gleichkommt. Not to mention acute sufferings of all kinds, with by its side a satiety so heavy that it amounts to a penance. 6.

Nous avons grand tort de penser que les incommodités du plaisir servent d'aiguillon et de condiment à sa douceur, comme on voit dans la nature que le contraire se vivifie par son contraire, et de dire, à propos de la vertu, que les mêmes conséquences et difficultés l'accablent, la rendent austère et inaccessible. We are very wrong to think that the inconveniences of pleasure serve as a spur and condiment to its sweetness, as we see in nature that the opposite is vivified by its opposite, and to say, with regard to virtue, that the same consequences and difficulties overwhelm it, make it austere and inaccessible. Car dans le cas de la vertu, bien mieux que dans le cas de la volupté, ces difficultés ennoblissent, aiguisent et rehaussent le plaisir divin et parfait qu'elle nous procure. Denn bei der Tugend, viel besser als bei der Wollust, veredeln, schärfen und steigern diese Schwierigkeiten die göttliche und vollkommene Lust, die sie uns verschafft. For in the case of virtue, much better than in the case of voluptuousness, these difficulties ennoble, sharpen and heighten the divine and perfect pleasure that it procures for us. 7. 7.

Celui qui met en balance son coût avec son profit est indigne de fréquenter la vertu : il n'en connaît ni les charme, ni le bon usage. Wer seine Kosten mit seinem Gewinn ausgleicht, ist es unwürdig, die Tugend zu verkehren: er kennt weder ihre Reize noch ihren richtigen Gebrauch. He who balances his cost with his profit is unworthy of frequenting virtue: he knows neither its charms nor its proper use. Ceux qui vous disent que sa quête est difficile et laborieuse, et sa jouissance agréable, que nous disent-ils en fait, sinon qu'elle est toujours désagréable ? Diejenigen, die Ihnen sagen, dass seine Suche schwierig und mühsam und sein Genuss angenehm ist, was sagen sie uns eigentlich, wenn nicht, dass es immer unangenehm ist? Those who tell you that its quest is difficult and laborious, and its enjoyment pleasant, what are they actually telling us, if not that it is always disagreeable? Car par quel moyen humain est-on jamais parvenu à sa jouissance ? For by what human means have we ever arrived at our enjoyment? Les plus parfaits se seraient contentés d'y aspirer, et de l'approcher sans la posséder… The most perfect would have contented themselves with aspiring to it, and approaching it without possessing it... 8. 8.

Mais non. But no. Ils se trompent Car de tous les plaisirs que nous connaissons, la poursuite même de celui-ci est plaisante. La qualité d'une entreprise est en rapport avec la qualité de l'objet poursuivi : cette qualité constitue une bonne partie de l'effet recherché, elle est de la même nature que lui. Die Qualität eines Unternehmens hängt mit der Qualität des angestrebten Ziels zusammen: Diese Qualität macht einen guten Teil der gewünschten Wirkung aus, sie ist ihr gleich. The quality of a business is related to the quality of the object pursued: this quality constitutes a good part of the desired effect, it is of the same nature as it. Le bonheur et la béatitude qui brillent dans la vertu remplissent toutes ses dépendances et les avenues qui y conduisent, de la première entrée à son ultime barrière. Das Glück und die Glückseligkeit, die in der Tugend erstrahlen, füllen all ihre Abhängigkeiten und die Zugänge, die zu ihr führen, vom ersten Eingang bis zu ihrer letzten Barriere. The happiness and bliss that shine in virtue fill all its dependencies and the avenues that lead to it, from the first entry to its ultimate barrier. Or, l'un des principaux bienfaits de la vertu, c'est le mépris de la mort, qui donne à notre vie une douce tranquillité, et nous en donne le goût pur et attachant, sans quoi toute autre volupté est fade. Nun, einer der Hauptvorteile der Tugend ist die Verachtung des Todes, die unserem Leben eine süße Ruhe verleiht und uns seinen reinen und liebenswerten Geschmack verleiht, ohne den alle anderen Wollust geschmacklos sind. Now, one of the main benefits of virtue is the contempt for death, which gives our life a sweet tranquility, and gives it a pure and appealing taste, without which any other pleasure is bland. [88]

9.

Voilà pourquoi c'est sur ce mépris de la mort que se rencontrent et viennent converger toutes les règles morales. Aus diesem Grund treffen und konvergieren alle moralischen Regeln auf diese Verachtung des Todes. This is why it is on this contempt for death that all moral rules meet and converge. Et bien qu'elles nous conduisent toutes aussi d'un commun accord à mépriser la douleur, la pauvreté et autres inconvénients auxquels la vie humaine est exposée, ce n'est pas un souci de même ordre ; ces inconvénients ne sont pas inéluctables : la plupart des hommes passent leur vie sans être confrontés à la pauvreté [89] ; d'autres ne connaîtront jamais la douleur et la maladie – comme Xénophile le Musicien, qui vécut cent six ans en parfaite santé. Und obwohl sie uns alle einmütig dazu bringen, den Schmerz, die Armut und andere Unannehmlichkeiten, denen das menschliche Leben ausgesetzt ist, zu verachten, ist es nicht ein Anliegen von derselben Art; diese Nachteile sind nicht zwangsläufig: Die meisten Männer verbringen ihr Leben, ohne mit Armut konfrontiert zu werden [89]; andere werden Schmerz und Krankheit nie kennen – wie Xenophilus der Musiker, der hundertsechs Jahre in perfekter Gesundheit lebte. And although they all lead us to despise pain, poverty, and other inconveniences to which human life is exposed in common agreement, it is not the same concern; these inconveniences are not inevitable: most people go through life without facing poverty; others will never know pain and illness - like Xenophile the Musician, who lived for a hundred and six years in perfect health. Et qu'après tout, au pis aller, la mort peut mettre fin et couper court, quand il nous plaira, à tous nos malheurs. And that, after all, at worst, death can end and cut short, when we please, all our misfortunes. La mort, elle, est inévitable. Death, on the other hand, is inevitable.

Nous sommes tous poussés vers le même endroit We are all being pushed towards the same place.

Notre sort à tous est agité dans l'urne[90] ; tôt ou tard Our fate is all stirred in the urn; sooner or later Il en sortira pour nous faire monter dans la barque de Caron[91] He will come out to get us into Caron's boat[91]

Vers la mort éternelle Towards eternal death

[Horace,  Odes , II, 3,25] [Horace, Odes, II, 3.25]

10. 10.

Et par conséquent, si elle nous fait peur, c'est un sujet de tourment continuel, qu'on ne peut soulager d'aucune façon. And therefore, if it frightens us, it is a subject of continual torment, which cannot be relieved in any way. Il n'est pas d'endroit où elle ne puisse nous rejoindre. There is no place where she cannot join us. Nous pouvons tourner la tête sans cesse d'un côté et de l'autre, comme en pays suspect : «  c'est le rocher qui est toujours suspendu sur la tête de Tantale » [92]. We can constantly turn our heads from one side to the other, as in suspicious country: “it is the rock which is always suspended over Tantalus's head” [92]. 11. 11.

Nos Parlements renvoient souvent les criminels sur le lieu de leur crime pour y être exécutés. Our Parliaments often send criminals back to the scene of their crime to be executed. Durant le voyage, promenez-les par de belles maisons, qu'ils fassent bonne chère autant qu'il vous plaira, During the journey, take them for walks through beautiful houses, let them cheer as much as you please, Les mets exquis de Sicile n'auront pas de saveur pour lui, The exquisite dishes of Sicily will have no flavor for him, Ni les chants d'oiseaux, ni la cithare Neither the songs of birds, nor the zither ne pourront lui rendre le sommeil. cannot restore him to sleep.

[Horace,  Odes , III, 1,18]

12. 12.

Pensez-vous qu'ils puissent s'en réjouir, et que le but ultime de leur voyage, leur étant constamment présent devant les yeux, ne leur ait altéré et affadi le goût pour tous ces agréments ? Do you think that they can rejoice in it, and that the ultimate goal of their trip, being constantly present to them, has not altered and dulled their taste for all these amenities? Il s'enquiert du chemin, compte les jours, He inquires about the way, counts the days, mesure sa vie à la longueur de la route, measures his life by the length of the road,

tourmenté par l'idée du supplice qui l'attend. tormented by the idea of the torture that awaits him. [Claudien,  In Rufinum , II, 137] [Claudian, In Rufinum, II, 137]

13           Le but de notre chemin, c'est la mort ; c'est l'objet inéluctable de notre destinée ; si elle nous effraie, comment faire un pas en avant sans être pris de fièvre ? 13 The goal of our journey is death; it is the inescapable object of our destiny; if it frightens us, how can we take a step forward without getting a fever? Le remède du vulgaire, c'est de ne pas y penser. The remedy for the vulgar is not to think about it. Mais de quelle stupidité de brute peut lui venir un aveuglement aussi grossier ? But from what brute stupidity can such gross blindness come to him? C'est brider l'âne par la queue. It is to bridle the donkey by the tail. Lui qui s'est mis dans la tête d'avancer à reculons. He who got it into his head to move backwards. [Lucrèce, IV, 472] [Lucretius, IV, 472]

14. 14.

Ce n'est pas étonnant s'il est si souvent pris au piège. It's no wonder he gets caught up so often. On fait peur aux gens rien qu'en appelant la mort par son nom, et la plupart se signent en l'entendant, comme s'il s'agissait du nom du diable. People are frightened just by calling death by its name, and most cross themselves upon hearing it, as if it were the name of the devil. Et parce qu'il figure dans les testaments, ils ne risquent pas d'y mettre la main avant que le médecin ne leur ait signifié leur fin imminente. And because it's in the wills, they're not likely to get their hands on it until the doctor tells them they're dying. Et Dieu sait alors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous l'affublent ! And God knows then, between pain and fear, with what good judgment they deck you out! 15.

Parce que cette syllabe frappait trop durement leurs oreilles, et que ce mot leur semblait mal venu, les Romains avaient appris à l'adoucir ou à le délayer en périphrases. Because this syllable struck their ears too hard, and the word seemed out of place to them, the Romans had learned to soften it or to dilute it in periphrases. Au lieu de dire «  il est mort » , ils disent «  il a cessé de vivre »  ou encore «  il a vécu  » Pourvu que ce soit le mot vie qu'ils emploient, fût-elle passée, ils sont rassurés. Instead of saying "he died", they say "he ceased to live" or even "he lived". Provided that this is the word life that they use, were it past, they are reassured. Nous en avons tiré notre expression «  feu Maître Jean  ». We took our expression “late Master Jean” from it.

16.

Mais peut-être que, comme on dit, le jeu en vaut la chandelle. But maybe, as they say, the game is worth the candle. Je suis né entre onze heures et midi, le dernier jour de février mille cinq cent trente trois (comme nous comptons maintenant, en commençant l'année en janvier)[93]. I was born between eleven o'clock and noon, the last day of February one thousand five hundred and thirty three (as we now count, beginning the year in January).[93] Il n'y a que quinze jours tout juste que j'ai dépassé les trente-neuf ans. It's only been two weeks since I turned thirty-nine. Et il m'en faut pour le moins encore autant… Ce serait de la folie que de s'embarrasser dès maintenant en pensant à des choses aussi éloignées. And I need at least as much ... It would be madness to embarrass yourself right now by thinking of things so far away. Mais quoi ! But what ! Les jeunes et les vieux abandonnent la vie de la même façon. Young and old give up life the same way. Nul n'en sort autrement que s'il venait d'y entrer à l'instant. No one comes out otherwise than if he had just entered it at the moment. Ajoutez à cela qu'il n'est pas un homme, si décrépit soit-il, qui ne pense avoir encore vingt ans devant lui, tant qu'il n'a pas atteint l'âge de Mathusalem ! Add to this that there is not a man, however decrepit, who does not think he still has twenty years ahead of him, as long as he has not reached the age of Methuselah! Et de plus, pauvre fou que tu es, qui t'a fixé le terme de ta vie ? And besides, poor fool that you are, who set the end of your life for you? Tu te fondes sur ce que disent[94] les médecins Regarde plutôt la réalité et l'expérience. You rely on what the doctors say [94] Look rather at reality and experience. Les choses étant ce qu'elles sont, c'est déjà une chance extraordinaire que tu sois en vie. Things being what they are, it's already an extraordinary chance that you are alive. 17.

Tu as déjà dépassé le terme habituel de la vie ! You have already passed the usual term of life! La preuve : compte, parmi ceux que tu connais, combien sont morts avant ton âge : ils sont plus nombreux que ceux qui l'ont dépassé. The proof: count, among those you know, how many died before your age: they are more numerous than those who exceeded it. Et parmi ceux dont la vie a été distinguée par la renommée, fais-en la liste, je gagerais bien d'en trouver plus qui sont morts avant qu'après trente-cinq ans. And of those whose lives have been distinguished by fame, list them, I'd bet I'd find more who died before than after thirty-five years. Il est raisonnable et pieux de se fonder sur l'humanité même de Jésus-Christ : et sa vie s'est achevée à trente-trois ans. It is reasonable and pious to rely on the very humanity of Jesus Christ: and his life ended at the age of thirty-three. Le plus grand des hommes, mais simplement homme, Alexandre, mourut aussi à cet âge-là. The greatest of men, but simply a man, Alexander, also died at this age.

18. 18.

Combien la mort a-t-elle de façons de nous surprendre ? How many ways does death surprise us?

Contre le danger à éviter Against the danger to avoid

Jamais on ne se garde suffisamment à toute heure. We never take enough care at all times.

[Horace,  Odes,  II, xiii, 13] [Horace, Odes, II, xiii, 13]

Je laisse à part les fièvres et les pleurésies Qui eût jamais pensé qu'un duc de Bretagne dût être étouffé par la foule, comme fut celui-là[95], à l'arrivée du pape Clément mon voisin[96], à Lyon ? I leave aside fevers and pleurisy Who would have ever thought that a duke of Brittany had to be smothered by the crowd, as this one was[95], on the arrival of Pope Clement, my neighbour[96], in Lyons? ? N'a-t-on pas vu un de nos rois tué en prenant part à un jeu[97] ? Have we not seen one of our kings killed while taking part in a game[97]? Et un de ses ancêtres ne mourut-il pas renversé par un pourceau[98] ? And did not one of his ancestors die knocked down by a swine? Eschyle, menacé par la chute d'une maison, a beau se tenir au-dehors, le voilà assommé par la carapace d'une tortue tombée des pattes d'un aigle au-dessus de lui[99]. Aeschylus, threatened by the fall of a house, stood outside in vain, he was stunned by the shell of a tortoise that had fallen from the legs of an eagle above him[99]. Cet autre mourut à cause d'un grain de raisin. This other died because of a grape. [100] Un empereur, d'une égratignure de peigne, alors qu'il se coiffait[101]. [100] An emperor, from the scratch of a comb, while combing his hair[101]. Emilius Lepidus mourut pour avoir heurté du pied le seuil de sa maison, et Aufidius pour s'être cogné, en entrant, contre la porte de la Chambre du Conseil. Emilius Lepidus died for having struck the threshold of his house with his foot, and Aufidius for having knocked himself, on entering, against the door of the Council Chamber. 19.

Quant à ceux qui moururent entre les cuisses des femmes, on peut citer : Cornelius Gallus, prêteur, Tiginillus, capitaine du Guet à Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonzague, marquis de Mantoue. As for those who died between the thighs of women, we can cite: Cornelius Gallus, moneylender, Tiginillus, captain of the Watch in Rome, Ludovic, son of Guy de Gonzague, marquis of Mantua. Pire encore : Speusippe, philosophe platonicien, et l'un de nos papes[102]. Worse still: Speusippus, Platonic philosopher, and one of our popes[102]. Le pauvre Bebius, juge, venait de donner un délai de huit jours à un plaignant : le voilà mort, son délai de vie à lui étant expiré aussi. Poor Bebius, the judge, had just given a plaintiff a week's delay: he was dead, his lifespan had also expired. Caius Julius, médecin, soignait les yeux d'un patient ; voilà la mort qui clôt les siens. Caius Julius, physician, was treating a patient's eyes; here is the death that closes his own. 20         Et si je dois me mêler à cela : un de mes frères, le capitaine Saint-Martin[103], âgé de vingt-trois ans, qui avait déjà donné des preuves de sa valeur, jouant à la paume[104], reçut la balle un peu au-dessus de l'oreille droite, sans qu'il y ait aucune trace de contusion ni de blessure ; il ne prit pas la peine de s'asseoir ni de se reposer. 20 And if I have to get involved in this: one of my brothers, Captain Saint-Martin[103], aged twenty-three, who had already given proof of his worth, playing tennis[104], received the bullet a little above the right ear, without any trace of bruising or injury; he didn't bother to sit down or rest. Mais cinq ou six heures plus tard, il mourut d'une apoplexie que ce coup lui avait causée. But five or six hours later, he died of an apoplexy caused by this blow. Avec ces exemples, si fréquents et si ordinaires, qui nous passent devant les yeux, comment serait-il possible de ne pas penser à la mort, au point qu'elle semble nous prendre sans cesse par le collet ? With these examples, so frequent and so ordinary, which pass before our eyes, how could it be possible not to think of death, to the point that it seems to take us constantly by the collar? 21.

Qu'importe, me direz-vous, la façon dont cela se fera, du moment qu'on ne s'en soucie pas. It doesn't matter, you will tell me, how it happens, as long as we don't care. Je suis de cet avis ; et quelle que soit la façon dont on puisse se mettre à l'abri de ses coups, fût-ce en prenant l'apparence d'un veau, je ne suis pas homme à reculer. I am of this opinion; and however one might shield oneself from his blows, were it by taking the form of a calf, I am not one to back down. Car il me suffit de passer mes jours à mon aise, et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si peu glorieux et si peu exemplaire que je vous semble. For it is enough for me to pass my days at my ease, and the best game that I can give myself, I take it, however inglorious and unexemplary as I seem to you.

J'aimerais mieux passer pour un fou, un incapable, I would rather pass for a madman, an incompetent, Si mes défauts me plaisent ou me font illusion, If my faults please me or deceive me,

Que d'être sage et d'enrager. Than to be wise and to enrage. [Horace,  Épîtres , II, 2,126]

22. 22.

Mais c'est une folie que de penser y parvenir par là. But it is madness to think of achieving it that way. Les gens vont et viennent, courent, dansent, et de la mort – nulle nouvelle. People come and go, run, dance, and death – no news. Tout cela est beau. All this is beautiful. Mais quand elle arrive, pour eux ou pour leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les prenant à l'improviste et sans défense, quels tourments ! But when it arrives, for them or for their wives, their children, their friends, taking them unawares and defenseless, what torments! Quels cris ! What cries! Quelle rage et quel désespoir les accablent ! What rage and what despair overwhelm them! Avez-vous jamais vu quelqu'un d'aussi humilié, d'aussi changé, de si confus ? Have you ever seen someone so humbled, so changed, so confused? Il faut se préparer à cela bien plus tôt. You have to prepare for this much earlier. Car pour une telle insouciance, qui est proprement celle des bêtes, si toutefois elle pouvait s'installer dans la tête d'un homme sensé, ce qui me semble tout à fait impossible, le prix à payer serait bien trop élevé. Because for such carelessness, which is properly that of beasts, if however it could settle in the head of a sensible man, which seems to me quite impossible, the price to pay would be far too high. 23.

S'il s'agissait d'un ennemi que l'on puisse éviter, je conseillerais d'employer les armes de la couardise. If it were an enemy that could be avoided, I would advise employing the weapons of cowardice. Mais puisque c'est impossible, puisqu'il vous attrape aussi bien, que vous soyez un poltron qui s'enfuit ou un homme d'honneur, But since it's impossible, since it catches you just as well, whether you're a coward running away or a man of honor, Certes il poursuit le lâche qui fuit et n'épargne pas les jarrets Certainly he pursues the fleeing coward and does not spare the hocks Ni le dos d'une jeunesse sans courage [105] . Nor the back of a youth without courage [105] . Et comme nulle cuirasse d'acier trempé ne vous protège, And since no cuirass of tempered steel protects you, Il a beau se cacher prudemment sous le fer et le bronze, He may hide prudently under iron and bronze,

La mort fera bientôt sortir cette tête pourtant si protégée. But death will soon bring out this head, so well protected.

[Properce, IV, 18] [Properce, IV, 18]

24.

Apprenons à soutenir de pied ferme cet ennemi et à le combattre. Let us learn to support this enemy firmly and to fight it. Et pour commencer, pour lui enlever son plus grand avantage contre nous, prenons une voie tout à fait contraire à celle que l'on prend couramment : ôtons-lui son étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-nous à lui, n'ayons rien d'aussi souvent en tête que la mort : à chaque instant, que notre imagination se la représente, et mettons-la sur tous les visages. And to begin with, to take away its greatest advantage against us, let's take a path quite contrary to the one we currently take: let's take away its strangeness, let's practice it, get used to it, let's have nothing as often in mind as death: at every moment, let our imagination imagine it, and put it on all faces. Quand un cheval fait un écart, quand une tuile tombe d'un toit, à la moindre piqûre d'épingle, répétons-nous : « Eh bien ! When a horse swerves, when a tile falls from a roof, at the slightest pinprick, we repeat: “Well! Et si c'était la mort elle-même ? What if it was death itself? » et là-dessus, raidissons-nous, faisons un effort sur nous-même. » and on that, stiffen up, make an effort on ourselves.

25.

Au beau milieu des fêtes et des plaisirs, ayons toujours en tête ce refrain qui nous fasse nous souvenir de notre condition, et ne nous laissons pas emporter si fort par le plaisir que ne nous revienne en mémoire de combien de façons cette allégresse est minée par la mort, et par combien d'endroits elle en est menacée. In the midst of celebrations and pleasures, let us always keep in mind this refrain that reminds us of our condition, and let us not let ourselves be so carried away by pleasure that we do not remember how many ways this joy is undermined by death, and in how many places it is threatened by it. Ainsi faisaient les Égyptiens quand, au beau milieu de leurs festins et de la meilleure chère, ils faisaient apporter le squelette d'un homme pour servir d'avertissement aux convives : So did the Egyptians when, in the midst of their feasts and the best cheer, they brought the skeleton of a man to serve as a warning to the guests: Imagine-toi que chaque jour est pour toi le dernier, Imagine that each day is your last,

Et tu seras comblé par chaque heure que tu n'espérais pas. And you will be fulfilled by every hour that you did not expect. [Horace,  Épîtres , I, 4]

26.

Puisque nous ne savons pas où la mort nous attend, attendons-la partout. Since we do not know where death awaits us, let us await it everywhere. Envisager la mort, c'est envisager la liberté. To contemplate death is to contemplate freedom. Qui a appris à mourir s'est affranchi de l'esclavage. Who has learned to die has freed himself from slavery. Il n'y a rien de mal dans la vie, pour celui qui a bien compris qu'en être privé n'est pas un mal. There is nothing wrong in life, for those who have understood that being deprived of it is not a bad thing. Savoir mourir nous affranchit de toute sujétion ou contrainte. Knowing how to die frees us from all subjection or constraint. Paul-Émile répondit à celui que le misérable roi de Macédoine, son prisonnier, lui envoyait pour le prier de ne pas le faire défiler dans son triomphe[106] : «  Qu'il s'en fasse la requête à lui-même ! Paul-Émile replied to the one whom the wretched King of Macedonia, his prisoner, sent to him to beg him not to parade him in his triumph[106]: "Let him make the request to himself!" » . » . [Plutarque,  Vie dePaul-Émile , XVIII]

27.

À vrai dire, en toute chose, si la nature n'y met un peu du sien, il y a peu de chances pour que l'art et l'habileté puissent aller bien loin. To tell the truth, in all things, if nature does not put a little of its own into it, there is little chance that art and skill can go very far. Je suis moi-même, non d'humeur noire, mais plutôt songe-creux. I am myself, not in a black mood, but rather in a pensive mood. Il n'est rien dans quoi je me sois toujours plus entretenu que l'idée de la mort – et même à l'époque la plus légère de mon existence : There is nothing in which I have always engaged more than the idea of death - even in the lightest time of my existence: Quand ma vie dans sa fleur jouissait de son printemps When my life in its prime was enjoying its spring

[Catulle, LXVIII, 16]

Au milieu des dames et des jeux, on me croyait occupé à digérer par devers moi quelque jalousie, ou l'incertitude de quelque espérance, alors que je songeais à je ne sais qui, surpris les jours précédents par une forte fièvre, et à sa fin, au sortir d'une fête semblable à celle-là, la tête pleine d'oisiveté, d'amour et du bon temps passé, comme moi – et que cela me pendait au nez à moi aussi. In the midst of ladies and games, I was thought to be busy digesting some jealousy on my part, or the uncertainty of some hope, while I was thinking of I don't know who, surprised the previous days by a high fever, and of his end, coming out of a party like this, with my head full of idleness, love and good times spent, like me – and that was hanging in my face too. Bientôt le présent sera passé Soon the present will be past

Et jamais plus nous ne pourrons le rappeler. And never again will we be able to remember it.

[Lucrèce, III, v. [Lucretius, III, c.

915]

28. 28.

Je ne ridais pas plus mon front à cette pensée que pour une autre. I did not furrow my brow any more at this thought than at another. Il est impossible que nous ne sentions pas d'entrée de jeu l'aiguillon de ces idées-là. It is impossible that we do not feel from the outset the sting of these ideas. Mais en les manipulant et les ressassant, à la longue, on finit sans doute par les apprivoiser. But by handling them and ruminating on them, in the end, we undoubtedly end up taming them. Car sinon, en ce qui me concerne, j'eusse été continuellement effrayé et agité : jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne se fit d'illusion sur sa durée. Otherwise, as far as I am concerned, I would have been continually frightened and agitated: never man was so suspicious of his life, never man had any illusions about its duration. La santé dont j'ai joui jusqu'à présent, solide et rarement en défaut, ne me l'allongent, pas plus que les maladies ne la raccourcissent. The health which I have enjoyed up to now, solid and rarely faulty, does not lengthen it for me any more than illnesses shorten it. À chaque instant, il me semble défaillir. At every moment, I seem to faint. Et je me répète sans cesse que tout ce qui peut être fait un autre jour le peut être dès aujourd'hui. And I keep telling myself that anything that can be done another day can be done today. En fait, les hasards de l'existence et ses dangers ne nous rapprochent que peu ou même pas du tout de notre fin. In fact, the hazards of existence and its dangers bring us little or even no closer to our end. Et si nous songeons un instant à combien il en reste de millions d'autres suspendus au-dessus de notre tête, en plus de celui qui semble nous menacer le plus, nous trouverons que, vigoureux ou fiévreux, sur mer comme dans nos maisons, dans la bataille comme dans la paix, elle nous est également proche. And if we think for a moment how many millions more remain hanging over our heads, besides the one that seems to threaten us most, we will find that, vigorous or feverish, at sea as in our homes, in battle as in peace, it is also close to us. « Aucun homme n'est plus fragile que son voisin, aucun n'est plus assuré du lendemain. “No man is more fragile than his neighbor, no one is more certain of tomorrow.” »  [Sénèque, Épîtres , XCI] » [Seneca, Letters, XCI]

29. 29.

Pour achever ce que j'ai à faire avant de mourir, le temps me paraît toujours trop court, même d'une heure[107]. Feuilletant l'autre jour mes papiers, quelqu'un trouva une note sur quelque chose que je voulais que l'on fît après ma mort. Je lui dis – et c'était la vérité – que n'étant qu'à une lieue de ma maison, vif et en bonne santé, je m'étais hâté de l'écrire là, n'étant pas sûr d'arriver jusque chez moi. I told him - and it was the truth - that being only a league from my house, lively and in good health, I hurried to write it there, not being sure of reaching home. Je suis un homme enveloppé par ses pensées, et qui en même temps les enferme en lui. I am a man surrounded by his thoughts, and at the same time, he locks them within him. Je suis donc à tout instant préparé autant que je puis l'être, et la mort, si elle survient, ne m'apprendra rien de plus. I am therefore always prepared as much as I can be, and death, if it comes, will not teach me anything more. 30.

Il faut toujours avoir ses bottes aux pieds et être prêt à partir, autant que faire se peut, et surtout, veiller à ce qu'en cet instant on n'ait à s'occuper que de soi. One must always have their boots on and be ready to leave, as much as possible, and above all, make sure that at that moment one only has to take care of oneself. Pourquoi, infatigables que nous sommes, Why, tireless as we are,

Dans une vie bien courte former tant de projets ? In such a short life, make so many plans?

[Horace,  Odes , II, 16,17]

Car nous aurons alors bien assez à faire, pour ne pas y avoir besoin d'un surcroît. For we will then have more than enough to do, so as not to need any extra burden. Tel se plaint, plus que de la mort de ce qu'il est privé d'une belle victoire. One complains more about the loss of a beautiful victory than of death. Tel autre qu'il lui faut s'en aller sans avoir marié sa fille, ou surveillé l'éducation de ses enfants. Another that he must leave without having married off his daughter, or supervised the education of his children. L'un regrette la compagnie de sa femme, l'autre celle de son fils, qui faisaient les agréments essentiels de leur existence. 31.

Je suis pour l'heure dans un état tel, Dieu merci, que je puis m'en aller quand il lui plaira, sans regretter quoi que ce soit[108]. Je dénoue tout ce qui m'attache : mes adieux sont quasi[109] faits, sauf pour moi. Jamais homme ne se prépara à quitter le monde plus simplement et plus complètement, et ne s'en détacha plus universellement que je ne m'efforce de le faire. Never did a person prepare to leave the world more simply and completely, and detach themselves more universally than I try to do. Les morts les plus mortes sont les plus saines. The most dead deaths are the healthiest. [110] [110]

Malheureux, ô malheureux que je suis, disent-ils, Unhappy, oh unhappy that I am, they say,

Un seul jour m'enlève tous mes biens, et tant de charmes de la vie. A single day takes away all my possessions, and so many charms of life. [Lucrèce, III, v. [Lucretius, III, v.

898]

Et le bâtisseur,

Mes œuvres demeurent inachevées,

Énormes murs qui menacent ruine. Enormous walls that threaten to ruin.

[Virgile,  Énéide , IX, 88] [Virgil, Aeneid, IX, 88]

32. 32.

Il ne faut pas faire de projets de si longue haleine, ou du moins avec tant d'ardeur que l'on souffrira de ne pas en voir la fin. One should not make such long-term plans, or at least with so much zeal that one will suffer from not seeing the end of it. Nous sommes nés pour agir[111] : We are born to act:

Quand je mourrai, que je sois surpris au milieu de mon travail. When I die, may I be surprised in the middle of my work.

[Ovide,  Amours , II, 10,36]

Je veux qu'on agisse, et qu'on allonge les tâches de la vie autant qu'on le peut ; je veux que la mort me trouve en train de planter mes choux, sans me soucier d'elle, et encore moins de mon jardin inachevé. I want actions to be taken, and for the tasks of life to be extended as much as possible; I want death to find me in the act of planting my cabbages, without worrying about it, and even less about my unfinished garden. J'en ai vu mourir un qui, étant à la dernière extrémité, se plaignait constamment de ce que sa destinée coupait le fil de l'histoire qu'il tenait prête sur le quinzième ou seizième de nos rois. I saw one dying who, in his last moments, constantly complained that his destiny was cutting short the thread of the history he had prepared about the fifteenth or sixteenth of our kings. Ils n'ajoutent pas : They do not add: « Mais le regret de tous ces biens

Ne te suit pas et ne demeure pas attaché à tes restes ».

[Lucrèce, III, 90]

33.

Il faut se défaire de ces idées vulgaires et nuisibles. De même qu'on a mis les cimetières auprès des églises, et dans les lieux les plus fréquentés de la ville, pour accoutumer, disait Lycurgue, le peuple, les femmes et les enfants à ne pas s'effaroucher devant un homme mort, et afin que le spectacle continuel d'ossements, de tombeaux, et de convois funèbres nous rappellent notre condition. Just as cemeteries were placed near churches and in the most frequented places of the city, in order to accustom, as Lycurgus said, the people, women, and children not to be frightened by a dead person, and so that the continuous spectacle of bones, tombs, and funeral processions remind us of our condition. Bien plus, c'était la coutume jadis d'égayer les festins Moreover, it was once the custom to enliven feasts Par des meurtres, d'y mêler le cruel spectacle By mixing in the cruel spectacle of murders. Des combats de gladiateurs qui souvent tombaient

Jusque sur les coupes et inondaient les tables de sang.

[Silius Italicus, XI, 51]

34.

Les Égyptiens, après leurs festins, faisaient présenter aux convives une grande image de la mort, par quelqu'un qui criait :  « Bois, réjouis-toi, car voilà comment tu seras quand tu seras mort ». Aussi ai-je pris moi-même l'habitude d'avoir continuellement la mort présente, non seulement dans mon imagination, mais aussi à la bouche. Et il n'est rien dont je m'informe aussi volontiers que de la mort des gens : quelle parole ils ont proférée, quel visage et quelle contenance il y ont eu. And there's nothing I like to know more about than people's deaths: what words they've spoken, what face and countenance they've put on. Et ce sont les passages que je scrute le plus dans les histoires. On voit bien, par les exemples dont je farcis mon texte, que j'ai une affection particulière pour ce sujet. Si j'étais un faiseur de livres, je ferais un registre commenté des morts de toutes sortes. Qui apprendrait aux hommes à mourir leur apprendrait à vivre. Whoever teaches men to die teaches them to live.

Dicéarque en fit un de ce genre, mais à une autre fin, et moins utile.

35.

On me dira que la réalité de la mort dépasse tellement l'imagination qu'il n'y a pas d'escrime, si belle soit-elle, qui ne se montre dérisoire, quand on en arrive là. I'll be told that the reality of death is so far beyond the imagination that there is no fencing, however beautiful, that doesn't prove derisory when it comes down to it. Mais laissons dire ces gens-là : la méditation préalable offre à coup sûr de grands avantages. But let's leave these people to their own devices: pre-meditation certainly offers great advantages. Et puis encore : est-ce rien d'arriver au moins jusque-là sans encombre, et sans trouble ? And then there's the question of whether it's all right to make it this far without a hitch or a hiccup. Mais il y a plus encore ; la nature elle-même nous tend la main et nous encourage. S'il s'agit d'une mort courte et violente, nous n'avons pas le temps de la craindre. Et si elle est différente, je m'aperçois qu'au fur et à mesure que je m'enfonce dans la maladie, je me mets naturellement à éprouver du dédain envers la vie. Je me rends compte qu'il m'est bien plus difficile de me faire à cette acceptation de la mort quand je suis en bonne santé que quand je vais mal. I realize that it's much harder for me to come to terms with death when I'm healthy than when I'm unwell. Et comme je ne tiens plus autant aux agréments de la vie dès lors que je commence à en perdre l'usage et n'en éprouve plus de plaisir, je trouve de ce fait la mort beaucoup moins effrayante. 36.

Cela me fait espérer que plus je m'éloignerai de celle-là, et plus je m'approcherai de celle-ci, plus je m'accommoderai facilement d'échanger l'une pour l'autre. This makes me hope that the further I move away from this one, and the closer I get to that one, the more easily I'll be able to exchange one for the other. De même que j'ai éprouvé en plusieurs occasions ce que dit César[112], que les choses nous paraissent souvent plus grandes de loin que de près : ainsi j'ai constaté que quand j'étais en bonne santé, j'éprouvais une horreur bien plus grande à l'égard des maladies que lorsque j'en étais atteint. Just as I have experienced on several occasions what Caesar says[112], that things often seem greater to us from afar than up close: so I have found that when I was in good health, I felt a far greater horror towards illnesses than when I was afflicted with them. L'allégresse dans laquelle je suis, le plaisir et la force que je ressens, me font paraître l'autre état si disproportionné à celui-ci, que par imagination je grossis de moitié ses désagréments de moitié, et les trouve bien plus pénibles que quand je les ai sur les épaules. The elation in which I am, the pleasure and strength I feel, make the other state seem so disproportionate to this one, that by imagination I magnify its inconveniences by half, and find them far more painful than when I have them on my shoulders. J'espère qu'il en sera de même, pour moi, de la mort. I hope the same will be true of death. 37.

Observons, par ces changements et déclins ordinaires que nous subissons, comment la nature nous dissimule la vue de notre perte et de notre déchéance. Let us observe, through these ordinary changes and declines that we undergo, how nature conceals from us the sight of our loss and decay. Que reste-t-il à un vieillard de la vigueur de sa jeunesse et de sa vie passée ? What does an old man have left of the vigour of his youth and past life?

Hélas !

Quelle part de vie reste-t-il aux vieillards ?

[Pseudo-Gallus, I, 16]

38.

À un soldat de sa garde, épuisé et abîmé, qui était venu lui demander la permission de mettre fin à ses jours, César répondit : «  Tu penses donc être en vie ? To a soldier of his guard, exhausted and battered, who had come to ask permission to end his life, Caesar replied: "So you think you're alive? »  Si nous tombions tout à coup dans l'état sénile, je ne crois pas que nous serions capables de supporter un tel changement. "If we suddenly fell into the senile state, I don't think we'd be able to withstand such a change. Mais conduits par la main de la nature, par une pente douce et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous enveloppe dans ce misérable état, et nous y apprivoise. But led by the hand of nature, by a gentle and as if insensible slope, little by little, degree by degree, it envelops us in this miserable state, and tames us to it. Aussi ne sentons-nous aucune secousse quand la jeunesse meurt en nous, ce qui est véritablement une mort plus cruelle que n'est la mort complète d'une vie languissante, et que n'est la mort de la vieillesse ; car le saut du mal-être au non-être n'est pas aussi grand que celui d'un être doux et florissant à une état pénible et douloureux. So we feel no jolt when youth dies within us, which is truly a crueler death than is the complete death of a languishing life, and than is the death of old age; for the leap from ill-being to non-being is not as great as that from a gentle and flourishing being to a painful and distressing state. 39.

Notre corps courbé et plié en deux a moins de force pour soutenir un fardeau : notre âme aussi. Our body, bent and folded in two, has less strength to support a burden: so does our soul. Il faut la redresser et l'opposer à l'effort de cet adversaire, car s'il est impossible qu'elle trouve le repos pendant qu'elle est sous sa menace, si elle se raffermit, au contraire, elle peut se vanter (ce qui est pour ainsi dire au-delà de notre condition humaine) de ne pas trouver en elle l'inquiétude, les tourments et la peur, ou même le moindre déplaisir. It must be straightened up and opposed to the efforts of this adversary, for while it is impossible for it to find rest while under his threat, if it becomes firm, on the contrary, it can boast (which is, so to speak, beyond our human condition) that it will not find within itself worry, torment and fear, or even the slightest displeasure. Rien n'ébranle sa fermeté, Nothing can shake his firmness, Ni le visage menaçant d'un tyran, Ni l'Auster faisant rage en mer Adriatique Nor the Auster raging in the Adriatic Sea Ni Jupiter à la main porte-foudre. Nor Jupiter with his thunderbolt hand.

[Horace,  Odes , III, iii, 3-6]

40.

Ainsi l'âme devient-elle maîtresse de ses passions et de ses concupiscences, elle domine le besoin[113], la honte, la pauvreté et toutes les autres injustices du sort. Profitons de cet avantage si nous le pouvons : c'est la vraie et souveraine liberté, celle qui nous permet de braver la force, l'injustice et de nous moquer des prisons et des chaînes. Let's make the most of this advantage if we can: it's true and sovereign freedom, the freedom that allows us to defy force and injustice, and to laugh at prisons and chains. Fers aux pieds et aux mains, je te ferai garder

Par un geôlier farouche. By a fierce jailer.

– Un dieu m'affranchira Dis plutôt : je mourrai.

En la mort tout finit.

[Horace,  Épîtres , I, XVI, 76-78]

41.

Notre religion n'a pas eu de fondement humain plus sûr que le mépris de la vie. Our religion has had no surer human foundation than contempt for life. La raison elle-même nous y conduit : pourquoi redouter de perdre une chose qui une fois perdue ne peut plus être regrettée ? Reason itself leads us to it: why fear losing something that, once lost, can no longer be regretted? Mais de plus, puisque nous sommes menacés de tant de sortes de mort, ne vaut-il pas mieux en affronter une que les craindre toutes ? But moreover, since we are threatened with so many kinds of death, isn't it better to face one than fear them all? Qu'est-ce que cela peut bien nous faire de savoir quand elle arrivera, puisqu'elle est inévitable ? À celui qui disait à Socrate : «  Les trente tyrans t'ont condamné à mort »  il répondit : «  Eux, c'est la Nature. 42.

Qu'il est sot de nous tourmenter à propos du moment où nous serons dispensé de tout tourment ! How foolish to torment ourselves about the moment when we will be exempt from all torment! C'est par notre naissance que toutes choses sont nées ; de même la mort fera mourir toutes choses. Il est donc aussi fou de pleurer parce que nous ne vivrons pas dans cent ans que de pleurer parce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La mort est l'origine d'une autre vie. Il nous en coûta d'entrer en celle-ci et nous en avons pleuré. It cost us to enter this one, and we wept for it. Car nous avons dû dépouiller notre ancien voile en y entrant. For we had to strip off our old veil as we entered.

43.

Rien ne peut être vraiment pénible si cela n'a lieu qu'une seule fois. Nothing can be really painful if it only happens once. Y a-t-il une raison de craindre si longtemps quelque chose qui dure aussi peu ? Vivre longtemps ou peu de temps, c'est tout un au regard de la mort. Car ni le long ni le court ne peuvent s'appliquer aux choses qui ne sont plus. Aristote dut qu'il y a sur la rivière Hypanis[114], de petites bêtes qui ne vivent qu'un jour. Aristotle said that on the river Hypanis[114], there are small beasts that only live for a day. Celle qui meurt à huit heures du matin, elle meurt dans sa jeunesse ; celle qui meurt à cinq heures du soir meurt en sa décrépitude. Qui ne se moquerait de voir tenir pour un bonheur ou un malheur un moment aussi court ? Who wouldn't laugh at the fact that such a short time is considered happiness or misfortune? Et si nous comparons cela à l'éternité, à la durée des montagnes, des étoiles, des arbres et même de certains animaux, un peu plus ou un peu moins de vie, c'est aussi ridicule. 44.

La nature d'ailleurs nous y contraint : « Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y êtes entrés. Le passage qui fut le vôtre de la mort à la vie, sans souffrance et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. The passage you made from death to life, without suffering or fear, do it again from life to death. Votre mort est l'un des éléments de l'édifice de l'univers, c'est un élément de la vie du monde. Les mortels qui se sont transmis entre eux la vie,

Sont pareils aux coureurs se passant un flambeau.

[Lucrèce, II, 76-79]

45.

Pourquoi changerais-je pour vous ce bel agencement des choses ? Why should I change this beautiful arrangement for you? La mort est la condition de votre création : elle fait partie de vous, et en la fuyant, vous vous fuyez vous-mêmes. Cette existence dont vous jouissez, appartient également à la mort et à la vie. Le jour de votre naissance est le premier pas sur le chemin qui vous mène à la mort aussi bien qu'à la vie. La première heure, en la donnant, entame la vie.

[Sénèque,  Hercule furieux , III, 874]

En naissant nous mourons ; la fin vient du début. When we are born, we die; the end comes from the beginning.

[Manilius,  Astronomiques , IV, 16]

46.

Tout ce que vous vivez, vous le dérobez à la vie, c'est à ses dépens. L'ouvrage continuel de votre vie, c'est de bâtir la mort. Vous êtes dans la mort pendant que vous êtes en vie, puisque vous êtes au-delà de la mort quand vous n'êtes plus en vie. Ou, si vous préférez ainsi : vous êtes mort [115]après la vie, mais pendant la vie même, vous êtes mourant ; et la mort affecte bien plus brutalement le mourant que le mort, plus vivement et plus profondément. Or, if you prefer it this way: you are dead [115]after life, but during life itself, you are dying; and death affects the dying far more brutally than the dead, more keenly and more deeply. Si vous avez tiré profit de la vie, vous devez en être repu, allez vous-en satisfait.

Pourquoi ne sors-tu pas de la vie en convive rassasié ? Why don't you leave life a satisfied guest?

[Lucrèce, III, 938]

47.

Si vous n'avez pas su en profiter, si elle vous a été inutile, que peut bien vous faire de l'avoir perdue ? If you didn't take advantage of it, if it was useless, what do you care if you lost it? À quoi bon la vouloir encore ?

Pourquoi donc cherches-tu à prolonger un temps

Que tu perdras toujours et achèveras sans fruit ?

[Lucrèce, II, 941-42]

La vie n'est en elle-même ni bien, ni mal. Le bien et le mal y ont la place que vous leur y donnez. Good and evil have the place you give them. Et si vous avez vécu ne serait-ce qu'un seul jour, vous avez tout vu : un jour est égal à tous les autres. Il n'y a point d'autre lumière ni d'autre nuit. Ce soleil, cette lune, les étoiles, cette ordonnance du monde, c'est de cela même que vos aïeux ont joui, et qui s'offrira[116] à vos petits-enfants. Vos pères n'en ont pas vu d'autre, Vos fils n'en verront pas non plus. [Manilius, I, 522-523]

48.

Et de toutes façons, la distribution et la variété des actes de ma comédie se présente en une année. And in any case, the cast and variety of acts in my comedy are presented in one year. Avez-vous remarqué que le mouvement de mes quatre saisons, embrasse l'enfance, l'adolescence, l'âge mûr et la vieillesse du monde ? Have you noticed that the movement of my four seasons embraces the world's childhood, adolescence, middle age and old age? Quand il a fait son tour, il ne sait rien faire d'autre que recommencer. When he's done his turn, he knows nothing but to do it all over again. Il en sera toujours ainsi.

Nous tournons dans un cercle où nous restons toujours !

[Lucrèce, III, 1080]

Et sur ses propres pas, l'année roule sur elle-même. [Virgile, Géorgiques, II, 402]

Je ne suis pas d'avis de vous forger de nouveaux passe-temps. I'm not in the business of forging new hobbies. Je n'ai plus rien pour toi que je puisse inventer I've got nothing left for you that I can invent Et de nouveaux plaisirs seront toujours les mêmes.

[Lucrèce, III, 944-45]

49.

Faites de la place aux autres, comme les autres en ont fait pour vous. L'égalité est le fondement de l'équité. Equality is the foundation of fairness. Qui peut se plaindre d'être inclus dans un tout où tout le monde est inclus ? Who can complain about being included in a whole where everyone is included? Vous aurez beau vivre, vous ne réduirez pas le temps durant lequel vous serez mort : cela n'est rien en regard de lui. No matter how long you live, you won't reduce the time you spend dead: it's nothing compared to it. Vous serez dans cet état qui vous fait peur, aussi longtemps que si vous étiez mort en nourrice : You'll be in this frightening state for as long as if you'd died in the nursery:

Enclos dans une vie autant de siècles que tu veux,

La mort n'en restera pas moins éternelle. Death will remain eternal. [Lucrèce, III, 1090-91]

Je vous mettrai dans une situation à laquelle vous ne verrez aucun inconvénient :

Ne sais-tu pas que la mort ne laissera

Aucun autre toi-même, vivant et debout,

déplorer sa propre perte ? mourning its own loss?

[Lucrèce, III, 885-887] [117]

50.

Et vous ne désirerez même plus la vie que vous regrettez tant : And you won't even want the life you miss so much:

Nul, en effet, ne songe à sa vie, à soi-même, Indeed, no one thinks about his life, about himself,

Et nul regret de nous ne vient nous affliger. And we have no regrets.

[Lucrèce, III, 919 et 922]

La mort est moins à craindre que rien – s'il peut y avoir quelque chose de moins que rien[118]. Death is less to fear than anything - if there can be anything less than nothing[118]. Elle ne nous concerne ni mort, ni vivant : vivant, puisque vous existez, et mort puisque vous n'existez plus. It concerns us neither dead nor alive: alive, since you exist, and dead, since you no longer exist. Personne ne meurt avant son heure. Le temps que vous abandonnez n'était pas plus le vôtre que celui d'avant votre naissance : il ne vous concerne pas plus que lui. Considère en effet qu'ils ne sont rien pour nous, Ces moments abolis d'avant l'éternité. [Lucrèce, III, 972-73]

51.

Quel que soit le moment où votre vie s'achève, elle y est toute entière. Wherever your life ends, it's all there. La valeur de la vie ne réside pas dans la durée, mais dans ce qu'on en a fait. The value of life lies not in how long it lasts, but in what we do with it. Tel a vécu longtemps qui a pourtant peu vécu. One who has lived long has lived little. Accordez-lui toute votre attention pendant qu'elle est en vous. Give her your full attention while she's inside you. Que vous ayez assez vécu dépend de votre volonté, pas du nombre de vos années. Whether you've lived long enough depends on your will, not on the number of years you've lived. Pensiez-vous ne jamais arriver là où vous alliez sans cesse ? Did you think you'd never get where you were going? Il n'est pas de chemin qui n'ait d'issue. There's no path that doesn't have a way out. Et si la compagnie peut vous aider, le monde ne va-t-il pas du même train que vous ? And if the company can help you, isn't the world on the same train as you?

Toutes choses vous suivront dans la mort

[Lucrèce, III, 968]

52.

Tout ne va-t-il pas du même mouvement que le vôtre ? Y a-t-il quelque chose qui ne vieillisse pas en même temps que vous ? Mille hommes, mille animaux, et mille autres créatures meurent à l'instant même où vous mourrez. Car et la nuit au jour et le jour à la nuit

N'ont jamais succédé qu'on n'entende mêlés Have never succeeded each other without being heard mixed up À des vagissements le bruit des morts qu'on pleure Et de leurs funérailles

[Lucrèce, II, 578 sq.

53.

À quoi bon reculer devant la mort si vous ne pouvez vous y soustraire ? What's the point of backing away from death if you can't avoid it? Vous en avez bien vus qui se sont bien trouvés de mourir, échappant ainsi à de grandes misères. You've seen many who have found it easy to die, thus escaping great misery. Mais quelqu'un qui n'y ait trouvé son compte, en avez-vous vu ? But have you seen anyone who hasn't had a good time? C'est vraiment d'une grande sottise que de condamner une chose que vous n'avez pas éprouvée, ni par vous-même, ni par l'entremise d'un autre. Pourquoi te plaindre de moi, et de ta destinée ? Te faisons-nous du tort ? Are we harming you? Est-ce à toi de nous gouverner ou à nous de le faire de toi ? Is it up to you to govern us or up to us to govern you? Même si ton âge n'a pas atteint son terme, ta vie elle, est achevée. Un petit homme est un homme complet, comme l'est un grand. 54.

Il n'y a pas d'instrument pour mesurer les hommes ni leurs vies. Chiron refusa l'immortalité, quand il eut connaissance des conditions qui y étaient mises, par le Dieu même du temps, et de la durée, Saturne, son père. Imaginez combien une vie éternelle serait plus difficile à supporter pour l'homme, et plus pénible, que celle que je lui ai donnée. Si vous ne disposiez de la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé. If you didn't have death at your disposal, you'd curse me endlessly for depriving you of it. J'y ai à bon escient mêlé quelque peu d'amertume, pour vous dissuader, voyant la commodité de son usage, de l'adopter trop avidement et sans discernement. I've wisely mixed in a little bitterness, to dissuade you, seeing the convenience of its use, from adopting it too eagerly and indiscriminately. Pour vous maintenir dans cette modération que j'attends de vous : ne pas fuir la vie, ne pas reculer devant la mort, j'ai tempéré l'une et l'autre entre douceur et aigreur. To keep you in the moderation I expect from you: not shying away from life, not shrinking from death, I've tempered both between sweetness and bitterness. 55.

J'ai enseigné à Thalès, le premier de vos sages, que vivre et mourir étaient équivalents. C'est pour cela que à celui qui lui demanda pourquoi donc il ne mourait pas, il répondit très sagement :  « parce que cela n'a pas de sens ». That's why, when asked why he didn't die, he wisely replied: "Because it doesn't make sense". L'eau, la terre, l'air, le feu, et les autres éléments qui forment mon édifice ne sont pas plus les instruments de ta vie que ceux de ta mort. Pourquoi craindre ton dernier jour ? Il ne donne pas plus de sens à ta mort que chacun des autres. Ce n'est pas le dernier pas fait qui cause la lassitude ; il la révèle seulement. It's not the last step taken that causes weariness; it only reveals it. Tous les jours mènent à la mort : le dernier y parvient. 56.

Voilà les bons conseils de notre mère la Nature. J'ai pensé souvent à cela : comment se fait-il que dans les guerres, le visage de la mort, qu'il s'agisse de nous ou qu'il s'agisse d'autrui, nous semble sans comparaison moins effroyable que dans nos propres maisons ? I've often thought about this: why is it that in war, the face of death, whether it's us or someone else, seems incomparably less appalling than in our own homes? C'est qu'autrement ce ne serait qu'une armée de médecins et de pleurnichards. Otherwise it would just be an army of doctors and whiners. Je me suis demandé aussi, la mort étant toujours elle-même, comment il se faisait qu'il y ait beaucoup plus de sérénité parmi les villageois et les gens de basse condition que chez les autres. I also wondered, since death is always itself, how it was that there was so much more serenity among villagers and people of low status than among others. Je crois, en vérité, que ce sont les mines que nous prenons et les cérémonies effroyables dont nous l'entourons, qui nous font plus de peur qu'elle-même. I think, in truth, it's the mines we take and the appalling ceremonies with which we surround her that frighten us more than her. 57.

Une toute nouvelle façon de vivre, les cris des mères, des femmes et des enfants, la visite de personnes stupéfaites et émues, l'assistance de nombreux valets pâles et éplorés, une chambre obscure, des cierges allumés, notre chevet assiégé par des médecins et des prêcheurs : en somme, effroi et horreur tout autour de nous. A whole new way of life, the cries of mothers, wives and children, the visits of stunned and moved people, the assistance of many pale and grieving valets, a darkened room, lit candles, our bedside besieged by doctors and preachers: in short, dread and horror all around us. Nous voilà déjà ensevelis et enterrés. We're already buried. Les enfants ont peur même de leurs amis quand ils les voient masqués. Children are even afraid of their friends when they see them wearing masks. De même pour nous. Il faut ôter le masque, aussi bien des choses que des personnes ; quand il sera ôté, nous ne trouverons dessous que cette même mort par laquelle un valet ou une simple chambrière passèrent dernièrement sans peur. We need to remove the mask, both from things and people; when it's off, all we'll find underneath is the same death through which a valet or a simple chambermaid recently passed without fear.

Heureuse la mort qui ne laisse le temps d'un tel appareillage !