Part (8)
Je contemplai donc ces vastes et beaux espaces, éclairés par le paisible clair de lune, qui devint presque aussi lumineux que le jour. Dans cette douce lumière, les lointaines collines se confondaient, et les ombres des vallées et des gorges étaient d'un noir de velours. Cette beauté pure m'apaisa : chaque respiration m'apportait paix et réconfort. Tandis que j'étais penché à la fenêtre, mon regard fut attiré par un mouvement à l'étage du dessous, sur ma gauche, là où j'imaginais, d'après l'arrangement des pièces, que donnait la fenêtre de la chambre du Comte. La fenêtre où je me tenais était haute et profonde derrière ses meneaux de pierre, et même si elle était marquée par les assauts des intempéries, elle était encore en bon état, même si son encadrement était à l'évidence très ancien. Je me reculai, et regardai attentivement. Je vis le Comte qui passait la tête par la fenêtre. Je ne vis pas son visage, mais je reconnus sa nuque, son dos et sa façon de bouger les bras. En tout cas, je ne pouvais me tromper sur ses mains, que j'avais déjà eu tant d'occasions d'étudier. D'abord, je fus intéressé et même quelque peu amusé : il est étonnant de constater combien un homme peut s'amuser de peu de choses lorsqu'il est prisonnier. Mais mon sentiment se changea en répulsion et en terreur quand je vis l'homme sortir entièrement de la fenêtre et commencer à ramper le long du mur du château, au-dessus de ce terrible gouffre, la tête en bas, son manteau s'étalant de part et d'autre de lui tel deux grandes ailes. Au début je ne pus en croire mes yeux. Je pensais à un tour que me jouait la pleine lune, à un effet curieux des ombres, mais je continuai à regarder : il ne s'agissait pas d'une illusion. Je voyais les doigts et les orteils qui s'agrippaient au bord des pierres, que les années avaient débarrassées de leur mortier, et, profitant de chaque aspérité, il descendit très rapidement, comme un lézard le long d'un mur. Quelle sorte d'homme est-ce là, ou quelle sorte de créature sous l'apparence d'un homme ? La terreur que j'éprouve pour cet horrible endroit me paralyse, j'ai peur, affreusement peur – et je ne puis m'enfuir ; je suis environné d'horreurs auxquelles je n'ose pas songer… 15 mai Une fois de plus, j'ai vu le comte sortir à la manière d'un lézard. Il a descendu de biais une centaine de pieds vers la gauche, puis il a disparu dans quelque trou ou fenêtre. Quand sa tête eût disparu, je me penchai en avant pour essayer d'en voir plus, mais sans y parvenir : la distance était trop importante pour que je puisse avoir un bon angle de vue. Je savais qu'il avait quitté le château, et je pensais que c'était une bonne occasion d'explorer le lieu plus complètement que je n'avais osé le faire jusqu'ici. Je retournai dans ma chambre, pris une lampe, et essayai toutes les portes. Elles étaient toutes verrouillées, comme je m'y attendais, et je vis que toutes les serrures étaient relativement récentes. Je descendis l'escalier de pierre et gagnai le hall par lequel j'étais entré dans le château. Je vis que je pouvais facilement tirer les verrous et enlever les chaînes, mais la porte était fermée à clef, et la clef n'était pas dans la serrure ! Elle devait être dans la chambre du Comte. Je devrais guetter le moment où cette pièce ne serait pas fermée, afin de pouvoir m'emparer de la clef et m'enfuir. J'entrepris de faire un examen complet des divers escaliers et passages, et d'essayer toutes les portes qui s'y trouvaient. Une ou deux petites pièces à côté du hall d'entrée étaient ouvertes, mais il n'y avait rien à y voir à part de vieux meubles couverts de poussière et mangés par les mites. Enfin, je trouvai une porte en haut de l'escalier, qui semblait verrouillée, mais cédait un peu lorsque je la poussai. J'appuyai plus fort, et me rendis compte qu'elle n'était pas réellement fermée, et que la résistance venait du fait que les gonds s'étaient légèrement affaissés, et que la lourde porte reposait donc sur le sol. C'était là une opportunité que je risquais de ne pas rencontrer à nouveau : je m'employai donc à l'ouvrir, et après beaucoup d'efforts, je parvins à la pousser suffisamment pour pouvoir entrer. J'étais maintenant dans une aile du château qui se trouvait plus à droite que les pièces que je connaissais, et un étage plus bas. Je regardai par les fenêtres et pus me rendre compte que cette enfilade de pièces se trouvait dans la partie sud du château ; les fenêtres de la dernière pièce s'ouvrant à la fois sur l'ouest et sur le sud. Des deux côtés, elles donnaient sur un grand précipice. Le château était bâti sur le coin d'un gigantesque rocher, si bien que sur trois de ses côtés, il était quasiment imprenable. De grandes fenêtres se trouvaient là, que nulle fronde, nul arc, nulle couleuvrine ne pouvait atteindre ; cette partie du château était donc lumineuse et confortable, par rapport aux autres pièces qui devaient être mieux protégées. A l'ouest s'étendait une grande vallée, et au-delà, de grandes montagnes déchiquetées, les pics s'élançant les uns sur les autres, la roche abrupte parsemée de frênes et d'arbustes, dont les racines s'accrochaient dans les fentes et les fissures de la pierre. Il s'agissait évidemment d'une partie du château qui était occupée jadis par des dames , car les meubles étaient plus confortables que tous ceux que j'avais vus jusque-là. Il n'y avait pas de rideaux aux fenêtres, et le clair de lune, pénétrant dans la pièce à travers les fenêtres à losanges, permettait de voir même les couleurs, tandis qu'il atténuait en quelque sorte l'impression donnée par la poussière qui couvrait tout, et masquait dans une certaine mesure les ravages du temps et des mites. Ma lampe semblait assez inutile dans ce brillant clair de lune, mais j'étais heureux de l'avoir avec moi, car je ressentais en cet endroit une terrible solitude qui me glaçait le cœur et mettait mes nerfs à rude épreuve. Et pourtant, c'était mieux que cette vie solitaire dans ces pièces que j'avais appris à détester en raison de la présence du Comte, et après avoir maîtrisé mes nerfs, je me sentis envahi par une douce quiétude. J'étais là assis à une petite table, où certainement dans le
passé, une belle dame s'était assise pour écrire quelque maladroite lettre d'amour, avec force émois et rougissements ; et je rapportais dans mon journal en sténographie tout ce qui s'était passé depuis la dernière fois que je l'avais refermé. Voilà bien là les progrès du XIXème siècle ! Et pourtant, à moins que mes sens ne me trompent, les siècles passés avaient, et ont encore, un charme qui leur est propre et que la « modernité » ne peut pas tuer. Plus tard, matin du 16 mai – Dieu préserve ma santé mentale, car c'est tout ce qu'il me reste. La sécurité, ou l'assurance de la sécurité, appartiennent au passé. Tant que je vis ici, je n'ai qu'une seule chose à espérer : ne pas devenir fou, en espérant ne pas l'être déjà. Si je suis sain d'esprit, alors il est terrifiant d'imaginer que de toutes les choses maudites qui rôdent ici, le Comte est pour moi la moins terrible ; et que c'est de lui seul que je peux attendre le salut, même si ce doit être en servant ses desseins. Grand Dieu, Dieu miséricordieux ! Aide-moi à garder mon calme, sinon c'est sans aucun doute la folie qui m'attend. Je commence à comprendre certaines choses, qui jusqu'ici étaient pour moi déconcertantes. Jusqu'à maintenant, je n'avais jamais bien su ce que voulait dire Shakespeare quand il faisait dire à Hamlet : « Ici, mes tablettes ! car il importe d'y noter… », etc1. Car maintenant, je sens que mon cerveau est sur le point d'exploser, ou qu'il a reçu le choc qui lui sera fatal, et je me tourne vers mon journal pour y trouver le repos. Le fait d'y inscrire tout précisément sera pour moi source d'apaisement. J'avais été effrayé lorsque le Comte m'avait adressé son mystérieux avertissement, mais je le suis plus encore maintenant que j'y repense, et il conservera toujours sur moi un terrible ascendant. Je ne dois plus jamais mettre en doute ce qu'il pourra me dire ! Après avoir écrit dans mon journal, et avoir, Dieu merci, remis dans ma poche ce dernier ainsi que le crayon, j'eus envie de dormir. L'avertissement du Comte me revint à l'esprit, mais je pris un malin plaisir à lui désobéir. Le sommeil me gagnait. Le doux clair de lune m'apaisait, et les vastes espaces que je voyais au-dehors me donnaient une sensation de liberté qui me revigorait. Je décidai de ne pas rentrer ce soir dans ces sinistres chambres enténébrées, mais de dormir ici, où les dames de jadis s'étaient assises, avaient chanté et vécu leurs vies paisibles, tandis que leur cœur se serrait à la pensée de leurs hommes partis mener des guerres sans merci. Je tirai un grand canapé du coin où il se trouvait, afin de pouvoir profiter, une fois couché, de la belle vue vers l'est et le sud, et, sans me soucier de la poussière, je me préparai à dormir. Je suppose que je me suis endormi ; à vrai dire, je l'espère, mais je crains que non, car tout ce qui suivit alors fut incroyablement réel – tellement réel que même maintenant, assis ici dans la clarté du soleil matinal, je ne puis croire qu'il ne se fût agi que d'un rêve. Je n'étais pas seul. La pièce n'avait en aucune façon changé depuis que j'y étais entré ; je pouvais voir sur le sol, le brillant clair de lune, et mes propres empreintes là où j'avais dérangé la très ancienne couche de poussière. Eclairées par les rayons de lune, en face de moi, se tenaient trois jeunes femmes ; des aristocrates d'après leurs vêtements et leurs manières. Lorsque je les vis, je pensai d'abord que j'étais en train de rêver, car bien qu'elles fussent éclairées par la lune, elles ne projetaient aucune ombre sur le sol. Elles s'approchèrent de moi, me regardèrent pendant un moment, et se mirent à murmurer. Deux d'entre elles étaient brunes, avec un nez aquilin comme le Comte, et de grands yeux noirs et perçants, qui semblaient presque rouges par contraste avec la pâle lueur de la lune. La troisième avait le teint clair, aussi clair qu'il est possible, avec une abondante chevelure blonde ondulée, et des yeux pareils à de pâles saphirs. Il me semblait d'une façon ou d'une autre connaître son visage, et l'associer à quelque peur cauchemardesque, mais je ne pus sur le moment me souvenir dans quelles circonstances. Toutes trois avaient des dents blanches qui brillaient comme des perles entre leurs lèvres voluptueuses rouges comme des rubis. Il y avait quelque chose en elles qui me mettait mal à l'aise, une attirance à laquelle se mêlait une terrible peur. Je sentais au fond de mon cœur que je brûlais d'une envie malsaine de sentir sur mes lèvres leurs lèvres rouges. C'est mal d'écrire cela ; peut-être un jour Mina lira-t-elle ces mots et alors cela lui causera du chagrin, mais c'est la vérité. Elles murmuraient entre elles, puis elles se mirent soudain à rire – un rire tellement argenté et musical, mais plus dur que ne le fut jamais son sorti de lèvres humaines. C'était comme le bruit à la fois délicat et intolérable d'un doigt cruel jouant sur le bord d'un verre à eau. La fille blonde secoua la tête avec coquetterie tandis que les deux autres la poussaient. L'une d'entre elles dit : « Allez ! Tu seras la première, tu en as le droit, et nous suivrons. » La deuxième ajouta : « Il est jeune et fort, il y aura des baisers pour chacune de nous. » J'étais étendu, tranquille, les regardant à travers mes paupières à demi fermées, rongé par une 1[Hamlet, Acte I, Scène V, traduction par François Guizot (1787 – 1874) https://fr.wikisource.org/wiki/Hamlet/Traduction_Guizot,_1864/Acte_I]
impatience exquise.