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Bram Stoker - Dracula, Part (38)

Part (38)

» Le pauvre amour était, à l'évidence, terrifié par quelque chose - terrifié au plus haut point; je crois réellement que si je n'avais pas été à côté de lui pour lui servir d'appui, il se serait effondré. Il ne cessait de regarder ; un homme sortit de la boutique avec un petit paquet, et le donna à la dame, dont la voiture démarra. L'homme sombre garda les yeux rivés sur elle, et quand la voiture remonta Piccadilly, il marcha dans cette direction, et héla un fiacre. Jonathan continuait de le suivre des yeux, et dit, comme pour lui-même : « Je crois qu'il s'agit du Comte, mais il a rajeuni. Mon Dieu, si c'est le cas ! Oh mon Dieu ! Mon Dieu ! Si seulement je savais ! Si je savais ! » Il se tourmentait tant que je ne jugeai pas prudent de lui poser des questions qui risquaient de l'enfermer dans cette idée fixe, aussi je gardai le silence. Je le tirai en arrière, calmement, et lui, tenant mon bras, me suivit docilement. Nous marchâmes encore un peu, puis nous entrâmes et nous assîmes un moment dans Green Park. C'était un jour chaud d'automne, et nous trouvâmes une place confortable à l'ombre. Après plusieurs minutes à regarder dans le vide, Jonathan ferma les yeux et il s'endormit paisiblement, sa tête sur mon épaule. Je songeai que c'était sans doute ce qui valait le mieux pour lui, et je le laissai dormir. Au bout d'une vingtaine de minutes, il s'éveilla, et me dit assez gaiement : « Mais, Mina, qu'est- ce qui m'a pris de m'endormir ? Pardonne-moi cette grossièreté. Viens, nous allons prendre une tasse de thé quelque part. » Il avait, manifestement, tout oublié du sombre étranger, tout comme dans sa maladie il avait oublié tout ce que cet épisode avait fait remonter à sa mémoire. Je n'aime pas du tout cette amnésie, qui pourrait provoquer ou aggraver des lésions cérébrales. Je ne dois pas lui poser de question, car je crains de lui faire plus de mal que de bien ; mais il faut que d'une manière ou d'une autre j'apprenne ce qui s'est passé pendant son voyage. Le temps est venu, je le crains, d'ouvrir ce paquet et de savoir ce que Jonathan a écrit dans son carnet. Oh Jonathan, tu me pardonneras si j'ai tort, je le sais, car je le fais par amour pour toi. Plus tard : Un triste retour à la maison, à plus d'un titre - la maison vidée de cette chère âme qui a été si bonne pour nous; Jonathan encore pâle et étourdi après la rechute de sa maladie; et maintenant ce télégramme d'un certain Van Helsing, que je ne connais pas : « Vous serez peiné d'apprendre que Mrs Westenra est morte il y a cinq jours, et que Lucy est morte avant-hier. Les deux ont été enterrées aujourd'hui. » Oh, quel torrent de chagrin dans ces quelques mots ! Pauvre Mrs Westenra ! Pauvre Lucy ! Parties, parties, sans retour ! Et pauvre, pauvre Arthur, qui se voit arracher toute la douceur de sa vie ! Que Dieu nous aide tous à supporter nos épreuves. Journal du Docteur Seward, 22 septembre Tout est fini. Arthur a rejoint le Roi, et a emmené Quincey Morris avec lui. Quel garçon charmant que ce Quincey ! Je parierais qu'il a été affecté par la mort de Lucy autant que nous tous, mais il a traversé cette épreuve avec une résistance morale digne d'un Viking. Si l'Amérique est capable d'engendrer de tels hommes, elle deviendra une grande puissance mondiale, assurément. Van Helsing s'est allongé, afin de prendre un peu de repos en prévision de son voyage. Il retourne à Amsterdam

ce soir, mais il dit qu'il revient demain soir; qu'il veut simplement prendre certaines dispositions qui ne peuvent être prises que par lui en personne. Il doit me rejoindre ensuite, s'il le peut; il dit qu'il a du travail à faire à Londres, qui peut lui prendre un peu de temps. Pauvre vieux ! Je crains que la pression de la semaine dernière n'ait brisé son mental d'acier. Pendant toute la durée des funérailles, j'ai vu qu'il a pris sur lui de manière terrible. Quand ce fut terminé, nous tenions compagnie à Arthur, qui, le pauvre, parlait de la part qu'il avait prise à la transfusion sanguine dans les veines de Lucy; et je voyais le visage de Van Helsing blêmir et s'empourprer tour à tour. Arthur disait que depuis cette transfusion, il avait l'impression qu'ils étaient vraiment mariés et qu'elle était son épouse devant Dieu. Personne ne souffla mot sur les autres transfusions, et personne ne le fera jamais. Arthur et Quincey partirent ensemble à la gare, et Van Helsing et moi vînmes ici. Lorsque nous nous retrouvâmes seuls dans la voiture, il donna libre cours à une véritable crise d'hystérie. Il l'a toujours nié depuis, et a toujours prétendu qu'il s'agissait de son sens de l'humour poussé à l'extrême par les circonstances. Il rit jusqu'aux larmes, et je dus tirer les rideaux de peur que quelqu'un nous voie et ne le prenne en mauvaise part; puis il pleura, jusqu'à se remettre à rire, et rit et pleura en même temps, comme le font les femmes. J'essayai de me montrer ferme avec lui, comme il faut le faire avec les femmes dans ce genre de circonstances, mais cela n'eut aucun effet. Les hommes et les femmes sont très différents dans les manifestations de force ou de faiblesse nerveuse ! Enfin son visage redevint ferme et grave, et je lui demandai la raison de son hilarité, à un tel moment. Sa réponse fut d'une certaine manière assez typique de lui, car elle était logique, forte et mystérieuse. Il dit : « Ah, vous ne comprenez pas, mon ami John. Ne vous imaginez pas que je ne suis pas triste, sous prétexte que je ris. Vous voyez, j'ai pleuré même quand le rire me secouait. Mais ne pensez pas davantage que je sois tout désolé sous prétexte que je pleure, car je ris malgré tout. Gardez toujours à l'esprit qu'un rire qui frappe à la porte et demande « Puis-je entrer » ? n'est pas un véritable rire. Non, le rire véritable est un roi, et il va et vient comme il l'entend. Il n'a besoin de la permission de personne; et il ne s'encombre pas des convenances. Il dit : « Je suis là ». Tenez, par exemple, mon coeur se déchire en enterrant cette douce jeune fille; je donne mon sang pour elle, bien que je sois vieux et fatigué; je donne mon temps, ma compétence, mon sommeil; je délaisse mes autres patients pour me dévouer à elle. Et pourtant, je suis capable de rire sur le bord-même de sa tombe - de rire lorsque la pelle du bedeau jette la terre sur son cercueil, et que la pelletée fait comme un bruit sourd sur mon coeur, de rire jusqu'à ce que le sang monte à mes joues. Mon coeur saigne pour ce pauvre garçon - ce cher garçon, qui aurait eu exactement le même âge que mon propre fils, si j'avais été assez heureux pour ne pas le perdre, et qui a les mêmes cheveux et les mêmes yeux que lui. Eh oui; vous savez maintenant pourquoi je lui suis si attaché. Et pourtant quand il dit ces choses qui touchent au vif mon coeur de mari, et font vibrer mon coeur de père plus qu'aucun autre jeune homme - pas même vous, cher John, car nous sommes plus comme des collègues que comme un père et son fils- même à un tel moment, le Roi Rire s'abat sur moi et crie et beugle à mon oreille. « Je suis là! Je suis là! » jusqu'à ce que le sang finisse son tour et ramène à mes joues un peu du soleil qu'il transporte avec lui. Oh, ami John, c'est un monde étrange, un monde triste, un monde plein de souffrances, d'inquiétudes et de tourments; et pourtant quand le Roi Rire arrive, il fait tout danser au rythme de l'air qu'il joue. Les coeurs saignants, et les ossements secs du cimetière, et les larmes brûlantes - tout danse la gigue à la musique qu'il fait de sa bouche sans sourire. Et croyez-moi, ami John, c'est par bonté et par miséricorde qu'il nous visite ainsi. Ah, nous autres hommes et femmes nous sommes comme des cordes tendues, qu'on tire par les deux bouts. Et puis les larmes coulent; et, comme la pluie sur les cordes, elles nous raidissent encore, jusqu'à ce que la tension risque d'être trop forte et que nous cassions. Mais le Roi Rire vient alors comme un rayon de soleil, et il apaise la tension; et nous supportons grâce à lui de reprendre notre fardeau, quel qu'il soit. » Je ne voulais pas le blesser en lui disant que je ne comprenais pas son idée, mais, comme je ne voyais pas très bien la cause de son rire, je le lui demandai. Comme il me répondait, son visage se ferma, et il dit d'un ton très différent : « Oh, c'était l'ironie sinistre de tout cela - cette si charmante demoiselle, avec sa guirlande de fleurs, aussi belle que la vie - et nous qui en venions à nous demander si elle était vraiment morte; elle gisait dans cette maison de marbre si précieuse, dans ce cimetière solitaire, où reposent tant de membres de sa lignée, et notamment sa mère qu'elle aimait, et dont elle était aimée, et ce glas sacré qui sonnait, si triste et si lent; et ces hommes d'église, avec leurs vêtements angéliques, faisant semblant de lire des livres, mais sans être capable de garder les yeux sur les pages; et nous tous avec la tête basse. Et tout ça pour quoi ? Elle est morte; alors ! N'est-ce pas ? » « Eh bien, sur ma vie, Professeur », dis-je, « Je ne vois rien qui prête à rire dans tout ceci. En fait, votre explication rend la chose encore plus intrigante à mes yeux. Et même si la cérémonie avait été comique, qu'en est-il du pauvre Art et de sa peine ? Il avait le coeur tout simplement brisé. » « Justement. N'a-t-il pas dit que la transfusion de sang avait fait d'elle son épouse ? » « Oui, et cela était une idée douce et réconfortante pour lui. » « En effet. Mais il y a une difficulté, ami John. Si c'est le cas, qu'en est-il des autres ? Ho, ho ! Alors cela fait de cette douce jeune fille une polyandre, et moi, avec ma pauvre femme qui est morte pour moi, mais vivante selon la loi de l'Eglise, bien que sans connaissance - eh bien, cela fait de moi, qui suis l'époux fidèle de cette non-épouse, un bigame ! » « Je ne vois pas ce qui prête à rire ici non plus », dis-je, et je lui en voulais un peu de dire de pareilles choses. Il laissa sa main sur mon bras, et dit : « Cher John, pardonnez-moi, c'est la douleur. Je n'ai pas montré mes sentiments à ceux que cela pouvait heurter, mais seulement à vous, mon vieil ami, car je peux vous faire confiance. Si vous aviez pu voir au fond de mon coeur au moment où j'avais envie de rire, et aussi au moment où le rire m'a envahi; si vous pouviez voir au fond de mon coeur maintenant que le Roi Rire a remballé sa couronne, et tous ses attributs - car il part loin, loin de moi, et pour très, très longtemps - peut-être que vous me plaindriez encore plus que vous ne plaignez les autres. » Je fus touché par la tendresse de son intonation, et lui demandai pourquoi. « Parce que je sais ! » Et maintenant, nous voici tous dispersés; et pour beaucoup d'entre nous, une profonde solitude va se poser sur nos toits et nous couver de ses ailes. Lucy repose dans le tombeau de sa famille, un mausolée princier dans un cimetière isolé, bien loin de notre Londres grouillante; où l'air est frais, où le soleil se lève sur Hampstead Hill, et où les fleurs sauvages poussent à leur gré. Je peux mettre un point final à ce journal… Dieu seul sait si j'en écrirai un autre un jour.

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» Le pauvre amour était, à l'évidence, terrifié par quelque chose - terrifié au plus haut point; je crois réellement que si je n'avais pas été à côté de lui pour lui servir d'appui, il se serait effondré. Il ne cessait de regarder ; un homme sortit de la boutique avec un petit paquet, et le donna à la dame, dont la voiture démarra. L'homme sombre garda les yeux rivés sur elle, et quand la voiture remonta Piccadilly, il marcha dans cette direction, et héla un fiacre. Jonathan continuait de le suivre des yeux, et dit, comme pour lui-même : « Je crois qu'il s'agit du Comte, mais il a rajeuni. Mon Dieu, si c'est le cas ! Oh mon Dieu ! Mon Dieu ! Si seulement je savais ! Si je savais ! » Il se tourmentait tant que je ne jugeai pas prudent de lui poser des questions qui risquaient de l'enfermer dans cette idée fixe, aussi je gardai le silence. Je le tirai en arrière, calmement, et lui, tenant mon bras, me suivit docilement. Nous marchâmes encore un peu, puis nous entrâmes et nous assîmes un moment dans Green Park. C'était un jour chaud d'automne, et nous trouvâmes une place confortable à l'ombre. Après plusieurs minutes à regarder dans le vide, Jonathan ferma les yeux et il s'endormit paisiblement, sa tête sur mon épaule. Je songeai que c'était sans doute ce qui valait le mieux pour lui, et je le laissai dormir. Au bout d'une vingtaine de minutes, il s'éveilla, et me dit assez gaiement : « Mais, Mina, qu'est- ce qui m'a pris de m'endormir ? Pardonne-moi cette grossièreté. Viens, nous allons prendre une tasse de thé quelque part. » Il avait, manifestement, tout oublié du sombre étranger, tout comme dans sa maladie il avait oublié tout ce que cet épisode avait fait remonter à sa mémoire. Je n'aime pas du tout cette amnésie, qui pourrait provoquer ou aggraver des lésions cérébrales. Je ne dois pas lui poser de question, car je crains de lui faire plus de mal que de bien ; mais il faut que d'une manière ou d'une autre j'apprenne ce qui s'est passé pendant son voyage. Le temps est venu, je le crains, d'ouvrir ce paquet et de savoir ce que Jonathan a écrit dans son carnet. Oh Jonathan, tu me pardonneras si j'ai tort, je le sais, car je le fais par amour pour toi. Plus tard : Un triste retour à la maison, à plus d'un titre - la maison vidée de cette chère âme qui a été si bonne pour nous; Jonathan encore pâle et étourdi après la rechute de sa maladie; et maintenant ce télégramme d'un certain Van Helsing, que je ne connais pas : « Vous serez peiné d'apprendre que Mrs Westenra est morte il y a cinq jours, et que Lucy est morte avant-hier. Les deux ont été enterrées aujourd'hui. » Oh, quel torrent de chagrin dans ces quelques mots ! Pauvre Mrs Westenra ! Pauvre Lucy ! Parties, parties, sans retour ! Et pauvre, pauvre Arthur, qui se voit arracher toute la douceur de sa vie ! Que Dieu nous aide tous à supporter nos épreuves. Journal du Docteur Seward, 22 septembre Tout est fini. Arthur a rejoint le Roi, et a emmené Quincey Morris avec lui. Quel garçon charmant que ce Quincey ! Je parierais qu'il a été affecté par la mort de Lucy autant que nous tous, mais il a traversé cette épreuve avec une résistance morale digne d'un Viking. Si l'Amérique est capable d'engendrer de tels hommes, elle deviendra une grande puissance mondiale, assurément. Van Helsing s'est allongé, afin de prendre un peu de repos en prévision de son voyage. Il retourne à Amsterdam

ce soir, mais il dit qu'il revient demain soir; qu'il veut simplement prendre certaines dispositions qui ne peuvent être prises que par lui en personne. Il doit me rejoindre ensuite, s'il le peut; il dit qu'il a du travail à faire à Londres, qui peut lui prendre un peu de temps. Pauvre vieux ! Je crains que la pression de la semaine dernière n'ait brisé son mental d'acier. Pendant toute la durée des funérailles, j'ai vu qu'il a pris sur lui de manière terrible. Quand ce fut terminé, nous tenions compagnie à Arthur, qui, le pauvre, parlait de la part qu'il avait prise à la transfusion sanguine dans les veines de Lucy; et je voyais le visage de Van Helsing blêmir et s'empourprer tour à tour. Arthur disait que depuis cette transfusion, il avait l'impression qu'ils étaient vraiment mariés et qu'elle était son épouse devant Dieu. Personne ne souffla mot sur les autres transfusions, et personne ne le fera jamais. Arthur et Quincey partirent ensemble à la gare, et Van Helsing et moi vînmes ici. Lorsque nous nous retrouvâmes seuls dans la voiture, il donna libre cours à une véritable crise d'hystérie. Il l'a toujours nié depuis, et a toujours prétendu qu'il s'agissait de son sens de l'humour poussé à l'extrême par les circonstances. Il rit jusqu'aux larmes, et je dus tirer les rideaux de peur que quelqu'un nous voie et ne le prenne en mauvaise part; puis il pleura, jusqu'à se remettre à rire, et rit et pleura en même temps, comme le font les femmes. J'essayai de me montrer ferme avec lui, comme il faut le faire avec les femmes dans ce genre de circonstances, mais cela n'eut aucun effet. Les hommes et les femmes sont très différents dans les manifestations de force ou de faiblesse nerveuse ! Enfin son visage redevint ferme et grave, et je lui demandai la raison de son hilarité, à un tel moment. Sa réponse fut d'une certaine manière assez typique de lui, car elle était logique, forte et mystérieuse. Il dit : « Ah, vous ne comprenez pas, mon ami John. Ne vous imaginez pas que je ne suis pas triste, sous prétexte que je ris. Vous voyez, j'ai pleuré même quand le rire me secouait. Mais ne pensez pas davantage que je sois tout désolé sous prétexte que je pleure, car je ris malgré tout. Gardez toujours à l'esprit qu'un rire qui frappe à la porte et demande « Puis-je entrer » ? n'est pas un véritable rire. Non, le rire véritable est un roi, et il va et vient comme il l'entend. Il n'a besoin de la permission de personne; et il ne s'encombre pas des convenances. Il dit : « Je suis là ». Tenez, par exemple, mon coeur se déchire en enterrant cette douce jeune fille; je donne mon sang pour elle, bien que je sois vieux et fatigué; je donne mon temps, ma compétence, mon sommeil; je délaisse mes autres patients pour me dévouer à elle. Et pourtant, je suis capable de rire sur le bord-même de sa tombe - de rire lorsque la pelle du bedeau jette la terre sur son cercueil, et que la pelletée fait comme un bruit sourd sur mon coeur, de rire jusqu'à ce que le sang monte à mes joues. Mon coeur saigne pour ce pauvre garçon - ce cher garçon, qui aurait eu exactement le même âge que mon propre fils, si j'avais été assez heureux pour ne pas le perdre, et qui a les mêmes cheveux et les mêmes yeux que lui. Eh oui; vous savez maintenant pourquoi je lui suis si attaché. Et pourtant quand il dit ces choses qui touchent au vif mon coeur de mari, et font vibrer mon coeur de père plus qu'aucun autre jeune homme - pas même vous, cher John, car nous sommes plus comme des collègues que comme un père et son fils- même à un tel moment, le Roi Rire s'abat sur moi et crie et beugle à mon oreille. « Je suis là! Je suis là! » jusqu'à ce que le sang finisse son tour et ramène à mes joues un peu du soleil qu'il transporte avec lui. Oh, ami John, c'est un monde étrange, un monde triste, un monde plein de souffrances, d'inquiétudes et de tourments; et pourtant quand le Roi Rire arrive, il fait tout danser au rythme de l'air qu'il joue. Les coeurs saignants, et les ossements secs du cimetière, et les larmes brûlantes - tout danse la gigue à la musique qu'il fait de sa bouche sans sourire. Et croyez-moi, ami John, c'est par bonté et par miséricorde qu'il nous visite ainsi. Ah, nous autres hommes et femmes nous sommes comme des cordes tendues, qu'on tire par les deux bouts. Et puis les larmes coulent; et, comme la pluie sur les cordes, elles nous raidissent encore, jusqu'à ce que la tension risque d'être trop forte et que nous cassions. Mais le Roi Rire vient alors comme un rayon de soleil, et il apaise la tension; et nous supportons grâce à lui de reprendre notre fardeau, quel qu'il soit. » Je ne voulais pas le blesser en lui disant que je ne comprenais pas son idée, mais, comme je ne voyais pas très bien la cause de son rire, je le lui demandai. Comme il me répondait, son visage se ferma, et il dit d'un ton très différent : « Oh, c'était l'ironie sinistre de tout cela - cette si charmante demoiselle, avec sa guirlande de fleurs, aussi belle que la vie - et nous qui en venions à nous demander si elle était vraiment morte; elle gisait dans cette maison de marbre si précieuse, dans ce cimetière solitaire, où reposent tant de membres de sa lignée, et notamment sa mère qu'elle aimait, et dont elle était aimée, et ce glas sacré qui sonnait, si triste et si lent; et ces hommes d'église, avec leurs vêtements angéliques, faisant semblant de lire des livres, mais sans être capable de garder les yeux sur les pages; et nous tous avec la tête basse. Et tout ça pour quoi ? Elle est morte; alors ! N'est-ce pas ? » « Eh bien, sur ma vie, Professeur », dis-je, « Je ne vois rien qui prête à rire dans tout ceci. En fait, votre explication rend la chose encore plus intrigante à mes yeux. Et même si la cérémonie avait été comique, qu'en est-il du pauvre Art et de sa peine ? Il avait le coeur tout simplement brisé. » « Justement. N'a-t-il pas dit que la transfusion de sang avait fait d'elle son épouse ? » « Oui, et cela était une idée douce et réconfortante pour lui. » « En effet. Mais il y a une difficulté, ami John. Si c'est le cas, qu'en est-il des autres ? Ho, ho ! Alors cela fait de cette douce jeune fille une polyandre, et moi, avec ma pauvre femme qui est morte pour moi, mais vivante selon la loi de l'Eglise, bien que sans connaissance - eh bien, cela fait de moi, qui suis l'époux fidèle de cette non-épouse, un bigame ! » « Je ne vois pas ce qui prête à rire ici non plus », dis-je, et je lui en voulais un peu de dire de pareilles choses. Il laissa sa main sur mon bras, et dit : « Cher John, pardonnez-moi, c'est la douleur. Je n'ai pas montré mes sentiments à ceux que cela pouvait heurter, mais seulement à vous, mon vieil ami, car je peux vous faire confiance. Si vous aviez pu voir au fond de mon coeur au moment où j'avais envie de rire, et aussi au moment où le rire m'a envahi; si vous pouviez voir au fond de mon coeur maintenant que le Roi Rire a remballé sa couronne, et tous ses attributs - car il part loin, loin de moi, et pour très, très longtemps - peut-être que vous me plaindriez encore plus que vous ne plaignez les autres. » Je fus touché par la tendresse de son intonation, et lui demandai pourquoi. « Parce que je sais ! » Et maintenant, nous voici tous dispersés; et pour beaucoup d'entre nous, une profonde solitude va se poser sur nos toits et nous couver de ses ailes. Lucy repose dans le tombeau de sa famille, un mausolée princier dans un cimetière isolé, bien loin de notre Londres grouillante; où l'air est frais, où le soleil se lève sur Hampstead Hill, et où les fleurs sauvages poussent à leur gré. Je peux mettre un point final à ce journal… Dieu seul sait si j'en écrirai un autre un jour.