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Bram Stoker - Dracula, Part (37)

Part (37)

L'entrepreneur se maudit de sa propre stupidité, et s'employa à remettre les choses dans l'état où elles se trouvaient la nuit précédente, si bien que quand Arthur arriva, nous pûmes lui épargner ces inutiles outrages à ses sentiments. Pauvre garçon ! Il semblait désespérément triste et brisé. Même sa solide virilité semblait affaiblie sous les assauts de ces émotions répétées. Je savais qu'il avait été fidèlement et sincèrement attaché à son père, et le perdre en un tel moment avait été un rude coup pour lui. Avec moi, il se conduisit avec sa chaleur habituelle, et avec Van Helsing, il se montra courtois, mais je ne pus m'empêcher de remarquer aussi une certaine gêne. Le Professeur la remarqua également, et me fit signe de conduire Arthur à l'étage. Je m'exécutai, et m'apprêtais à quitter mon ami à la porte de la chambre, pensant qu'il aimerait être seul avec elle, mais il me prit par le bras et me fit entrer, tout en me disant d'une voix rauque : « Vous l'aimiez aussi, mon vieux, elle m'a tout dit, et aucun ami n'était plus cher à son cœur que vous. Je ne sais comment vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour elle. Je ne puis toujours pas croire que… » Sa voix se brisa soudain, et il me prit dans ses bras et se mit à pleurer, la tête sur ma poitrine : « Oh, Jack, Jack ! Que vais-je faire ! Tout me semble terminé pour moi, et il n'y a plus rien dans le vaste monde pour me donner envie de vivre ! » Je le réconfortai comme je pus. Dans de telles circonstances, il y a peu à dire. Une poignée de main, une étreinte amicale, des larmes versées ensemble, sont les expressions de sympathie qui réchauffent le cœur d'un homme. Je restai debout, silencieux et immobile, jusqu'à ce que ses sanglots se soient apaisés, puis je lui dis doucement : « Venez la regarder. » Nous nous dirigeâmes tous deux vers le lit, puis je soulevai le suaire de son visage. Mon Dieu, comme elle était belle ! Chaque heure passée semblait renforcer sa beauté. Cela me déconcerta et m'effraya quelque peu, et quant à Arthur, il se mit à trembler comme s'il était atteint d'une fièvre, et après être resté longtemps silencieux, il finit par me dire d'une voix défaillante : « Jack, est-elle réellement morte ? » Je lui assurai tristement que c'était bien le cas, et j'ajoutai également – car je pensais qu'il ne fallait pas qu'il garde en lui ce doute affreux un instant de plus – qu'il n'était pas rare qu'après la mort le visage retrouve sa quiétude, et même la beauté de la jeunesse, et que c'était souvent le cas lorsque la mort avait été précédée d'une période de souffrance intense ou prolongée. Cela sembla dissiper ses doutes, et, après s'être agenouillé un moment auprès du lit et l'avoir contemplée longuement avec amour, il se détourna. Je lui dis qu'il était temps de lui dire adieu car il fallait préparer le cercueil. Alors il retourna vers elle, prit sa main morte dans la sienne et l'embrassa, puis il se pencha et l'embrassa sur le front. Enfin il sortit, tout en jetant en arrière des regards pleins de tendresse jusqu'à ce qu'il eût quitté la pièce. Je le laissai dans le salon, et allai dire à Van Helsing qu'il avait fait ses adieux. Celui-ci alla alors dans la cuisine, dire à l'entrepreneur des pompes funèbres qu'il pouvait procéder aux arrangements nécessaires et fermer le cercueil. Quand il sortit de la pièce, je lui fis part des interrogations d'Arthur, et il me répondit : « Je ne suis pas surpris. Il y a un moment encore, je doutais moi-même. » Nous dînâmes tous ensemble, et pûmes voir que le pauvre Art essayait de faire bonne figure. Van Helsing était resté silencieux pendant tout le dîner, mais après que chacun eût allumé son cigare, il dit : « Lord… » Mais Arthur l'interrompit :

« Non, non, pour l'amour de Dieu ! Pas encore, en tout cas. Pardonnez-moi, Sir, je ne voulais pas vous offenser, c'est seulement parce que mon deuil est tellement récent ! » Le Professeur répondit avec une grande douceur : « J'ai seulement utilisé ce terme parce que je ne savais trop comment vous appeler. Je ne peux pas vous appeler Mister, et j'en suis venu à vous aimer – oui, mon cher garçon, à vous aimer – et pour moi, vous êtes Arthur. » Arthur tendit la main et serra celle du vieil homme avec chaleur. « Appelez-moi comme vous voudrez » dit-il, « J'espère que vous verrez toujours en moi un ami. Et laissez-moi vous dire que les mots me manquent pour exprimer ma gratitude pour la bonté dont vous avez fait preuve envers mon cher amour. » Il fit une pause, puis poursuivit : « Je sais qu'elle se rendait compte mieux encore que moi de votre bonté, et si j'ai en quelque façon été grossier quand vous avez… vous vous souvenez… » Le Professeur fit oui de la tête, « je vous prie de bien vouloir me pardonner. » Il répondit avec une grande bienveillance. « Je sais qu'il était difficile pour vous de me croire à ce moment-là, car pour accorder sa confiance à l'accomplissement d'actes aussi violents, il faut les comprendre. Et je veux croire également que vous ne pouvez pas plus croire en moi maintenant, car vous ne pouvez toujours pas comprendre. Et il y aura sans doute encore d'autres moments où je vous demanderai d'avoir confiance alors que vous ne pourrez pas – et même, ne devrez pas – comprendre. Mais le temps viendra où votre confiance en moi sera pleine et entière, et où la parfaite lumière se fera en vous. Et alors vous me remercierez d'avoir ainsi agi du début à la fin pour votre salut, et pour le salut des autres, et pour le salut de celle que j'ai juré de protéger. » « Oui, oui, Sir » répondit Arthur avec chaleur, « J'aurai toujours confiance en vous. Je sais que votre cœur est noble, et vous êtes l'ami de Jack, comme vous étiez celui de Lucy. Faites ce que vous voudrez. » Le Professeur s'éclaircit la gorge plusieurs fois, comme s'il était sur le point de parler. Finalement, il dit : « Puis-je vous demander quelque chose à présent ? » « Certainement. » « Vous savez que Mrs. Westenra vous a laissé tous ses biens ? » « Non, la pauvre chère femme, je n'y ai jamais songé. » « Et comme tout est à vous, vous avez le droit d'en disposer comme vous l'entendez. Je souhaite que vous m'accordiez la permission de lire tous les papiers et lettres de Miss Lucy. Croyez-moi, il ne s'agit pas d'une vaine curiosité. J'ai pour cela un motif qu'elle aurait approuvé, soyez-en sûr. Je les ai tous ici. Je les ai pris avant que nous n'apprenions qu'ils vous appartenaient, afin de m'assurer qu'aucune main étrangère ne pût les toucher, qu'aucun œil étranger ne pût à travers eux deviner les pensées de Lucy. Je les garderai, si vous le permettez, et vous-même ne pourrez les examiner, mais je les garde en sécurité. Aucun mot ne sera perdu, et quand le temps sera venu, tout vous sera restitué. Je vous en demande beaucoup, mais vous consentirez, n'est-ce pas, pour le salut de Lucy ? » Arthur répondit franchement, et je le retrouvai bien là : « Dr. Van Helsing, vous pourrez faire comme vous l'entendez. Je sais en prononçant ces mots, que mon aimée les aurait approuvés. Je ne vous ennuierai pas avec mes questions tant que le moment ne sera pas venu. » Le vieux professeur se leva, et dit d'une voix solennelle : « Et vous avez raison. Il y aura de la souffrance pour chacun d'entre nous, mais il n'y aura pas que de la souffrance, même s'il faudra souffrir encore par la suite. Nous, et vous aussi – vous plus que tout autre, mon cher enfant – devrons encore passer par des moments bien difficiles avant de retrouver la paix. Mais nous devrons rester braves et généreux, et faire notre devoir, et tout sera pour le mieux ! » Je dormis sur un sofa dans la chambre d'Arthur cette nuit-là. Van Helsing ne se coucha pas du tout. Il allait de ci, de là, patrouillant dans la maison, et restait toujours en vue de la chambre où reposait Lucy, dans son cercueil parsemé de fleurs d'ail sauvage, dont l'odeur entêtante, se mêlant à celle des lys et des roses, se répandait dans la nuit. Journal de Mina Harker, 22 septembre Dans le train pour Exeter, pendant un somme de Jonathan. On dirait qu'un seul jour est passé depuis que j'ai écrit pour la dernière fois, et pourtant… que de changement entre les deux… D'abord, à Whitby, avec la vie devant moi, Jonathan loin de moi, et moi sans nouvelles de lui ; et maintenant, mariée à Jonathan, Jonathan avoué, riche et maître de son étude, Mister Hawkins mort et enterré, et Jonathan sous le coup d'une nouvelle attaque qui pourrait lui causer des séquelles… Un jour il pourrait me demander des comptes sur tout cela. Ainsi va la vie. Ma sténographie est rouillée - voilà l'une des conséquences de notre prospérité inattendue ! - il serait peut-être bon de rafraîchir mes compétences avec un peu d'exercice… La cérémonie a été aussi simple que solennelle. Il n'y avait que nous et les domestiques, en plus d'un ou deux vieux amis qu'il avait à Exeter, de son agent de Londres, et d'un gentleman qui représentait Sir John Paxton, le Président de la Société des Gens de Loi. Jonathan et moi nous nous tînmes main dans la main, sentant vivement que notre meilleur et plus cher ami avait maintenant disparu de notre vie… Nous revîmes en ville tranquillement, et prîmes un bus jusqu'à Hyde Park Corner. Jonathan pensait que cela pourrait me plaire d'aller sur le Row pendant un moment, aussi nous nous assîmes; mais il y avait très peu de monde, et le lieu, avec toutes ses chaises vides, paraissait triste et désolé. Cela nous fit penser à la chaise vide qui nous attendait à la maison; et nous nous levâmes pour descendre Piccadilly. Jonathan me tenait par le bras, comme il en avait l'habitude, au bon vieux temps, avant que je n'entre à l'école. Je trouvais cela très inconvenant, parce qu'il est impossible de passer des années à apprendre aux jeunes filles l'étiquette et le décorum sans être atteinte d'une légère pointe de pédanterie; mais c'était Jonathan, et il était mon mari, et nous ne connaissions personne qui pût nous voir - et au demeurant, nous nous en moquions - aussi nous continuâmes. J'étais en train de regarder une très belle fille, qui portait un grand chapeau, assise dans une victoria devant chez Guiliano's, lorsque je sentis Jonathan me serrer si fort le bras que cela me fit mal, et il murmura dans un souffle : « Mon dieu ! » Je suis toujours anxieuse au sujet de Jonathan, j'ai toujours peur qu'un épisode nerveux ne vienne le troubler à nouveau, aussi je me tournai vivement vers lui, et lui demandai ce qui le mettait dans cet état. Il était très pâle, et ses yeux paraissaient exorbités, tandis que, à moitié abasourdi, à moitié terrifié, il dévisageait un grand homme mince, avec un nez aquilin, une moustache noire et une barbe pointue, qui observait, lui aussi, la jolie fille. Il la regardait même avec une telle intensité qu'il ne nous voyait absolument pas, ce qui m'a laissé le loisir de bien le regarder. Son visage n'était pas empreint de bonté; il était dur, cruel, et sensuel, et ses grosses dents blanches, que rendaient plus

éclatantes ses lèvres si rouges, pointaient comme celles d'un animal. Jonathan ne cessait de le regarder, à tel point que j'eus peur que l'homme ne le remarque. Je craignais qu'il pût le prendre mal, car il paraissait féroce et malveillant. Je demandai à Jonathan pourquoi il réagissait ainsi, et il répondit, pensant manifestement que j'en savais aussi long que lui : « Tu as vu qui c'est ? » « Non, chéri », dis-je; « Je ne le connais pas. Qui est-ce ? » Sa réponse me choqua et me fit peur, parce qu'elle fut prononcée comme s'il n'avait plus conscience qu'il s'adressait à moi, Mina : « C'est lui !

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L'entrepreneur se maudit de sa propre stupidité, et s'employa à remettre les choses dans l'état où elles se trouvaient la nuit précédente, si bien que quand Arthur arriva, nous pûmes lui épargner ces inutiles outrages à ses sentiments. Pauvre garçon ! Il semblait désespérément triste et brisé. Même sa solide virilité semblait affaiblie sous les assauts de ces émotions répétées. Je savais qu'il avait été fidèlement et sincèrement attaché à son père, et le perdre en un tel moment avait été un rude coup pour lui. Avec moi, il se conduisit avec sa chaleur habituelle, et avec Van Helsing, il se montra courtois, mais je ne pus m'empêcher de remarquer aussi une certaine gêne. Le Professeur la remarqua également, et me fit signe de conduire Arthur à l'étage. Je m'exécutai, et m'apprêtais à quitter mon ami à la porte de la chambre, pensant qu'il aimerait être seul avec elle, mais il me prit par le bras et me fit entrer, tout en me disant d'une voix rauque : « Vous l'aimiez aussi, mon vieux, elle m'a tout dit, et aucun ami n'était plus cher à son cœur que vous. Je ne sais comment vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour elle. Je ne puis toujours pas croire que… » Sa voix se brisa soudain, et il me prit dans ses bras et se mit à pleurer, la tête sur ma poitrine : « Oh, Jack, Jack ! Que vais-je faire ! Tout me semble terminé pour moi, et il n'y a plus rien dans le vaste monde pour me donner envie de vivre ! » Je le réconfortai comme je pus. Dans de telles circonstances, il y a peu à dire. Une poignée de main, une étreinte amicale, des larmes versées ensemble, sont les expressions de sympathie qui réchauffent le cœur d'un homme. Je restai debout, silencieux et immobile, jusqu'à ce que ses sanglots se soient apaisés, puis je lui dis doucement : « Venez la regarder. » Nous nous dirigeâmes tous deux vers le lit, puis je soulevai le suaire de son visage. Mon Dieu, comme elle était belle ! Chaque heure passée semblait renforcer sa beauté. Cela me déconcerta et m'effraya quelque peu, et quant à Arthur, il se mit à trembler comme s'il était atteint d'une fièvre, et après être resté longtemps silencieux, il finit par me dire d'une voix défaillante : « Jack, est-elle réellement morte ? » Je lui assurai tristement que c'était bien le cas, et j'ajoutai également – car je pensais qu'il ne fallait pas qu'il garde en lui ce doute affreux un instant de plus – qu'il n'était pas rare qu'après la mort le visage retrouve sa quiétude, et même la beauté de la jeunesse, et que c'était souvent le cas lorsque la mort avait été précédée d'une période de souffrance intense ou prolongée. Cela sembla dissiper ses doutes, et, après s'être agenouillé un moment auprès du lit et l'avoir contemplée longuement avec amour, il se détourna. Je lui dis qu'il était temps de lui dire adieu car il fallait préparer le cercueil. Alors il retourna vers elle, prit sa main morte dans la sienne et l'embrassa, puis il se pencha et l'embrassa sur le front. Enfin il sortit, tout en jetant en arrière des regards pleins de tendresse jusqu'à ce qu'il eût quitté la pièce. Je le laissai dans le salon, et allai dire à Van Helsing qu'il avait fait ses adieux. Celui-ci alla alors dans la cuisine, dire à l'entrepreneur des pompes funèbres qu'il pouvait procéder aux arrangements nécessaires et fermer le cercueil. Quand il sortit de la pièce, je lui fis part des interrogations d'Arthur, et il me répondit : « Je ne suis pas surpris. Il y a un moment encore, je doutais moi-même. » Nous dînâmes tous ensemble, et pûmes voir que le pauvre Art essayait de faire bonne figure. Van Helsing était resté silencieux pendant tout le dîner, mais après que chacun eût allumé son cigare, il dit : « Lord… » Mais Arthur l'interrompit :

« Non, non, pour l'amour de Dieu ! Pas encore, en tout cas. Pardonnez-moi, Sir, je ne voulais pas vous offenser, c'est seulement parce que mon deuil est tellement récent ! » Le Professeur répondit avec une grande douceur : « J'ai seulement utilisé ce terme parce que je ne savais trop comment vous appeler. Je ne peux pas vous appeler Mister, et j'en suis venu à vous aimer – oui, mon cher garçon, à vous aimer – et pour moi, vous êtes Arthur. » Arthur tendit la main et serra celle du vieil homme avec chaleur. « Appelez-moi comme vous voudrez » dit-il, « J'espère que vous verrez toujours en moi un ami. Et laissez-moi vous dire que les mots me manquent pour exprimer ma gratitude pour la bonté dont vous avez fait preuve envers mon cher amour. » Il fit une pause, puis poursuivit : « Je sais qu'elle se rendait compte mieux encore que moi de votre bonté, et si j'ai en quelque façon été grossier quand vous avez… vous vous souvenez… » Le Professeur fit oui de la tête, « je vous prie de bien vouloir me pardonner. » Il répondit avec une grande bienveillance. « Je sais qu'il était difficile pour vous de me croire à ce moment-là, car pour accorder sa confiance à l'accomplissement d'actes aussi violents, il faut les comprendre. Et je veux croire également que vous ne pouvez pas plus croire en moi maintenant, car vous ne pouvez toujours pas comprendre. Et il y aura sans doute encore d'autres moments où je vous demanderai d'avoir confiance alors que vous ne pourrez pas – et même, ne devrez pas – comprendre. Mais le temps viendra où votre confiance en moi sera pleine et entière, et où la parfaite lumière se fera en vous. Et alors vous me remercierez d'avoir ainsi agi du début à la fin pour votre salut, et pour le salut des autres, et pour le salut de celle que j'ai juré de protéger. » « Oui, oui, Sir » répondit Arthur avec chaleur, « J'aurai toujours confiance en vous. Je sais que votre cœur est noble, et vous êtes l'ami de Jack, comme vous étiez celui de Lucy. Faites ce que vous voudrez. » Le Professeur s'éclaircit la gorge plusieurs fois, comme s'il était sur le point de parler. Finalement, il dit : « Puis-je vous demander quelque chose à présent ? » « Certainement. » « Vous savez que Mrs. Westenra vous a laissé tous ses biens ? » « Non, la pauvre chère femme, je n'y ai jamais songé. » « Et comme tout est à vous, vous avez le droit d'en disposer comme vous l'entendez. Je souhaite que vous m'accordiez la permission de lire tous les papiers et lettres de Miss Lucy. Croyez-moi, il ne s'agit pas d'une vaine curiosité. J'ai pour cela un motif qu'elle aurait approuvé, soyez-en sûr. Je les ai tous ici. Je les ai pris avant que nous n'apprenions qu'ils vous appartenaient, afin de m'assurer qu'aucune main étrangère ne pût les toucher, qu'aucun œil étranger ne pût à travers eux deviner les pensées de Lucy. Je les garderai, si vous le permettez, et vous-même ne pourrez les examiner, mais je les garde en sécurité. Aucun mot ne sera perdu, et quand le temps sera venu, tout vous sera restitué. Je vous en demande beaucoup, mais vous consentirez, n'est-ce pas, pour le salut de Lucy ? » Arthur répondit franchement, et je le retrouvai bien là : « Dr. Van Helsing, vous pourrez faire comme vous l'entendez. Je sais en prononçant ces mots, que mon aimée les aurait approuvés. Je ne vous ennuierai pas avec mes questions tant que le moment ne sera pas venu. » Le vieux professeur se leva, et dit d'une voix solennelle : « Et vous avez raison. Il y aura de la souffrance pour chacun d'entre nous, mais il n'y aura pas que de la souffrance, même s'il faudra souffrir encore par la suite. Nous, et vous aussi – vous plus que tout autre, mon cher enfant – devrons encore passer par des moments bien difficiles avant de retrouver la paix. Mais nous devrons rester braves et généreux, et faire notre devoir, et tout sera pour le mieux ! » Je dormis sur un sofa dans la chambre d'Arthur cette nuit-là. Van Helsing ne se coucha pas du tout. Il allait de ci, de là, patrouillant dans la maison, et restait toujours en vue de la chambre où reposait Lucy, dans son cercueil parsemé de fleurs d'ail sauvage, dont l'odeur entêtante, se mêlant à celle des lys et des roses, se répandait dans la nuit. Journal de Mina Harker, 22 septembre Dans le train pour Exeter, pendant un somme de Jonathan. On dirait qu'un seul jour est passé depuis que j'ai écrit pour la dernière fois, et pourtant… que de changement entre les deux… D'abord, à Whitby, avec la vie devant moi, Jonathan loin de moi, et moi sans nouvelles de lui ; et maintenant, mariée à Jonathan, Jonathan avoué, riche et maître de son étude, Mister Hawkins mort et enterré, et Jonathan sous le coup d'une nouvelle attaque qui pourrait lui causer des séquelles… Un jour il pourrait me demander des comptes sur tout cela. Ainsi va la vie. Ma sténographie est rouillée - voilà l'une des conséquences de notre prospérité inattendue ! - il serait peut-être bon de rafraîchir mes compétences avec un peu d'exercice… La cérémonie a été aussi simple que solennelle. Il n'y avait que nous et les domestiques, en plus d'un ou deux vieux amis qu'il avait à Exeter, de son agent de Londres, et d'un gentleman qui représentait Sir John Paxton, le Président de la Société des Gens de Loi. Jonathan et moi nous nous tînmes main dans la main, sentant vivement que notre meilleur et plus cher ami avait maintenant disparu de notre vie… Nous revîmes en ville tranquillement, et prîmes un bus jusqu'à Hyde Park Corner. Jonathan pensait que cela pourrait me plaire d'aller sur le Row pendant un moment, aussi nous nous assîmes; mais il y avait très peu de monde, et le lieu, avec toutes ses chaises vides, paraissait triste et désolé. Cela nous fit penser à la chaise vide qui nous attendait à la maison; et nous nous levâmes pour descendre Piccadilly. Jonathan me tenait par le bras, comme il en avait l'habitude, au bon vieux temps, avant que je n'entre à l'école. Je trouvais cela très inconvenant, parce qu'il est impossible de passer des années à apprendre aux jeunes filles l'étiquette et le décorum sans être atteinte d'une légère pointe de pédanterie; mais c'était Jonathan, et il était mon mari, et nous ne connaissions personne qui pût nous voir - et au demeurant, nous nous en moquions - aussi nous continuâmes. J'étais en train de regarder une très belle fille, qui portait un grand chapeau, assise dans une victoria devant chez Guiliano's, lorsque je sentis Jonathan me serrer si fort le bras que cela me fit mal, et il murmura dans un souffle : « Mon dieu ! » Je suis toujours anxieuse au sujet de Jonathan, j'ai toujours peur qu'un épisode nerveux ne vienne le troubler à nouveau, aussi je me tournai vivement vers lui, et lui demandai ce qui le mettait dans cet état. Il était très pâle, et ses yeux paraissaient exorbités, tandis que, à moitié abasourdi, à moitié terrifié, il dévisageait un grand homme mince, avec un nez aquilin, une moustache noire et une barbe pointue, qui observait, lui aussi, la jolie fille. Il la regardait même avec une telle intensité qu'il ne nous voyait absolument pas, ce qui m'a laissé le loisir de bien le regarder. Son visage n'était pas empreint de bonté; il était dur, cruel, et sensuel, et ses grosses dents blanches, que rendaient plus

éclatantes ses lèvres si rouges, pointaient comme celles d'un animal. Jonathan ne cessait de le regarder, à tel point que j'eus peur que l'homme ne le remarque. Je craignais qu'il pût le prendre mal, car il paraissait féroce et malveillant. Je demandai à Jonathan pourquoi il réagissait ainsi, et il répondit, pensant manifestement que j'en savais aussi long que lui : « Tu as vu qui c'est ? » « Non, chéri », dis-je; « Je ne le connais pas. Qui est-ce ? » Sa réponse me choqua et me fit peur, parce qu'elle fut prononcée comme s'il n'avait plus conscience qu'il s'adressait à moi, Mina : « C'est lui !