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Michel De Montaigne – Essais (Livre Premier), Le cérémonial de l’entrevue des Rois

Le cérémonial de l'entrevue des Rois

1.

Il n'est pas de sujet, si minime soit-il, qui ne mérite de figurer dans cet assemblage[58]. Selon la règle courante, ce serait une notable impolitesse, s'il s'agit d'un égal, et plus encore s'il s'agit d'un personnage important, de ne pas être chez vous quand il vous aurait averti qu'il allait y venir. Et la reine de Navarre ajoutait à ce propos que c'était une impolitesse pour un gentilhomme que de partit de sa maison, comme on le fait généralement, pour aller au-devant de celui qui vient le voir, si puissant soit-il ; et qu'il est plus respectueux et poli de l'attendre, pour le recevoir, ne fût-ce que de peur de manquer sa route : il suffit de l'accompagner à son départ. 2.

Pour moi, j'oublie souvent l'un et l'autre de ces vains devoirs, comme je retranche de ma maison autant que je le puis toute cérémonie. Quelqu'un s'en offense. Qu'y puis-je ? Il vaut mieux que je l'offense une fois que de me faire offense à moi-même tous les jours !… ce serait un esclavage permanent. À quoi bon fuir la servitude des cours, si c'est pour la ramener jusque dans sa tanière ? 3.

C'est aussi une règle commune à toutes les assemblées que c'est aux moins importants de se trouver les premiers au rendez-vous, alors que les plus en vue ont en quelque sorte le droit de se faire attendre. Pourtant, lors de l'entrevue organisée entre le pape Clément V et le roi François 1er, à Marseille[59], le roi ayant ordonné les préparatifs, s'éloigna de la ville, et laissa deux ou trois jours au pape pour qu'il puisse faire son entrée et se reposer, avant de venir le trouver. De même, à l'arrivée du pape et de l'empereur à Boulogne, l'empereur permit au pape d'y être le premier, et y vint après lui. 4.

C'est, dit-on, le cérémonial ordinaire dans les rencontres entre Princes, que le plus grand soit avant les autres au lieu convenu, et même avant celui chez qui se fait cette rencontre. Et cela, afin de montrer que c'est le plus grand que les inférieurs vont trouver, qu'ils sont les demandeurs, et non l'inverse. 5.

Ce n'est pas seulement chaque pays, mais chaque cité et chaque métier qui a son cérémonial particulier. J'y ai été soigneusement éduqué dès l'enfance, et ai vécu en assez bonne compagnie pour ne pas ignorer les règles de notre politesse française, et je pourrais même les enseigner. J'aime les suivre, mais pas de façon si craintive que ma vie en soit prisonnière. Elles ont quelques aspects pénibles, mais ceux-là, si on les oublie délibérément, et non par erreur, on n'en est pas moins distingué pour autant. J'ai vu souvent des hommes impolis par trop de civilités, et devenir importuns à force de courtoisie. 6.

C'est au demeurant une connaissance[60] très utile que celle de l'entregent. Elle favorise, comme la grâce et la beauté, les premiers contacts en société, et prépare la familiarité. Par conséquent, elle nous permet de nous instruire par les exemples d'autrui, et de faire valoir le nôtre, s'il a quelque chose d'instructif et qui soit communicable.


Le cérémonial de l’entrevue des Rois The ceremonial meeting of kings O encontro cerimonial dos Reis

1.

Il n'est pas de sujet, si minime soit-il, qui ne mérite de figurer dans cet assemblage[58]. Selon la règle courante, ce serait une notable impolitesse, s'il s'agit d'un égal, et plus encore s'il s'agit d'un personnage important, de ne pas être chez vous quand il vous aurait averti qu'il allait y venir. Et la reine de Navarre ajoutait à ce propos que c'était une impolitesse pour un gentilhomme que de partit de sa maison, comme on le fait généralement, pour aller au-devant de celui qui vient le voir, si puissant soit-il ; et qu'il est plus respectueux et poli de l'attendre, pour le recevoir, ne fût-ce que de peur de manquer sa route : il suffit de l'accompagner à son départ. 2.

Pour moi, j'oublie souvent l'un et l'autre de ces vains devoirs, comme je retranche de ma maison autant que je le puis toute cérémonie. Quelqu'un s'en offense. Qu'y puis-je ? Il vaut mieux que je l'offense une fois que de me faire offense à moi-même tous les jours !… ce serait un esclavage permanent. À quoi bon fuir la servitude des cours, si c'est pour la ramener jusque dans sa tanière ? 3.

C'est aussi une règle commune à toutes les assemblées que c'est aux moins importants de se trouver les premiers au rendez-vous, alors que les plus en vue ont en quelque sorte le droit de se faire attendre. Pourtant, lors de l'entrevue organisée entre le pape Clément V et le roi François 1er, à Marseille[59], le roi ayant ordonné les préparatifs, s'éloigna de la ville, et laissa deux ou trois jours au pape pour qu'il puisse faire son entrée et se reposer, avant de venir le trouver. De même, à l'arrivée du pape et de l'empereur à Boulogne, l'empereur permit au pape d'y être le premier, et y vint après lui. 4.

C'est, dit-on, le cérémonial ordinaire dans les rencontres entre Princes, que le plus grand soit avant les autres au lieu convenu, et même avant celui chez qui se fait cette rencontre. Et cela, afin de montrer que c'est le plus grand que les inférieurs vont trouver, qu'ils sont les demandeurs, et non l'inverse. 5.

Ce n'est pas seulement chaque pays, mais chaque cité et chaque métier qui a son cérémonial particulier. J'y ai été soigneusement éduqué dès l'enfance, et ai vécu en assez bonne compagnie pour ne pas ignorer les règles de notre politesse française, et je pourrais même les enseigner. J'aime les suivre, mais pas de façon si craintive que ma vie en soit prisonnière. Elles ont quelques aspects pénibles, mais ceux-là, si on les oublie délibérément, et non par erreur, on n'en est pas moins distingué pour autant. J'ai vu souvent des hommes impolis par trop de civilités, et devenir importuns à force de courtoisie. 6.

C'est au demeurant une connaissance[60] très utile que celle de l'entregent. Elle favorise, comme la grâce et la beauté, les premiers contacts en société, et prépare la familiarité. Par conséquent, elle nous permet de nous instruire par les exemples d'autrui, et de faire valoir le nôtre, s'il a quelque chose d'instructif et qui soit communicable.