FEYDEAU, Georges – Par La Fenêtre : Scène II
Scène II
Hector, Emma
Emma, très agitée. — Ah ça ! vous n'entendiez donc pas ? Hector, gracieusement. — Parfaitement, madame, mais…
Emma, l'imitant. — Parfaitement, madame, mais… Imbécile, va !
Elle passe devant lui, va à la fenêtre et regarde à travers les carreaux.
Hector. — Hein ! (A part.) Eh bien, si c'est pour me dire des choses comme celles-là qu'elle vient me voir ! (Haut.) Pardon, madame, mais…
Emma, sans se déranger. — Allons, vite ! Votre maître !
Hector. — Mon maître ? c'est moi, madame. Emma, de même, et haussant les épaules. — Comment c'est vous ! Ah ! ça, vous êtes fou !
Hector, ôtant son tablier et remettant sa redingote. — Non, madame, je suis avocat !
Emma, se retournant. — Avocat !
Hector. — Oui, madame.
Emma, descendant. — Comment, c'est vous qui… Hector. — Oui madame.
Emma. — Oh ! Monsieur ! que d'excuses ! Et moi qui vous ai traité d'imbécile ! Hector, gracieusement. — Oh ! mon Dieu, quand on ne connaît pas les gens !
Emma. — Recevez toutes mes excuses !
Hector, saluant. — Oh ! madame !… tout à votre service. Mais pourrais-je savoir ce qui me vaut l'honneur ? Emma. — Voilà, monsieur.
Elle ôte son chapeau et son manteau qu'elle pose sur une chaise, à gauche. Hector, à part. — Hein !… Eh ! bien, elle s'installe ? Sapristi !… et moi qui n'ai pas déjeuné ! Emma, très agitée. — Monsieur !…
Hector. — Madame !…
Emma. — Etes-vous gentilhomme ?
Hector, déclamant, emporté par les souvenirs des vers de Corneille, — "Etant sorti de vous la chose est…" Oh ! pardon, madame ?
Emma, insistant. — Etes-vous gentilhomme ?
Hector. — Mon Dieu, madame, cela dépend ! Il y a gentilhomme et gentilhomme, et je m'appelle Hector Bouchard. Emma. — Oh ! vous ne me comprenez pas ! Je parle… moralement…
Hector. — Ah ! moralement ! mon Dieu, oui, madame, assez gentilhomme !… (A part.) Où veut-elle en venir ?
Emma — Eh ! bien, je viens vous demander un service !
Elle jette an regard vers la fenêtre.
Hector, a part. — Ah ! diable, je me suis trop avancé !
Emma. — Un grand
Hector, à part. — Un grand mais, sacrebleu ! je ne la connais pas, moi, cette dame ! et, si ma femme rentrait.
Emma. — Je suis mariée, monsieur.
Hector. — Vraiment, madame ! (A part.) Ouf ! je respire ! (Haut.) Prenez donc la peine de vous asseoir !
Ils asseyent à droite de la table.
Emma. — J'ai un mari, monsieur ! Hector. — Naturellement.
Emma. — Pourquoi donc naturellement ?
Hector. — Je dis naturellement, puisque… vous êtes mariée (A part.) Et mon déjeuner qui refroidit !
Emma. — Oui, J'ai un mari ! un mari jaloux ! acariâtre !… qui ne me fait que des scènes.
Hector. — Ah ! je comprends.
Emma — Vous comprenez ?
Hector. — Parfaitement ! vous venez me demander mes services.
Emma — Vous avez deviné.
Hector, prenant un code. — Eh ! bien, très volontiers, madame !… Voyons ! Est-ce que votre mari vous trompe ?… avez-vous des lettres, quelque chose qui puisse constituer un dossier contre lui ?
Emma. — Contre lui ?… un dossier ? Ah, ça ! que pensez-vous donc !
Hector. — Mais, madame, je pense… je pense que vous voulez plaider en séparation… et que, comme avocat..
Emma. — Moi, plaider ! mais Je ne vous ai jamais parlé de cela… J'aime mon mari, moi, monsieur !… Hector — Ah ! Tant mieux ! Mais alors… qu'est ce que vous voulez ?… et de quoi vous plaignez-vous ? Emma — Mais je me plains de ce que mon mari est jaloux.
Hector. — Eh ! bien, ce n'est pas de ma faute, à moi ! (A part.) Pourquoi vient-elle me raconter tout cela ?
Emma, se levant, et d'un ton indigné. — Mais, monsieur, il n'a pas de raison pour l'être, entendez-vous bien ? Il n'a pas de raison ! car, vous avez beau dire, je n'ai pas ça à me reprocher ! Hector. — Mais, madame, je vous ferai remarquer que je n'ai rien dit du tout. (A part.) Oh ! mais elle me donne chaud, ma parole d'honneur ! Emma, avec, une émotion comique et allant à la fenêtre, dramatiquement. — M'accuser, moi ! m'accuser de le tromper ! me faire des scènes ! me dire que je ne l'aime pas, l'ingrat ! Hector, à part, allant à la table. — Ah çà ! elle ne va pas s'en aller ! Je crève de faim !
Emma, avec résolution, venant à lui de manière à laisser la table entre eux deux. — Monsieur, je suis venue chez vous, parce que vous êtes mon voisin, que vous demeurez en face de moi.
Hector. — Bien honoré, madame. (A part.) Est-ce qu'elle va faire ainsi des tournées dans tout le voisinage ? Emma, s'asseyant sur la chaise près de la fenêtre. — Et maintenant, monsieur, vous allez me faire la cour !…
Hector, à part. — Hein ?… que je … ? mais, elle est folle ! (Haut.) Quoi ! vous voulez que… ?
Emma, gracieusement, se levant et descendant à lui. — Je vous en prie, monsieur… mais, d'abord, je ne veux pas que vous ignoriez quels sont mes sentiments à votre égard. Hector, saluant avec un peu de fatuité. — Oh ! madame !
(A part.) C'est une femme romanesque ! une Juliette à la recherche d'un Roméo ! Emma, gracieusement, et un peu gênée. — Monsieur ! vous êtes laid…
Hector. — Hein ?
Emma, plus gracieusement encore. — Ne m'interrompez pas !… Vous êtes laid, commun, vous avez l'air un peu bête, vous commencez à prendre du ventre, vous ne me plaisez pas du tout, pas du tout, pas du tout. Hector, ahuri. — Mon Dieu ! madame… vous… vous êtes bien aimable… oui ! je… (A part.) Oh ! je la trouve un peu crue dans ses compliments.
Emma, toujours gracieuse. — Voilà votre portrait, monsieur…
Hector, piqué. — Il manque un peu d'idéalisme. Emma. — Ah ! que voulez-vous ! je suis impressionniste ! D'ailleurs, vous savez, ce que j'en fais, c'est pour que vous n'alliez pas vous imaginer que vous me plaisez. Hector. — Moi, madame, une telle supposition !
Emma, regardant vers la fenêtre. — Ah ! c'est que les hommes sont si fats ! Hector, à part. — Ah ! elle nous arrange bien !
Emma, d'un ton décidé. — Mais, maintenant que vous voilà convaincu, maintenant que vous savez à quoi vous en tenir, eh bien ! nous pouvons commencer, faites-moi la cour !
Elle va se replacer sur sa chaise.
Hector. — Ah, çà ! voyons, madame ! ce n'est pas sérieux ! Avouez que c'est une gageure. Emma. — Mais, du tout !
Hector. — Allons donc ! vous voudriez me faire croire… Ah ! tenez, finissez cette comédie et dites-moi franchement où vous voulez en venir.
Emma. — Je veux en venir à ce que vous me fassiez la cour, là ! Elle, montre la place où elle est.
Hector. — Mais, madame, je n'ai pas d'amour pour vous. Emma, se levant et venant vivement à lui. — Eh bien ! est-ce que vous croyez que j'en ai, moi ? Hector. — Mais je ne vous connais pas.
Emma — Ni moi non plus !
Hector. — Mais je suis marié.
Emma. — Eh bien et moi aussi.
Hector, furieux. — Oh ! j'enrage Ilremonte au-dessus de la table.
Emma, passant à droite. — Voyons, monsieur, ce que je vous demande est pourtant bien simple !… Vous ne comprenez donc pas que je veux donner une leçon à mon mari, que je veux me venger de ses scènes éternelles, de ses accusations de tout instant et que je viens vous prier de m'y aider… Comprenez-vous, enfin ? Hector, au-dessus de la table. — Moi, si je… rien du tout.
Il prend une croûte de pain qu'il dévore à la dérobée. Emma, à part. — Oh ! les hommes ! bêtes ou jaloux ! (Haut.) Eh bien ! ça ne fait rien ! nous allons commencer… Venez près de la fenêtre.
Elleva ouvrir la fenêtre.
Hector, se sauvant à l'extrême droite. — Hein ?
mais que faites-vous, madame !
Emma. — Vous le voyez, j'ouvre ! Hector. — Mais il fait un froid de loup !
Emma. — Eh bien ! faites du feu !… le vôtre est éteint.
Hector. — Il est éteint d'hier soir, mais à quoi bon le rallumer, si la fenêtre est ouverte… ! Il y a cinq degrés au-dessus de zéro… Mais fermez donc, madame, mais fermez, donc ! (A part.) Oh ! décidément, c'est une folle ! Emma, désignant la maison en face, — Fermer ! mais comment voulez-vous qu'Alcibiade nous voie, alors ? Hector. — Alcibiade ! qui ça ? Alcibiade l'ancien ? Emma. — L'ancien ? mon mari ?
Hector — Eh ! je me moque pas mal de votre mari !
Emma, venant à lui, avec hauteur. — Vous oubliez que vous parlez à sa femme !
Hector, ahuri. — Hein ?
quoi, la femme à qui… Ah ! oui, à son mari… à Alcibiade, j'y suis. Fermez la fenêtre !
Emma, à part. — Il est fou, ma parole d'honneur ! Elle retourne à la fenêtre.
Hector, à part. — Elle est tout à fait toquée ! (D'une voix forte.) Madame, si vous persistez à laisser cette fenêtre ouverte, je vous préviens que… que je vais m'enrhumer. Emma. — Bon ! je vous donnerai des mouchoirs. Allons, venez !
Elle le tire par la manche et l'entraîne vers la fenêtre. Hector, à part. — Oh ! j'enrage. (Haut.) Au moins, laissez-moi mettre quelque chose sur mes épaules.
Emma. — Tenez ! mon manteau, il est en fourrure. (Elle lui met son manteau sur les épaules.) Là, et maintenant commençons vite, je vous prie…
Elle s'assied. Hector, tombant assis. — Mais, sapristi ! à quelle heure déjeunerai-je ?
Il reprend une croûte de pain.
Emma, se levant. — Comment, monsieur ! vous n'avez pas déjeuné ? Oh ! que ne le disiez-vous ? Je suis vraiment désespérée ! (Passant devant la table.) Eh ! sotte que je suis, j'aurais dû m'en douter en voyant cette table… Oh ! que d'excuses à vous faire !… Allons vite, monsieur, à table et déjeunons ! Elle s'installe. Hector, stupéfait, à part. — Comment, déjeunons ! mais je ne l'ai pas fait invitée. (Haut, se levant.) Pardonnez-moi, madame, mais…
Emma. — Vous dites ?…
Hector. — Je dis… pardonnez-moi, madame, je ne vous ai pas invitée.
Emma, gracieusement. — Oh ! qu'à cela ne tienne, monsieur, je vous pardonne !… Allons, mettez-vous là, à ma droite… la place d'honneur… Hector, s'asseyant, stupéfait. — La place d'honneur ? (A part.) Non ! mais, ma parole, c'est elle qui m'invite à présent ! Emma. — Ah ! il manque un couvert ! Sonnez donc votre domestique !…
Hector. — Mon domestique, c'est moi… Emma. — Mais que me disiez-vous donc, que vous étiez avocat ?
Hector. — Oui, avocat par profession ! et femme de chambre par intérim : ma femme a chassé sa domestique.
Emma. — Tiens ! C'est comme moi : j'ai renvoyé ma femme de chambre !… Eh ! bien, puisque c'est vous qui êtes à votre service, allez me chercher un couvert. Hector. — Mais ; madame…
Emma. — Quoi ! je ne puis pourtant pas y aller, moi ! Je ne sais pas où ils sont !… Allons, voyons… Allez !
Elle frappe du pied impatiemment.
Hector, à part. — Oh ! c'est trop fort ! (Haut.) Jamais !
Emma. — Vous dites !
Elle refrappe du pied.
Hector, à part. — Sapristi ! et madame Potin qui est dessous. (Haut.) Je dis : J'y vais. (A part.) Oh ! Cette femme me bêtifie !
Il sort.