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"LE NEZ D'UN NOTAIRE" - Edmond About, Chapter 6 (pt A)

Chapter 6 (pt A)

VI. HISTOIRE D'UNE PAIRE DE LUNETTES ET CONSÉQUENCES D'UN RHUME DE CERVEAU

(-Part A-)

Jamais aucun prédicateur, jamais Bossuet ou Fénelon, jamais Massillon ou Fléchier, jamais M. Mermilliod lui-même ne dépensa dans sa chaire une éloquence plus forte et plus onctueuse à la fois que M. Alfred L'Ambert au chevet de Romagné. Il s'adressa d'abord à la raison, puis à la conscience, et finalement au cœur de son malade. Il mit en œuvre le profane et le sacré, cita les textes saints et les philosophes.il fut puissant et doux, sévère et paternel, logique, caressant et même plaisant. Il lui prouva que le suicide est le plus honteux de tous les crimes, et qu'il faut être bien lâche pour affronter volontairement la mort. Il risqua même une métaphore aussi nouvelle que hardie en comparant le suicidé au déserteur qui abandonne son poste sans la permission du caporal.

L'Auvergnat, qui n'avait rien pris depuis vingt-quatre heures, paraissait buté à son idée. Il se tenait immobile et têtu devant la mort comme un âne devant un pont. Aux arguments les plus serrés, il répondait avec une douceur impassible:

— Ch'est pas la peine, mouchu L'Àmbert; y a trop de migère en che monde.

— Eh! mon ami, mon pauvre ami! la misère est d'institution divine. Elle est créée tout exprès pour exciter la charité chez les riches et la résignation chez les pauvres.

— Les riches? J'ai demandé de l'ouvrage, et tout le monde m'en a refugé. J'ai demandé la charité, on m'a menaché du chargent de ville!

— Que ne vous adressiez-vous à vos amis? A moi, par exemple! à moi qui vous veux du bien! à moi qui ai de votre sang dans les veines!

— Ch'est cha ! pour que vous me fâchiez encore flanquer à la porte!

— Ma porte vous sera toujours ouverte, comme ma bourse, comme mon cœur! — Chi vous m'aviez cheulement donné chinquante francs pour racheter un tonneau d'occagion!

— Mais, animal!... cher animal, veux-je dire... permets-moi de te rudoyer un peu, comme dans les temps où tu partageais mon lit et ma table ! ce n'est pas cinquante francs que je te donnerai, c'est mille, deux mille, dix mille! c'est ma fortune entière que je veux partager avec toi... au prorata de nos besoins respectifs. Il faut que tu vives! il faut que tu sois heureux ! Voici le printemps qui revient, avec son cortège de fleurs et la douce musique des oiseaux dans les branches. Aurais-tu bien le cœur d'abandonner tout cela? Songe à la douleur de tes braves parents, de ton vieux père, qui t'attend au pays; de tes frères et de tes sœurs! Songe à ta mère, mon ami ! Celle-là ne te survivrait pas.' Tu les reverras tous ! Ou plutôt non : tu dois rester à Paris, sous mes yeux, dans mon intimité la plus étroite. Je. veux te voir heureux, marié à une bonne petite femme, père de deux ou trois jolis enfants. Tu souris! Prends ce potage.

— Merchi bien, mouchu L'Ambert.Gardez la choupe; il n'en faut plus. Y a trop de migère en che monde!

— Mais quand je te jure que tes mauvais jours sont finis! quand je me charge de ton avenir, foi de notaire! Si tu consens à vivre, tu ne souffriras plus, tu ne travailleras plus, tes années se composeront de trois cent soixantecinq dimanches!

— Et pas de lundis?

— De lundis, si tu le préfères. Tu mangeras, tu boiras, tu fumeras des cabanas à trente sous pièce! Tu seras mon commensal, mon inséparable, un autre moi-même. Veux-tu vivre, Romagné, pour être un autre moi-même?

— Non! tant pis. Pichque j'ai commenché à mourir, autant finir tout de chuite.

— Ah! c'est ainsi! Eh bien, je te dirai, triple brute! à quel destin tu te condamnes! Il ne s'agit pas seulement des peines éternelles que chaque minute de ton obstination rapproche de toi. Mais, en ce monde, ici même, demain, aujourd'hui peut-être, avant d'aller pourrir dans la fosse commune, tu seras porté à l'amphithéâtre On te jettera sur une table de pierre, on découpera ton corps en morceaux. Un carabin fendra à coups de hache ta grosse tête de mulet; un autre fouillera ta poitrine à grands coups de scalpel pour vérifier s'il y a un cœur dans cette stupide enveloppe; un autre...

— Gràche; grâche, inouchu L'Ambert! je ne veux pas être coupé en morcheaux! j'aime mieux manger la choupe!

Trois jours de soupe et la force de sa constitution le tirèrent de ce mauvais pas. On put le transporter en voiture jusqu'à l'hôtel de la rue de Verneuil.M. L'Ambert l'y installa lui-même, avec des attentions maternelles. Il lui donna le logement de son propre valet de chambre, pour l'avoir plus près de lui. Durant un mois, il remplit les fonctions de garde-malade et passa même plusieurs nuits.

Ces fatigues, au lieu d'altérer sa santé, rendirent la fraîcheur et l'éclat à son visage. Plus il s'exténuait à soigner le pauvre diable, plus son nez reprenait de couleur et de force. Sa vie se partageait entre l'étude, l'Auvergnat et le miroir. C'est dans cette période qu'il écrivit un jour par distraction sur le brouillon d'un acte de vente: « II est doux de faire le bien! » Maxime un peu vieille en elle-même, mais tout à fait nouvelle pour lui.

Lorsque Romagné fut décidément en convalescence, son hôte et son sauveur, qui lui avait taillé tant de mouillettes et découpé tant de biftecks, lui dit:

— A partir d'aujourd'hui, nous dînerons tous les jours ensemble. Si pourtant tu préférais manger à l'office, tu y serais aussi bien nourri, et tu t'amuserais davantage.

Romagné, en homme de bon sens, opta pour l'office.

II y prit ses habitudes et s'y conduisit de façon à gagner tous les cœurs. Au lieu de se prévaloir de l'amitié du maître, il fut plus modeste et plus doux que le petit marmiton. C'était un domestique que M. L'Ambert avait donné à ses gens. Tout le monde usait de lui, raillait son accent, et lui allongeait des tapes amicales: personne ne songeait à lui payer des gages. M. L'Àmbert le surprit quelquefois tirant de l'eau, déplaçant de gros meubles ou frottant les parquets. Dans ces occasions, ce bon maître lui tirait l'oreille et lui disait:

— Amuse-toi, j'y consens; mais ne te fatigue pas trop!

Le pauvre garçon était confus de tant de bontés et se retirait dans sa chambre pour pleurer de tendresse.

Il ne put la garder longtemps, cette cham brette propre et commode qui touchait à l'appartement du maître. M. L'Ambert fit entendre délicatement que son valet de chambre lui manquait beaucoup, et Romagné demanda luimême la permission de loger sous les combles. On s'empressa de faire droit à sa requête; il obtint un chenil dont les filles de cuisine n'avaient jamais voulu.

Un sage a dit: « Heureux les peuples qui n'ont pas d'histoire! » Sébastien Romagné fut heureux trois mois. C'est au commencement de juin qu'il eut une histoire. Son cœur, longtemps invulnérable, fut entamé par les flèches de l'Amour. L'ancien porteur d'eau se livra pieds et poings liés au dieu qui perdit Troie. Il s'aperçut, en épluchant des légumes, que la cuisinière avait de beaux petits yeux gris avec de belles grosses joués écarlates. Un soupir à renverser les tables fut le premier symptôme de son mal. Il voulut s'expliquer; la parole lui mourut dans la gorge. A peine s'il osa prendre sa Dulcinée par la taille et l'embrasser sur les lèvres, tant sa timidité était excessive.

On le comprit à demi-mot. La cuisinière était une personne capable, plus âgée que lui de sept à huit ans, et moins dépaysée sur la carte du Tendre.

— Je vois ce que c'est, lui dit-elle: vous avez envie de vous marier avec moi. Eh bien,, mon garçon, nous pouvons nous entendre, si vous avez quelque chose devant vous.

Il répondit naïvement qu'il avait devant lui tout ce qu'on peut demander à un homme, c'est à-dire deux bras robustes et accoutumés au travail. Demoiselle Jeannette lui rit au nez et parla plus clairement; il éclata de rire à son tour et dit avec la plus aimable confiance:

— Ch'est de l'argent qu'il faut pour cha? Vous auriez dû le dire tout de chuite. J'en ai gros comme moi, de l'argent! Combien ch'est-il que vous en voulez? Dites la chomme. Par eggemple, la moitié de la fortune de mouchu L'Ambert, cha cherait-il chuffigeant?

— Moitié de la fortune de monsieur?

— Chertainement. Il me l'a dit plus de chent fois. J'ai la moitié de cha fortune, mais nous n'avons pas encore partagé l'argent: il me le garde.

— Des bêtises!

— Des bétiges? Tenez, le voichi qui rentre. Je vas lui demander mon compte, et je vous apporte les gros chous à la cuigine.

Pauvre innocent! il obtint de son maître une bonne leçon de haute grammaire sociale. M. L'Ambert lui enseigna que promettre et tenir ne sont point synonymes; il daigna lui expliquer (car il était en belle humeur) les mérites et les dangers de la figure appelée hyperbole. Finalement, il lui dit avec une douceur ferme et qui n'admettait point de réplique:

— Romagné, j'ai beaucoup fait pour vous; je veux faire davantage encore en vous éloignant de cet hôtel. Le simple bon sens vous dit que vous n'y êtes pas en qualité de maître; j'ai trop de bonté pour admettre que vous y restiez comme valet; enfin, je croirais vous rendre un mauvais service en vous maintenant dans une situation mal définie qui pervertirait vos habitudes et fausserait votre esprit. Encore une année de cette vie oisive et parasite, et vous perdrez le goût du travail. Yous deviendrez un déclassé. Or, je dois vous dire que les déclassés sont le fléau de notre époque. Mettez la main sur votre conscience, et dites-moi si vous consentiriez à devenir le fléau de votre époque ? Pauvre malheureux! N'avez-vous pas regretté plus d'une fois le titre d'ouvrier, votre noblesse à vous? Car vous êtes de ceux que Dieu a créés pour s'ennoblir par les sueurs utiles; vous appartenez à l'aristocratie du travail. Travaillez donc; non plus comme autrefois, dans les privntions et le doute, mais dans une sécurité que je garantis et dans une abondance proportionnée à vos modestes besoins. C'est moi qui fournirai aux dépenses du premier établissement, c'est moi qui vous procurerai de l'ouvrage. Si, par impossible, les moyens d'existence venaient à vous manquer, vous trouveriez des ressources chez moi. Mais renoncez à l'absurde projet d'épouser ma cuisinière, car vous ne devez pas lier votre sort au sort d'une servante, et je ne veux pas d'enfants dans la maison!

L'infortuné pleura de tous ses yeux et se répandit en actions de grâces. Je dois dire, à la décharge de M. L'Ambert, qu'il fit les choses assez proprement. Il habilla Romagné tout à neuf, meubla pour lui une chambre au cinquième, dans une vieille maison de la rue du Cherche-Midi, et lui donna cinq cents francs pour vivre en attendant l'ouvrage. Et huit jours ne s'étaient pas écoulés, qu'il le fit entrer comme manœuvre chez un fort miroitier de la rue de Sèvres.

Il se passa longtemps, six mois peut-être, sans que le nez du notaire donnât aucune nouvelle de son fournisseur. Mais, un jour que l'officier ministériel, en compagnie de son maître clerc, déchiffrait les parchemins d'une noble et riche famille, ses lunettes d'or se brisèrent par le milieu et tombèrent sur la table.

Ce petit accident le dérangea fort peu. Il prit un pince-nez à ressort d'acier et fit changer les lunettes sur le quai des Orfèvres. Son opticien ordinaire, M. Luna, s'empressa d'envoyer mille excuses, avec une paire de lunettes neuves qui se brisèrent au même endroit, dans les vingtquatre heures.

Une troisième paire eut le même sort; une quatrième vint ensuite et se brisa pareillement. L'opticien ne savait plus quelle formule d'excuse il devait prendre. Dans le fond de son âme, il était persuadé que M. L'Ambert avait tort. Il disait à sa femme, en lui montrant le dégât des quatre journées:

— Ce jeune homme n'est pas raisonnable; il porte des verres n°4, qui sont forcément trèslourds; il veut, par coquetterie, une monture mince comme un fil, et je suis sûr qu'il brutalise ses lunettes comme si elles étaient de fer battu. Si je lui fais une observation, il se fâchera; mais je vais lui envoyer quelque chose le plus fort en monture.

Madame Luna trouva l'idée excellente; mais la cinquième paire de lunettes eut le sort des quatre premières. Cette t'ois, M. L'Ambert se lacha tout rouge, quoiqu'on ne lui eût fait aucune observation, et transporta sa clientèle à une maison rivale.

Mais on aurait dit que tous les opticiens de Paris s'étaient donné le mot pour casser leurs lunettes sur le nez du pauvre millionnaire. Une douzaine de paires y passa. Et le plus merveilleux de l'affaire, c'est que le pince-nez à ressort d'acier qui remplissait les interrègnes se maintint ferme et vigoureux.

Vous savez que la patience n'était pas la vertu favorite de M. Alfred L'Ambert. Il trépignait un jour sur une paire de lunettes, qu'il écrasait à coups de talon, quand le docteur Dernier se fil annoncer chez lui.

Parbleu! s'écria le notaire, vous arrivez à point. Je suis ensorcelé, le diable m'emporte. Les regards du docteur se portèrent naturellement sur le nez de son malade. L'objet lui parut sain, de bonne mine, et frais comme une rose.

— Il me semble, dit-il, que nous allons tout à fait bien.

— Moi? Sans doute; mais ces maudites lunettes ne veulent pas aller!

Il conta son histoire, et M. Bernier devint lèveur.

— Il y a de l'Auvergnat dans votre affaire Avez-vous ici une monture brisée?

— En voici une sous mes pieds.

M. Bernier la ramassa, l'examina à la loupe et crut voir que l'or était comme argenté aux environs de la cassure.

— Diable! dit-il. Est-ce que Romagné aurait fait des sottises?

— Quelles sottises voulez-vous qu'il fasse?

— Il est toujours chez vous?

— Non; le drôle m'a quitté. Il travaille en ville.

— J'espère que, cette fois, vous avez pris son adresse.

— Sans doute. Voulez-vous le voir?

— Le plus tôt sera le mieux.

— Il y a donc péril en la demeure? Cependant je me porte bien!

— Allons d'abord chez Romagné.

Un quart d'heure après, ces messieurs descendirent à la porte de MM. Taillade et C rue clé Sèvres. Une grande enseigne découpée dans des morceaux de glace indiquait le genre d'industrie pratiqué dans la maison.

— Nous y voici, dit le notaire.

— Quoi! votre homme est-il donc employé là dedans?

— Sans doute. C'est moi qui l'y ai fait Centrer.

— Allons, il y a moins de mal que je ne pensais. Mais, c'est égal, vous avez commis une fière imprudence!

— Que voulez-vous dire?

— Entrons d'abord.

Le premier individu qu'ils rencontrèrent dans l'atelier fut l'Auvergnat en bras de chemise, manches retroussées, étamant une glace.

— La! dit le docteur, je l'avais bien prévu.

— Mais quoi donc?

— On étame les glaces avec une couche do mercure emprisonnée sous une feuille d'étain. Comprenez-vous?

— Pas encore.

— Votre animal est fourré là dedans jusqu'aux coudes. Que dis-je! il e.n a bien jusqu'aux aisselles.

— Je ne vois pas la liaison...

— Vous ne voyez pas que votre nez étant une fraction de son bras, et l'or ayan^une tendance déplorable à s'amalgamer avec le mercure, il vous sera toujours impossible de garder vos lunettes?

— Sapristi!

— Mais vous avez la ressource de porter des lunettes d'acier.

— Je n'y tiens pas.

— A ce prix, vous ne risquez rien, sauf peutêtre quelques accidents mercuriels.

— Ah, mais non! J'aime mieux que Romagné fasse autre chose. Ici, Romagné! Laisse-moi ta besogne et viens-t'en vite avec nous! Mais veux-tu hien finir, animal. Tu ne sais pas à quoi tu m'exposes!


Chapter 6 (pt A) Chapter 6 (pt A)

VI. HISTOIRE D’UNE PAIRE DE LUNETTES ET CONSÉQUENCES D’UN RHUME DE CERVEAU

(-Part A-)

Jamais aucun prédicateur, jamais Bossuet ou Fénelon, jamais Massillon ou Fléchier, jamais M. Mermilliod lui-même ne dépensa dans sa chaire une éloquence plus forte et plus onctueuse à la fois que M. Alfred L’Ambert au chevet de Romagné. Il s’adressa d’abord à la raison, puis à la conscience, et finalement au cœur de son malade. Il mit en œuvre le profane et le sacré, cita les textes saints et les philosophes.il fut puissant et doux, sévère et paternel, logique, caressant et même plaisant. Il lui prouva que le suicide est le plus honteux de tous les crimes, et qu’il faut être bien lâche pour affronter volontairement la mort. Il risqua même une métaphore aussi nouvelle que hardie en comparant le suicidé au déserteur qui abandonne son poste sans la permission du caporal.

L’Auvergnat, qui n’avait rien pris depuis vingt-quatre heures, paraissait buté à son idée. Il se tenait immobile et têtu devant la mort comme un âne devant un pont. Aux arguments les plus serrés, il répondait avec une douceur impassible:

— Ch’est pas la peine, mouchu L’Àmbert; y a trop de migère en che monde.

— Eh! mon ami, mon pauvre ami! la misère est d’institution divine. Elle est créée tout exprès pour exciter la charité chez les riches et la résignation chez les pauvres.

— Les riches? J’ai demandé de l’ouvrage, et tout le monde m’en a refugé. J’ai demandé la charité, on m’a menaché du chargent de ville!

— Que ne vous adressiez-vous à vos amis? A moi, par exemple! à moi qui vous veux du bien! à moi qui ai de votre sang dans les veines!

— Ch’est cha ! pour que vous me fâchiez encore flanquer à la porte!

— Ma porte vous sera toujours ouverte, comme ma bourse, comme mon cœur! — Chi vous m’aviez cheulement donné chinquante francs pour racheter un tonneau d’occagion!

— Mais, animal!... cher animal, veux-je dire... permets-moi de te rudoyer un peu, comme dans les temps où tu partageais mon lit et ma table ! ce n’est pas cinquante francs que je te donnerai, c’est mille, deux mille, dix mille! c’est ma fortune entière que je veux partager avec toi... au prorata de nos besoins respectifs. Il faut que tu vives! il faut que tu sois heureux ! Voici le printemps qui revient, avec son cortège de fleurs et la douce musique des oiseaux dans les branches. Aurais-tu bien le cœur d’abandonner tout cela? Songe à la douleur de tes braves parents, de ton vieux père, qui t’attend au pays; de tes frères et de tes sœurs! Songe à ta mère, mon ami ! Celle-là ne te survivrait pas.' Tu les reverras tous ! Ou plutôt non : tu dois rester à Paris, sous mes yeux, dans mon intimité la plus étroite. Je. veux te voir heureux, marié à une bonne petite femme, père de deux ou trois jolis enfants. Tu souris! Prends ce potage.

— Merchi bien, mouchu L’Ambert.Gardez la choupe; il n’en faut plus. Y a trop de migère en che monde!

— Mais quand je te jure que tes mauvais jours sont finis! quand je me charge de ton avenir, foi de notaire! Si tu consens à vivre, tu ne souffriras plus, tu ne travailleras plus, tes années se composeront de trois cent soixantecinq dimanches!

— Et pas de lundis?

— De lundis, si tu le préfères. Tu mangeras, tu boiras, tu fumeras des cabanas à trente sous pièce! Tu seras mon commensal, mon inséparable, un autre moi-même. Veux-tu vivre, Romagné, pour être un autre moi-même?

— Non! tant pis. Pichque j’ai commenché à mourir, autant finir tout de chuite.

— Ah! c’est ainsi! Eh bien, je te dirai, triple brute! à quel destin tu te condamnes! Il ne s’agit pas seulement des peines éternelles que chaque minute de ton obstination rapproche de toi. Mais, en ce monde, ici même, demain, aujourd’hui peut-être, avant d’aller pourrir dans la fosse commune, tu seras porté à l’amphithéâtre On te jettera sur une table de pierre, on découpera ton corps en morceaux. Un carabin fendra à coups de hache ta grosse tête de mulet; un autre fouillera ta poitrine à grands coups de scalpel pour vérifier s’il y a un cœur dans cette stupide enveloppe; un autre...

— Gràche; grâche, inouchu L’Ambert! je ne veux pas être coupé en morcheaux! j’aime mieux manger la choupe!

Trois jours de soupe et la force de sa constitution le tirèrent de ce mauvais pas. On put le transporter en voiture jusqu’à l’hôtel de la rue de Verneuil.M. L’Ambert l’y installa lui-même, avec des attentions maternelles. Il lui donna le logement de son propre valet de chambre, pour l’avoir plus près de lui. Durant un mois, il remplit les fonctions de garde-malade et passa même plusieurs nuits.

Ces fatigues, au lieu d’altérer sa santé, rendirent la fraîcheur et l’éclat à son visage. Plus il s’exténuait à soigner le pauvre diable, plus son nez reprenait de couleur et de force. Sa vie se partageait entre l’étude, l’Auvergnat et le miroir. C’est dans cette période qu’il écrivit un jour par distraction sur le brouillon d’un acte de vente: « II est doux de faire le bien! » Maxime un peu vieille en elle-même, mais tout à fait nouvelle pour lui.

Lorsque Romagné fut décidément en convalescence, son hôte et son sauveur, qui lui avait taillé tant de mouillettes et découpé tant de biftecks, lui dit:

— A partir d’aujourd’hui, nous dînerons tous les jours ensemble. Si pourtant tu préférais manger à l’office, tu y serais aussi bien nourri, et tu t’amuserais davantage.

Romagné, en homme de bon sens, opta pour l’office.

II y prit ses habitudes et s’y conduisit de façon à gagner tous les cœurs. Au lieu de se prévaloir de l’amitié du maître, il fut plus modeste et plus doux que le petit marmiton. C’était un domestique que M. L’Ambert avait donné à ses gens. Tout le monde usait de lui, raillait son accent, et lui allongeait des tapes amicales: personne ne songeait à lui payer des gages. M. L’Àmbert le surprit quelquefois tirant de l’eau, déplaçant de gros meubles ou frottant les parquets. Dans ces occasions, ce bon maître lui tirait l’oreille et lui disait:

— Amuse-toi, j’y consens; mais ne te fatigue pas trop!

Le pauvre garçon était confus de tant de bontés et se retirait dans sa chambre pour pleurer de tendresse.

Il ne put la garder longtemps, cette cham brette propre et commode qui touchait à l’appartement du maître. M. L’Ambert fit entendre délicatement que son valet de chambre lui manquait beaucoup, et Romagné demanda luimême la permission de loger sous les combles. On s’empressa de faire droit à sa requête; il obtint un chenil dont les filles de cuisine n’avaient jamais voulu.

Un sage a dit: « Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire! » Sébastien Romagné fut heureux trois mois. C’est au commencement de juin qu’il eut une histoire. Son cœur, longtemps invulnérable, fut entamé par les flèches de l’Amour. L’ancien porteur d’eau se livra pieds et poings liés au dieu qui perdit Troie. Il s’aperçut, en épluchant des légumes, que la cuisinière avait de beaux petits yeux gris avec de belles grosses joués écarlates. Un soupir à renverser les tables fut le premier symptôme de son mal. Il voulut s’expliquer; la parole lui mourut dans la gorge. A peine s’il osa prendre sa Dulcinée par la taille et l’embrasser sur les lèvres, tant sa timidité était excessive.

On le comprit à demi-mot. La cuisinière était une personne capable, plus âgée que lui de sept à huit ans, et moins dépaysée sur la carte du Tendre.

— Je vois ce que c’est, lui dit-elle: vous avez envie de vous marier avec moi. Eh bien,, mon garçon, nous pouvons nous entendre, si vous avez quelque chose devant vous.

Il répondit naïvement qu’il avait devant lui tout ce qu’on peut demander à un homme, c’est à-dire deux bras robustes et accoutumés au travail. Demoiselle Jeannette lui rit au nez et parla plus clairement; il éclata de rire à son tour et dit avec la plus aimable confiance:

— Ch’est de l’argent qu’il faut pour cha? Vous auriez dû le dire tout de chuite. J’en ai gros comme moi, de l’argent! Combien ch’est-il que vous en voulez? Dites la chomme. Par eggemple, la moitié de la fortune de mouchu L’Ambert, cha cherait-il chuffigeant?

— Moitié de la fortune de monsieur?

— Chertainement. Il me l’a dit plus de chent fois. J’ai la moitié de cha fortune, mais nous n’avons pas encore partagé l’argent: il me le garde.

— Des bêtises!

— Des bétiges? Tenez, le voichi qui rentre. Je vas lui demander mon compte, et je vous apporte les gros chous à la cuigine.

Pauvre innocent! il obtint de son maître une bonne leçon de haute grammaire sociale. M. L’Ambert lui enseigna que promettre et tenir ne sont point synonymes; il daigna lui expliquer (car il était en belle humeur) les mérites et les dangers de la figure appelée hyperbole. Finalement, il lui dit avec une douceur ferme et qui n’admettait point de réplique:

— Romagné, j’ai beaucoup fait pour vous; je veux faire davantage encore en vous éloignant de cet hôtel. Le simple bon sens vous dit que vous n’y êtes pas en qualité de maître; j’ai trop de bonté pour admettre que vous y restiez comme valet; enfin, je croirais vous rendre un mauvais service en vous maintenant dans une situation mal définie qui pervertirait vos habitudes et fausserait votre esprit. Encore une année de cette vie oisive et parasite, et vous perdrez le goût du travail. Yous deviendrez un déclassé. Or, je dois vous dire que les déclassés sont le fléau de notre époque. Mettez la main sur votre conscience, et dites-moi si vous consentiriez à devenir le fléau de votre époque ? Pauvre malheureux! N’avez-vous pas regretté plus d’une fois le titre d’ouvrier, votre noblesse à vous? Car vous êtes de ceux que Dieu a créés pour s’ennoblir par les sueurs utiles; vous appartenez à l’aristocratie du travail. Travaillez donc; non plus comme autrefois, dans les privntions et le doute, mais dans une sécurité que je garantis et dans une abondance proportionnée à vos modestes besoins. C’est moi qui fournirai aux dépenses du premier établissement, c’est moi qui vous procurerai de l’ouvrage. Si, par impossible, les moyens d’existence venaient à vous manquer, vous trouveriez des ressources chez moi. Mais renoncez à l’absurde projet d’épouser ma cuisinière, car vous ne devez pas lier votre sort au sort d’une servante, et je ne veux pas d’enfants dans la maison!

L’infortuné pleura de tous ses yeux et se répandit en actions de grâces. Je dois dire, à la décharge de M. L’Ambert, qu’il fit les choses assez proprement. Il habilla Romagné tout à neuf, meubla pour lui une chambre au cinquième, dans une vieille maison de la rue du Cherche-Midi, et lui donna cinq cents francs pour vivre en attendant l’ouvrage. Et huit jours ne s’étaient pas écoulés, qu’il le fit entrer comme manœuvre chez un fort miroitier de la rue de Sèvres.

Il se passa longtemps, six mois peut-être, sans que le nez du notaire donnât aucune nouvelle de son fournisseur. Mais, un jour que l’officier ministériel, en compagnie de son maître clerc, déchiffrait les parchemins d’une noble et riche famille, ses lunettes d’or se brisèrent par le milieu et tombèrent sur la table.

Ce petit accident le dérangea fort peu. Il prit un pince-nez à ressort d’acier et fit changer les lunettes sur le quai des Orfèvres. Son opticien ordinaire, M. Luna, s’empressa d’envoyer mille excuses, avec une paire de lunettes neuves qui se brisèrent au même endroit, dans les vingtquatre heures.

Une troisième paire eut le même sort; une quatrième vint ensuite et se brisa pareillement. L’opticien ne savait plus quelle formule d’excuse il devait prendre. Dans le fond de son âme, il était persuadé que M. L’Ambert avait tort. Il disait à sa femme, en lui montrant le dégât des quatre journées:

— Ce jeune homme n’est pas raisonnable; il porte des verres n°4, qui sont forcément trèslourds; il veut, par coquetterie, une monture mince comme un fil, et je suis sûr qu’il brutalise ses lunettes comme si elles étaient de fer battu. Si je lui fais une observation, il se fâchera; mais je vais lui envoyer quelque chose le plus fort en monture.

Madame Luna trouva l’idée excellente; mais la cinquième paire de lunettes eut le sort des quatre premières. Cette t’ois, M. L’Ambert se lacha tout rouge, quoiqu’on ne lui eût fait aucune observation, et transporta sa clientèle à une maison rivale.

Mais on aurait dit que tous les opticiens de Paris s’étaient donné le mot pour casser leurs lunettes sur le nez du pauvre millionnaire. Une douzaine de paires y passa. Et le plus merveilleux de l’affaire, c’est que le pince-nez à ressort d’acier qui remplissait les interrègnes se maintint ferme et vigoureux.

Vous savez que la patience n’était pas la vertu favorite de M. Alfred L’Ambert. Il trépignait un jour sur une paire de lunettes, qu’il écrasait à coups de talon, quand le docteur Dernier se fil annoncer chez lui.

Parbleu! s’écria le notaire, vous arrivez à point. Je suis ensorcelé, le diable m’emporte. Les regards du docteur se portèrent naturellement sur le nez de son malade. L’objet lui parut sain, de bonne mine, et frais comme une rose.

— Il me semble, dit-il, que nous allons tout à fait bien.

— Moi? Sans doute; mais ces maudites lunettes ne veulent pas aller!

Il conta son histoire, et M. Bernier devint lèveur.

— Il y a de l’Auvergnat dans votre affaire Avez-vous ici une monture brisée?

— En voici une sous mes pieds.

M. Bernier la ramassa, l’examina à la loupe et crut voir que l’or était comme argenté aux environs de la cassure.

— Diable! dit-il. Est-ce que Romagné aurait fait des sottises?

— Quelles sottises voulez-vous qu’il fasse?

— Il est toujours chez vous?

— Non; le drôle m’a quitté. Il travaille en ville.

— J’espère que, cette fois, vous avez pris son adresse.

— Sans doute. Voulez-vous le voir?

— Le plus tôt sera le mieux.

— Il y a donc péril en la demeure? Cependant je me porte bien!

— Allons d’abord chez Romagné.

Un quart d’heure après, ces messieurs descendirent à la porte de MM. Taillade et C rue clé Sèvres. Une grande enseigne découpée dans des morceaux de glace indiquait le genre d’industrie pratiqué dans la maison.

— Nous y voici, dit le notaire.

— Quoi! votre homme est-il donc employé là dedans?

— Sans doute. C’est moi qui l’y ai fait Centrer.

— Allons, il y a moins de mal que je ne pensais. Mais, c’est égal, vous avez commis une fière imprudence!

— Que voulez-vous dire?

— Entrons d’abord.

Le premier individu qu’ils rencontrèrent dans l’atelier fut l’Auvergnat en bras de chemise, manches retroussées, étamant une glace.

— La! dit le docteur, je l’avais bien prévu.

— Mais quoi donc?

— On étame les glaces avec une couche do mercure emprisonnée sous une feuille d’étain. Comprenez-vous?

— Pas encore.

— Votre animal est fourré là dedans jusqu’aux coudes. Que dis-je! il e.n a bien jusqu’aux aisselles.

— Je ne vois pas la liaison...

— Vous ne voyez pas que votre nez étant une fraction de son bras, et l’or ayan^une tendance déplorable à s’amalgamer avec le mercure, il vous sera toujours impossible de garder vos lunettes?

— Sapristi!

— Mais vous avez la ressource de porter des lunettes d’acier.

— Je n’y tiens pas.

— A ce prix, vous ne risquez rien, sauf peutêtre quelques accidents mercuriels.

— Ah, mais non! J’aime mieux que Romagné fasse autre chose. Ici, Romagné! Laisse-moi ta besogne et viens-t’en vite avec nous! Mais veux-tu hien finir, animal. Tu ne sais pas à quoi tu m’exposes!