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La Dame aux Camélias - Dumas Fils, Chapitre XII (1)

Chapitre XII (1)

À cinq heures du matin, quand le jour commença à paraître à travers les rideaux, Marguerite me dit :

– Pardonne-moi si je te chasse, mais il le faut. Le duc vient tous les matins ; on va lui répondre que je dors, quand il va venir, et il attendra peut-être que je me réveille.

Je pris dans mes mains la tête de Marguerite, dont les cheveux défaits ruisselaient autour d'elle, et je lui donnai un dernier baiser, en lui disant :

– Quand te reverrai-je ?

– Écoute, reprit-elle, prends cette petite clef dorée qui est sur la cheminée, va ouvrir cette porte ; rapporte la clef ici et va-t'en. Dans la journée, tu recevras une lettre et mes ordres, car tu sais que tu dois obéir aveuglément.

– Oui, et si je demandais déjà quelque chose ?

– Quoi donc ?

– Que tu me laissasses cette clef.

– Je n'ai jamais fait pour personne ce que tu me demandes là.

– Eh bien, fais-le pour moi, car je te jure que, moi, je ne t'aime pas comme les autres t'aimaient.

– Eh bien, garde-la ; mais je te préviens qu'il ne dépend que de moi que cette clef ne te serve à rien.

– Pourquoi ?

– Il y a des verrous en dedans de la porte.

– Méchante !

– Je les ferai ôter.

– Tu m'aimes donc un peu ?

– Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que oui. Maintenant va-t'en ; je tombe de sommeil.

Nous restâmes quelques secondes dans les bras l'un de l'autre, et je partis.

Les rues étaient désertes, la grande ville dormait encore, une douce fraîcheur courait dans ces quartiers que le bruit des hommes allait envahir quelques heures plus tard.

Il me sembla que cette ville endormie m'appartenait ; je cherchais dans mon souvenir les noms de ceux dont j'avais jusqu'alors envié le bonheur ; et je ne m'en rappelais pas un sans me trouver plus heureux que lui.

Être aimé d'une jeune fille chaste, lui révéler le premier cet étrange mystère de l'amour, certes, c'est une grande félicité, mais c'est la chose du monde la plus simple. S'emparer d'un coeur qui n'a pas l'habitude des attaques, c'est entrer dans une ville ouverte et sans garnison. L'éducation, le sentiment des devoirs et la famille sont de très fortes sentinelles ; mais il n'y a sentinelles si vigilantes que ne trompe une fille de seize ans, à qui, par la voix de l'homme qu'elle aime, la nature donne ses premiers conseils d'amour qui sont d'autant plus ardents qu'ils paraissent plus purs.

Plus la jeune fille croit au bien, plus elle s'abandonne facilement, sinon à l'amant, du moins à l'amour, car étant sans défiance, elle est sans force, et se faire aimer d'elle est un triomphe que tout homme de vingt-cinq ans pourra se donner quand il voudra. Et cela est si vrai que voyez comme on entoure les jeunes filles de surveillance et de remparts ! Les couvents n'ont pas de murs assez hauts, les mères de serrures assez fortes, la religion de devoirs assez continus pour renfermer tous ces charmants oiseaux dans leur cage, sur laquelle on ne se donne même pas la peine de jeter des fleurs. Aussi comme elles doivent désirer ce monde qu'on leur cache, comme elles doivent croire qu'il est tentant, comme elles doivent écouter la première voix qui, à travers les barreaux, vient leur en raconter les secrets, et bénir la main qui lève, la première, un coin du voile mystérieux.

Mais être réellement aimé d'une courtisane, c'est une victoire bien autrement difficile. Chez elles, le corps a usé l'âme, les sens ont brûlé le coeur, la débauche a cuirassé les sentiments. Les mots qu'on leur dit, elles les savent depuis longtemps ; les moyens que l'on emploie, elles les connaissent, l'amour même qu'elles inspirent, elles l'ont vendu. Elles aiment par métier et non par entraînement. Elles sont mieux gardées par leurs calculs qu'une vierge par sa mère et son couvent ; aussi ont-elles inventé le mot caprice pour ces amours sans trafic qu'elles se donnent de temps en temps comme repos, comme excuse, ou comme consolation ; semblables à ces usuriers qui rançonnent mille individus, et qui croient tout racheter en prêtant un jour vingt francs à quelque pauvre diable qui meurt de faim, sans exiger d'intérêt et sans lui demander de reçu.

Puis, quand Dieu permet l'amour à une courtisane, cet amour, qui semble d'abord un pardon, devient presque toujours pour elle un châtiment. Il n'y a pas d'absolution sans pénitence. Quand une créature, qui a tout son passé à se reprocher, se sent tout à coup prise d'un amour profond, sincère, irrésistible, dont elle ne se fût jamais crue capable ; quand elle a avoué cet amour, comme l'homme aimé ainsi la domine ! Comme il se sent fort avec ce droit cruel de lui dire : « vous ne faites pas plus pour de l'amour que vous n'avez fait pour de l'argent. »

Alors elles ne savent quelles preuves donner. Un enfant, raconte la fable, après s'être longtemps amusé dans un champ à crier : « au secours ! » Pour déranger des travailleurs, fut dévoré un jour par un ours, sans que ceux qu'il avait trompés si souvent crussent cette fois aux cris réels qu'il poussait. Il en est de même de ces malheureuses filles, quand elles aiment sérieusement. Elles ont menti tant de fois qu'on ne veut plus les croire, et elles sont, au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour.

De là, ces grands dévouements, ces austères retraites dont quelques-unes ont donné l'exemple.

Mais, quand l'homme qui inspire cet amour rédempteur a l'âme assez généreuse pour l'accepter sans se souvenir du passé, quand il s'y abandonne, quand il aime enfin, comme il est aimé, cet homme épuise d'un coup toutes les émotions terrestres, et après cet amour son coeur sera fermé à tout autre.

Ces réflexions, je ne les faisais pas le matin où je rentrais chez moi. Elles n'eussent pu être que le pressentiment de ce qui allait m'arriver, et malgré mon amour pour Marguerite, je n'entrevoyais pas de semblables conséquences ; aujourd'hui je les fais. Tout étant irrévocablement fini, elles résultent naturellement de ce qui a eu lieu.

Mais revenons au premier jour de cette liaison. Quand je rentrai, j'étais d'une gaieté folle. En songeant que les barrières placées par mon imagination entre Marguerite et moi avaient disparu, que je la possédais, que j'occupais un peu sa pensée, que j'avais dans ma poche la clef de son appartement et le droit de me servir de cette clef, j'étais content de la vie, fier de moi, et j'aimais Dieu qui permettait tout cela.

Un jour, un jeune homme passe dans une rue, il y coudoie une femme, il la regarde, il se retourne, il passe. Cette femme, il ne la connaît pas, elle a des plaisirs, des chagrins, des amours où il n'a aucune part. Il n'existe pas pour elle, et peut-être, s'il lui parlait, se moquerait-elle de lui comme Marguerite avait fait de moi. Des semaines, des mois, des années s'écoulent, et tout à coup, quand ils ont suivi chacun leur destinée dans un ordre différent, la logique du hasard les ramène en face l'un de l'autre. Cette femme devient la maîtresse de cet homme et l'aime. Comment ? Pourquoi ? Leurs deux existences n'en font plus qu'une ; à peine l'intimité existe-t-elle, qu'elle leur semble avoir existé toujours, et tout ce qui a précédé s'efface de la mémoire des deux amants. C'est curieux, avouons-le.

Quant à moi, je ne me rappelais plus comment j'avais vécu avant la veille. Tout mon être s'exaltait en joie au souvenir des mots échangés pendant cette première nuit. Ou Marguerite était habile à tromper, ou elle avait pour moi une de ces passions subites qui se révèlent dès le premier baiser, et qui meurent quelquefois, du reste, comme elles sont nées.

Plus j'y réfléchissais, plus je me disais que Marguerite n'avait aucune raison de feindre un amour qu'elle n'aurait pas ressenti, et je me disais aussi que les femmes ont deux façons d'aimer qui peuvent résulter l'une de l'autre : elles aiment avec le coeur ou avec les sens. Souvent une femme prend un amant pour obéir à la seule volonté de ses sens, et apprend, sans s'y être attendue, le mystère de l'amour immatériel et ne vit plus que par son coeur ; souvent une jeune fille, ne cherchant dans le mariage que la réunion de deux affections pures, reçoit cette soudaine révélation de l'amour physique, cette énergique conclusion des plus chastes impressions de l'âme.

Je m'endormis au milieu de ces pensées. Je fus réveillé par une lettre de Marguerite, lettre contenant ces mots :

« Voici mes ordres : ce soir au Vaudeville. Venez pendant le troisième entr'acte.

« M.G »

Je serrai ce billet dans un tiroir, afin d'avoir toujours la réalité sous la main, dans le cas où je douterais, comme cela m'arrivait par moments.

Elle ne me disait pas de l'aller voir dans le jour, je n'osai me présenter chez elle ; mais j'avais un si grand désir de la rencontrer avant le soir que j'allai aux Champs-Élysées, où, comme la veille, je la vis passer et redescendre.

À sept heures, j'étais au Vaudeville.

Jamais je n'étais entré si tôt dans un théâtre.

Toutes les loges s'emplirent les unes après les autres. Une seule restait vide : l'avant-scène du rez-de-chaussée.

Au commencement du troisième acte, j'entendis ouvrir la porte de cette loge, sur laquelle j'avais presque constamment les yeux fixés, Marguerite parut.

Elle passa tout de suite sur le devant, chercha à l'orchestre, m'y vit et me remercia du regard.

Elle était merveilleusement belle ce soir-là.

Étais-je la cause de cette coquetterie ? M'aimait-elle assez pour croire que, plus je la trouverais belle, plus je serais heureux ? Je l'ignorais encore ; mais si telle avait été son intention, elle réussissait, car, lorsqu'elle se montra, les têtes ondulèrent les unes vers les autres, et l'acteur alors en scène regarda lui-même celle qui troublait ainsi les spectateurs par sa seule apparition.

Et j'avais la clef de l'appartement de cette femme, et dans trois ou quatre heures elle allait de nouveau être à moi.

On blâme ceux qui se ruinent pour des actrices et des femmes entretenues ; ce qui m'étonne, c'est qu'ils ne fassent pas pour elles vingt fois plus de folies. Il faut avoir vécu, comme moi, de cette vie-là, pour savoir combien les petites vanités de tous les jours qu'elles donnent à leur amant soudent fortement dans le coeur, puisque nous n'avons pas d'autre mot, l'amour qu'il a pour elle.

Prudence prit place ensuite dans la loge, et un homme que je reconnus pour le comte de G… s'assit au fond.

À sa vue, un froid me passa sur le coeur.

Sans doute, Marguerite s'apercevait de l'impression produite sur moi par la présence de cet homme dans sa loge, car elle me sourit de nouveau, et tournant le dos au comte, elle parut fort attentive à la pièce. Au troisième entr'acte, elle se retourna, dit deux mots ; le comte quitta la loge, et Marguerite me fit signe de venir la voir.

– Bonsoir ! me dit-elle quand j'entrai, et elle me tendit la main.

– Bonsoir ! répondis-je en m'adressant à Marguerite et à Prudence.

– Mais je prends la place de quelqu'un. Est-ce que M. le comte de G… ne va pas revenir ?

– Si ; je l'ai envoyé me chercher des bonbons pour que nous puissions causer seuls un instant. Madame Duvernoy est dans la confidence.

– Oui, mes enfants, dit celle-ci ; mais soyez tranquilles, je ne dirai rien.

– Qu'avez-vous donc ce soir ? dit Marguerite en se levant et en venant dans l'ombre de la loge m'embrasser sur le front.

– Je suis un peu souffrant.

– Il faut aller vous coucher, reprit-elle avec cet air ironique si bien fait pour sa tête fine et spirituelle.

– Où ?

– Chez vous.

– Vous savez bien que je n'y dormirai pas.

– Alors, il ne faut pas venir nous faire la moue ici parce que vous avez vu un homme dans ma loge.

– Ce n'est pas pour cette raison.


Chapitre XII (1) Kapitel XII (1) Chapter XII (1) Capítulo XII (1)

À cinq heures du matin, quand le jour commença à paraître à travers les rideaux, Marguerite me dit : At five o'clock in the morning, when daylight was beginning to appear through the curtains, Marguerite said to me:

– Pardonne-moi si je te chasse, mais il le faut. “Forgive me if I kick you out, but I have to. Le duc vient tous les matins ; on va lui répondre que je dors, quand il va venir, et il attendra peut-être que je me réveille. The duke comes every morning; they will tell him that I am asleep when he comes, and he will perhaps wait for me to wake up.

Je pris dans mes mains la tête de Marguerite, dont les cheveux défaits ruisselaient autour d'elle, et je lui donnai un dernier baiser, en lui disant :

– Quand te reverrai-je ?

– Écoute, reprit-elle, prends cette petite clef dorée qui est sur la cheminée, va ouvrir cette porte ; rapporte la clef ici et va-t'en. Dans la journée, tu recevras une lettre et mes ordres, car tu sais que tu dois obéir aveuglément.

– Oui, et si je demandais déjà quelque chose ?

– Quoi donc ?

– Que tu me laissasses cette clef. “Let me have this key.

– Je n'ai jamais fait pour personne ce que tu me demandes là.

– Eh bien, fais-le pour moi, car je te jure que, moi, je ne t'aime pas comme les autres t'aimaient.

– Eh bien, garde-la ; mais je te préviens qu'il ne dépend que de moi que cette clef ne te serve à rien.

– Pourquoi ?

– Il y a des verrous en dedans de la porte. – There are locks inside the door.

– Méchante ! - Naughty !

– Je les ferai ôter. - I'll have them removed.

– Tu m'aimes donc un peu ? "So you love me a little?"

– Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que oui. – I don't know how it is, but it seems to me so. Maintenant va-t'en ; je tombe de sommeil. Now go away; I'm falling asleep.

Nous restâmes quelques secondes dans les bras l'un de l'autre, et je partis.

Les rues étaient désertes, la grande ville dormait encore, une douce fraîcheur courait dans ces quartiers que le bruit des hommes allait envahir quelques heures plus tard. The streets were deserted, the big city was still sleeping, a gentle coolness ran through these neighborhoods that the noise of men would invade a few hours later.

Il me sembla que cette ville endormie m'appartenait ; je cherchais dans mon souvenir les noms de ceux dont j'avais jusqu'alors envié le bonheur ; et je ne m'en rappelais pas un sans me trouver plus heureux que lui. Es schien mir, als gehöre diese schlafende Stadt mir; ich suchte in meiner Erinnerung die Namen derer, die ich bis dahin um ihr Glück beneidet hatte; und ich erinnerte mich an keinen von ihnen, ohne mich glücklicher zu finden als sie. It seemed to me that this sleeping city belonged to me; I sought in my memory the names of those whose happiness I had until then envied; and I never remembered one of them without finding myself happier than he.

Être aimé d'une jeune fille chaste, lui révéler le premier cet étrange mystère de l'amour, certes, c'est une grande félicité, mais c'est la chose du monde la plus simple. To be loved by a chaste young girl, to be the first to reveal this strange mystery of love to her, is certainly a great happiness, but it is the simplest thing in the world. S'emparer d'un coeur qui n'a pas l'habitude des attaques, c'est entrer dans une ville ouverte et sans garnison. To seize a heart that is not accustomed to attacks is to enter an open and ungarrisoned city. L'éducation, le sentiment des devoirs et la famille sont de très fortes sentinelles ; mais il n'y a sentinelles si vigilantes que ne trompe une fille de seize ans, à qui, par la voix de l'homme qu'elle aime, la nature donne ses premiers conseils d'amour qui sont d'autant plus ardents qu'ils paraissent plus purs. Education, sense of duty and family are very strong sentinels; but there are no sentinels so vigilant as not deceiving a girl of sixteen, to whom, through the voice of the man she loves, nature gives her first advice of love which is all the more ardent because they seem purer.

Plus la jeune fille croit au bien, plus elle s'abandonne facilement, sinon à l'amant, du moins à l'amour, car étant sans défiance, elle est sans force, et se faire aimer d'elle est un triomphe que tout homme de vingt-cinq ans pourra se donner quand il voudra. Je mehr das Mädchen an das Gute glaubt, desto leichter gibt sie sich, wenn nicht dem Liebhaber, so doch der Liebe hin; denn da sie ohne Misstrauen ist, ist sie ohne Kraft, und sich von ihr lieben zu lassen, ist ein Triumph, den sich jeder Mann von fünfundzwanzig Jahren geben kann, wann immer er will. The more the young girl believes in the good, the more easily she abandons herself, if not to the lover, at least to love, for being without distrust, she is without strength, and to make herself loved by her is a triumph that all A twenty-five-year-old man can give himself whenever he wants. Et cela est si vrai que voyez comme on entoure les jeunes filles de surveillance et de remparts ! And this is so true that see how young girls are surrounded with surveillance and ramparts! Les couvents n'ont pas de murs assez hauts, les mères de serrures assez fortes, la religion de devoirs assez continus pour renfermer tous ces charmants oiseaux dans leur cage, sur laquelle on ne se donne même pas la peine de jeter des fleurs. The convents do not have walls high enough, the locks strong enough, the religion of duties continuous enough to contain all these charming birds in their cage, on which one does not even take the trouble to throw flowers. Aussi comme elles doivent désirer ce monde qu'on leur cache, comme elles doivent croire qu'il est tentant, comme elles doivent écouter la première voix qui, à travers les barreaux, vient leur en raconter les secrets, et bénir la main qui lève, la première, un coin du voile mystérieux. Also how they must desire this world that is hidden from them, how they must believe that it is tempting, how they must listen to the first voice which, through the bars, comes to tell them its secrets, and to bless the hand that raises , the first, a corner of the mysterious veil.

Mais être réellement aimé d'une courtisane, c'est une victoire bien autrement difficile. But to be truly loved by a courtesan is a much more difficult victory. Chez elles, le corps a usé l'âme, les sens ont brûlé le coeur, la débauche a cuirassé les sentiments. With them, the body has worn out the soul, the senses have burned the heart, debauchery has armored the feelings. Les mots qu'on leur dit, elles les savent depuis longtemps ; les moyens que l'on emploie, elles les connaissent, l'amour même qu'elles inspirent, elles l'ont vendu. The words that are said to them, they have known them for a long time; the means we use, they know them, the very love they inspire, they have sold it. Elles aiment par métier et non par entraînement. They love by profession and not by training. Elles sont mieux gardées par leurs calculs qu'une vierge par sa mère et son couvent ; aussi ont-elles inventé le mot caprice pour ces amours sans trafic qu'elles se donnent de temps en temps comme repos, comme excuse, ou comme consolation ; semblables à ces usuriers qui rançonnent mille individus, et qui croient tout racheter en prêtant un jour vingt francs à quelque pauvre diable qui meurt de faim, sans exiger d'intérêt et sans lui demander de reçu. Sie werden von ihren Berechnungen besser bewacht als eine Jungfrau von ihrer Mutter und ihrem Kloster; deshalb haben sie das Wort Laune für diese verkehrslose Liebe erfunden, die sie sich von Zeit zu Zeit als Ruhe, als Entschuldigung oder als Trost gönnen; ähnlich wie jene Wucherer, die tausend Individuen erpressen und glauben, alles wieder gut zu machen, indem sie eines Tages zwanzig Franken an irgendeinen armen Teufel verleihen, der vor Hunger stirbt, ohne Zinsen zu verlangen und ohne ihn um eine Quittung zu bitten. They are better guarded by their calculations than a virgin by her mother and her convent; also they invented the word caprice for these loves without traffic which they give themselves from time to time like rest, like excuse, or like consolation; like those usurers who ransom a thousand individuals, and who think they can redeem everything by lending twenty francs one day to some poor devil who is starving, without demanding interest and without asking him for a receipt.

Puis, quand Dieu permet l'amour à une courtisane, cet amour, qui semble d'abord un pardon, devient presque toujours pour elle un châtiment. Then, when God permits love to a courtesan, this love, which at first seems like forgiveness, almost always becomes a punishment for her. Il n'y a pas d'absolution sans pénitence. Quand une créature, qui a tout son passé à se reprocher, se sent tout à coup prise d'un amour profond, sincère, irrésistible, dont elle ne se fût jamais crue capable ; quand elle a avoué cet amour, comme l'homme aimé ainsi la domine ! Wenn ein Geschöpf, das seine ganze Vergangenheit zu verantworten hat, sich plötzlich von einer tiefen, aufrichtigen, unwiderstehlichen Liebe ergriffen fühlt, zu der es sich nie für fähig gehalten hätte; wenn es diese Liebe gestanden hat, wie sehr beherrscht sie der so geliebte Mann! When a creature, who has all her past to reproach herself with, suddenly feels seized by a deep, sincere, irresistible love, of which she would never have believed herself capable; when she has confessed this love, how the man thus loved dominates her! Comme il se sent fort avec ce droit cruel de lui dire : « vous ne faites pas plus pour de l'amour que vous n'avez fait pour de l'argent. Wie stark fühlt er sich mit diesem grausamen Recht, ihm zu sagen: "Sie tun nicht mehr für Liebe, als Sie für Geld getan haben. How strong he feels with this cruel right to tell her: "You don't do more for love than you did for money." »

Alors elles ne savent quelles preuves donner. Un enfant, raconte la fable, après s'être longtemps amusé dans un champ à crier : « au secours ! » Pour déranger des travailleurs, fut dévoré un jour par un ours, sans que ceux qu'il avait trompés si souvent crussent cette fois aux cris réels qu'il poussait. To disturb workers, was devoured one day by a bear, without those he had so often deceived believing this time the real cries he uttered. Il en est de même de ces malheureuses filles, quand elles aiment sérieusement. It is the same with these unfortunate girls, when they love seriously. Elles ont menti tant de fois qu'on ne veut plus les croire, et elles sont, au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour.

De là, ces grands dévouements, ces austères retraites dont quelques-unes ont donné l'exemple. Hence those great devotions, those austere retreats of which some have given the example.

Mais, quand l'homme qui inspire cet amour rédempteur a l'âme assez généreuse pour l'accepter sans se souvenir du passé, quand il s'y abandonne, quand il aime enfin, comme il est aimé, cet homme épuise d'un coup toutes les émotions terrestres, et après cet amour son coeur sera fermé à tout autre. But when the man who inspires this redemptive love has a soul generous enough to accept it without remembering the past, when he abandons himself to it, when he finally loves, as he is loved, this man exhausts a blow all earthly emotions, and after this love his heart will be closed to all others.

Ces réflexions, je ne les faisais pas le matin où je rentrais chez moi. These reflections, I did not make them the morning when I returned home. Elles n'eussent pu être que le pressentiment de ce qui allait m'arriver, et malgré mon amour pour Marguerite, je n'entrevoyais pas de semblables conséquences ; aujourd'hui je les fais. They could only have been a presentiment of what was going to happen to me, and despite my love for Marguerite, I did not foresee such consequences; today I make them. Tout étant irrévocablement fini, elles résultent naturellement de ce qui a eu lieu. Everything being irrevocably finished, they result naturally from what has taken place.

Mais revenons au premier jour de cette liaison. But let's go back to the first day of this liaison. Quand je rentrai, j'étais d'une gaieté folle. When I got home, I was madly cheerful. En songeant que les barrières placées par mon imagination entre Marguerite et moi avaient disparu, que je la possédais, que j'occupais un peu sa pensée, que j'avais dans ma poche la clef de son appartement et le droit de me servir de cette clef, j'étais content de la vie, fier de moi, et j'aimais Dieu qui permettait tout cela. Thinking that the barriers placed by my imagination between Marguerite and me had disappeared, that I possessed her, that I occupied her thoughts a little, that I had in my pocket the key to her apartment and the right to use this key, I was happy with life, proud of myself, and I loved God who allowed all this.

Un jour, un jeune homme passe dans une rue, il y coudoie une femme, il la regarde, il se retourne, il passe. One day, a young man passes in a street, he elbows a woman there, he looks at her, he turns around, he passes. Cette femme, il ne la connaît pas, elle a des plaisirs, des chagrins, des amours où il n'a aucune part. This woman, he does not know her, she has pleasures, sorrows, loves in which he has no part. Il n'existe pas pour elle, et peut-être, s'il lui parlait, se moquerait-elle de lui comme Marguerite avait fait de moi. Des semaines, des mois, des années s'écoulent, et tout à coup, quand ils ont suivi chacun leur destinée dans un ordre différent, la logique du hasard les ramène en face l'un de l'autre. Cette femme devient la maîtresse de cet homme et l'aime. Comment ? Pourquoi ? Leurs deux existences n'en font plus qu'une ; à peine l'intimité existe-t-elle, qu'elle leur semble avoir existé toujours, et tout ce qui a précédé s'efface de la mémoire des deux amants. C'est curieux, avouons-le. It's curious, let's face it.

Quant à moi, je ne me rappelais plus comment j'avais vécu avant la veille. Tout mon être s'exaltait en joie au souvenir des mots échangés pendant cette première nuit. Ou Marguerite était habile à tromper, ou elle avait pour moi une de ces passions subites qui se révèlent dès le premier baiser, et qui meurent quelquefois, du reste, comme elles sont nées.

Plus j'y réfléchissais, plus je me disais que Marguerite n'avait aucune raison de feindre un amour qu'elle n'aurait pas ressenti, et je me disais aussi que les femmes ont deux façons d'aimer qui peuvent résulter l'une de l'autre : elles aiment avec le coeur ou avec les sens. The more I thought about it, the more I said to myself that Marguerite had no reason to feign a love she wouldn't have felt, and I also said to myself that women have two ways of loving which can result in one on the other: they love with the heart or with the senses. Souvent une femme prend un amant pour obéir à la seule volonté de ses sens, et apprend, sans s'y être attendue, le mystère de l'amour immatériel et ne vit plus que par son coeur ; souvent une jeune fille, ne cherchant dans le mariage que la réunion de deux affections pures, reçoit cette soudaine révélation de l'amour physique, cette énergique conclusion des plus chastes impressions de l'âme. Often a woman takes a lover to obey the sole will of her senses, and learns, without expecting it, the mystery of immaterial love and lives only by her heart; often a young girl, seeking in marriage only the union of two pure affections, receives this sudden revelation of physical love, this energetic conclusion of the most chaste impressions of the soul.

Je m'endormis au milieu de ces pensées. Je fus réveillé par une lettre de Marguerite, lettre contenant ces mots :

« Voici mes ordres : ce soir au Vaudeville. Venez pendant le troisième entr'acte.

« M.G »

Je serrai ce billet dans un tiroir, afin d'avoir toujours la réalité sous la main, dans le cas où je douterais, comme cela m'arrivait par moments.

Elle ne me disait pas de l'aller voir dans le jour, je n'osai me présenter chez elle ; mais j'avais un si grand désir de la rencontrer avant le soir que j'allai aux Champs-Élysées, où, comme la veille, je la vis passer et redescendre.

À sept heures, j'étais au Vaudeville.

Jamais je n'étais entré si tôt dans un théâtre. I had never entered a theater so early.

Toutes les loges s'emplirent les unes après les autres. Une seule restait vide : l'avant-scène du rez-de-chaussée.

Au commencement du troisième acte, j'entendis ouvrir la porte de cette loge, sur laquelle j'avais presque constamment les yeux fixés, Marguerite parut. At the beginning of the third act, I heard the door of this box open, on which my eyes were almost constantly fixed, Marguerite appeared.

Elle passa tout de suite sur le devant, chercha à l'orchestre, m'y vit et me remercia du regard. She went straight to the front, looked for the orchestra, saw me there and thanked me with a look.

Elle était merveilleusement belle ce soir-là. She was wonderfully beautiful that night.

Étais-je la cause de cette coquetterie ? M'aimait-elle assez pour croire que, plus je la trouverais belle, plus je serais heureux ? Je l'ignorais encore ; mais si telle avait été son intention, elle réussissait, car, lorsqu'elle se montra, les têtes ondulèrent les unes vers les autres, et l'acteur alors en scène regarda lui-même celle qui troublait ainsi les spectateurs par sa seule apparition. I didn't know it yet; but if such had been his intention, she succeeded, for when she showed herself, heads waved at each other, and the actor then on the stage looked himself at her who was thus troubling the spectators by her mere appearance.

Et j'avais la clef de l'appartement de cette femme, et dans trois ou quatre heures elle allait de nouveau être à moi.

On blâme ceux qui se ruinent pour des actrices et des femmes entretenues ; ce qui m'étonne, c'est qu'ils ne fassent pas pour elles vingt fois plus de folies. Il faut avoir vécu, comme moi, de cette vie-là, pour savoir combien les petites vanités de tous les jours qu'elles donnent à leur amant soudent fortement dans le coeur, puisque nous n'avons pas d'autre mot, l'amour qu'il a pour elle.

Prudence prit place ensuite dans la loge, et un homme que je reconnus pour le comte de G… s'assit au fond. Prudence then took her place in the box, and a man whom I recognized as the Comte de G… sat at the back.

À sa vue, un froid me passa sur le coeur.

Sans doute, Marguerite s'apercevait de l'impression produite sur moi par la présence de cet homme dans sa loge, car elle me sourit de nouveau, et tournant le dos au comte, elle parut fort attentive à la pièce. Doubtless Marguerite noticed the impression produced on me by the presence of this man in his box, for she smiled at me again, and turning her back on the Count, she seemed very attentive to the play. Au troisième entr'acte, elle se retourna, dit deux mots ; le comte quitta la loge, et Marguerite me fit signe de venir la voir.

– Bonsoir ! me dit-elle quand j'entrai, et elle me tendit la main.

– Bonsoir ! répondis-je en m'adressant à Marguerite et à Prudence.

– Mais je prends la place de quelqu'un. Est-ce que M. le comte de G… ne va pas revenir ?

– Si ; je l'ai envoyé me chercher des bonbons pour que nous puissions causer seuls un instant. Madame Duvernoy est dans la confidence.

– Oui, mes enfants, dit celle-ci ; mais soyez tranquilles, je ne dirai rien.

– Qu'avez-vous donc ce soir ? - Was haben Sie denn heute Abend? dit Marguerite en se levant et en venant dans l'ombre de la loge m'embrasser sur le front.

– Je suis un peu souffrant.

– Il faut aller vous coucher, reprit-elle avec cet air ironique si bien fait pour sa tête fine et spirituelle.

– Où ?

– Chez vous.

– Vous savez bien que je n'y dormirai pas.

– Alors, il ne faut pas venir nous faire la moue ici parce que vous avez vu un homme dans ma loge. “Then you mustn't come and pout at us here because you saw a man in my dressing room.

– Ce n'est pas pour cette raison. - It's not for that reason.