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La Dame aux Camélias - Dumas Fils, Chapitre XI (1)

Chapitre XI (1)

En cet endroit de son récit, Armand s'arrêta.

– Voulez-vous fermer la fenêtre ? me dit-il, je commence à avoir froid. Pendant ce temps, je vais me coucher.

Je fermai la fenêtre. Armand, qui était très faible encore, ôta sa robe de chambre et se mit au lit, laissant pendant quelques instants reposer sa tête sur l'oreiller comme un homme fatigué d'une longue course ou agité de pénibles souvenirs.

– Vous avez peut-être trop parlé, lui dis-je ; voulez-vous que je m'en aille et que je vous laisse dormir ? Vous me raconterez un autre jour la fin de cette histoire.

– Est-ce qu'elle vous ennuie ?

– Au contraire.

– Je vais continuer alors ; si vous me laissiez seul, je ne dormirais pas.

– Quand je rentrai chez moi, reprit-il, sans avoir besoin de se recueillir, tant tous ces détails étaient encore présents à sa pensée, je ne me couchai pas ; je me mis à réfléchir sur l'aventure de la journée. La rencontre, la présentation, l'engagement de Marguerite vis-à-vis de moi, tout avait été si rapide, si inespéré, qu'il y avait des moments où je croyais avoir rêvé. Cependant ce n'était pas la première fois qu'une fille comme Marguerite se promettait à un homme pour le lendemain du jour où il le lui demandait.

J'avais beau me faire cette réflexion, la première impression produite par ma future maîtresse sur moi avait été si forte qu'elle subsistait toujours. Je m'entêtais encore à ne pas voir en elle une fille semblable aux autres, et, avec la vanité si commune à tous les hommes, j'étais prêt à croire qu'elle partageait invinciblement pour moi l'attraction que j'avais pour elle.

Cependant j'avais sous les yeux des exemples bien contradictoires, et j'avais entendu dire souvent que l'amour de Marguerite était passé à l'état de denrée plus ou moins chère, selon la saison.

Mais comment aussi, d'un autre côté, concilier cette réputation avec les refus continuels faits au jeune comte que nous avions trouvé chez elle ?

Vous me direz qu'il lui déplaisait et que, comme elle était splendidement entretenue par le duc, pour faire tant que de prendre un autre amant, elle aimait mieux un homme qui lui plût. Alors, pourquoi ne voulait-elle pas de Gaston, charmant, spirituel, riche, et paraissait-elle vouloir de moi qu'elle avait trouvé si ridicule la première fois qu'elle m'avait vu ?

Il est vrai qu'il y a des incidents d'une minute qui font plus qu'une cour d'une année.

De ceux qui se trouvaient au souper, j'étais le seul qui se fût inquiété en la voyant quitter la table. Je l'avais suivie, j'avais été ému à ne pouvoir le cacher, j'avais pleuré en lui baisant la main. Cette circonstance, réunie à mes visites quotidiennes pendant les deux mois de sa maladie, avait pu lui faire voir en moi un autre homme que ceux connus jusqu'alors, et peut-être s'était-elle dit qu'elle pouvait bien faire pour un amour exprimé de cette façon ce qu'elle avait fait tant de fois, que cela n'avait déjà plus de conséquence pour elle.

Toutes ces suppositions, comme vous le voyez, étaient assez vraisemblables ; mais quelle que fût la raison à son consentement, il y avait une chose certaine, c'est qu'elle avait consenti.

Or, j'étais amoureux de Marguerite, j'allais l'avoir, je ne pouvais rien lui demander de plus. Cependant, je vous le répète, quoique ce fût une fille entretenue, je m'étais tellement, peut-être pour la poétiser, fait de cet amour un amour sans espoir, que plus le moment approchait où je n'aurais même plus besoin d'espérer, plus je doutais.

Je ne fermai pas les yeux de la nuit.

Je ne me reconnaissais pas. J'étais à moitié fou. Tantôt je ne me trouvais ni assez beau, ni assez riche, ni assez élégant pour posséder une pareille femme, tantôt je me sentais plein de vanité à l'idée de cette possession : puis je me mettais à craindre que Marguerite n'eût pour moi qu'un caprice de quelques jours, et, pressentant un malheur dans une rupture prompte, je ferais peut-être mieux, me disais-je, de ne pas aller le soir chez elle, et de partir en lui écrivant mes craintes. De là, je passais à des espérances sans limites, à une confiance sans bornes. Je faisais des rêves d'avenir incroyables ; je me disais que cette fille me devrait sa guérison physique et morale, que je passerais toute ma vie avec elle, et que son amour me rendrait plus heureux que les plus virginales amours.

Enfin, je ne pourrais vous répéter les mille pensées qui montaient de mon coeur à ma tête et qui s'éteignirent peu à peu dans le sommeil qui me gagna au jour.

Quand je me réveillai, il était deux heures. Le temps était magnifique. Je ne me rappelle pas que la vie m'ait jamais paru aussi belle et aussi pleine. Les souvenirs de la veille se représentaient à mon esprit, sans ombres, sans obstacles et gaiement escortés des espérances du soir. Je m'habillai à la hâte. J'étais content et capable des meilleures actions. De temps en temps mon coeur bondissait de joie et d'amour dans ma poitrine. Une douce fièvre m'agitait. Je ne m'inquiétais plus des raisons qui m'avaient préoccupé avant que je m'endormisse. Je ne voyais que le résultat, je ne songeais qu'à l'heure où je devais revoir Marguerite.

Il me fut impossible de rester chez moi. Ma chambre me semblait trop petite pour contenir mon bonheur ; j'avais besoin de la nature entière pour m'épancher.

Je sortis.

Je passai par la rue d'Antin. Le coupé de Marguerite l'attendait à sa porte ; je me dirigeai du côté des Champs-Élysées. J'aimais, sans même les connaître, tous les gens que je rencontrais.

Comme l'amour rend bon !

Au bout d'une heure que je me promenais des chevaux de

Marly au rond-point et du rond-point aux chevaux de Marly, je vis de loin la voiture de Marguerite ; je ne la reconnus pas, je la devinai.

Au moment de tourner l'angle des Champs-Élysées, elle se fit arrêter, et un grand jeune homme se détacha d'un groupe où il causait pour venir causer avec elle.

Ils causèrent quelques instants ; le jeune homme rejoignit ses amis, les chevaux repartirent, et moi, qui m'étais approché du groupe, je reconnus dans celui qui avait parlé à Marguerite ce comte de G… dont j'avais vu le portrait et que Prudence m'avait signalé comme celui à qui Marguerite devait sa position.

C'était à lui qu'elle avait fait défendre sa porte, la veille ; je supposai qu'elle avait fait arrêter sa voiture pour lui donner la raison de cette défense, et j'espérai qu'en même temps elle avait trouvé quelque nouveau prétexte pour ne pas le recevoir la nuit suivante.

Comment le reste de la journée se passa, je l'ignore ; je marchai, je fumai, je causai, mais de ce que je dis, de ceux que je rencontrai, à dix heures du soir, je n'avais aucun souvenir.

Tout ce que je me rappelle, c'est que je rentrai chez moi, que je passai trois heures à ma toilette, et que je regardai cent fois ma pendule et ma montre, qui malheureusement allaient l'une comme l'autre.

Quand dix heures et demie sonnèrent, je me dis qu'il était temps de partir.

Je demeurais à cette époque rue de Provence : je suivis la rue du Mont-Blanc, je traversai le boulevard, pris la rue Louis-le-Grand, la rue de Port-Mahon, et la rue d'Antin. Je regardai aux fenêtres de Marguerite.

Il y avait de la lumière.

Je sonnai.

Je demandai au portier si mademoiselle Gautier était chez elle.

Il me répondit qu'elle ne rentrait jamais avant onze heures ou onze heures un quart.

Je regardai ma montre.

J'avais cru venir tout doucement, je n'avais mis que cinq minutes pour venir de la rue de Provence chez Marguerite.

Alors, je me promenai dans cette rue sans boutiques, et déserte à cette heure.

Au bout d'une demi-heure Marguerite arriva. Elle descendit de son coupé en regardant autour d'elle, comme si elle eût cherché quelqu'un.

La voiture repartit au pas, les écuries et la remise n'étant pas dans la maison. Au moment où Marguerite allait sonner, je m'approchai et lui dis :

– Bonsoir !

– Ah ! c'est vous ? me dit-elle d'un ton peu rassurant sur le plaisir qu'elle avait à me trouver là.

– Ne m'avez-vous pas permis de venir vous faire visite aujourd'hui ?

– C'est juste ; je l'avais oublié.

Ce mot renversait toutes mes réflexions du matin, toutes mes espérances de la journée. Cependant, je commençais à m'habituer à ces façons et je ne m'en allai pas, ce que j'eusse évidemment fait autrefois.

Nous entrâmes.

Nanine avait ouvert la porte d'avance.

– Prudence est-elle rentrée ? demanda Marguerite.

– Non, madame.

– Va dire que dès qu'elle rentrera elle vienne. Auparavant, éteins la lampe du salon, et, s'il vient quelqu'un, réponds que je ne suis pas rentrée et que je ne rentrerai pas.

C'était bien là une femme préoccupée de quelque chose et peut-être ennuyée d'un importun. Je ne savais quelle figure faire ni que dire. Marguerite se dirigea du côté de sa chambre à coucher ; je restai où j'étais.

– Venez, me dit-elle.

Elle ôta son chapeau, son manteau de velours et les jeta sur son lit, puis se laissa tomber dans un grand fauteuil, auprès du feu qu'elle faisait faire jusqu'au commencement de l'été, et me dit en jouant avec la chaîne de sa montre :

– Eh bien, que me conterez-vous de neuf ?

– Rien, sinon que j'ai eu tort de venir ce soir.

– Pourquoi ?

– Parce que vous paraissez contrariée et que, sans doute, je vous ennuie.

– Vous ne m'ennuyez pas ; seulement je suis malade, j'ai souffert toute la journée, je n'ai pas dormi et j'ai une migraine affreuse.

– Voulez-vous que je me retire pour vous laisser mettre au lit ?

– Oh ! vous pouvez rester ; si je veux me coucher, je me coucherai bien devant vous.

En ce moment on sonna.

– Qui vient encore ? dit-elle avec un mouvement d'impatience.

Quelques instants après, on sonna de nouveau.

– Il n'y a donc personne pour ouvrir ? Il va falloir que j'ouvre moi-même.

En effet, elle se leva en me disant :

– Attendez ici.

Elle traversa l'appartement, et j'entendis ouvrir la porte d'entrée.

– J'écoutai.

Celui à qui elle avait ouvert s'arrêta dans la salle à manger.

Aux premiers mots, je reconnus la voix du jeune comte de N…

– Comment vous portez-vous ce soir ? disait-il.

– Mal, répondit sèchement Marguerite.

– Est-ce que je vous dérange ?

– Peut-être.

– Comme vous me recevez ! Que vous ai-je fait, ma chère Marguerite ?

– Mon cher ami, vous ne m'avez rien fait. Je suis malade, il faut que je me couche ; ainsi vous allez me faire le plaisir de vous en aller. Cela m'assomme de ne pas pouvoir rentrer le soir sans vous voir apparaître cinq minutes après. Qu'est-ce que vous voulez ? que je sois votre maîtresse ? Eh bien, je vous ai déjà dit cent fois que non, que vous m'agacez horriblement, et que vous pouvez vous adresser autre part. Je vous le répète aujourd'hui pour la dernière fois : je ne veux pas de vous, c'est bien convenu ; adieu. Tenez, voici Nanine qui rentre ; elle va vous éclairer. Bonsoir.

Et, sans ajouter un mot, sans écouter ce que balbutiait le jeune homme, Marguerite revint dans sa chambre et referma violemment la porte, par laquelle Nanine, à son tour, rentra presque immédiatement.

– Tu m'entends, lui dit Marguerite, tu diras toujours à cet imbécile que je n'y suis pas ou que je ne veux pas le recevoir. Je suis lasse, à la fin, de voir sans cesse des gens qui viennent me demander la même chose, qui me payent et qui se croient quittes avec moi. Si celles qui commencent notre honteux métier savaient ce que c'est, elles se feraient plutôt femmes de chambre. Mais non ; la vanité d'avoir des robes, des voitures, des diamants nous entraîne ; on croit à ce que l'on entend, car la prostitution a sa foi, et l'on use peu à peu son coeur, son corps, sa beauté ; on est redoutée comme une bête fauve, méprisée comme un paria, on n'est entourée que de gens qui vous prennent toujours plus qu'ils ne vous donnent, et on s'en va un beau jour crever comme un chien, après avoir perdu les autres et s'être perdue soi-même.


Chapitre XI (1) Kapitel XI (1) Chapter XI (1) Capítulo XI (1)

En cet endroit de son récit, Armand s'arrêta. At this point in his story, Armand stopped.

– Voulez-vous fermer la fenêtre ? me dit-il, je commence à avoir froid. Pendant ce temps, je vais me coucher.

Je fermai la fenêtre. Armand, qui était très faible encore, ôta sa robe de chambre et se mit au lit, laissant pendant quelques instants reposer sa tête sur l'oreiller comme un homme fatigué d'une longue course ou agité de pénibles souvenirs.

– Vous avez peut-être trop parlé, lui dis-je ; voulez-vous que je m'en aille et que je vous laisse dormir ? “Perhaps you have talked too much,” I said to him; do you want me to go away and let you sleep? Vous me raconterez un autre jour la fin de cette histoire. You will tell me the end of this story another day.

– Est-ce qu'elle vous ennuie ? – Does she bother you?

– Au contraire.

– Je vais continuer alors ; si vous me laissiez seul, je ne dormirais pas.

– Quand je rentrai chez moi, reprit-il, sans avoir besoin de se recueillir, tant tous ces détails étaient encore présents à sa pensée, je ne me couchai pas ; je me mis à réfléchir sur l'aventure de la journée. “When I got home,” he went on, “without needing to collect himself, so much were all these details still fresh in his thoughts, I didn't go to bed; I began to reflect on the adventure of the day. La rencontre, la présentation, l'engagement de Marguerite vis-à-vis de moi, tout avait été si rapide, si inespéré, qu'il y avait des moments où je croyais avoir rêvé. The meeting, the introduction, Marguerite's commitment to me, everything had happened so quickly, so unexpectedly, that there were times when I thought I was dreaming. Cependant ce n'était pas la première fois qu'une fille comme Marguerite se promettait à un homme pour le lendemain du jour où il le lui demandait. However, it was not the first time that a girl like Marguerite promised herself to a man for the day after he asked her.

J'avais beau me faire cette réflexion, la première impression produite par ma future maîtresse sur moi avait été si forte qu'elle subsistait toujours. So sehr ich mir auch den Kopf zerbrach, der erste Eindruck, den meine zukünftige Geliebte auf mich gemacht hatte, war so stark gewesen, dass er immer noch anhielt. No matter how much I thought about it, the first impression made by my future mistress on me had been so strong that it still remained. Je m'entêtais encore à ne pas voir en elle une fille semblable aux autres, et, avec la vanité si commune à tous les hommes, j'étais prêt à croire qu'elle partageait invinciblement pour moi l'attraction que j'avais pour elle. I still persisted in not seeing in her a girl like the others, and, with the vanity so common to all men, I was ready to believe that she shared invincibly for me the attraction I had for she.

Cependant j'avais sous les yeux des exemples bien contradictoires, et j'avais entendu dire souvent que l'amour de Marguerite était passé à l'état de denrée plus ou moins chère, selon la saison. Ich hatte jedoch sehr widersprüchliche Beispiele vor Augen und hatte oft gehört, dass Margaretes Liebe je nach Jahreszeit zu einem mehr oder weniger teuren Lebensmittel geworden war. However, I had very contradictory examples before my eyes, and I had often heard it said that Marguerite's love had become a more or less expensive commodity, according to the season.

Mais comment aussi, d'un autre côté, concilier cette réputation avec les refus continuels faits au jeune comte que nous avions trouvé chez elle ? But how also, on the other hand, reconcile this reputation with the continual refusals made of the young count whom we had found at her house?

Vous me direz qu'il lui déplaisait et que, comme elle était splendidement entretenue par le duc, pour faire tant que de prendre un autre amant, elle aimait mieux un homme qui lui plût. You will tell me that she displeased him and that, as she was splendidly maintained by the duke, to do so much as to take another lover, she preferred a man whom she liked. Alors, pourquoi ne voulait-elle pas de Gaston, charmant, spirituel, riche, et paraissait-elle vouloir de moi qu'elle avait trouvé si ridicule la première fois qu'elle m'avait vu ? So why didn't she want Gaston, charming, witty, rich, and did she seem to want me, whom she had found so ridiculous the first time she saw me?

Il est vrai qu'il y a des incidents d'une minute qui font plus qu'une cour d'une année. Es stimmt, dass es Vorfälle von einer Minute gibt, die mehr bewirken als ein Hof von einem Jahr. It is true that there are incidents of a minute which do more than a court of a year.

De ceux qui se trouvaient au souper, j'étais le seul qui se fût inquiété en la voyant quitter la table. Of those at dinner, I was the only one who worried when she left the table. Je l'avais suivie, j'avais été ému à ne pouvoir le cacher, j'avais pleuré en lui baisant la main. I had followed her, I had been so moved that I could not hide it, I had wept as I kissed her hand. Cette circonstance, réunie à mes visites quotidiennes pendant les deux mois de sa maladie, avait pu lui faire voir en moi un autre homme que ceux connus jusqu'alors, et peut-être s'était-elle dit qu'elle pouvait bien faire pour un amour exprimé de cette façon ce qu'elle avait fait tant de fois, que cela n'avait déjà plus de conséquence pour elle.

Toutes ces suppositions, comme vous le voyez, étaient assez vraisemblables ; mais quelle que fût la raison à son consentement, il y avait une chose certaine, c'est qu'elle avait consenti.

Or, j'étais amoureux de Marguerite, j'allais l'avoir, je ne pouvais rien lui demander de plus. Now, I was in love with Marguerite, I was going to have her, I couldn't ask her for anything more. Cependant, je vous le répète, quoique ce fût une fille entretenue, je m'étais tellement, peut-être pour la poétiser, fait de cet amour un amour sans espoir, que plus le moment approchait où je n'aurais même plus besoin d'espérer, plus je doutais. However, I repeat to you, although she was a kept girl, I had made this love so hopeless, perhaps to poetize her, that the closer the moment approached when I would no longer even need hope, the more I doubted.

Je ne fermai pas les yeux de la nuit. Ich schloss die ganze Nacht nicht die Augen.

Je ne me reconnaissais pas. J'étais à moitié fou. Tantôt je ne me trouvais ni assez beau, ni assez riche, ni assez élégant pour posséder une pareille femme, tantôt je me sentais plein de vanité à l'idée de cette possession : puis je me mettais à craindre que Marguerite n'eût pour moi qu'un caprice de quelques jours, et, pressentant un malheur dans une rupture prompte, je ferais peut-être mieux, me disais-je, de ne pas aller le soir chez elle, et de partir en lui écrivant mes craintes. Sometimes I thought myself neither handsome enough, nor rich enough, nor elegant enough to possess such a woman, sometimes I felt full of vanity at the idea of this possession: then I began to fear that Marguerite would have for me only a caprice of a few days, and, foreseeing a misfortune in a prompt rupture, I would perhaps do better, I said to myself, not to go to her in the evening, and to leave, writing to her my fears. De là, je passais à des espérances sans limites, à une confiance sans bornes. From there, I moved on to limitless hopes, limitless confidence. Je faisais des rêves d'avenir incroyables ; je me disais que cette fille me devrait sa guérison physique et morale, que je passerais toute ma vie avec elle, et que son amour me rendrait plus heureux que les plus virginales amours. Ich hatte unglaubliche Zukunftsträume; ich sagte mir, dass dieses Mädchen mir seine körperliche und seelische Genesung verdanken würde, dass ich mein ganzes Leben mit ihr verbringen würde und dass ihre Liebe mich glücklicher machen würde als die jungfräulichste Liebe. I had incredible dreams of the future; I said to myself that this girl owed me her physical and moral cure, that I would spend my whole life with her, and that her love would make me happier than the most virgin loves.

Enfin, je ne pourrais vous répéter les mille pensées qui montaient de mon coeur à ma tête et qui s'éteignirent peu à peu dans le sommeil qui me gagna au jour.

Quand je me réveillai, il était deux heures. Le temps était magnifique. Je ne me rappelle pas que la vie m'ait jamais paru aussi belle et aussi pleine. Les souvenirs de la veille se représentaient à mon esprit, sans ombres, sans obstacles et gaiement escortés des espérances du soir. Je m'habillai à la hâte. J'étais content et capable des meilleures actions. De temps en temps mon coeur bondissait de joie et d'amour dans ma poitrine. Une douce fièvre m'agitait. Je ne m'inquiétais plus des raisons qui m'avaient préoccupé avant que je m'endormisse. Je ne voyais que le résultat, je ne songeais qu'à l'heure où je devais revoir Marguerite.

Il me fut impossible de rester chez moi. Ma chambre me semblait trop petite pour contenir mon bonheur ; j'avais besoin de la nature entière pour m'épancher. My room seemed to me too small to contain my happiness; I needed all of nature to unburden myself.

Je sortis.

Je passai par la rue d'Antin. Le coupé de Marguerite l'attendait à sa porte ; je me dirigeai du côté des Champs-Élysées. Marguerites Coupé wartete an ihrer Tür auf sie; ich ging zur Seite der Champs-Élysées. J'aimais, sans même les connaître, tous les gens que je rencontrais. I liked, without even knowing them, all the people I met.

Comme l'amour rend bon !

Au bout d'une heure que je me promenais des chevaux de After an hour that I was walking the horses of

Marly au rond-point et du rond-point aux chevaux de Marly, je vis de loin la voiture de Marguerite ; je ne la reconnus pas, je la devinai. Marly at the roundabout and from the roundabout with the horses of Marly, I saw Marguerite's car from afar; I did not recognize her, I guessed her.

Au moment de tourner l'angle des Champs-Élysées, elle se fit arrêter, et un grand jeune homme se détacha d'un groupe où il causait pour venir causer avec elle. Just as she was turning the corner of the Champs-Élysées, she was stopped, and a tall young man detached himself from a group where he was chatting to come and chat with her.

Ils causèrent quelques instants ; le jeune homme rejoignit ses amis, les chevaux repartirent, et moi, qui m'étais approché du groupe, je reconnus dans celui qui avait parlé à Marguerite ce comte de G… dont j'avais vu le portrait et que Prudence m'avait signalé comme celui à qui Marguerite devait sa position.

C'était à lui qu'elle avait fait défendre sa porte, la veille ; je supposai qu'elle avait fait arrêter sa voiture pour lui donner la raison de cette défense, et j'espérai qu'en même temps elle avait trouvé quelque nouveau prétexte pour ne pas le recevoir la nuit suivante.

Comment le reste de la journée se passa, je l'ignore ; je marchai, je fumai, je causai, mais de ce que je dis, de ceux que je rencontrai, à dix heures du soir, je n'avais aucun souvenir.

Tout ce que je me rappelle, c'est que je rentrai chez moi, que je passai trois heures à ma toilette, et que je regardai cent fois ma pendule et ma montre, qui malheureusement allaient l'une comme l'autre.

Quand dix heures et demie sonnèrent, je me dis qu'il était temps de partir.

Je demeurais à cette époque rue de Provence : je suivis la rue du Mont-Blanc, je traversai le boulevard, pris la rue Louis-le-Grand, la rue de Port-Mahon, et la rue d'Antin. Je regardai aux fenêtres de Marguerite.

Il y avait de la lumière.

Je sonnai.

Je demandai au portier si mademoiselle Gautier était chez elle.

Il me répondit qu'elle ne rentrait jamais avant onze heures ou onze heures un quart.

Je regardai ma montre.

J'avais cru venir tout doucement, je n'avais mis que cinq minutes pour venir de la rue de Provence chez Marguerite. Ich hatte gedacht, ich käme ganz langsam, ich hatte nur fünf Minuten gebraucht, um von der Rue de Provence zu Marguerite zu kommen.

Alors, je me promenai dans cette rue sans boutiques, et déserte à cette heure.

Au bout d'une demi-heure Marguerite arriva. Elle descendit de son coupé en regardant autour d'elle, comme si elle eût cherché quelqu'un.

La voiture repartit au pas, les écuries et la remise n'étant pas dans la maison. Der Wagen fuhr im Schritttempo weiter, da sich die Ställe und der Schuppen nicht im Haus befanden. Au moment où Marguerite allait sonner, je m'approchai et lui dis :

– Bonsoir !

– Ah ! c'est vous ? me dit-elle d'un ton peu rassurant sur le plaisir qu'elle avait à me trouver là. she said in a reassuring tone about the pleasure she had in finding me there.

– Ne m'avez-vous pas permis de venir vous faire visite aujourd'hui ?

– C'est juste ; je l'avais oublié.

Ce mot renversait toutes mes réflexions du matin, toutes mes espérances de la journée. This word overturned all my morning reflections, all my hopes for the day. Cependant, je commençais à m'habituer à ces façons et je ne m'en allai pas, ce que j'eusse évidemment fait autrefois.

Nous entrâmes.

Nanine avait ouvert la porte d'avance.

– Prudence est-elle rentrée ? demanda Marguerite.

– Non, madame.

– Va dire que dès qu'elle rentrera elle vienne. Auparavant, éteins la lampe du salon, et, s'il vient quelqu'un, réponds que je ne suis pas rentrée et que je ne rentrerai pas. First, put out the lamp in the living room, and if someone comes, answer that I haven't come back and that I won't come back.

C'était bien là une femme préoccupée de quelque chose et peut-être ennuyée d'un importun. Das war definitiv eine Frau, die sich über etwas Gedanken machte und sich vielleicht über eine aufdringliche Person ärgerte. She was definitely a woman preoccupied with something and perhaps annoyed by an intruder. Je ne savais quelle figure faire ni que dire. I didn't know what face to make or what to say. Marguerite se dirigea du côté de sa chambre à coucher ; je restai où j'étais. Marguerite went towards her bedroom; I stayed where I was.

– Venez, me dit-elle.

Elle ôta son chapeau, son manteau de velours et les jeta sur son lit, puis se laissa tomber dans un grand fauteuil, auprès du feu qu'elle faisait faire jusqu'au commencement de l'été, et me dit en jouant avec la chaîne de sa montre :

– Eh bien, que me conterez-vous de neuf ?

– Rien, sinon que j'ai eu tort de venir ce soir.

– Pourquoi ?

– Parce que vous paraissez contrariée et que, sans doute, je vous ennuie.

– Vous ne m'ennuyez pas ; seulement je suis malade, j'ai souffert toute la journée, je n'ai pas dormi et j'ai une migraine affreuse.

– Voulez-vous que je me retire pour vous laisser mettre au lit ?

– Oh ! vous pouvez rester ; si je veux me coucher, je me coucherai bien devant vous. you can stay; if I want to lie down, I will lie down well in front of you.

En ce moment on sonna. At this moment the doorbell rang.

– Qui vient encore ? dit-elle avec un mouvement d'impatience.

Quelques instants après, on sonna de nouveau.

– Il n'y a donc personne pour ouvrir ? Il va falloir que j'ouvre moi-même. I will have to open it myself.

En effet, elle se leva en me disant : Indeed, she got up and said to me:

– Attendez ici.

Elle traversa l'appartement, et j'entendis ouvrir la porte d'entrée.

– J'écoutai. - Ich hörte zu.

Celui à qui elle avait ouvert s'arrêta dans la salle à manger. The one to whom it had opened stopped in the dining room.

Aux premiers mots, je reconnus la voix du jeune comte de N… At the first words, I recognized the voice of the young Comte de N…

– Comment vous portez-vous ce soir ? - How are you this evening? disait-il.

– Mal, répondit sèchement Marguerite.

– Est-ce que je vous dérange ? - Am I bothering you ?

– Peut-être.

– Comme vous me recevez ! - How you receive me! Que vous ai-je fait, ma chère Marguerite ? What have I done to you, my dear Marguerite?

– Mon cher ami, vous ne m'avez rien fait. Je suis malade, il faut que je me couche ; ainsi vous allez me faire le plaisir de vous en aller. Cela m'assomme de ne pas pouvoir rentrer le soir sans vous voir apparaître cinq minutes après. It pains me not to be able to come home in the evening without seeing you appear five minutes later. Qu'est-ce que vous voulez ? What do you want ? que je sois votre maîtresse ? Eh bien, je vous ai déjà dit cent fois que non, que vous m'agacez horriblement, et que vous pouvez vous adresser autre part. Well, I've already told you a hundred times no, that you annoy me horribly, and that you can go elsewhere. Je vous le répète aujourd'hui pour la dernière fois : je ne veux pas de vous, c'est bien convenu ; adieu. Tenez, voici Nanine qui rentre ; elle va vous éclairer. Bonsoir.

Et, sans ajouter un mot, sans écouter ce que balbutiait le jeune homme, Marguerite revint dans sa chambre et referma violemment la porte, par laquelle Nanine, à son tour, rentra presque immédiatement.

– Tu m'entends, lui dit Marguerite, tu diras toujours à cet imbécile que je n'y suis pas ou que je ne veux pas le recevoir. Je suis lasse, à la fin, de voir sans cesse des gens qui viennent me demander la même chose, qui me payent et qui se croient quittes avec moi. Am Ende bin ich es leid, immer wieder Leute zu sehen, die zu mir kommen, um das Gleiche zu fragen, die mich bezahlen und glauben, mit mir quitt zu sein. I am tired, in the end, of constantly seeing people who come to ask me the same thing, who pay me and who think they are quits with me. Si celles qui commencent notre honteux métier savaient ce que c'est, elles se feraient plutôt femmes de chambre. Wenn diejenigen, die unseren schändlichen Beruf beginnen, wüssten, was das ist, würden sie sich eher zu Kammerzofen machen. If those who begin our shameful profession knew what it is, they would rather become maids. Mais non ; la vanité d'avoir des robes, des voitures, des diamants nous entraîne ; on croit à ce que l'on entend, car la prostitution a sa foi, et l'on use peu à peu son coeur, son corps, sa beauté ; on est redoutée comme une bête fauve, méprisée comme un paria, on n'est entourée que de gens qui vous prennent toujours plus qu'ils ne vous donnent, et on s'en va un beau jour crever comme un chien, après avoir perdu les autres et s'être perdue soi-même. But no ; the vanity of having dresses, cars, diamonds carries us away; one believes what one hears, for prostitution has its faith, and one gradually wears out one's heart, one's body, one's beauty; you are feared like a wild beast, despised like an outcast, you are surrounded only by people who always take more from you than they give you, and you go away one fine day to die like a dog, after having lost others and having lost oneself.