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La Dame aux Camélias - Dumas Fils, Chapitre VII (1)

Chapitre VII (1)

Les maladies comme celle dont Armand avait été atteint ont cela d'agréable qu'elles tuent sur le coup ou se laissent vaincre très vite.

Quinze jours après les événements que je viens de raconter, Armand était en pleine convalescence, et nous étions liés d'une étroite amitié. À peine si j'avais quitté sa chambre tout le temps qu'avait duré sa maladie.

Le printemps avait semé à profusion ses fleurs, ses feuilles, ses oiseaux, ses chansons, et la fenêtre de mon ami s'ouvrait gaiement sur son jardin dont les saines exhalaisons montaient jusqu'à lui.

Le médecin avait permis qu'il se levât, et nous restions souvent à causer, assis auprès de la fenêtre ouverte à l'heure où le soleil est le plus chaud, de midi à deux heures.

Je me gardais bien de l'entretenir de Marguerite, craignant toujours que ce nom ne réveillât un triste souvenir endormi sous le calme apparent du malade ; mais Armand, au contraire, semblait prendre plaisir à parler d'elle, non plus comme autrefois, avec des larmes dans les yeux, mais avec un doux sourire qui me rassurait sur l'état de son âme.

J'avais remarqué que, depuis sa dernière visite au cimetière, depuis le spectacle qui avait déterminé en lui cette crise violente, la mesure de la douleur morale semblait avoir été comblée par la maladie, et que la mort de Marguerite ne lui apparaissait plus sous l'aspect du passé. Une sorte de consolation était résultée de la certitude acquise, et pour chasser l'image sombre qui se représentait souvent à lui, il s'enfonçait dans les souvenirs heureux de sa liaison avec Marguerite, et ne semblait plus vouloir accepter que ceux-là.

Le corps était trop épuisé par l'atteinte et même par la guérison de la fièvre pour permettre à l'esprit une émotion violente, et la joie printanière et universelle dont Armand était entouré reportait malgré lui sa pensée aux images riantes.

Il s'était toujours obstinément refusé à informer sa famille du danger qu'il courait, et, lorsqu'il avait été sauvé, son père ignorait encore sa maladie.

Un soir, nous étions restés à la fenêtre plus tard que de coutume ; le temps avait été magnifique et le soleil s'endormait dans un crépuscule éclatant d'azur et d'or. Quoique nous fussions dans Paris, la verdure qui nous entourait semblait nous isoler du monde, et à peine si, de temps en temps, le bruit d'une voiture troublait notre conversation.

– C'est à peu près à cette époque de l'année et le soir d'un jour comme celui-ci que je connus Marguerite, me dit Armand, écoutant ses propres pensées et non ce que je lui disais.

Je ne répondis rien. Alors, il se retourna vers moi, et me dit :

– Il faut pourtant que je vous raconte cette histoire ; vous en ferez un livre auquel on ne croira pas, mais qui sera peut-être intéressant à faire.

– Vous me conterez cela plus tard, mon ami, lui dis-je ; vous n'êtes pas encore assez bien rétabli.

– La soirée est chaude, j'ai mangé mon blanc de poulet, me dit-il en souriant ; je n'ai pas la fièvre, nous n'avons rien à faire, je vais tout vous dire.

– Puisque vous le voulez absolument, j'écoute.

– C'est une bien simple histoire, ajouta-t-il alors, et que je vous raconterai en suivant l'ordre des événements. Si vous en faites quelque chose plus tard, libre à vous de la conter autrement.

Voici ce qu'il me raconta, et c'est à peine si j'ai changé quelques mots à ce touchant récit.

– Oui, reprit Armand, en laissant retomber sa tête sur le dos de son fauteuil, oui, c'était par une soirée comme celle-ci ! J'avais passé ma journée à la campagne avec un de mes amis, Gaston R… Le soir, nous étions revenus à Paris, et, ne sachant que faire, nous étions entrés au théâtre des Variétés.

Pendant un entr'acte nous sortîmes, et, dans le corridor, nous vîmes passer une grande femme que mon ami salua.

– Qui saluez-vous donc là ? lui demandai-je.

– Marguerite Gautier, me dit-il.

– Il me semble qu'elle est bien changée, car je ne l'ai pas reconnue, dis-je avec une émotion que vous comprendrez tout à l'heure.

– Elle a été malade ; la pauvre fille n'ira pas loin.

Je me rappelle ces paroles comme si elles m'avaient été dites hier.

Il faut que vous sachiez, mon ami, que depuis deux ans la vue de cette fille, lorsque je la rencontrais, me causait une impression étrange.

Sans que je susse pourquoi, je devenais pâle et mon coeur battait violemment. J'ai un de mes amis qui s'occupe de sciences occultes, et qui appellerait ce que j'éprouvais l'affinité des fluides ; moi, je crois tout simplement que j'étais destiné à devenir amoureux de Marguerite, et que je le pressentais.

Toujours est-il qu'elle me causait une impression réelle, que plusieurs de mes amis en avaient été témoins, et qu'ils avaient beaucoup ri en reconnaissant de qui cette impression me venait.

La première fois que je l'avais vue, c'était place de la Bourse, à la porte de Susse. Une calèche découverte y stationnait, et une femme vêtue de blanc en était descendue. Un murmure d'admiration avait accueilli son entrée dans le magasin. Quant à moi, je restai cloué à ma place, depuis le moment où elle entra jusqu'au moment où elle sortit. À travers les vitres, je la regardai choisir dans la boutique ce qu'elle venait y acheter. J'aurais pu entrer, mais je n'osais. Je ne savais quelle était cette femme, et je craignais qu'elle ne devinât la cause de mon entrée dans le magasin et ne s'en offensât. Cependant je ne me croyais pas appelé à la revoir.

Elle était élégamment vêtue ; elle portait une robe de mousseline tout entourée de volants, un châle de l'Inde carré aux coins brodés d'or et de fleurs de soie, un chapeau de paille d'Italie et un unique bracelet, grosse chaîne d'or dont la mode commençait à cette époque.

Elle remonta dans sa calèche et partit.

Un des garçons du magasin resta sur la porte, suivant des yeux la voiture de l'élégante acheteuse. Je m'approchai de lui et le priai de me dire le nom de cette femme.

– C'est mademoiselle Marguerite Gautier, me répondit-il.

Je n'osai pas lui demander l'adresse, et je m'éloignai.

Le souvenir de cette vision, car c'en était une véritable, ne me sortit pas de l'esprit, comme bien des visions que j'avais eues déjà, et je cherchais partout cette femme blanche si royalement belle.

À quelques jours de là, une grande représentation eut lieu à l'Opéra-Comique. J'y allai. La première personne que j'aperçus dans une loge d'avant-scène de la galerie fut Marguerite Gautier.

Le jeune homme avec qui j'étais la reconnut aussi, car il me dit, en me la nommant :

– Voyez donc cette jolie fille.

En ce moment, Marguerite lorgnait de notre côté ; elle aperçut mon ami, lui sourit et lui fit signe de venir lui faire visite. – Je vais lui dire bonsoir, me dit-il, et je reviens dans un instant.

Je ne pus m'empêcher de lui dire :

– Vous êtes bien heureux !

– De quoi ?

– D'aller voir cette femme.

– Est-ce que vous en êtes amoureux ?

– Non, dis-je en rougissant, car je ne savais vraiment pas à quoi m'en tenir là-dessus ; mais je voudrais bien la connaître.

– Venez avec moi, je vous présenterai.

– Demandez-lui-en d'abord la permission.

– Ah ! Pardieu, il n'y a pas besoin de se gêner avec elle ; venez.

Ce qu'il disait là me faisait peine. Je tremblais d'acquérir la certitude que Marguerite ne méritait pas ce que j'éprouvais pour elle.

Il y a dans un livre d'Alphonse Karr, intitulé : Am Rauchen, un homme qui suit, le soir, une femme très élégante, et dont, à la première vue, il est devenu amoureux, tant elle est belle. Pour baiser la main de cette femme, il se sent la force de tout entreprendre, la volonté de tout conquérir, le courage de tout faire. À peine s'il ose regarder le bas de jambe coquet qu'elle dévoile pour ne pas souiller sa robe au contact de la terre. Pendant qu'il rêve à tout ce qu'il ferait pour posséder cette femme, elle l'arrête au coin d'une rue et lui demande s'il veut monter chez elle.

Il détourne la tête, traverse la rue et rentre tout triste chez lui.

Je me rappelais cette étude, et moi qui aurais voulu souffrir pour cette femme, je craignais qu'elle ne m'acceptât trop vite et ne me donnât trop promptement un amour que j'eusse voulu payer d'une longue attente ou d'un grand sacrifice. Nous sommes ainsi, nous autres hommes ; et il est bien heureux que l'imagination laisse cette poésie aux sens, et que les désirs du corps fassent cette concession aux rêves de l'âme.

Enfin, on m'eût dit : vous aurez cette femme ce soir, et vous serez tué demain, j'eusse accepté. On m'eût dit : donnez dix louis, et vous serez son amant, j'eusse refusé et pleuré, comme un enfant qui voit s'évanouir au réveil le château entrevu la nuit.

Cependant, je voulais la connaître ; c'était un moyen, et même le seul, de savoir à quoi m'en tenir sur son compte.

Je dis donc à mon ami que je tenais à ce qu'elle lui accordât la permission de me présenter, et je rôdai dans les corridors, me figurant qu'à partir de ce moment elle allait me voir, et que je ne saurais quelle contenance prendre sous son regard.

Je tâchais de lier à l'avance les paroles que j'allais lui dire.

Quel sublime enfantillage que l'amour !

Un instant après mon ami redescendit.

– Elle nous attend, me dit-il.

– Est-elle seule ? Demandai-je.

– Avec une autre femme.

– Il n'y a pas d'hommes ?

– Non.

– Allons.

Mon ami se dirigea vers la porte du théâtre.

– Eh bien, ce n'est pas par là, lui dis-je.

– Nous allons chercher des bonbons. Elle m'en a demandé.

Nous entrâmes chez un confiseur du passage de l'Opéra.

J'aurais voulu acheter toute la boutique, et je regardais même de quoi l'on pouvait composer le sac, quand mon ami demanda :

– Une livre de raisins glacés.

– Savez-vous si elle les aime ?

– Elle ne mange jamais d'autres bonbons, c'est connu.

« Ah ! continua-t-il quand nous fûmes sortis, savez-vous à quelle femme je vous présente ? Ne vous figurez pas que c'est à une duchesse, c'est tout simplement à une femme entretenue, tout ce qu'il y a de plus entretenue, mon cher ; ne vous gênez donc pas, et dites tout ce qui vous passera par la tête.

– Bien, bien, balbutiai-je, et je le suivis, en me disant que j'allais me guérir de ma passion.

Quand j'entrai dans la loge, Marguerite riait aux éclats.

J'aurais voulu qu'elle fût triste.

Mon ami me présenta. Marguerite me fit une légère inclination de tête, et dit :

– Et mes bonbons ?

– Les voici.

En les prenant, elle me regarda. Je baissai les yeux, je rougis.

Elle se pencha à l'oreille de sa voisine, lui dit quelques mots tout bas, et toutes deux éclatèrent de rire.

Bien certainement j'étais la cause de cette hilarité ; mon embarras en redoubla. À cette époque, j'avais pour maîtresse une petite bourgeoise fort tendre et fort sentimentale, dont le sentiment et les lettres mélancoliques me faisaient rire. Je compris le mal que j'avais dû lui faire par celui que j'éprouvais, et, pendant cinq minutes, je l'aimai comme jamais on n'aima une femme.

Marguerite mangeait ses raisins sans plus s'occuper de moi.

Mon introducteur ne voulut pas me laisser dans cette position ridicule.

– Marguerite, fit-il, il ne faut pas vous étonner si M. Duval ne vous dit rien, vous le bouleversez tellement qu'il ne trouve pas un mot.

– Je crois plutôt que monsieur vous a accompagné ici parce que cela vous ennuyait d'y venir seul.

– Si cela était vrai, dis-je à mon tour, je n'aurais pas prié Ernest de vous demander la permission de me présenter.

– Ce n'était peut-être qu'un moyen de retarder le moment fatal.

Pour peu que l'on ait vécu avec les filles du genre de Marguerite, on sait le plaisir qu'elles prennent à faire de l'esprit à faux et à taquiner les gens qu'elles voient pour la première fois. C'est sans doute une revanche des humiliations qu'elles sont souvent forcées de subir de la part de ceux qu'elles voient tous les jours.


Chapitre VII (1) Kapitel VII (1) Chapter VII (1) Capítulo VII (1)

Les maladies comme celle dont Armand avait été atteint ont cela d'agréable qu'elles tuent sur le coup ou se laissent vaincre très vite. Illnesses like the one Armand had suffered from were pleasant in that they killed instantly or were overcome very quickly.

Quinze jours après les événements que je viens de raconter, Armand était en pleine convalescence, et nous étions liés d'une étroite amitié. À peine si j'avais quitté sa chambre tout le temps qu'avait duré sa maladie. Ich hatte ihr Zimmer kaum verlassen, solange sie krank gewesen war. I had barely left his room during his illness.

Le printemps avait semé à profusion ses fleurs, ses feuilles, ses oiseaux, ses chansons, et la fenêtre de mon ami s'ouvrait gaiement sur son jardin dont les saines exhalaisons montaient jusqu'à lui. Spring had sown its flowers, its leaves, its birds, its songs in profusion, and my friend's window opened gaily onto his garden, the healthy exhalations of which rose up to him.

Le médecin avait permis qu'il se levât, et nous restions souvent à causer, assis auprès de la fenêtre ouverte à l'heure où le soleil est le plus chaud, de midi à deux heures.

Je me gardais bien de l'entretenir de Marguerite, craignant toujours que ce nom ne réveillât un triste souvenir endormi sous le calme apparent du malade ; mais Armand, au contraire, semblait prendre plaisir à parler d'elle, non plus comme autrefois, avec des larmes dans les yeux, mais avec un doux sourire qui me rassurait sur l'état de son âme.

J'avais remarqué que, depuis sa dernière visite au cimetière, depuis le spectacle qui avait déterminé en lui cette crise violente, la mesure de la douleur morale semblait avoir été comblée par la maladie, et que la mort de Marguerite ne lui apparaissait plus sous l'aspect du passé. Ich hatte bemerkt, dass seit seinem letzten Besuch auf dem Friedhof, seit dem Anblick, der in ihm diesen heftigen Anfall ausgelöst hatte, das Maß des moralischen Schmerzes von der Krankheit gefüllt worden zu sein schien und dass Margaretes Tod ihm nicht mehr unter dem Aspekt der Vergangenheit erschien. Une sorte de consolation était résultée de la certitude acquise, et pour chasser l'image sombre qui se représentait souvent à lui, il s'enfonçait dans les souvenirs heureux de sa liaison avec Marguerite, et ne semblait plus vouloir accepter que ceux-là. A sort of consolation had resulted from the acquired certainty, and to drive away the gloomy image which often represented itself to him, he buried himself in the happy memories of his affair with Marguerite, and only seemed to want to accept those.

Le corps était trop épuisé par l'atteinte et même par la guérison de la fièvre pour permettre à l'esprit une émotion violente, et la joie printanière et universelle dont Armand était entouré reportait malgré lui sa pensée aux images riantes. The body was too exhausted by the attack and even by the cure of the fever to allow the mind any violent emotion, and the springtime and universal joy with which Armand was surrounded, in spite of himself, carried his thoughts back to the smiling images.

Il s'était toujours obstinément refusé à informer sa famille du danger qu'il courait, et, lorsqu'il avait été sauvé, son père ignorait encore sa maladie.

Un soir, nous étions restés à la fenêtre plus tard que de coutume ; le temps avait été magnifique et le soleil s'endormait dans un crépuscule éclatant d'azur et d'or. Quoique nous fussions dans Paris, la verdure qui nous entourait semblait nous isoler du monde, et à peine si, de temps en temps, le bruit d'une voiture troublait notre conversation. Although we were in Paris, the greenery around us seemed to isolate us from the world, and the occasional sound of a carriage disturbed our conversation.

– C'est à peu près à cette époque de l'année et le soir d'un jour comme celui-ci que je connus Marguerite, me dit Armand, écoutant ses propres pensées et non ce que je lui disais.

Je ne répondis rien. Alors, il se retourna vers moi, et me dit :

– Il faut pourtant que je vous raconte cette histoire ; vous en ferez un livre auquel on ne croira pas, mais qui sera peut-être intéressant à faire. “Yet I must tell you this story; you will make a book of it which no one will believe, but which will perhaps be interesting to write.

– Vous me conterez cela plus tard, mon ami, lui dis-je ; vous n'êtes pas encore assez bien rétabli.

– La soirée est chaude, j'ai mangé mon blanc de poulet, me dit-il en souriant ; je n'ai pas la fièvre, nous n'avons rien à faire, je vais tout vous dire.

– Puisque vous le voulez absolument, j'écoute.

– C'est une bien simple histoire, ajouta-t-il alors, et que je vous raconterai en suivant l'ordre des événements. Si vous en faites quelque chose plus tard, libre à vous de la conter autrement. If you do something with it later, feel free to tell it differently.

Voici ce qu'il me raconta, et c'est à peine si j'ai changé quelques mots à ce touchant récit.

– Oui, reprit Armand, en laissant retomber sa tête sur le dos de son fauteuil, oui, c'était par une soirée comme celle-ci ! J'avais passé ma journée à la campagne avec un de mes amis, Gaston R… Le soir, nous étions revenus à Paris, et, ne sachant que faire, nous étions entrés au théâtre des Variétés.

Pendant un entr'acte nous sortîmes, et, dans le corridor, nous vîmes passer une grande femme que mon ami salua.

– Qui saluez-vous donc là ? lui demandai-je.

– Marguerite Gautier, me dit-il.

– Il me semble qu'elle est bien changée, car je ne l'ai pas reconnue, dis-je avec une émotion que vous comprendrez tout à l'heure.

– Elle a été malade ; la pauvre fille n'ira pas loin. - She was sick ; the poor girl won't get far.

Je me rappelle ces paroles comme si elles m'avaient été dites hier.

Il faut que vous sachiez, mon ami, que depuis deux ans la vue de cette fille, lorsque je la rencontrais, me causait une impression étrange.

Sans que je susse pourquoi, je devenais pâle et mon coeur battait violemment. J'ai un de mes amis qui s'occupe de sciences occultes, et qui appellerait ce que j'éprouvais l'affinité des fluides ; moi, je crois tout simplement que j'étais destiné à devenir amoureux de Marguerite, et que je le pressentais.

Toujours est-il qu'elle me causait une impression réelle, que plusieurs de mes amis en avaient été témoins, et qu'ils avaient beaucoup ri en reconnaissant de qui cette impression me venait.

La première fois que je l'avais vue, c'était place de la Bourse, à la porte de Susse. Une calèche découverte y stationnait, et une femme vêtue de blanc en était descendue. Un murmure d'admiration avait accueilli son entrée dans le magasin. Quant à moi, je restai cloué à ma place, depuis le moment où elle entra jusqu'au moment où elle sortit. À travers les vitres, je la regardai choisir dans la boutique ce qu'elle venait y acheter. J'aurais pu entrer, mais je n'osais. Je ne savais quelle était cette femme, et je craignais qu'elle ne devinât la cause de mon entrée dans le magasin et ne s'en offensât. Cependant je ne me croyais pas appelé à la revoir. Dennoch hielt ich mich nicht für berufen, sie wiederzusehen. However, I did not believe myself called to see her again.

Elle était élégamment vêtue ; elle portait une robe de mousseline tout entourée de volants, un châle de l'Inde carré aux coins brodés d'or et de fleurs de soie, un chapeau de paille d'Italie et un unique bracelet, grosse chaîne d'or dont la mode commençait à cette époque.

Elle remonta dans sa calèche et partit.

Un des garçons du magasin resta sur la porte, suivant des yeux la voiture de l'élégante acheteuse. Je m'approchai de lui et le priai de me dire le nom de cette femme.

– C'est mademoiselle Marguerite Gautier, me répondit-il.

Je n'osai pas lui demander l'adresse, et je m'éloignai.

Le souvenir de cette vision, car c'en était une véritable, ne me sortit pas de l'esprit, comme bien des visions que j'avais eues déjà, et je cherchais partout cette femme blanche si royalement belle. Die Erinnerung an diese Vision, denn es war eine echte, ging mir nicht aus dem Kopf, wie viele andere Visionen, die ich schon gehabt hatte, und ich suchte überall nach der weißen Frau, die so königlich schön war.

À quelques jours de là, une grande représentation eut lieu à l'Opéra-Comique. J'y allai. La première personne que j'aperçus dans une loge d'avant-scène de la galerie fut Marguerite Gautier. The first person I saw in a front-stage box in the gallery was Marguerite Gautier.

Le jeune homme avec qui j'étais la reconnut aussi, car il me dit, en me la nommant :

– Voyez donc cette jolie fille.

En ce moment, Marguerite lorgnait de notre côté ; elle aperçut mon ami, lui sourit et lui fit signe de venir lui faire visite. – Je vais lui dire bonsoir, me dit-il, et je reviens dans un instant.

Je ne pus m'empêcher de lui dire :

– Vous êtes bien heureux !

– De quoi ?

– D'aller voir cette femme.

– Est-ce que vous en êtes amoureux ?

– Non, dis-je en rougissant, car je ne savais vraiment pas à quoi m'en tenir là-dessus ; mais je voudrais bien la connaître. - Nein", sagte ich und errötete, weil ich wirklich nicht wusste, woran ich war; aber ich würde sie gerne kennenlernen. – No, I said, blushing, because I really didn't know what to expect from that; but I would like to know her.

– Venez avec moi, je vous présenterai.

– Demandez-lui-en d'abord la permission.

– Ah ! Pardieu, il n'y a pas besoin de se gêner avec elle ; venez. Bei Gott, bei ihr braucht man sich nicht zu genieren; kommen Sie.

Ce qu'il disait là me faisait peine. Was er da sagte, schmerzte mich. Je tremblais d'acquérir la certitude que Marguerite ne méritait pas ce que j'éprouvais pour elle.

Il y a dans un livre d'Alphonse Karr, intitulé : Am Rauchen, un homme qui suit, le soir, une femme très élégante, et dont, à la première vue, il est devenu amoureux, tant elle est belle. Pour baiser la main de cette femme, il se sent la force de tout entreprendre, la volonté de tout conquérir, le courage de tout faire. À peine s'il ose regarder le bas de jambe coquet qu'elle dévoile pour ne pas souiller sa robe au contact de la terre. Pendant qu'il rêve à tout ce qu'il ferait pour posséder cette femme, elle l'arrête au coin d'une rue et lui demande s'il veut monter chez elle. While he dreams of all he would do to possess this woman, she stops him at the corner of a street and asks him if he wants to come up to her house.

Il détourne la tête, traverse la rue et rentre tout triste chez lui. He turns his head away, crosses the street and goes sadly home.

Je me rappelais cette étude, et moi qui aurais voulu souffrir pour cette femme, je craignais qu'elle ne m'acceptât trop vite et ne me donnât trop promptement un amour que j'eusse voulu payer d'une longue attente ou d'un grand sacrifice. Nous sommes ainsi, nous autres hommes ; et il est bien heureux que l'imagination laisse cette poésie aux sens, et que les désirs du corps fassent cette concession aux rêves de l'âme. We are like that, we men; and it is very fortunate that the imagination leaves this poetry to the senses, and that the desires of the body make this concession to the dreams of the soul.

Enfin, on m'eût dit : vous aurez cette femme ce soir, et vous serez tué demain, j'eusse accepté. If someone had said to me: "You'll get this woman tonight, and you'll be killed tomorrow", I would have accepted. On m'eût dit : donnez dix louis, et vous serez son amant, j'eusse refusé et pleuré, comme un enfant qui voit s'évanouir au réveil le château entrevu la nuit. Someone would have said to me: give ten louis, and you will be her lover, I would have refused and wept, like a child who sees the castle vanish on waking from a glimpse of the night.

Cependant, je voulais la connaître ; c'était un moyen, et même le seul, de savoir à quoi m'en tenir sur son compte. However, I wanted to know her; it was a means, and even the only one, of knowing what to believe about him.

Je dis donc à mon ami que je tenais à ce qu'elle lui accordât la permission de me présenter, et je rôdai dans les corridors, me figurant qu'à partir de ce moment elle allait me voir, et que je ne saurais quelle contenance prendre sous son regard. Ich sagte meinem Freund, dass es mir wichtig sei, dass sie mir die Erlaubnis erteile, mich vorzustellen, und schlich durch die Korridore, wobei ich mir vorstellte, dass sie mich von diesem Moment an sehen würde und ich nicht wissen würde, welche Haltung ich unter ihrem Blick einnehmen sollte. So I told my friend that I wanted her to grant him permission to introduce me, and I prowled the corridors, imagining that from that moment she was going to see me, and that I would not know what take under his gaze.

Je tâchais de lier à l'avance les paroles que j'allais lui dire. I tried to put together in advance the words I was going to say to him.

Quel sublime enfantillage que l'amour ! Was für eine erhabene Kindlichkeit ist die Liebe! What sublime childishness is love!

Un instant après mon ami redescendit.

– Elle nous attend, me dit-il.

– Est-elle seule ? Demandai-je.

– Avec une autre femme.

– Il n'y a pas d'hommes ?

– Non.

– Allons.

Mon ami se dirigea vers la porte du théâtre.

– Eh bien, ce n'est pas par là, lui dis-je.

– Nous allons chercher des bonbons. Elle m'en a demandé.

Nous entrâmes chez un confiseur du passage de l'Opéra.

J'aurais voulu acheter toute la boutique, et je regardais même de quoi l'on pouvait composer le sac, quand mon ami demanda : I would have liked to buy the whole shop, and I was even looking at what the bag could be made up of, when my friend asked:

– Une livre de raisins glacés.

– Savez-vous si elle les aime ?

– Elle ne mange jamais d'autres bonbons, c'est connu. - It's a well-known fact that she never eats other sweets.

« Ah ! continua-t-il quand nous fûmes sortis, savez-vous à quelle femme je vous présente ? Ne vous figurez pas que c'est à une duchesse, c'est tout simplement à une femme entretenue, tout ce qu'il y a de plus entretenue, mon cher ; ne vous gênez donc pas, et dites tout ce qui vous passera par la tête. Denken Sie nicht, dass es an eine Herzogin geht, es geht ganz einfach an eine gepflegte Frau, alles, was es an gepflegter Frau gibt, mein Lieber; genieren Sie sich also nicht, und sagen Sie alles, was Ihnen in den Sinn kommt. Don't imagine that it belongs to a duchess, it is quite simply to a kept woman, all that is most kept, my dear; so don't be shy, and say whatever comes into your head.

– Bien, bien, balbutiai-je, et je le suivis, en me disant que j'allais me guérir de ma passion.

Quand j'entrai dans la loge, Marguerite riait aux éclats. When I entered the box, Marguerite was laughing out loud.

J'aurais voulu qu'elle fût triste. I wanted her to be sad.

Mon ami me présenta. Marguerite me fit une légère inclination de tête, et dit :

– Et mes bonbons ?

– Les voici.

En les prenant, elle me regarda. Je baissai les yeux, je rougis.

Elle se pencha à l'oreille de sa voisine, lui dit quelques mots tout bas, et toutes deux éclatèrent de rire.

Bien certainement j'étais la cause de cette hilarité ; mon embarras en redoubla. À cette époque, j'avais pour maîtresse une petite bourgeoise fort tendre et fort sentimentale, dont le sentiment et les lettres mélancoliques me faisaient rire. At that time, my mistress was a very tender and sentimental little bourgeoise, whose sentiment and melancholy letters made me laugh. Je compris le mal que j'avais dû lui faire par celui que j'éprouvais, et, pendant cinq minutes, je l'aimai comme jamais on n'aima une femme. I understood the harm I must have done her by the one I felt, and for five minutes I loved her as no one ever loved a woman.

Marguerite mangeait ses raisins sans plus s'occuper de moi.

Mon introducteur ne voulut pas me laisser dans cette position ridicule. My introducer didn't want to leave me in this ridiculous position.

– Marguerite, fit-il, il ne faut pas vous étonner si M. Duval ne vous dit rien, vous le bouleversez tellement qu'il ne trouve pas un mot. “Marguerite,” he said, “you mustn't be surprised if Monsieur Duval says nothing to you, you upset him so much that he can't find a word.

– Je crois plutôt que monsieur vous a accompagné ici parce que cela vous ennuyait d'y venir seul. – I rather believe that monsieur accompanied you here because you were bored to come here alone.

– Si cela était vrai, dis-je à mon tour, je n'aurais pas prié Ernest de vous demander la permission de me présenter. “If that were true,” I said in my turn, “I wouldn't have asked Ernest to ask your permission to introduce me.

– Ce n'était peut-être qu'un moyen de retarder le moment fatal.

Pour peu que l'on ait vécu avec les filles du genre de Marguerite, on sait le plaisir qu'elles prennent à faire de l'esprit à faux et à taquiner les gens qu'elles voient pour la première fois. Wer einmal mit Mädchen wie Marguerite zusammengelebt hat, weiß, wie viel Freude es ihnen bereitet, falschen Witz zu machen und Menschen, die sie zum ersten Mal sehen, zu necken. If you've ever lived with girls like Marguerite, you know the pleasure they take in making false wit and teasing people they're seeing for the first time. C'est sans doute une revanche des humiliations qu'elles sont souvent forcées de subir de la part de ceux qu'elles voient tous les jours. It is undoubtedly a revenge for the humiliations they are often forced to suffer from those they see every day.