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Arthur Bernède- Belphégor, 3-6 Où le fantôme reparaît

3-6 Où le fantôme reparaît

Où le fantôme reparaît

Tandis que ces événements se déroulaient chez Chantecoq, un taxi s'arrêtait devant l'hôtel de Mlle Desroches. Une femme en descendait, en grand deuil. Ses cheveux, non coupés et même abondants, s'échappaient en cascade d'or sous son chapeau de crêpe, autour duquel flottait un long voile de deuil. Elle n'avait rien d'artiste, de moderne, ni même de parisien… Elle paya le chauffeur… Sans doute dut-elle lui donner un bon pourboire, car il mit aussitôt pied à terre, et après avoir aidé la voyageuse à descendre de voiture, il déposa sur le trottoir, devant la porte, une valise ; et tout en tenant à la main une couverture soigneusement roulée dans un portemanteau en cuir jaune, il attendit que la visiteuse eût sonné et qu'on lui eût ouvert, pour regagner son siège. Pendant ce temps, dans le grand salon, Maurice de Thouars, qui portait sur son visage les marques d'un profond chagrin, racontait au baron et à la baronne Papillon, figés en une attitude de consternation savamment étudiée, les derniers moments de Simone. M. de Thouars expliquait :

– Jusqu'à la minute suprême, notre pauvre amie a cru revoir ce maudit Fantôme. La baronne eut un sursaut d'effroi… Quant à son mari, il crut devoir accentuer encore sa mine apitoyée, et il se préparait à entamer un panégyrique ému de la morte, lorsque le valet de chambre apparut, annonçant : – Mme Mauroy vient d'arriver. M. de Thouars se leva en disant :

– C'est la sœur de Simone. – Mlle Desroches avait donc une sœur ? s'exclamait la baronne. – Oui… mariée en province… Elles se voyaient très peu.

– Nous allons nous retirer, déclarait M. Papillon.

– Restez là, au contraire, protestait M. de Thouars, Mme Mauroy, j'en suis sûr, sera très heureuse de faire votre connaissance. Il gagna l'antichambre, où Mme Mauroy attendait, et, tout en s'inclinant devant elle avec un profond respect, il fit : – Comte Maurice de Thouars.

La dame en noir répondit à son salut avec beaucoup de dignité.

Son interlocuteur précisait :

– Mademoiselle votre sœur voulait bien m'honorer de son amitié. Et se tournant vers Juliette et le valet de chambre qui, près de la valise et du portemanteau, attendaient des ordres, il reprit :

– Montez les bagages dans la chambre que Mlle Bergen a fait préparer pour Mme Mauroy…

Puis, avec beaucoup de déférence, il invita celle-ci à entrer au salon.

À sa vue, les Papillon se levèrent, accentuant leur tristesse de commande.

Maurice de Thouars présentait :

– Baron et baronne Papillon… De bons, de vieux amis de Mlle Desroches.

Mme Papillon s'avançait avec empressement vers la nouvelle venue, affirmant d'une voix pleurarde : – Croyez, madame, que mon mari et moi nous prenons une part bien vive à votre douleur.

Mme Mauroy, en proie à une peine qu'elle parvenait difficilement à contenir, remercia le couple d'un geste ému… Puis, s'adressant à Maurice de Thouars, elle dit : – J'ai reçu votre télégramme… Un sanglot lui coupa la parole.

M. de Thouars la fit asseoir sur un canapé… Et les yeux remplis de larmes, elle reprit avec effort :

– Cette pauvre Simone !… Nous ne nous étions pas revues depuis longtemps… Nous n'avions ni les mêmes idées, ni la même façon de vivre… mais je lui avais gardé une profonde affection. – Elle me parlait souvent de vous.

– Je voudrais la revoir !… déclarait Mme Mauroy.

M. de Thouars expliquait :

– Elle repose dans son atelier, ainsi qu'elle l'a voulu… « Je vais vous y conduire !

Le comte offrit son bras à Mme Mauroy.

La baronne implorait :

– Est-ce que vous nous permettez, à nous aussi ?

M. de Thouars fit un geste affirmatif.

Et tous les quatre ils se dirigèrent vers l'atelier… Lorsqu'ils s'y présentèrent, Mlle Bergen était en prières auprès de Simone… Aussitôt, elle se leva et s'en fut vers Mme Mauroy, dont elle étreignit la main… Puis, tandis que les trois autres personnages demeuraient discrètement à l'écart, elle l'emmena près du divan. Mme Mauroy contempla douloureusement sa sœur.

– Elle n'est guère changée ! murmura-t-elle.

Elle s'approcha de la morte et appuya ses lèvres contre son front… Puis, s'agenouillant, elle se mit à prier. – Partons, fit à voix basse Mme Papillon à son mari. Ce spectacle me fait trop de mal !

Maurice de Thouars les reconduisit jusqu'à la porte d'entrée… Et après avoir subi une dernière fois leurs protestations d'amitié et leurs compliments de condoléances, il regagna le salon et appuya sur le bouton d'une sonnerie électrique. Juliette apparut.

Maurice de Thouars lui demanda :

– Vous avez monté les bagages ?

– Oui, monsieur le comte ; mais je n'ai pas pu ouvrir la valise ; car Mme Mauroy a conservé la clef. – Bien, je vous remercie.

Mme Mauroy reparut, s'appuyant au bras de Mlle Bergen. Elle était tout en larmes.

– Voulez-vous, proposait la dame de compagnie, que je vous accompagne jusqu'à votre chambre ? – Oui, je veux bien.

Maurice de Thouars s'avançait, déclarant, en lui désignant Juliette : – Voici la femme de chambre de Simone…

Mlle Bergen s'empressait d'ajouter : – Une excellente fille, très dévouée, et qui, j'en suis sûre, aura très grand soin de vous. – Je suis brisée, déclarait Mme Mauroy.

– Eh bien ! venez, invitait la Scandinave, vous allez prendre un peu de repos.

– Et moi, déclarait M. de Thouars, je vais veiller notre amie.

Quelques heures après, dans le grand salon de l'hôtel d'Auteuil, Elsa Bergen tenait compagnie à Mme Mauroy, à laquelle, tandis que Juliette leur servait le thé, elle racontait les derniers moments de sa sœur, lorsque le valet de chambre apparut, annonçant : – M. le directeur de la police judiciaire est là.

La Scandinave se leva, un peu surprise… tandis que Mme Mauroy lui demandait :

– Que vient-il faire ici ?

– Je l'ignore… Mais il me semble difficile de l'éconduire… Toutefois, si vous désirez ne pas le voir, je puis le faire entrer dans une autre pièce. – Non… refusait Mme Mauroy… je préfère être là… Maintenant que vous m'avez réconfortée de vos consolations si affectueuses, je me sens assez courageuse pour affronter toutes les épreuves. La demoiselle de compagnie donna l'ordre à Dominique d'introduire M. Ferval. Celui-ci, après avoir salué Elsa Bergen, dirigea son regard vers Mme Mauroy qui, accablée par sa profonde douleur, était restée assise.

La Scandinave murmurait à l'oreille du haut fonctionnaire : – C'est la sœur de Mlle Desroches… Elle a beaucoup de chagrin. M. Ferval s'inclina respectueusement devant Mme Mauroy, qui lui répondit d'un léger signe de tête. Puis s'adressant à la demoiselle de compagnie, il fit d'un air grave : – Je suis chargé d'une mission très pénible. Elsa Bergen le considéra avec étonnement. Quant à Mme Mauroy, elle semblait se désintéresser entièrement de ce qui se passait autour d'elle. Le directeur reprenait :

– Bien que le médecin de l'état-civil ait déclaré naturel le décès de Mlle Simone Desroches, certains faits assez troublants, dont nous venons seulement d'avoir connaissance, nous ont donné à penser qu'il était au contraire des plus suspects. – Monsieur, que me dites-vous là ? s'étonnait la Scandinave avec émotion. « Je vous assure, au contraire, que notre pauvre amie a succombé à une affection cardiaque.

– Ce n'est pas l'avis de M. le juge d'instruction. – Peut-on savoir au moins sur quoi ce magistrat base sa conviction ?

– Je regrette de ne pouvoir vous répondre. L'instruction, jusqu'à nouvel ordre, doit se poursuivre dans le plus grand mystère. « Tout ce que je puis vous dire, c'est que le parquet a donné l'ordre de surseoir à l'inhumation, afin qu'il soit procédé à un examen médical. – C'est-à-dire à une autopsie… – Qui doit avoir lieu dans le plus bref délai.

À ces mots, Mme Mauroy se redressa tout à coup et, le visage hagard, elle s'écria : – Ma sœur !… Ma pauvre sœur !… Oh ! non, pas cela !… pas cela !…

Avec beaucoup de déférence, le directeur de la police s'écriait : – Hélas ! madame, la décision du parquet est formelle…

Mme Mauroy implorait :

– Laissez-la-moi encore cette nuit.

– C'est bien difficile… Je dirai même impossible. – Monsieur, je vous en prie, je vous en supplie… Je viens de la voir… elle est encore si belle !… Oh ! oui, laissez-la-moi jusqu'à demain. Très impressionné par ce désespoir qui se manifestait d'une façon si touchante, le haut fonctionnaire décidait : – C'est entendu, madame, et je m'en voudrais d'ajouter encore à votre peine. Je vais prendre les mesures nécessaires pour que le médecin légiste n'intervienne que demain dans la matinée. – Je vous remercie, monsieur, fit Mme Mauroy, qui se laissa tomber en sanglotant sur un canapé.

Après l'avoir saluée, M. Ferval se retira, reconduit par Elsa Bergen, tandis que Mme Mauroy continuait à pleurer, la tête entre les mains. Vers onze heures du soir, tout semblait dormir, dans la maison d'Auteuil. Aucun rais de lumière ne filtrait à travers les persiennes des fenêtres qui donnaient sur la rue ni de celles qui s'ouvraient sur le jardin ; seule, l'entrée du vestibule était faiblement éclairée. Depuis un long moment déjà, les domestiques, à l'exception de Juliette, qui avait demandé qu'on lui permît de veiller une dernière fois sa maîtresse, avaient regagné leurs chambres. Toute la vie de cette demeure, qui semblait déserte, presque abandonnée, s'était concentrée dans l'atelier, autour de la morte. En effet, Mme Mauroy, Mlle Bergen et Maurice de Thouars étaient réunis autour du divan sur lequel reposait toujours la dépouille mortelle de Simone, parmi les fleurs renouvelées.

Dans un coin de la vaste pièce, discrètement à l'écart, la femme de chambre priait. Découvrant sur le visage douloureux de Mme Mauroy quelques traces de fatigue, Mlle Bergen lui dit :

– Vous devriez aller prendre un peu de repos.

– Laissez-moi encore auprès d'elle… soupirait la sœur de Simone. – Il ne faut pas user vos forces, conseillait M. de Thouars.

– D'autant plus, soulignait la demoiselle de compagnie, que vous en aurez encore besoin. – C'est vrai, reconnaissait la jeune femme. Et, tout à coup, éclatant en sanglots, elle scanda :

– Quand je pense que demain… Oh ! c'est trop abominable !… Dites, monsieur de Thouars, vous qui connaissez tant de monde à Paris, vous ne pourriez pas obtenir que l'on renonçât à cette chose affreuse ? – C'est malheureusement impossible ! – Ma sœur !… Ma pauvre Simone !… reprenait Mme Mauroy… que je l'embrasse une dernière fois… Elle s'approcha de la morte… appuya ses lèvres contre son front… Puis, s'emparant d'une des roses sous lesquelles elle disparaissait presque entièrement, elle la glissa dans son corsage… en murmurant : – Je ne croyais pas l'aimer autant ! Et, se tournant vers la Scandinave, elle ajouta :

– Je la revois encore toute petite… J'étais pour elle comme une seconde maman… Elle avait huit ans de moins que moi… Pourquoi faut-il que l'existence nous ait ainsi séparées ?… Et penser que c'est fini… que je ne la reverrai plus jamais, jamais… Elle chancela, comme si elle était prête à s'évanouir. Avec une douce mais ferme autorité, Mlle Bergen ordonnait :

– Ne restez pas ici plus longtemps… Vous allez vous rendre malade bien inutilement… Songez à votre mari, à vos enfants que vous avez laissés là-bas.

– Oui, vous avez raison, approuvait Mme Mauroy, un peu calmée.

M. de Thouars proposait :

– Permettez-moi de vous accompagner jusqu'à votre chambre… Mme Mauroy s'empara du bras qu'il lui offrait. Juliette s'avançait, proposant : – Si Madame a besoin de mes services…

– Mais oui… allez, ma fille… appuyait Mlle Bergen… Je vais rester auprès de notre amie… Tout à l'heure vous viendrez me rejoindre. Mme Mauroy eut un dernier regard vers sa sœur… D'une main, elle lui adressa un long baiser, celui d'un suprême adieu… puis elle sortit dans le jardin avec M. de Thouars. Juliette courut vite dans le vestibule, gravit l'escalier, gagna le palier du premier étage, ouvrit la porte de la chambre qui avait été réservée à Mme Mauroy, et donna l'électricité. Bientôt Mme Mauroy et M. de Thouars apparaissaient sur le seuil.

– Monsieur, fit la sœur de Mlle Desroches, je ne saurais vous dire à quel point je suis touchée des attentions dont vous m'entourez, Mlle Bergen et vous… – N'est-ce pas tout naturel ?… – Croyez que je ne l'oublierai pas… M. de Thouars effleura d'un baiser respectueux la main que lui tendait la jeune femme, puis fit quelques pas dans la chambre… – Madame veut-elle que je l'aide à se déshabiller ? proposa Juliette.

– Non, merci, ma fille. Retournez auprès de ma pauvre sœur.

La femme obéit et quitta la chambre. En traversant le vestibule, elle croisa M. de Thouars, qui lui dit :

– Vous préviendrez Mlle Bergen que je suis toujours là et que, dès qu'elle se sentira fatiguée, j'irai la remplacer. – Mais, monsieur le comte, observait Juliette, je resterai bien toute seule.

– La mort ne vous effraie donc pas ?

– Non, monsieur le comte. Et puis, comme disait si bien le bon vieux curé de mon pays, on n'est jamais seul, avec les défunts… Il y a toujours leur âme. – Eh bien ! allez… Je vais prendre un peu de repos… D'ailleurs je ne tarderai pas à vous rejoindre. M. de Thouars pénétra dans le grand salon et s'installa dans un fauteuil… Une grande expression de douleur et de lassitude contractait son masque, auquel il s'efforçait habituellement de donner une expression d'impassibilité qu'il jugeait de bon ton… Sans doute avait-il aimé vraiment Simone et, bellâtre qui avait fait pleurer tant de beaux yeux, souffrait-il cruellement à son tour ? Et tandis que Juliette gagnait l'atelier, visiblement brisé, il ferma les yeux… en l'espoir d'un sommeil qui lui ferait momentanément oublier sa détresse. Juliette, un instant, resta à le contempler à travers la baie qui accédait au jardin.

« Comme il l'aimait, se dit-elle, et combien il doit être malheureux ! Puis elle se dirigea vers l'atelier. Après avoir fait quelques pas, elle s'arrêta. Il lui avait semblé entendre comme un bruissement de feuilles assez prolongé, immédiatement suivi d'un silence absolu. Elle attendit un instant, l'oreille tendue… Mais le silence continuait à planer au-dessus de l'obscurité environnante. Envahie d'une instinctive angoisse, elle hâta le pas et traversa presque en courant l'allée du jardin qui conduisait de la maison à l'atelier. Lorsqu'elle pénétra dans la vaste pièce, dont les plafonniers, habilement et artistement disposés, semaient autour d'eux une vive et radieuse clarté, Elsa Bergen était en train de recueillir quelques roses qui avaient glissé du divan sur le tapis. S'apercevant du trouble qui agitait la femme de chambre, Mlle Bergen lui demanda : – Qu'y a-t-il, Juliette ? Est-ce que Mme Mauroy serait souffrante ?

– Non, mademoiselle, c'est… Elle s'arrêta, comme si elle n'osait parler. – Voyons, parlez… invitait la Scandinave.

Juliette se décidait à dire :

– Mademoiselle, je viens d'entendre, dans le jardin, un drôle de bruit. – Quoi donc ?

– On aurait dit que quelqu'un marchait dans le bosquet par où a disparu le Fantôme. Et, toute pâle, elle ajouta :

– Si c'était encore lui ? – Allons, ma petite, reprenait la demoiselle de compagnie, vous n'allez pas vous mettre de pareilles idées en tête. « Le Fantôme ne reparaîtra plus ici… D'abord M. Chantecoq nous l'a affirmé. Et puis que viendrait-il y faire ?

Elsa Bergen avait à peine prononcé ces mots que, subitement, les plafonniers s'éteignirent et l'atelier ne se trouva plus éclairé que par la lueur des bougies placées près de Simone. Les deux femmes eurent un sursaut puis se turent… immobiles… les yeux rivés sur une petite porte qui, placée au fond du hall et dissimulée par une tenture, s'ouvrait lentement d'abord, puis brusquement. Un cri d'épouvante leur échappa. Le Fantôme venait de se profiler sur le seuil.

Tournant sur elle-même, la Scandinave s'évanouit. Folle de terreur, d'une voix qui s'étranglait dans sa gorge, Juliette voulut appeler au secours. Elle n'en eut pas le temps. Bondissant vers elle, Belphégor lui assénait sur la nuque un coup de sa terrible matraque, et la malheureuse s'effondrait, assommée. Alors le Fantôme s'approcha du corps de Simone, le serra dans ses bras et disparut avec lui derrière la petite porte par laquelle il était entré. Juliette, qui n'avait pas entièrement perdu connaissance, voulut se relever, mais elle n'en eut pas la force, et se traînant sur les genoux jusqu'à la porte qui donnait sur le jardin, au prix d'un grand effort, elle parvint à l'entrebâiller et d'une voix déchirante elle lança, dans la nuit, par trois fois, ce cri : – Au secours ! Au secours !

Au secours !

M. de Thouars, qui commençait à sommeiller, se redressa d'un bond et, s'élançant dans le jardin, il se précipita dans l'atelier. Alors, s'accrochant à lui, Juliette, folle de terreur, râla : – Le Fantôme… vient… d'enlever… Mademoiselle… Sidéré, Maurice de Thouars dirigea ses yeux vers le divan sur lequel on voyait encore, parmi les fleurs en désordre, la trace du corps que Belphégor venait d'enlever. Et se penchant vers la femme de chambre, il voulut l'interroger. Mais la brave fille, à bout de forces, s'écroula sur le parquet, tandis que Belphégor, emportant la morte, fuyait dans les ténèbres.


3-6 Où le fantôme reparaît 3-6 Where the ghost reappears

Où le fantôme reparaît

Tandis que ces événements se déroulaient chez Chantecoq, un taxi s'arrêtait devant l'hôtel de Mlle Desroches. Une femme en descendait, en grand deuil. Ses cheveux, non coupés et même abondants, s'échappaient en cascade d'or sous son chapeau de crêpe, autour duquel flottait un long voile de deuil. Elle n'avait rien d'artiste, de moderne, ni même de parisien… Elle paya le chauffeur… Sans doute dut-elle lui donner un bon pourboire, car il mit aussitôt pied à terre, et après avoir aidé la voyageuse à descendre de voiture, il déposa sur le trottoir, devant la porte, une valise ; et tout en tenant à la main une couverture soigneusement roulée dans un portemanteau en cuir jaune, il attendit que la visiteuse eût sonné et qu'on lui eût ouvert, pour regagner son siège. Pendant ce temps, dans le grand salon, Maurice de Thouars, qui portait sur son visage les marques d'un profond chagrin, racontait au baron et à la baronne Papillon, figés en une attitude de consternation savamment étudiée, les derniers moments de Simone. M. de Thouars expliquait :

– Jusqu'à la minute suprême, notre pauvre amie a cru revoir ce maudit Fantôme. La baronne eut un sursaut d'effroi… Quant à son mari, il crut devoir accentuer encore sa mine apitoyée, et il se préparait à entamer un panégyrique ému de la morte, lorsque le valet de chambre apparut, annonçant : – Mme Mauroy vient d'arriver. M. de Thouars se leva en disant :

– C'est la sœur de Simone. – Mlle Desroches avait donc une sœur ? s'exclamait la baronne. – Oui… mariée en province… Elles se voyaient très peu.

– Nous allons nous retirer, déclarait M. Papillon.

– Restez là, au contraire, protestait M. de Thouars, Mme Mauroy, j'en suis sûr, sera très heureuse de faire votre connaissance. Il gagna l'antichambre, où Mme Mauroy attendait, et, tout en s'inclinant devant elle avec un profond respect, il fit : – Comte Maurice de Thouars.

La dame en noir répondit à son salut avec beaucoup de dignité.

Son interlocuteur précisait :

– Mademoiselle votre sœur voulait bien m'honorer de son amitié. Et se tournant vers Juliette et le valet de chambre qui, près de la valise et du portemanteau, attendaient des ordres, il reprit :

– Montez les bagages dans la chambre que Mlle Bergen a fait préparer pour Mme Mauroy…

Puis, avec beaucoup de déférence, il invita celle-ci à entrer au salon.

À sa vue, les Papillon se levèrent, accentuant leur tristesse de commande.

Maurice de Thouars présentait :

– Baron et baronne Papillon… De bons, de vieux amis de Mlle Desroches.

Mme Papillon s'avançait avec empressement vers la nouvelle venue, affirmant d'une voix pleurarde : – Croyez, madame, que mon mari et moi nous prenons une part bien vive à votre douleur.

Mme Mauroy, en proie à une peine qu'elle parvenait difficilement à contenir, remercia le couple d'un geste ému… Puis, s'adressant à Maurice de Thouars, elle dit : – J'ai reçu votre télégramme… Un sanglot lui coupa la parole.

M. de Thouars la fit asseoir sur un canapé… Et les yeux remplis de larmes, elle reprit avec effort :

– Cette pauvre Simone !… Nous ne nous étions pas revues depuis longtemps… Nous n'avions ni les mêmes idées, ni la même façon de vivre… mais je lui avais gardé une profonde affection. – Elle me parlait souvent de vous.

– Je voudrais la revoir !… déclarait Mme Mauroy.

M. de Thouars expliquait :

– Elle repose dans son atelier, ainsi qu'elle l'a voulu… « Je vais vous y conduire !

Le comte offrit son bras à Mme Mauroy.

La baronne implorait :

– Est-ce que vous nous permettez, à nous aussi ?

M. de Thouars fit un geste affirmatif.

Et tous les quatre ils se dirigèrent vers l'atelier… Lorsqu'ils s'y présentèrent, Mlle Bergen était en prières auprès de Simone… Aussitôt, elle se leva et s'en fut vers Mme Mauroy, dont elle étreignit la main… Puis, tandis que les trois autres personnages demeuraient discrètement à l'écart, elle l'emmena près du divan. Mme Mauroy contempla douloureusement sa sœur.

– Elle n'est guère changée ! murmura-t-elle.

Elle s'approcha de la morte et appuya ses lèvres contre son front… Puis, s'agenouillant, elle se mit à prier. – Partons, fit à voix basse Mme Papillon à son mari. Ce spectacle me fait trop de mal !

Maurice de Thouars les reconduisit jusqu'à la porte d'entrée… Et après avoir subi une dernière fois leurs protestations d'amitié et leurs compliments de condoléances, il regagna le salon et appuya sur le bouton d'une sonnerie électrique. Juliette apparut.

Maurice de Thouars lui demanda :

– Vous avez monté les bagages ?

– Oui, monsieur le comte ; mais je n'ai pas pu ouvrir la valise ; car Mme Mauroy a conservé la clef. – Bien, je vous remercie.

Mme Mauroy reparut, s'appuyant au bras de Mlle Bergen. Elle était tout en larmes.

– Voulez-vous, proposait la dame de compagnie, que je vous accompagne jusqu'à votre chambre ? – Oui, je veux bien.

Maurice de Thouars s'avançait, déclarant, en lui désignant Juliette : – Voici la femme de chambre de Simone…

Mlle Bergen s'empressait d'ajouter : – Une excellente fille, très dévouée, et qui, j'en suis sûre, aura très grand soin de vous. – Je suis brisée, déclarait Mme Mauroy.

– Eh bien ! venez, invitait la Scandinave, vous allez prendre un peu de repos.

– Et moi, déclarait M. de Thouars, je vais veiller notre amie.

Quelques heures après, dans le grand salon de l'hôtel d'Auteuil, Elsa Bergen tenait compagnie à Mme Mauroy, à laquelle, tandis que Juliette leur servait le thé, elle racontait les derniers moments de sa sœur, lorsque le valet de chambre apparut, annonçant : – M. le directeur de la police judiciaire est là.

La Scandinave se leva, un peu surprise… tandis que Mme Mauroy lui demandait :

– Que vient-il faire ici ?

– Je l'ignore… Mais il me semble difficile de l'éconduire… Toutefois, si vous désirez ne pas le voir, je puis le faire entrer dans une autre pièce. – Non… refusait Mme Mauroy… je préfère être là… Maintenant que vous m'avez réconfortée de vos consolations si affectueuses, je me sens assez courageuse pour affronter toutes les épreuves. La demoiselle de compagnie donna l'ordre à Dominique d'introduire M. Ferval. Celui-ci, après avoir salué Elsa Bergen, dirigea son regard vers Mme Mauroy qui, accablée par sa profonde douleur, était restée assise.

La Scandinave murmurait à l'oreille du haut fonctionnaire : – C'est la sœur de Mlle Desroches… Elle a beaucoup de chagrin. M. Ferval s'inclina respectueusement devant Mme Mauroy, qui lui répondit d'un léger signe de tête. Puis s'adressant à la demoiselle de compagnie, il fit d'un air grave : – Je suis chargé d'une mission très pénible. Elsa Bergen le considéra avec étonnement. Quant à Mme Mauroy, elle semblait se désintéresser entièrement de ce qui se passait autour d'elle. Le directeur reprenait :

– Bien que le médecin de l'état-civil ait déclaré naturel le décès de Mlle Simone Desroches, certains faits assez troublants, dont nous venons seulement d'avoir connaissance, nous ont donné à penser qu'il était au contraire des plus suspects. – Monsieur, que me dites-vous là ? s'étonnait la Scandinave avec émotion. « Je vous assure, au contraire, que notre pauvre amie a succombé à une affection cardiaque.

– Ce n'est pas l'avis de M. le juge d'instruction. – Peut-on savoir au moins sur quoi ce magistrat base sa conviction ?

– Je regrette de ne pouvoir vous répondre. L'instruction, jusqu'à nouvel ordre, doit se poursuivre dans le plus grand mystère. « Tout ce que je puis vous dire, c'est que le parquet a donné l'ordre de surseoir à l'inhumation, afin qu'il soit procédé à un examen médical. – C'est-à-dire à une autopsie… – Qui doit avoir lieu dans le plus bref délai.

À ces mots, Mme Mauroy se redressa tout à coup et, le visage hagard, elle s'écria : – Ma sœur !… Ma pauvre sœur !… Oh ! non, pas cela !… pas cela !…

Avec beaucoup de déférence, le directeur de la police s'écriait : – Hélas ! madame, la décision du parquet est formelle…

Mme Mauroy implorait :

– Laissez-la-moi encore cette nuit.

– C'est bien difficile… Je dirai même impossible. – Monsieur, je vous en prie, je vous en supplie… Je viens de la voir… elle est encore si belle !… Oh ! oui, laissez-la-moi jusqu'à demain. Très impressionné par ce désespoir qui se manifestait d'une façon si touchante, le haut fonctionnaire décidait : – C'est entendu, madame, et je m'en voudrais d'ajouter encore à votre peine. Je vais prendre les mesures nécessaires pour que le médecin légiste n'intervienne que demain dans la matinée. – Je vous remercie, monsieur, fit Mme Mauroy, qui se laissa tomber en sanglotant sur un canapé.

Après l'avoir saluée, M. Ferval se retira, reconduit par Elsa Bergen, tandis que Mme Mauroy continuait à pleurer, la tête entre les mains. Vers onze heures du soir, tout semblait dormir, dans la maison d'Auteuil. Aucun rais de lumière ne filtrait à travers les persiennes des fenêtres qui donnaient sur la rue ni de celles qui s'ouvraient sur le jardin ; seule, l'entrée du vestibule était faiblement éclairée. Depuis un long moment déjà, les domestiques, à l'exception de Juliette, qui avait demandé qu'on lui permît de veiller une dernière fois sa maîtresse, avaient regagné leurs chambres. Toute la vie de cette demeure, qui semblait déserte, presque abandonnée, s'était concentrée dans l'atelier, autour de la morte. En effet, Mme Mauroy, Mlle Bergen et Maurice de Thouars étaient réunis autour du divan sur lequel reposait toujours la dépouille mortelle de Simone, parmi les fleurs renouvelées.

Dans un coin de la vaste pièce, discrètement à l'écart, la femme de chambre priait. Découvrant sur le visage douloureux de Mme Mauroy quelques traces de fatigue, Mlle Bergen lui dit :

– Vous devriez aller prendre un peu de repos.

– Laissez-moi encore auprès d'elle… soupirait la sœur de Simone. – Il ne faut pas user vos forces, conseillait M. de Thouars.

– D'autant plus, soulignait la demoiselle de compagnie, que vous en aurez encore besoin. – C'est vrai, reconnaissait la jeune femme. Et, tout à coup, éclatant en sanglots, elle scanda :

– Quand je pense que demain… Oh ! c'est trop abominable !… Dites, monsieur de Thouars, vous qui connaissez tant de monde à Paris, vous ne pourriez pas obtenir que l'on renonçât à cette chose affreuse ? – C'est malheureusement impossible ! – Ma sœur !… Ma pauvre Simone !… reprenait Mme Mauroy… que je l'embrasse une dernière fois… Elle s'approcha de la morte… appuya ses lèvres contre son front… Puis, s'emparant d'une des roses sous lesquelles elle disparaissait presque entièrement, elle la glissa dans son corsage… en murmurant : – Je ne croyais pas l'aimer autant ! Et, se tournant vers la Scandinave, elle ajouta :

– Je la revois encore toute petite… J'étais pour elle comme une seconde maman… Elle avait huit ans de moins que moi… Pourquoi faut-il que l'existence nous ait ainsi séparées ?… Et penser que c'est fini… que je ne la reverrai plus jamais, jamais… Elle chancela, comme si elle était prête à s'évanouir. Avec une douce mais ferme autorité, Mlle Bergen ordonnait :

– Ne restez pas ici plus longtemps… Vous allez vous rendre malade bien inutilement… Songez à votre mari, à vos enfants que vous avez laissés là-bas.

– Oui, vous avez raison, approuvait Mme Mauroy, un peu calmée.

M. de Thouars proposait :

– Permettez-moi de vous accompagner jusqu'à votre chambre… Mme Mauroy s'empara du bras qu'il lui offrait. Juliette s'avançait, proposant : – Si Madame a besoin de mes services…

– Mais oui… allez, ma fille… appuyait Mlle Bergen… Je vais rester auprès de notre amie… Tout à l'heure vous viendrez me rejoindre. Mme Mauroy eut un dernier regard vers sa sœur… D'une main, elle lui adressa un long baiser, celui d'un suprême adieu… puis elle sortit dans le jardin avec M. de Thouars. Juliette courut vite dans le vestibule, gravit l'escalier, gagna le palier du premier étage, ouvrit la porte de la chambre qui avait été réservée à Mme Mauroy, et donna l'électricité. Bientôt Mme Mauroy et M. de Thouars apparaissaient sur le seuil.

– Monsieur, fit la sœur de Mlle Desroches, je ne saurais vous dire à quel point je suis touchée des attentions dont vous m'entourez, Mlle Bergen et vous… – N'est-ce pas tout naturel ?… – Croyez que je ne l'oublierai pas… M. de Thouars effleura d'un baiser respectueux la main que lui tendait la jeune femme, puis fit quelques pas dans la chambre… – Madame veut-elle que je l'aide à se déshabiller ? proposa Juliette.

– Non, merci, ma fille. Retournez auprès de ma pauvre sœur.

La femme obéit et quitta la chambre. En traversant le vestibule, elle croisa M. de Thouars, qui lui dit :

– Vous préviendrez Mlle Bergen que je suis toujours là et que, dès qu'elle se sentira fatiguée, j'irai la remplacer. – Mais, monsieur le comte, observait Juliette, je resterai bien toute seule.

– La mort ne vous effraie donc pas ?

– Non, monsieur le comte. Et puis, comme disait si bien le bon vieux curé de mon pays, on n'est jamais seul, avec les défunts… Il y a toujours leur âme. – Eh bien ! allez… Je vais prendre un peu de repos… D'ailleurs je ne tarderai pas à vous rejoindre. M. de Thouars pénétra dans le grand salon et s'installa dans un fauteuil… Une grande expression de douleur et de lassitude contractait son masque, auquel il s'efforçait habituellement de donner une expression d'impassibilité qu'il jugeait de bon ton… Sans doute avait-il aimé vraiment Simone et, bellâtre qui avait fait pleurer tant de beaux yeux, souffrait-il cruellement à son tour ? Et tandis que Juliette gagnait l'atelier, visiblement brisé, il ferma les yeux… en l'espoir d'un sommeil qui lui ferait momentanément oublier sa détresse. Juliette, un instant, resta à le contempler à travers la baie qui accédait au jardin.

« Comme il l'aimait, se dit-elle, et combien il doit être malheureux ! Puis elle se dirigea vers l'atelier. Après avoir fait quelques pas, elle s'arrêta. Il lui avait semblé entendre comme un bruissement de feuilles assez prolongé, immédiatement suivi d'un silence absolu. Elle attendit un instant, l'oreille tendue… Mais le silence continuait à planer au-dessus de l'obscurité environnante. Envahie d'une instinctive angoisse, elle hâta le pas et traversa presque en courant l'allée du jardin qui conduisait de la maison à l'atelier. Lorsqu'elle pénétra dans la vaste pièce, dont les plafonniers, habilement et artistement disposés, semaient autour d'eux une vive et radieuse clarté, Elsa Bergen était en train de recueillir quelques roses qui avaient glissé du divan sur le tapis. S'apercevant du trouble qui agitait la femme de chambre, Mlle Bergen lui demanda : – Qu'y a-t-il, Juliette ? Est-ce que Mme Mauroy serait souffrante ?

– Non, mademoiselle, c'est… Elle s'arrêta, comme si elle n'osait parler. – Voyons, parlez… invitait la Scandinave.

Juliette se décidait à dire :

– Mademoiselle, je viens d'entendre, dans le jardin, un drôle de bruit. – Quoi donc ?

– On aurait dit que quelqu'un marchait dans le bosquet par où a disparu le Fantôme. Et, toute pâle, elle ajouta :

– Si c'était encore lui ? – Allons, ma petite, reprenait la demoiselle de compagnie, vous n'allez pas vous mettre de pareilles idées en tête. « Le Fantôme ne reparaîtra plus ici… D'abord M. Chantecoq nous l'a affirmé. Et puis que viendrait-il y faire ?

Elsa Bergen avait à peine prononcé ces mots que, subitement, les plafonniers s'éteignirent et l'atelier ne se trouva plus éclairé que par la lueur des bougies placées près de Simone. Les deux femmes eurent un sursaut puis se turent… immobiles… les yeux rivés sur une petite porte qui, placée au fond du hall et dissimulée par une tenture, s'ouvrait lentement d'abord, puis brusquement. Un cri d'épouvante leur échappa. Le Fantôme venait de se profiler sur le seuil.

Tournant sur elle-même, la Scandinave s'évanouit. Folle de terreur, d'une voix qui s'étranglait dans sa gorge, Juliette voulut appeler au secours. Elle n'en eut pas le temps. Bondissant vers elle, Belphégor lui assénait sur la nuque un coup de sa terrible matraque, et la malheureuse s'effondrait, assommée. Alors le Fantôme s'approcha du corps de Simone, le serra dans ses bras et disparut avec lui derrière la petite porte par laquelle il était entré. Juliette, qui n'avait pas entièrement perdu connaissance, voulut se relever, mais elle n'en eut pas la force, et se traînant sur les genoux jusqu'à la porte qui donnait sur le jardin, au prix d'un grand effort, elle parvint à l'entrebâiller et d'une voix déchirante elle lança, dans la nuit, par trois fois, ce cri : – Au secours ! Au secours !

Au secours !

M. de Thouars, qui commençait à sommeiller, se redressa d'un bond et, s'élançant dans le jardin, il se précipita dans l'atelier. Alors, s'accrochant à lui, Juliette, folle de terreur, râla : – Le Fantôme… vient… d'enlever… Mademoiselle… Sidéré, Maurice de Thouars dirigea ses yeux vers le divan sur lequel on voyait encore, parmi les fleurs en désordre, la trace du corps que Belphégor venait d'enlever. Et se penchant vers la femme de chambre, il voulut l'interroger. Mais la brave fille, à bout de forces, s'écroula sur le parquet, tandis que Belphégor, emportant la morte, fuyait dans les ténèbres.