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Marcel Proust. Sur la Lecture ; Un Baiser & La madeleine de Proust., 14. Marcel Proust. Un Baiser. Partie 5/7.

14. Marcel Proust. Un Baiser. Partie 5/7.

Ainsi, quand il m'arrivait de laisser, par mégarde, sur ma table, au milieu d'autres lettres, une certaine qu'il n'eût pas fallu qu'elle vît, par exemple parce qu'il y était parlé d'elle avec une malveillance qui en supposait une aussi grande à son égard chez le destinataire que chez l'expéditeur, le soir, si je rentrais inquiet, et allais droit à ma chambre, sur mes lettres rangées bien en ordre en une pile parfaite, le document compromettant frappait tout d'abord mes yeux comme il n'avait pas pu ne pas frapper ceux de Françoise, placée par elle tout en dessus, presque à part, en une évidence qui était un langage, avait son éloquence, et dès la porte me faisait tressaillir comme un cri. Elle excellait à régler ces mises en scène destinées à instruire si bien le spectateur, Françoise absente, qu'il savait déjà qu'elle savait tout, quand ensuite elle faisait son entrée. Elle avait pour faire parler ainsi un objet inanimé l'art à la fois génial et patient d'Irving et de Frederick Lemaître. En ce moment tenant au-dessus d'Albertine et de moi la lampe allumée qui ne laissait dans l'ombre aucune des dépressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusées dans le couvre-pied, Françoise avait l'air de la « Justice éclairant le Crime ». La figure d'Albertine ne perdait pas à cet éclairage. Il découvrait sur les joues le même vernis ensoleillé qui m'avait charmé à Balbec. Ce visage d'Albertine dont l'ensemble avait quelquefois, dehors, une espèce de pâleur blême, montrait, au contraire, au fur et à mesure que la lampe les éclairait, des surfaces si brillamment, si uniformément colorées, si résistantes et si lisses, qu'on aurait pu les comparer aux carnations soutenues de certaines fleurs. Surpris pourtant par l'entrée inattendue de Françoise, je m'écriai :

— Comment déjà la lampe ? Mon Dieu que cette lumière est vive !

Mon but était sans doute par la seconde de ces phrases de dissimuler mon trouble, (et) par la première d'excuser mon retard. Françoise répondit avec une ambiguïté cruelle :

— Faut-il que j'éteinde (sic) ?

— Teigne ? glissa à mon oreille Albertine, me laissant charmé par la vivacité familière, avec laquelle, me prenant à la fois pour maître et pour complice, elle insinua cette affirmation psychologique, dans le ton interrogatif d'une question grammaticale.

Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon lit :

— Savez-vous ce dont j'ai peur, lui dis-je, c'est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m'empêcher de vous embrasser.

— Ce serait un beau malheur.

Je n'obéis pas tout de suite à cette invitation. Un autre l'eût même pu trouver superflue, car Albertine avait une prononciation si charnelle et si douce que rien qu'en vous parlant elle semblait vous embrasser. Une parole d'elle était une faveur, et sa conversation vous couvrait de baisers. Et pourtant elle m'était bien agréable, cette invitation. Elle me l'eût été même d'une autre jolie fille du même âge, mais qu'Albertine me fût maintenant si facile, cela me causait plus que du plaisir, une confrontation d'images empreintes de beauté. Je me rappelais Albertine d'abord devant la plage, presque peinte sur le fond de la mer, n'ayant pas pour moi une existence plus réelle que ces visions de théâtre où on ne sait pas si on y a affaire à l'actrice qui est censée apparaître, à une figurante qui la double à ce moment-là, ou à une simple projection. Puis, la femme vraie s'était détachée du faisceau lumineux, elle était venue à moi, mais simplement pour que je pusse m'apercevoir qu'elle n'avait nullement dans le monde réel cette facilité amoureuse qu'on lui supposait dans le tableau magique. J'avais appris qu'il n'était pas possible de la toucher, de l'embrasser, qu'on pouvait seulement causer avec elle, que pour moi elle n'était pas une femme plus que des raisins de jade, décoration incomestible des tables d'autrefois, ne sont des raisins. Et voici que dans un troisième plan elle m'apparaissait, réelle comme dans la seconde connaissance que j'avais eue d'elle, mais facile comme dans la première ; facile et d'autant plus délicieusement que j'avais cru longtemps qu'elle ne l'était pas. Mon surplus de science sur la vie (sur la vie moins unie, moins simple que je ne l'avais cru d'abord) aboutissait provisoirement à l'agnosticisme. Que peut-on affirmer, puisque ce qu'on avait cru probable d'abord s'est montré faux ensuite, et se trouve en troisième lieu être vrai. Et hélas, je n'étais pas au bout de mes découvertes avec Albertine ? En tout cas, même s'il n'y avait pas eu l'attrait romanesque de cet enseignement d'une plus grande richesse de plans découverts l'un après l'autre par la vie, cet attrait inverse de celui que Saint-Loup trouvait à Balbec à retrouver parmi les masques que l'existence avait superposés dans une calme figure des traits qu'il avait jadis tenus sous ses lèvres, savoir qu'embrasser les joues d'Albertine était une chose possible, c'était un plaisir peut-être plus grand encore que celui de les embrasser. Quelle différence entre posséder une femme sur laquelle notre corps seul s'applique parce qu'elle n'est qu'un morceau de chair, ou posséder la jeune fille qu'on apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours, sans même savoir pourquoi ces jours-là plutôt que tels autres, ce qui faisait qu'on tremblait de ne pas la revoir. La vie vous avait complaisamment révélé tout au long le roman de cette petite fille, vous avait prêté pour la voir un instrument d'optique, puis un autre, et ajouté au désir charnel un accompagnement qui le centuple et le diversifie de ces désirs plus spirituels et moins assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller seul quand il ne prétend qu'à la saisie d'un morceau de chair, mais qui pour la possession de toute une région de souvenirs d'où ils se sentaient nostalgiquement exilés, s'élèvent en tempête à côté de lui, le grossissent, ne peuvent le suivre jusqu'à l'accomplissement, jusqu'à l'assimilation, impossible sous la forme où elle est souhaitée, d'une réalité immatérielle, mais attendent ce désir à mi-chemin, et au moment du souvenir, du retour, lui font à nouveau escorte ; baiser au milieu des joues de la première venue, si fraîches soient-elles mais anonymes, sans secret, sans prestige, celles auxquelles j'avais si longtemps rêvé, serait connaître le goût, la saveur, d'une couleur bien souvent regardée. On a vu une femme, simple image dans le décor de la vie, comme Albertine, profilée sur la mer, et puis cette image on peut la détacher, la mettre près de soi, et voir peu à peu son volume, ses couleurs, comme si on l'avait fait passer derrière les verres d'un stéréoscope. C'est pour cela que les femmes un peu difficiles, qu'on ne possède pas tout de suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu'on pourra jamais les posséder, sont les seules intéressantes. Car les connaître, les approcher, les conquérir, c'est faire varier de forme, de grandeur, de relief l'image humaine, c'est une leçon de relativisme dans l'appréciation d'une femme, belle à réapercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette dans le décor de la vie. Les femmes qu'on connaît d'abord chez l'entremetteuse n'intéressent pas parce qu'elles restent invariables. D'autre part Albertine tenait, liées autour d'elle, toutes les impressions d'une série maritime qui m'était particulièrement chère. Il me semble que j'aurais pu sur les deux joues de la jeune fille, embrasser toute la plage de Balbec.

— Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, j'aimerais mieux remettre cela à plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliez alors que vous m'avez permis. Il me faut un « bon pour un baiser »,

— Faut-il que je le signe ?

— Mais si je le prenais tout de suite, en aurai-je un tout de même plus tard ?

— Vous m'amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps.

— Dites-moi encore un mot, vous savez à Balbec quand je ne vous connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, rusé, vous ne pouvez pas me dire à quoi vous pensiez à ces moments-là ?

— Ah ! je n'en ai aucun souvenir.

— Tenez, pour vous aider, un jour votre amie Gisèle a sauté à pieds joints par-dessus la chaise où était assis un vieux monsieur. Tâchez de vous rappeler ce que vous avez pensé à ce moment-là.

— Gisèle était celle que nous fréquentions le moins, elle était de la bande si vous voulez, mais pas tout à fait. J'ai dû penser qu'elle était bien mal élevée et commune.

— Ah ! c'est tout ?


14. Marcel Proust. Un Baiser. Partie 5/7. 14. Marcel Proust. Un Baiser. Part 5/7. 14. Marcel Proust. Un beso. Parte 5/7. 14. Marcel Proust. Um beijo. Parte 5/7. 14.马塞尔·普鲁斯特。一个吻。第 5/7 部分。

Ainsi, quand il m’arrivait de laisser, par mégarde, sur ma table, au milieu d’autres lettres, une certaine qu’il n’eût pas fallu qu’elle vît, par exemple parce qu’il y était parlé d’elle avec une malveillance qui en supposait une aussi grande à son égard chez le destinataire que chez l’expéditeur, le soir, si je rentrais inquiet, et allais droit à ma chambre, sur mes lettres rangées bien en ordre en une pile parfaite, le document compromettant frappait tout d’abord mes yeux comme il n’avait pas pu ne pas frapper ceux de Françoise, placée par elle tout en dessus, presque à part, en une évidence qui était un langage, avait son éloquence, et dès la porte me faisait tressaillir comme un cri. Elle excellait à régler ces mises en scène destinées à instruire si bien le spectateur, Françoise absente, qu’il savait déjà qu’elle savait tout, quand ensuite elle faisait son entrée. Elle avait pour faire parler ainsi un objet inanimé l’art à la fois génial et patient d’Irving et de Frederick Lemaître. En ce moment tenant au-dessus d’Albertine et de moi la lampe allumée qui ne laissait dans l’ombre aucune des dépressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusées dans le couvre-pied, Françoise avait l’air de la « Justice éclairant le Crime ». La figure d’Albertine ne perdait pas à cet éclairage. Il découvrait sur les joues le même vernis ensoleillé qui m’avait charmé à Balbec. Ce visage d’Albertine dont l’ensemble avait quelquefois, dehors, une espèce de pâleur blême, montrait, au contraire, au fur et à mesure que la lampe les éclairait, des surfaces si brillamment, si uniformément colorées, si résistantes et si lisses, qu’on aurait pu les comparer aux carnations soutenues de certaines fleurs. Surpris pourtant par l’entrée inattendue de Françoise, je m’écriai :

— Comment déjà la lampe ? Mon Dieu que cette lumière est vive !

Mon but était sans doute par la seconde de ces phrases de dissimuler mon trouble, (et) par la première d’excuser mon retard. Françoise répondit avec une ambiguïté cruelle :

— Faut-il que j’éteinde (sic) ?

— Teigne ? glissa à mon oreille Albertine, me laissant charmé par la vivacité familière, avec laquelle, me prenant à la fois pour maître et pour complice, elle insinua cette affirmation psychologique, dans le ton interrogatif d’une question grammaticale.

Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon lit :

— Savez-vous ce dont j’ai peur, lui dis-je, c’est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m’empêcher de vous embrasser.

— Ce serait un beau malheur.

Je n’obéis pas tout de suite à cette invitation. Un autre l’eût même pu trouver superflue, car Albertine avait une prononciation si charnelle et si douce que rien qu’en vous parlant elle semblait vous embrasser. Une parole d’elle était une faveur, et sa conversation vous couvrait de baisers. Et pourtant elle m’était bien agréable, cette invitation. Elle me l’eût été même d’une autre jolie fille du même âge, mais qu’Albertine me fût maintenant si facile, cela me causait plus que du plaisir, une confrontation d’images empreintes de beauté. Je me rappelais Albertine d’abord devant la plage, presque peinte sur le fond de la mer, n’ayant pas pour moi une existence plus réelle que ces visions de théâtre où on ne sait pas si on y a affaire à l’actrice qui est censée apparaître, à une figurante qui la double à ce moment-là, ou à une simple projection. Puis, la femme vraie s’était détachée du faisceau lumineux, elle était venue à moi, mais simplement pour que je pusse m’apercevoir qu’elle n’avait nullement dans le monde réel cette facilité amoureuse qu’on lui supposait dans le tableau magique. J’avais appris qu’il n’était pas possible de la toucher, de l’embrasser, qu’on pouvait seulement causer avec elle, que pour moi elle n’était pas une femme plus que des raisins de jade, décoration incomestible des tables d’autrefois, ne sont des raisins. Et voici que dans un troisième plan elle m’apparaissait, réelle comme dans la seconde connaissance que j’avais eue d’elle, mais facile comme dans la première ; facile et d’autant plus délicieusement que j’avais cru longtemps qu’elle ne l’était pas. Mon surplus de science sur la vie (sur la vie moins unie, moins simple que je ne l’avais cru d’abord) aboutissait provisoirement à l’agnosticisme. Que peut-on affirmer, puisque ce qu’on avait cru probable d’abord s’est montré faux ensuite, et se trouve en troisième lieu être vrai. Et hélas, je n’étais pas au bout de mes découvertes avec Albertine ? En tout cas, même s’il n’y avait pas eu l’attrait romanesque de cet enseignement d’une plus grande richesse de plans découverts l’un après l’autre par la vie, cet attrait inverse de celui que Saint-Loup trouvait à Balbec à retrouver parmi les masques que l’existence avait superposés dans une calme figure des traits qu’il avait jadis tenus sous ses lèvres, savoir qu’embrasser les joues d’Albertine était une chose possible, c’était un plaisir peut-être plus grand encore que celui de les embrasser. Quelle différence entre posséder une femme sur laquelle notre corps seul s’applique parce qu’elle n’est qu’un morceau de chair, ou posséder la jeune fille qu’on apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours, sans même savoir pourquoi ces jours-là plutôt que tels autres, ce qui faisait qu’on tremblait de ne pas la revoir. La vie vous avait complaisamment révélé tout au long le roman de cette petite fille, vous avait prêté pour la voir un instrument d’optique, puis un autre, et ajouté au désir charnel un accompagnement qui le centuple et le diversifie de ces désirs plus spirituels et moins assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller seul quand il ne prétend qu’à la saisie d’un morceau de chair, mais qui pour la possession de toute une région de souvenirs d’où ils se sentaient nostalgiquement exilés, s’élèvent en tempête à côté de lui, le grossissent, ne peuvent le suivre jusqu’à l’accomplissement, jusqu’à l’assimilation, impossible sous la forme où elle est souhaitée, d’une réalité immatérielle, mais attendent ce désir à mi-chemin, et au moment du souvenir, du retour, lui font à nouveau escorte ; baiser au milieu des joues de la première venue, si fraîches soient-elles mais anonymes, sans secret, sans prestige, celles auxquelles j’avais si longtemps rêvé, serait connaître le goût, la saveur, d’une couleur bien souvent regardée. On a vu une femme, simple image dans le décor de la vie, comme Albertine, profilée sur la mer, et puis cette image on peut la détacher, la mettre près de soi, et voir peu à peu son volume, ses couleurs, comme si on l’avait fait passer derrière les verres d’un stéréoscope. C’est pour cela que les femmes un peu difficiles, qu’on ne possède pas tout de suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu’on pourra jamais les posséder, sont les seules intéressantes. Car les connaître, les approcher, les conquérir, c’est faire varier de forme, de grandeur, de relief l’image humaine, c’est une leçon de relativisme dans l’appréciation d’une femme, belle à réapercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette dans le décor de la vie. Les femmes qu’on connaît d’abord chez l’entremetteuse n’intéressent pas parce qu’elles restent invariables. D’autre part Albertine tenait, liées autour d’elle, toutes les impressions d’une série maritime qui m’était particulièrement chère. Il me semble que j’aurais pu sur les deux joues de la jeune fille, embrasser toute la plage de Balbec.

— Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, j’aimerais mieux remettre cela à plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliez alors que vous m’avez permis. Il me faut un « bon pour un baiser »,

— Faut-il que je le signe ?

— Mais si je le prenais tout de suite, en aurai-je un tout de même plus tard ?

— Vous m’amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps.

— Dites-moi encore un mot, vous savez à Balbec quand je ne vous connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, rusé, vous ne pouvez pas me dire à quoi vous pensiez à ces moments-là ?

— Ah ! je n’en ai aucun souvenir.

— Tenez, pour vous aider, un jour votre amie Gisèle a sauté à pieds joints par-dessus la chaise où était assis un vieux monsieur. Tâchez de vous rappeler ce que vous avez pensé à ce moment-là.

— Gisèle était celle que nous fréquentions le moins, elle était de la bande si vous voulez, mais pas tout à fait. J’ai dû penser qu’elle était bien mal élevée et commune.

— Ah ! c’est tout ?