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Marcel Proust. Sur la Lecture ; Un Baiser & La madeleine de Proust., 10. Marcel Proust. Un Baiser. Partie 1/7.

10. Marcel Proust. Un Baiser. Partie 1/7.

Marcel Proust. Un baiser. Cette pièce a été publiée dans « La Nouvelle Revue Française » en 1921. (Tome XVI, pages 129 à 156)

Bien que ce fût simplement un dimanche d'automne, je venais de renaître, l'existence était intacte devant moi, car, dans la matinée, après une série de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s'était levé que vers midi : or un changement de temps suffit à récréer le monde et nous-mêmes. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminée, j'écoutais les coups qu'il frappait contre la trappe avec autant d'émotion que si, pareils aux fameux coups d'archet par lesquels débute la cinquième Symphonie, ils avaient été les appels irrésistibles d'un mystérieux destin. Tout changement à vue de la nature nous offre une transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos désirs harmonisés. La brume, dès le réveil, avait fait de moi, au lieu de l'être centrifuge qu'on est par les beaux jours, un homme replié, désireux du coin du feu et du lit partagé, Adam frileux en quête d'une Eve sédentaire, dans ce monde différent.

Entre la couleur grise et douce d'une campagne matinale et le goût d'une tasse de chocolat, je faisais tenir toute l'originalité de la vie physique, intellectuelle et morale que j'avais apportée une année environ auparavant à Doncières, et qui, blasonnée de la forme oblongue d'une colline pelée — toujours présente même quand elle était invisible — formait en moi une série de plaisirs entièrement distincte de tous autres, indicibles à des amis en ce sens que les impressions richement tissées les unes dans les autres qui les orchestraient, les caractérisaient bien plus pour moi et à mon insu que les faits que j'aurais pu raconter. À ce point de vue le monde nouveau dans lequel le brouillard de ce matin m'avait plongé était un monde déjà connu de moi, ce qui ne lui donnait que plus de vérité, et oublié depuis quelque temps, ce qui lui rendait toute sa fraîcheur. Et je pus regarder quelques-uns des tableaux de brume que ma mémoire avait acquis, notamment, des « Matin à Doncières », soit le premier jour au quartier, soit une autre fois, dans un château voisin où Saint-Loup m'avait emmené passer vingt-quatre heures : de la fenêtre dont j'avais soulevé les rideaux à l'aube, avant de me recoucher, dans le premier tableau, un cavalier, dans le second, un cocher en train d'astiquer une courroie sur une mince lisière d'étang ou de bois dont tout le reste était englouti dans la douceur uniforme et liquide de la brume, m'étaient apparus comme ces rares personnages, à peine distincts pour l'œil obligé de se faire au vague mystérieux des pénombres, et qui émergent d'une fresque effacée.

C'est de mon lit que je regardais aujourd'hui ces souvenirs, car je m'étais recouché pour attendre le moment où, profitant de l'absence de mes parents, partis pour quelques jours à Combray, je comptais ce soir même aller entendre une petite pièce qu'on jouait chez Mme de Villeparisis. Eux revenus, je n'aurais peut-être pas osé le faire ; ma mère, dans les scrupules de son respect pour le souvenir de ma grand'mère, voulait que les marques de regret qui lui étaient données, le fussent librement, sincèrement ; elle ne m'aurait pas défendu cette sortie, elle l'eût désapprouvée. De Combray au contraire, consultée, elle ne m'eût pas répondu par un triste : « Fais ce que tu veux, tu es assez grand pour savoir ce que tu dois faire », mais se reprochant de m'avoir laissé seul à Paris, et jugeant mon chagrin d'après le sien, elle eût souhaité pour lui des distractions qu'elle se fût refusées à. elle-même et qu'elle se persuadait que ma grand'mère, soucieuse avant tout de ma santé et de mon équilibre nerveux, m'eût conseillées. Depuis le matin on avait allumé le nouveau calorifère à eau. Son bruit désagréable qui poussait de temps à autre une sorte de hoquet n'avait aucun rapport avec mes souvenirs de Doncières. Mais sa rencontre prolongée avec eux, en moi, cet après-midi, allait lui faire contracter à leur égard une affinité telle que chaque fois que, déshabitué de lui j'entendrais de nouveau le chauffage central, il me les rappellerait.

Il n'y avait à la maison que Françoise. Le jour gris tombant comme une pluie fine, tissait sans arrêt de transparents filets dans lesquels les promeneurs dominicaux semblaient s'argenter. Malgré l'absence du soleil, l'intensité du jour m'indiquait que nous n'étions encore qu'au milieu de l'après-midi. Les rideaux de tulle de la fenêtre, vaporeux et friables, comme ils n'auraient pas été par un beau temps, avaient ce même mélange de douceur et de cassant qu'ont les ailes de libellules et les verres de Venise. Il me pesait d'autant plus d'être seul ce dimanche-là que j'avais fait porter le matin une lettre à Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mère avait réussi à faire rompre, après de douloureuses tentatives avortées, avec sa maîtresse, et qui depuis ce moment avait été envoyé au Maroc pour oublier celle qu'il n'aimait déjà plus depuis quelque temps, m'avait écrit un mot, reçu la veille, où il m'annonçait sa prochaine arrivée en France pour un congé très court. Comme il ne ferait que toucher barre à Paris (où sa famille craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel), il m'avertissait, pour me montrer qu'il avait pensé à moi, qu'il avait rencontré à Tanger, Mlle ou plutôt Mme de Stermaria, car elle avait divorcé après trois mois de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit à Balbec, avait demandé de ma part un rendez-vous à la jeune femme. Elle dînerait très volontiers avec moi, lui avait-elle répondu, l'un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait à Paris. Il me disait de me hâter d'écrire à Mademoiselle de Stermaria car elle était certainement arrivée. La lettre de Saint-Loup ne m'avait pas étonné bien que je n'eusse pas reçu de nouvelles de lui, depuis qu'au moment de la maladie de ma grand'mère il m'avait accusé de perfidie et de trahison, j'avais très bien compris alors ce qui s'était passé. Rachel qui aimait à exciter sa jalousie — elle avait des raisons accessoires aussi de m'en vouloir — avait persuadé à son amant que j'avais tait des tentatives sournoises pour avoir, pendant l'absence de Robert, des relations avec elle, il est probable qu'il continuait à croire que c'était vrai, mais il avait cessé d'être épris d'elle, de sorte que vrai ou non cela lui était devenu parfaitement égal et que notre amitié seule subsistait. Quand une fois que je l'eus revu, je voulus essayer de lui parler de ses reproches, il eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il avait l'air de s'excuser, puis il changea de conversation. Ce n'est pas qu'il ne dût un peu plus tard, quand il fut à Paris, revoir quelquefois Rachel. Les créatures qui ont joué un grand rôle dans notre vie, il est rare qu'elles en sortent tout d'un coup d'une façon définitive. Elles reviennent s'y poser par moments (au point que certains croient à un recommencement d'amour) avant de la quitter à jamais. La rupture de Saint-Loup avec Rachel lui était très vite devenue moins douloureuse, grâce au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes d'argent de son amie. La jalousie, qui prolonge l'amour ne peut pas contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de l'imagination. Si l'on emporte, quand on part en voyage, trois ou quatre images, qui du reste se perdront en route (les lys et les anémones du Ponte Vecchio, l'église persane dans les brumes, etc. ), la malle est déjà bien pleine. Quand on quitte une maîtresse, on voudrait bien, jusqu'à ce qu'on l'ait un peu oubliée, qu'elle ne devînt pas la possession de trois ou quatre entreteneurs possibles et qu'on se figure, c'est-à- dire dont on est jaloux. Tous ceux qu'on ne se figure pas ne sont rien. Or, les demandes d'argent fréquentes d'une maîtresse quittée ne vous donnent pas plus une idée complète de sa vie que des feuilles de température élevée ne donneraient de sa maladie. Mais les secondes seraient tout de même un signe qu'elle est malade et les premières fournissent une présomption, assez vague, il est vrai, que la délaissée ou délaisseuse n'a pas dû trouver grand'chose comme riche protecteur. Aussi, chaque demande est-elle accueillie avec la joie que produit une accalmie dans la souffrance du jaloux, et suivie immédiatement d'envois d'argent, car on veut qu'elle ne manque de rien, sauf d'amants (d'un des trois amants qu'on se figure), le temps de se rétablir un peu soi-même et de pouvoir apprendre sans faiblesse le nom du successeur. Quelquefois Rachel revint assez tard dans la soirée pour demander à son ancien amant la permission de dormir à côté de lui jusqu'au matin. C'était une grande douceur pour Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de même vécu intimement ensemble, rien qu'à voir que, même s'il prenait à lui seul une grande moitié du lit, il ne la dérangeait en rien pour dormir. Il comprenait qu'elle était, près de son corps, plus commodément qu'elle n'eût été ailleurs, qu'elle se retrouvait à son côté — fût-ce à l'hôtel — comme dans une chambre anciennement connue où l'on a ses habitudes, où on dort mieux. Il sentait que ses épaules, ses jambes, tout lui, étaient pour elle, même quand il remuait trop par insomnie ou travail à faire, de ces choses si parfaitement usuelles qu'elles ne peuvent gêner et que leur perception ajoute encore à la sensation du repos.

Pour revenir en arrière, j'avais été d'autant plus troublé par la lettre de Robert que je lisais entre les lignes ce qu'il n'avait pas osé écrire plus explicitement. « Tu peux très bien l'inviter en cabinet particulier, me disait-il. C'est une jeune personne charmante, d'un délicieux caractère, vous vous entendrez parfaitement et je suis certain d'avance que tu passeras une très bonne soirée. » Comme mes parents rentraient à la fin de la semaine, samedi ou dimanche, et qu'après je serais forcé de dîner tous les soirs à la maison, j'avais aussitôt écrit à Mademoiselle de Stermaria pour lui proposer le jour qu'elle voudrait, jusqu'à vendredi. On avait répondu que j'aurais une lettre, vers huit heures ce soir même. Je l'aurais atteint assez vite si j'avais eu pendant l'après-midi qui me séparait de lui le secours d'une visite. Quand les heures s'enveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, même les voir, elles s'évanouissent et tout d'un coup c'est bien loin du point où il vous avait échappé que reparaît devant votre attention le temps agile et escamoté. Mais si nous sommes seuls, en préoccupation en ramenant devant nous le moment encore éloigné et sans cesse attendu, avec la fréquence et l'uniformité d'un tic-tac, divise ou plutôt multiplie les heures par toutes les minutes qu'entre amis nous n'aurions pas comptées. Et confronté, par le retour incessant de mon désir, à l'ardent plaisir que je goûterais dans quelques jours seulement, hélas ! avec Mademoiselle de Stermaria, cet après-midi que j'allais achever seul, me paraissait bien vide et bien mélancolique.


10. Marcel Proust. Un Baiser. Partie 1/7. 10. Marcel Proust. Un Baiser. Part 1/7. 10. Marcel Proust. Een kus. Deel 1/7. 10. Marcel Proust. Um beijo. Parte 1/7. 10. Marcel Proust. En kyss. Del 1/7. 10.马塞尔·普鲁斯特。一个吻。第 1/7 部分。

Marcel Proust. Un baiser. Cette pièce a été publiée dans « La Nouvelle Revue Française » en 1921. (Tome XVI, pages 129 à 156)

Bien que ce fût simplement un dimanche d’automne, je venais de renaître, l’existence était intacte devant moi, car, dans la matinée, après une série de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s’était levé que vers midi : or un changement de temps suffit à récréer le monde et nous-mêmes. Although it was just an autumn Sunday, I had just been reborn, existence was intact before me, for in the morning, after a series of balmy days, there had been a cold fog that had only lifted. around noon: a change of weather is enough to recreate the world and ourselves. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminée, j’écoutais les coups qu’il frappait contre la trappe avec autant d’émotion que si, pareils aux fameux coups d’archet par lesquels débute la cinquième Symphonie, ils avaient été les appels irrésistibles d’un mystérieux destin. Tout changement à vue de la nature nous offre une transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos désirs harmonisés. Any change in sight of nature offers us a similar transformation, adapting our harmonized desires to the new mode of things. La brume, dès le réveil, avait fait de moi, au lieu de l’être centrifuge qu’on est par les beaux jours, un homme replié, désireux du coin du feu et du lit partagé, Adam frileux en quête d’une Eve sédentaire, dans ce monde différent. The mist, as soon as I woke up, had made me, instead of the centrifugal being that we are in fine weather, a withdrawn man, eager for the fireside and the shared bed, a chilly Adam in search of an Eve sedentary, in this different world.

Entre la couleur grise et douce d’une campagne matinale et le goût d’une tasse de chocolat, je faisais tenir toute l’originalité de la vie physique, intellectuelle et morale que j’avais apportée une année environ auparavant à Doncières, et qui, blasonnée de la forme oblongue d’une colline pelée — toujours présente même quand elle était invisible — formait en moi une série de plaisirs entièrement distincte de tous autres, indicibles à des amis en ce sens que les impressions richement tissées les unes dans les autres qui les orchestraient, les caractérisaient bien plus pour moi et à mon insu que les faits que j’aurais pu raconter. Between the gray and soft color of a morning countryside and the taste of a cup of chocolate, I brought together all the originality of the physical, intellectual and moral life that I had brought about a year before to Doncières, and which , emblazoned with the oblong shape of a peeled hill - always present even when it was invisible - formed in me a series of pleasures entirely distinct from all others, unspeakable to friends in the sense that the impressions richly woven into each other who orchestrated them, characterized them much more to me and without my knowing it than the facts that I could have related. À ce point de vue le monde nouveau dans lequel le brouillard de ce matin m’avait plongé était un monde déjà connu de moi, ce qui ne lui donnait que plus de vérité, et oublié depuis quelque temps, ce qui lui rendait toute sa fraîcheur. Et je pus regarder quelques-uns des tableaux de brume que ma mémoire avait acquis, notamment, des « Matin à Doncières », soit le premier jour au quartier, soit une autre fois, dans un château voisin où Saint-Loup m’avait emmené passer vingt-quatre heures : de la fenêtre dont j’avais soulevé les rideaux à l’aube, avant de me recoucher, dans le premier tableau, un cavalier, dans le second, un cocher en train d’astiquer une courroie sur une mince lisière d’étang ou de bois dont tout le reste était englouti dans la douceur uniforme et liquide de la brume, m’étaient apparus comme ces rares personnages, à peine distincts pour l’œil obligé de se faire au vague mystérieux des pénombres, et qui émergent d’une fresque effacée.

C’est de mon lit que je regardais aujourd’hui ces souvenirs, car je m’étais recouché pour attendre le moment où, profitant de l’absence de mes parents, partis pour quelques jours à Combray, je comptais ce soir même aller entendre une petite pièce qu’on jouait chez Mme de Villeparisis. Eux revenus, je n’aurais peut-être pas osé le faire ; ma mère, dans les scrupules de son respect pour le souvenir de ma grand’mère, voulait que les marques de regret qui lui étaient données, le fussent librement, sincèrement ; elle ne m’aurait pas défendu cette sortie, elle l’eût désapprouvée. They returned, I might not have dared to do it; my mother, in the scruples of her respect for the memory of my grandmother, wanted the marks of regret given to her to be freely, sincerely; she would not have forbidden me to go out, she would have disapproved of it. De Combray au contraire, consultée, elle ne m’eût pas répondu par un triste : « Fais ce que tu veux, tu es assez grand pour savoir ce que tu dois faire », mais se reprochant de m’avoir laissé seul à Paris, et jugeant mon chagrin d’après le sien, elle eût souhaité pour lui des distractions qu’elle se fût refusées à. elle-même et qu’elle se persuadait que ma grand’mère, soucieuse avant tout de ma santé et de mon équilibre nerveux, m’eût conseillées. De Combray, on the contrary, consulted, she would not have answered me with a sad: "Do what you want, you are old enough to know what to do", but reproach herself for having left me alone in Paris, and judging my grief by hers, she would have wished for him distractions which she would have refused herself. herself and that she convinced herself that my grandmother, anxious above all for my health and my nervous equilibrium, had advised me. Depuis le matin on avait allumé le nouveau calorifère à eau. Son bruit désagréable qui poussait de temps à autre une sorte de hoquet n’avait aucun rapport avec mes souvenirs de Doncières. Mais sa rencontre prolongée avec eux, en moi, cet après-midi, allait lui faire contracter à leur égard une affinité telle que chaque fois que, déshabitué de lui j’entendrais de nouveau le chauffage central, il me les rappellerait.

Il n’y avait à la maison que Françoise. Le jour gris tombant comme une pluie fine, tissait sans arrêt de transparents filets dans lesquels les promeneurs dominicaux semblaient s’argenter. The gray day, falling like a fine rain, was constantly weaving transparent nets in which the Sunday strollers seemed to be silvery. Malgré l’absence du soleil, l’intensité du jour m’indiquait que nous n’étions encore qu’au milieu de l’après-midi. Les rideaux de tulle de la fenêtre, vaporeux et friables, comme ils n’auraient pas été par un beau temps, avaient ce même mélange de douceur et de cassant qu’ont les ailes de libellules et les verres de Venise. Il me pesait d’autant plus d’être seul ce dimanche-là que j’avais fait porter le matin une lettre à Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mère avait réussi à faire rompre, après de douloureuses tentatives avortées, avec sa maîtresse, et qui depuis ce moment avait été envoyé au Maroc pour oublier celle qu’il n’aimait déjà plus depuis quelque temps, m’avait écrit un mot, reçu la veille, où il m’annonçait sa prochaine arrivée en France pour un congé très court. Comme il ne ferait que toucher barre à Paris (où sa famille craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel), il m’avertissait, pour me montrer qu’il avait pensé à moi, qu’il avait rencontré à Tanger, Mlle ou plutôt Mme de Stermaria, car elle avait divorcé après trois mois de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit à Balbec, avait demandé de ma part un rendez-vous à la jeune femme. Elle dînerait très volontiers avec moi, lui avait-elle répondu, l’un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait à Paris. Il me disait de me hâter d’écrire à Mademoiselle de Stermaria car elle était certainement arrivée. He told me to hurry to write to Mademoiselle de Stermaria because she had certainly arrived. La lettre de Saint-Loup ne m’avait pas étonné bien que je n’eusse pas reçu de nouvelles de lui, depuis qu’au moment de la maladie de ma grand’mère il m’avait accusé de perfidie et de trahison, j’avais très bien compris alors ce qui s’était passé. Rachel qui aimait à exciter sa jalousie — elle avait des raisons accessoires aussi de m’en vouloir — avait persuadé à son amant que j’avais tait des tentatives sournoises pour avoir, pendant l’absence de Robert, des relations avec elle, il est probable qu’il continuait à croire que c’était vrai, mais il avait cessé d’être épris d’elle, de sorte que vrai ou non cela lui était devenu parfaitement égal et que notre amitié seule subsistait. Quand une fois que je l’eus revu, je voulus essayer de lui parler de ses reproches, il eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il avait l’air de s’excuser, puis il changea de conversation. When once I saw him again, I wanted to try to talk to him about his reproaches, he only gave a kind, tender smile that seemed to apologize, then he changed the conversation. Ce n’est pas qu’il ne dût un peu plus tard, quand il fut à Paris, revoir quelquefois Rachel. Les créatures qui ont joué un grand rôle dans notre vie, il est rare qu’elles en sortent tout d’un coup d’une façon définitive. The creatures that have played a big part in our life, it is rare that they come out suddenly in a definitive way. Elles reviennent s’y poser par moments (au point que certains croient à un recommencement d’amour) avant de la quitter à jamais. La rupture de Saint-Loup avec Rachel lui était très vite devenue moins douloureuse, grâce au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes d’argent de son amie. Saint-Loup's break with Rachel had quickly become less painful for him, thanks to the soothing pleasure brought to him by his friend's incessant demands for money. La jalousie, qui prolonge l’amour ne peut pas contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de l’imagination. Si l’on emporte, quand on part en voyage, trois ou quatre images, qui du reste se perdront en route (les lys et les anémones du Ponte Vecchio, l’église persane dans les brumes, etc. If we take, when we go on a trip, three or four images, which will be lost on the way (the lilies and anemones of Ponte Vecchio, the Persian church in the mists, etc. ), la malle est déjà bien pleine. ), the trunk is already full. Quand on quitte une maîtresse, on voudrait bien, jusqu’à ce qu’on l’ait un peu oubliée, qu’elle ne devînt pas la possession de trois ou quatre entreteneurs possibles et qu’on se figure, c’est-à- dire dont on est jaloux. When we leave a mistress, we would like, until we have forgotten her a little, that she does not become the possession of three or four possible keepers and that we imagine, that is to say - say that we are jealous of. Tous ceux qu’on ne se figure pas ne sont rien. All those that we cannot imagine are nothing. Or, les demandes d’argent fréquentes d’une maîtresse quittée ne vous donnent pas plus une idée complète de sa vie que des feuilles de température élevée ne donneraient de sa maladie. However, the frequent requests for money of a departed mistress do not give you a complete idea of her life any more than sheets of high temperature would give of her illness. Mais les secondes seraient tout de même un signe qu’elle est malade et les premières fournissent une présomption, assez vague, il est vrai, que la délaissée ou délaisseuse n’a pas dû trouver grand’chose comme riche protecteur. Aussi, chaque demande est-elle accueillie avec la joie que produit une accalmie dans la souffrance du jaloux, et suivie immédiatement d’envois d’argent, car on veut qu’elle ne manque de rien, sauf d’amants (d’un des trois amants qu’on se figure), le temps de se rétablir un peu soi-même et de pouvoir apprendre sans faiblesse le nom du successeur. Also, each request is greeted with the joy produced by a lull in the suffering of the jealous, and immediately followed by sending money, because we want it to lack nothing, except lovers (of a of the three lovers that one imagines), the time to recover a little oneself and to be able to learn without weakness the name of the successor. Quelquefois Rachel revint assez tard dans la soirée pour demander à son ancien amant la permission de dormir à côté de lui jusqu’au matin. C’était une grande douceur pour Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de même vécu intimement ensemble, rien qu’à voir que, même s’il prenait à lui seul une grande moitié du lit, il ne la dérangeait en rien pour dormir. Il comprenait qu’elle était, près de son corps, plus commodément qu’elle n’eût été ailleurs, qu’elle se retrouvait à son côté — fût-ce à l’hôtel — comme dans une chambre anciennement connue où l’on a ses habitudes, où on dort mieux. He understood that she was, close to his body, more conveniently than she would have been elsewhere, that she found herself at his side - even at the hotel - as in a room formerly known where one has its habits, where we sleep better. Il sentait que ses épaules, ses jambes, tout lui, étaient pour elle, même quand il remuait trop par insomnie ou travail à faire, de ces choses si parfaitement usuelles qu’elles ne peuvent gêner et que leur perception ajoute encore à la sensation du repos.

Pour revenir en arrière, j’avais été d’autant plus troublé par la lettre de Robert que je lisais entre les lignes ce qu’il n’avait pas osé écrire plus explicitement. To go back, I had been all the more disturbed by Robert's letter as I read between the lines what he had not dared to write more explicitly. « Tu peux très bien l’inviter en cabinet particulier, me disait-il. C’est une jeune personne charmante, d’un délicieux caractère, vous vous entendrez parfaitement et je suis certain d’avance que tu passeras une très bonne soirée. She is a charming young person, with a delicious character, you will get along perfectly and I am sure in advance that you will have a very good evening. » Comme mes parents rentraient à la fin de la semaine, samedi ou dimanche, et qu’après je serais forcé de dîner tous les soirs à la maison, j’avais aussitôt écrit à Mademoiselle de Stermaria pour lui proposer le jour qu’elle voudrait, jusqu’à vendredi. On avait répondu que j’aurais une lettre, vers huit heures ce soir même. Je l’aurais atteint assez vite si j’avais eu pendant l’après-midi qui me séparait de lui le secours d’une visite. Quand les heures s’enveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, même les voir, elles s’évanouissent et tout d’un coup c’est bien loin du point où il vous avait échappé que reparaît devant votre attention le temps agile et escamoté. Mais si nous sommes seuls, en préoccupation en ramenant devant nous le moment encore éloigné et sans cesse attendu, avec la fréquence et l’uniformité d’un tic-tac, divise ou plutôt multiplie les heures par toutes les minutes qu’entre amis nous n’aurions pas comptées. Et confronté, par le retour incessant de mon désir, à l’ardent plaisir que je goûterais dans quelques jours seulement, hélas ! avec Mademoiselle de Stermaria, cet après-midi que j’allais achever seul, me paraissait bien vide et bien mélancolique. with Mademoiselle de Stermaria, this afternoon which I was going to finish alone, seemed to me very empty and very melancholy.