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Marcel Proust. Sur la Lecture ; Un Baiser & La madeleine de Proust., 09. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 9/9.

09. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 9/9.

Très vite, dans ce goût et ce divertissement de lire, la préférence des grands écrivains va aux livres des anciens (13). Ceux mêmes qui parurent à leurs contemporains les plus « romantiques » ne lisaient guère que les classiques. Dans la conversation de Victor Hugo, quand il parle de ses lectures, ce sont les noms de Molière, d'Horace, d'Ovide, de Regnard, qui reviennent le plus souvent. Alphonse Daudet, le moins livresque des écrivains, dont l'œuvre toute de modernité et de vie semble avoir rejeté tout héritage classique, lisait, citait, commentait sans cesse Pascal, Montaigne, Diderot, Tacite. On pourrait presque aller jusqu'à dire, renouvelant peut-être, par cette interprétation d'ailleurs toute partielle, la vieille distinction entre classiques et romantiques, que ce sont les publics (les publics intelligents, bien entendu) qui sont romantiques, tandis que les maîtres (même les maîtres dits romantiques, les maîtres préférés des publics romantiques) sont classiques. (Remarque qui pourrait s'étendre à tous les arts. Les publics vont entendre la musique de M. Vincent d'Indy, M. Vincent d'Indy relit celle de Monsigny (14). Les publics vont aux expositions de M. Vuillard et de M. Maurice Denis cependant que ceux-ci vont au Louvre.) Cela tient sans doute à ce que cette pensée contemporaine, que les écrivains et les artistes originaux rendent accessible et désirable au public, fait dans une certaine mesure tellement partie d'eux-mêmes qu'une pensée différente les divertit mieux. Elle leur demande, pour qu'ils aillent à elle, plus d'effort, et leur donne aussi plus de plaisir ; on aime toujours un peu à sortir de soi, à voyager, quand on lit.

Mais il est une autre cause à laquelle je préfère, pour finir, attribuer cette prédilection des grands esprits pour les ouvrages anciens (15). C'est qu'ils n'ont pas seulement pour nous, comme les ouvrages contemporains, la beauté qu'y sut mettre l'esprit qui les créa. Ils en reçoivent une autre plus émouvante encore, de ce que leur matière même, j'entends la langue où ils furent écrits, est comme un miroir de vie. Un peu du bonheur qu'on éprouve à se promener dans une ville comme Beaune qui garde intact son hôpital du XVe siècle, avec son puits, son lavoir, sa voûte de charpente lambrissée (et) peinte, son toit à hauts pignons percé de lucarnes que couronnent de légers épis en plomb martelé (toutes ces choses qu'une époque en disparaissant a comme oubliées là, toutes ces choses qui n'étaient qu'à elle, puisque aucune des époques qui l'ont suivie n'en a vu naître de pareilles), on ressent encore un peu de ce bonheur à errer au milieu d'une tragédie de Racine ou d'un volume de Saint-Simon. Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui gardent le souvenir d'usages ou de façons de sentir qui n'existent plus, traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne ressemble et dont le temps en passant sur elles a pu seul embellir encore la couleur.

Une tragédie de Racine, un volume des mémoires de Saint-Simon, ressemblent à de belles choses qui ne se font plus. Le langage dans lequel ils ont été sculptés par de grands artistes avec une liberté qui en fait briller la douceur et saillir la force native nous émeut comme la vue de certains marbres, aujourd'hui inusités, qu'employaient les ouvriers d'autrefois. Sans doute dans tel de ces vieux édifices la pierre a fidèlement gardé la pensée du sculpteur, mais aussi, grâce au sculpteur, la pierre, d'une espèce aujourd'hui inconnue, nous a été conservée, revêtue de toutes les couleurs qu'il a su tirer d'elle, faire apparaître, harmoniser. C'est bien la syntaxe vivante en France au XVIIe siècle - et en elle des coutumes et un tour de pensées disparus - que nous aimons à trouver dans les vers de Racine. Ce sont les formes mêmes de cette syntaxe, mises à nu, respectées, embellies par son ciseau si franc et si délicat, qui nous émeuvent dans ces tours de langage familiers jusqu'à la singularité et jusqu'à l'audace (16) et dont nous voyons, dans les morceaux les plus doux et les plus tendres, passer comme un trait rapide ou revenir en arrière en belles (lignes) brisées, le brusque dessin. Ce sont ces formes révolues prises à même la vie du passé que nous allons visiter dans l'œuvre de Racine comme dans une cité ancienne et demeurée intacte. Nous éprouvons devant elles la même émotion que devant ces formes révolues, elles aussi, de l'architecture, que nous ne pouvons plus admirer que dans les rares et magnifiques exemplaires que nous en a légués le passé qui les façonna : telles que les vieilles enceintes des villes, les donjons et les tours, les baptistères des églises; telles qu'auprès du cloître, dans le petit cimetière qui oublie au soleil, sous ses papillons et ses fleurs, la Fontaine funéraire et la Lanterne des Morts.

Bien plus, ce ne sont pas seulement les phrases qui dessinent à nos yeux les formes de l'âme ancienne. Entre les phrases, - et je pense à des livres très antiques qui furent d'abord récités, - dans l'intervalle qui les sépare se tient encore aujourd'hui, comme dans un hypogée inviolé, remplissant les interstices, un silence bien des fois séculaire. Souvent dans l'Évangile de saint Luc, rencontrant les « deux points » qui l'interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de cantiques dont il est parsemé (17), j'ai entendu le silence du fidèle, qui venait d'arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets suivants (18) comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui, s'étant scindée pour l'enclore, avait gardé sa forme ; et plus d'une fois, tandis que je lisais, il m'apporta le parfum d'une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l'Assemblée et qui ne s'était pas évaporé depuis dix-sept siècles.

Que de fois, dans la Divine Comédie, dans Shakespeare, j'ai eu cette impression d'avoir devant moi, inséré dans l'heure présente, actuel, un peu du passé, cette impression de rêve qu'on ressent à Venise sur la Piazzetta, devant ses deux colonnes de granit gris et rose qui portent sur leurs chapiteaux grecs, l'une le Lion de Saint-Marc, l'autre saint Théodore foulant aux pieds le crocodile, - belles étrangères venues d'Orient sur la mer qu'elles regardent au loin et qui vient mourir à leurs pieds, et qui toutes deux, sans comprendre les propos échangés autour d'elles dans une langue qui n'est pas celle de leur pays, sur cette place publique où brille encore leur sourire distrait, continuent à attarder au milieu de nous leurs jours du XIIe siècle qu'elles intercalent dans notre aujourd'hui. Oui, en pleine place publique, au milieu d'aujourd'hui dont il interrompt à cet endroit l'empire, un peu du XIIe siècle, du XIIe siècle depuis si longtemps enfui, se dresse en un double élan léger de granit rose. Tout autour, les jours actuels, les jours que nous vivons, circulent, se pressent en bourdonnant autour des colonnes, mais là brusquement s'arrêtent, fuient comme des abeilles repoussées ; car elles ne sont pas dans le présent, ces hautes et fines enclaves du passé, mais dans un autre temps où il est interdit au présent de pénétrer. Autour des colonnes roses, jaillies vers leurs larges chapiteaux, les jours actuels se pressent et bourdonnent. Mais, interposées entre eux, elles les écartent, réservant de toute leur mince épaisseur la place inviolable du Passé : - du Passé familièrement surgi au milieu du présent, avec cette couleur un peu irréelle des choses qu'une sorte d'illusion nous fait voir à quelques pas, et qui sont en réalité situées à bien des siècles; s'adressant dans tout son aspect un peu trop directement à l'esprit, l'exaltant un peu comme on ne saurait s'en étonner de la part du revenant d'un temps enseveli; pourtant là, au milieu de nous, approché, coudoyé, palpé, immobile, au soleil.


09. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 9/9. 09. Marcel Proust. Über das Lesen. Teil 9/9. 09. Marcel Proust. On Reading. Part 9/9. 09. Marcel Proust. Sobre a leitura. Parte 9/9. 09. Marcel Proust. Okuma Üzerine. Bölüm 9/9.

Très vite, dans ce goût et ce divertissement de lire, la préférence des grands écrivains va aux livres des anciens (13). Ceux mêmes qui parurent à leurs contemporains les plus « romantiques » ne lisaient guère que les classiques. Dans la conversation de Victor Hugo, quand il parle de ses lectures, ce sont les noms de Molière, d’Horace, d’Ovide, de Regnard, qui reviennent le plus souvent. Alphonse Daudet, le moins livresque des écrivains, dont l’œuvre toute de modernité et de vie semble avoir rejeté tout héritage classique, lisait, citait, commentait sans cesse Pascal, Montaigne, Diderot, Tacite. On pourrait presque aller jusqu’à dire, renouvelant peut-être, par cette interprétation d’ailleurs toute partielle, la vieille distinction entre classiques et romantiques, que ce sont les publics (les publics intelligents, bien entendu) qui sont romantiques, tandis que les maîtres (même les maîtres dits romantiques, les maîtres préférés des publics romantiques) sont classiques. (Remarque qui pourrait s’étendre à tous les arts. Les publics vont entendre la musique de M. Vincent d’Indy, M. Vincent d’Indy relit celle de Monsigny (14). Les publics vont aux expositions de M. Vuillard et de M. Maurice Denis cependant que ceux-ci vont au Louvre.) Cela tient sans doute à ce que cette pensée contemporaine, que les écrivains et les artistes originaux rendent accessible et désirable au public, fait dans une certaine mesure tellement partie d’eux-mêmes qu’une pensée différente les divertit mieux. Elle leur demande, pour qu’ils aillent à elle, plus d’effort, et leur donne aussi plus de plaisir ; on aime toujours un peu à sortir de soi, à voyager, quand on lit.

Mais il est une autre cause à laquelle je préfère, pour finir, attribuer cette prédilection des grands esprits pour les ouvrages anciens (15). C’est qu’ils n’ont pas seulement pour nous, comme les ouvrages contemporains, la beauté qu’y sut mettre l’esprit qui les créa. Ils en reçoivent une autre plus émouvante encore, de ce que leur matière même, j’entends la langue où ils furent écrits, est comme un miroir de vie. Un peu du bonheur qu’on éprouve à se promener dans une ville comme Beaune qui garde intact son hôpital du XVe siècle, avec son puits, son lavoir, sa voûte de charpente lambrissée (et) peinte, son toit à hauts pignons percé de lucarnes que couronnent de légers épis en plomb martelé (toutes ces choses qu’une époque en disparaissant a comme oubliées là, toutes ces choses qui n’étaient qu’à elle, puisque aucune des époques qui l’ont suivie n’en a vu naître de pareilles), on ressent encore un peu de ce bonheur à errer au milieu d’une tragédie de Racine ou d’un volume de Saint-Simon. Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui gardent le souvenir d’usages ou de façons de sentir qui n’existent plus, traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne ressemble et dont le temps en passant sur elles a pu seul embellir encore la couleur.

Une tragédie de Racine, un volume des mémoires de Saint-Simon, ressemblent à de belles choses qui ne se font plus. Le langage dans lequel ils ont été sculptés par de grands artistes avec une liberté qui en fait briller la douceur et saillir la force native nous émeut comme la vue de certains marbres, aujourd’hui inusités, qu’employaient les ouvriers d’autrefois. Sans doute dans tel de ces vieux édifices la pierre a fidèlement gardé la pensée du sculpteur, mais aussi, grâce au sculpteur, la pierre, d’une espèce aujourd’hui inconnue, nous a été conservée, revêtue de toutes les couleurs qu’il a su tirer d’elle, faire apparaître, harmoniser. C’est bien la syntaxe vivante en France au XVIIe siècle - et en elle des coutumes et un tour de pensées disparus - que nous aimons à trouver dans les vers de Racine. Ce sont les formes mêmes de cette syntaxe, mises à nu, respectées, embellies par son ciseau si franc et si délicat, qui nous émeuvent dans ces tours de langage familiers jusqu’à la singularité et jusqu’à l’audace (16) et dont nous voyons, dans les morceaux les plus doux et les plus tendres, passer comme un trait rapide ou revenir en arrière en belles (lignes) brisées, le brusque dessin. Ce sont ces formes révolues prises à même la vie du passé que nous allons visiter dans l’œuvre de Racine comme dans une cité ancienne et demeurée intacte. Nous éprouvons devant elles la même émotion que devant ces formes révolues, elles aussi, de l’architecture, que nous ne pouvons plus admirer que dans les rares et magnifiques exemplaires que nous en a légués le passé qui les façonna : telles que les vieilles enceintes des villes, les donjons et les tours, les baptistères des églises; telles qu’auprès du cloître, dans le petit cimetière qui oublie au soleil, sous ses papillons et ses fleurs, la Fontaine funéraire et la Lanterne des Morts.

Bien plus, ce ne sont pas seulement les phrases qui dessinent à nos yeux les formes de l’âme ancienne. Entre les phrases, - et je pense à des livres très antiques qui furent d’abord récités, - dans l’intervalle qui les sépare se tient encore aujourd’hui, comme dans un hypogée inviolé, remplissant les interstices, un silence bien des fois séculaire. Souvent dans l’Évangile de saint Luc, rencontrant les « deux points » qui l’interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de cantiques dont il est parsemé (17), j’ai entendu le silence du fidèle, qui venait d’arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets suivants (18) comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui, s’étant scindée pour l’enclore, avait gardé sa forme ; et plus d’une fois, tandis que je lisais, il m’apporta le parfum d’une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l’Assemblée et qui ne s’était pas évaporé depuis dix-sept siècles.

Que de fois, dans la Divine Comédie, dans Shakespeare, j’ai eu cette impression d’avoir devant moi, inséré dans l’heure présente, actuel, un peu du passé, cette impression de rêve qu’on ressent à Venise sur la Piazzetta, devant ses deux colonnes de granit gris et rose qui portent sur leurs chapiteaux grecs, l’une le Lion de Saint-Marc, l’autre saint Théodore foulant aux pieds le crocodile, - belles étrangères venues d’Orient sur la mer qu’elles regardent au loin et qui vient mourir à leurs pieds, et qui toutes deux, sans comprendre les propos échangés autour d’elles dans une langue qui n’est pas celle de leur pays, sur cette place publique où brille encore leur sourire distrait, continuent à attarder au milieu de nous leurs jours du XIIe siècle qu’elles intercalent dans notre aujourd’hui. Oui, en pleine place publique, au milieu d’aujourd’hui dont il interrompt à cet endroit l’empire, un peu du XIIe siècle, du XIIe siècle depuis si longtemps enfui, se dresse en un double élan léger de granit rose. Tout autour, les jours actuels, les jours que nous vivons, circulent, se pressent en bourdonnant autour des colonnes, mais là brusquement s’arrêtent, fuient comme des abeilles repoussées ; car elles ne sont pas dans le présent, ces hautes et fines enclaves du passé, mais dans un autre temps où il est interdit au présent de pénétrer. Autour des colonnes roses, jaillies vers leurs larges chapiteaux, les jours actuels se pressent et bourdonnent. Mais, interposées entre eux, elles les écartent, réservant de toute leur mince épaisseur la place inviolable du Passé : - du Passé familièrement surgi au milieu du présent, avec cette couleur un peu irréelle des choses qu’une sorte d’illusion nous fait voir à quelques pas, et qui sont en réalité situées à bien des siècles; s’adressant dans tout son aspect un peu trop directement à l’esprit, l’exaltant un peu comme on ne saurait s’en étonner de la part du revenant d’un temps enseveli; pourtant là, au milieu de nous, approché, coudoyé, palpé, immobile, au soleil.