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Marcel Proust. Sur la Lecture ; Un Baiser & La madeleine de Proust., 08. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 8/9.

08. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 8/9.

Sans doute, l'amitié, l'amitié qui a égard aux individus est une chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c'est une amitié sincère, et le fait qu'elle s'adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C'est de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des autres. Comme nous ne sommes tous tant que nous sommes que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence, gratitude, dévouement, et où nous mêlons tant de mensonges, sont stériles et fatigantes. De plus, dès les premières relations de sympathie, d'admiration, de reconnaissance, les premières paroles que nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent autour de nous les premiers fils d'une toile d'habitudes, (d')une véritable manière d'être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser dans les amitiés suivantes, sans compter que pendant ce temps-là les paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres de change que nous devons payer, ou que nous paierons (plus tard) plus cher encore toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la lecture, l'amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d'amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c'est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu'à regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l'amitié : Qu'ont-ils pensé de nous ? - N'avons-nous pas manqué de tact ? - Avons-nous plu ? - et la peur d'être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l'amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu'est la lecture. Pas de déférence non plus ; nous ne rions de ce que dit Molière que dans la mesure exacte où nous le trouvons drôle; quand il nous ennuie, nous n'avons pas peur d'avoir l'air ennuyé, et quand nous avons décidément assez d'être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement que s'il n'était ni génial ni célèbre. L'atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de l'auteur et la nôtre il n'interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage même du livre est pur, si le livre mérite ce nom, rendu transparent par la pensée de l'auteur qui en a retiré tout ce qui n'était pas elle-même jusqu'à y laisser voir son image fidèle ; chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l'inflexion unique d'une personnalité ; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu'ils mêlent à la pensée d'éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l'auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire aux traits de chacun tour à tour sans avoir besoin qu'ils soient admirables, car c'est un grand plaisir pour l'esprit de distinguer au fond du langage ces peintures profondes et d'aimer d'une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même. Un Gautier, simple, bon, garçon plein de goût (cela nous amuse de penser qu'on a pu le considérer comme l'image de la perfection dans l'art), nous plaît ainsi. Nous ne nous exagérons pas sa puissance spirituelle, et dans son Voyage en Espagne, où chaque phrase, sans qu'il s'en doute, accentue et poursuit le trait plein de grâce et de gaieté de sa personnalité (les mots se rangeant d'eux-mêmes pour la dessiner, parce que c'est elle qui les a choisis et disposés dans leur ordre), nous ne pouvons nous empêcher de trouver bien loin d'un art véritable cette obligation à laquelle il croit devoir s'astreindre de ne pas laisser passer une seule forme sans la décrire entièrement, en l'accompagnant d'une comparaison qui, n'étant née d'aucune impression agréable et forte, ne nous charme nullement. Nous ne pouvons qu'accuser la pitoyable sécheresse de son imagination quand il compare la campagne avec ses cultures variées « à ces cartes de tailleurs où sont collés les échantillons de pantalons et de gilets » et quand il dit que de Paris à Angoulême il n'y a rien à admirer. Et nous sourions de ce gothique fervent qui n'a même pas pris la peine d'aller à Chartres visiter la cathédrale (10).

Mais quelle bonne humeur, quel goût, comme nous le suivons volontiers dans ses aventures, ce compagnon plein d'entrain; il est si sympathique que tout autour de lui nous le devient. Et après les quelques jours qu'il a passés auprès du commandant Lebarbier de Tinan, retenu par la tempête à bord de son beau vaisseau « étincelant comme de l'or », nous sommes triste qu'il ne nous dise plus un mot de ce marin aimable et nous le fasse quitter pour toujours sans nous apprendre ce qu'il est devenu (11). Nous sentons bien que sa gaieté hâbleuse et ses mélancolies aussi sont chez lui habitudes un peu débraillées de journaliste. Mais nous lui passons tout cela, nous faisons ce qu'il veut, nous nous amusons quand il rentre trempé jusqu'aux os, mourant de faim et de sommeil, et nous nous affligeons quand il récapitule avec une tristesse de feuilletoniste les hommes de sa génération morts avant l'heure. Nous disions à propos de lui que si ses phrases dessinent sa physionomie, c'est sans qu'il s'en doute; c'est que les mots sont choisis, non par notre pensée selon les affinités de son essence, mais par notre désir de nous peindre; il représente ce désir et ne nous représente pas. Fromentin, Musset, malgré tous leurs dons, parce qu'ils ont voulu laisser leur portrait à la postérité, n'en ont donné qu'un fort médiocre; encore nous intéressent-ils infiniment, même par cet échec si instructif. De sorte que quand les livres ne sont pas les miroirs d'une individualité puissante, ils sont les miroirs de défauts curieux de l'esprit. Penchés sur un livre de Fromentin et sur un livre de Musset, nous apercevons au fond du premier ce qu'il y a de court et de niais dans une certaine « distinction »; au fond du second, ce qu'il y a de vide dans l'éloquence.

Si le goût des livres croît avec l'intelligence, ses dangers, nous l'avons vu, diminuent avec elle. Un esprit original sait subordonner la lecture à son activité personnelle. Elle n'est plus pour lui que la plus noble des distractions, la plus ennoblissante surtout, car, seuls, la lecture et le savoir donnent les « belles manières » de l'esprit. La puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne pouvons la développer qu'en nous-même, dans les profondeurs de notre vie spirituelle. Mais c'est dans ce contact avec les autres esprits qu'est la lecture, que se fait l'éducation des « façons » de l'esprit. Les lettrés sont, malgré tout, comme les gens de qualité de l'intelligence, et ignorer certain livre, certaine particularité de la science littéraire, restera toujours, même chez un homme de génie, une marque de roture intellectuelle. La distinction et la noblesse consistent, dans l'ordre de la pensée aussi, dans une sorte de franc-maçonnerie d'usages et dans un héritage de traditions (12).


08. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 8/9. 08. Marcel Proust. Über das Lesen. Teil 8/9. 08. Marcel Proust. On Reading. Part 8/9. 08. Marcel Proust. Sobre a leitura. Parte 8/9. 08. Marcel Proust. Okuma Üzerine. Bölüm 8/9.

Sans doute, l’amitié, l’amitié qui a égard aux individus est une chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c’est une amitié sincère, et le fait qu’elle s’adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C’est de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des autres. Comme nous ne sommes tous tant que nous sommes que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence, gratitude, dévouement, et où nous mêlons tant de mensonges, sont stériles et fatigantes. De plus, dès les premières relations de sympathie, d’admiration, de reconnaissance, les premières paroles que nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent autour de nous les premiers fils d’une toile d’habitudes, (d')une véritable manière d’être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser dans les amitiés suivantes, sans compter que pendant ce temps-là les paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres de change que nous devons payer, ou que nous paierons (plus tard) plus cher encore toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. These friends, if we spend the evening with them, it is really that we want it. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. They, at least, we often only leave them with regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié : Qu’ont-ils pensé de nous ? - N’avons-nous pas manqué de tact ? - Avons-nous plu ? - et la peur d’être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture. Pas de déférence non plus ; nous ne rions de ce que dit Molière que dans la mesure exacte où nous le trouvons drôle; quand il nous ennuie, nous n’avons pas peur d’avoir l’air ennuyé, et quand nous avons décidément assez d’être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement que s’il n’était ni génial ni célèbre. L’atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de l’auteur et la nôtre il n’interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage même du livre est pur, si le livre mérite ce nom, rendu transparent par la pensée de l’auteur qui en a retiré tout ce qui n’était pas elle-même jusqu’à y laisser voir son image fidèle ; chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l’inflexion unique d’une personnalité ; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu’ils mêlent à la pensée d’éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l’auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire aux traits de chacun tour à tour sans avoir besoin qu’ils soient admirables, car c’est un grand plaisir pour l’esprit de distinguer au fond du langage ces peintures profondes et d’aimer d’une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même. Un Gautier, simple, bon, garçon plein de goût (cela nous amuse de penser qu’on a pu le considérer comme l’image de la perfection dans l’art), nous plaît ainsi. A Gautier, simple, good, a boy full of taste (it amuses us to think that we have been able to consider him as the image of perfection in art), we like that. Nous ne nous exagérons pas sa puissance spirituelle, et dans son Voyage en Espagne, où chaque phrase, sans qu’il s’en doute, accentue et poursuit le trait plein de grâce et de gaieté de sa personnalité (les mots se rangeant d’eux-mêmes pour la dessiner, parce que c’est elle qui les a choisis et disposés dans leur ordre), nous ne pouvons nous empêcher de trouver bien loin d’un art véritable cette obligation à laquelle il croit devoir s’astreindre de ne pas laisser passer une seule forme sans la décrire entièrement, en l’accompagnant d’une comparaison qui, n’étant née d’aucune impression agréable et forte, ne nous charme nullement. Nous ne pouvons qu’accuser la pitoyable sécheresse de son imagination quand il compare la campagne avec ses cultures variées « à ces cartes de tailleurs où sont collés les échantillons de pantalons et de gilets » et quand il dit que de Paris à Angoulême il n’y a rien à admirer. Et nous sourions de ce gothique fervent qui n’a même pas pris la peine d’aller à Chartres visiter la cathédrale (10).

Mais quelle bonne humeur, quel goût, comme nous le suivons volontiers dans ses aventures, ce compagnon plein d’entrain; il est si sympathique que tout autour de lui nous le devient. Et après les quelques jours qu’il a passés auprès du commandant Lebarbier de Tinan, retenu par la tempête à bord de son beau vaisseau « étincelant comme de l’or », nous sommes triste qu’il ne nous dise plus un mot de ce marin aimable et nous le fasse quitter pour toujours sans nous apprendre ce qu’il est devenu (11). Nous sentons bien que sa gaieté hâbleuse et ses mélancolies aussi sont chez lui habitudes un peu débraillées de journaliste. Mais nous lui passons tout cela, nous faisons ce qu’il veut, nous nous amusons quand il rentre trempé jusqu’aux os, mourant de faim et de sommeil, et nous nous affligeons quand il récapitule avec une tristesse de feuilletoniste les hommes de sa génération morts avant l’heure. But we pass it all on to him, we do what he wants, we have fun when he comes home soaked to the bone, dying of hunger and sleep, and we are grieved when he recaps with soap opera sadness the men of his. generation dead before their time. Nous disions à propos de lui que si ses phrases dessinent sa physionomie, c’est sans qu’il s’en doute; c’est que les mots sont choisis, non par notre pensée selon les affinités de son essence, mais par notre désir de nous peindre; il représente ce désir et ne nous représente pas. Fromentin, Musset, malgré tous leurs dons, parce qu’ils ont voulu laisser leur portrait à la postérité, n’en ont donné qu’un fort médiocre; encore nous intéressent-ils infiniment, même par cet échec si instructif. De sorte que quand les livres ne sont pas les miroirs d’une individualité puissante, ils sont les miroirs de défauts curieux de l’esprit. Penchés sur un livre de Fromentin et sur un livre de Musset, nous apercevons au fond du premier ce qu’il y a de court et de niais dans une certaine « distinction »; au fond du second, ce qu’il y a de vide dans l’éloquence. Leaning over a book by Fromentin and a book by Musset, we see at the bottom of the first what is short and silly in a certain "distinction"; at the bottom of the second, what there is void in eloquence.

Si le goût des livres croît avec l’intelligence, ses dangers, nous l’avons vu, diminuent avec elle. Un esprit original sait subordonner la lecture à son activité personnelle. Elle n’est plus pour lui que la plus noble des distractions, la plus ennoblissante surtout, car, seuls, la lecture et le savoir donnent les « belles manières » de l’esprit. La puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne pouvons la développer qu’en nous-même, dans les profondeurs de notre vie spirituelle. Mais c’est dans ce contact avec les autres esprits qu’est la lecture, que se fait l’éducation des « façons » de l’esprit. Les lettrés sont, malgré tout, comme les gens de qualité de l’intelligence, et ignorer certain livre, certaine particularité de la science littéraire, restera toujours, même chez un homme de génie, une marque de roture intellectuelle. The literati are, in spite of everything, like people of good intelligence, and ignoring a certain book, a certain peculiarity of literary science, will always remain, even in a man of genius, a mark of intellectual commonness. La distinction et la noblesse consistent, dans l’ordre de la pensée aussi, dans une sorte de franc-maçonnerie d’usages et dans un héritage de traditions (12).